La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

« Les femmes seules savent écrire une lettre » : sur le « Questionnaire » du Figaro de l’année 1888

Table des matières

YOAN VÉRILHAC

Au début de l’année 1888, Le Supplément littéraire du Figaro1 lance une rubrique inédite intitulée « Le Questionnaire2 ». Le journal se propose, à partir de questions liées à l’actualité, de collecter les opinions que les lecteurs et les lectrices lui communiqueront, par lettres, sur des sujets divers d’art, de littérature, de morale et de vie pratique. Entre janvier et décembre, neuf questions sont posées3, donnant lieu à autant de dépouillements des nombreuses réponses reçues. La périodicité hebdomadaire d’abord envisagée laisse place en réalité à une publication mensuelle. Le succès de cette rubrique est évident bien que la « mesure » de ce succès soit délicate. Les rédacteurs du Figaro le jugent au moyen de deux critères matériels : le nombre de courriers reçus (autour de deux-cents, plus pour les questions à fort succès) et, plus rarement, les échos médiatiques dans les autres journaux. Mais, de toute évidence, le succès tient aussi à une certaine évaluation du contenu et, surtout, de la forme des réponses. Afin de ménager la fiction d’une correspondance entre le journal et le lecteur, les articles ne sont pas signés et de nombreux courriers sont adressés à un « cher Figaro » personnifié. Cependant, Antonin Périvier, en tant que responsable du Supplément est le destinataire « réel » de cette correspondance des lecteurs, et le rédacteur de la rubrique est Paul Bonnetain, secrétaire de rédaction officiel à partir du 11 février 18884. La formulation de la question est courte mais généralement précédée de considérations du journaliste : rappel du succès de la précédente question, espoir que celle-ci sera aussi réussie, précisions sur le destinataire, explication du lien entre question et actualité, rappel des contraintes formelles, etc. Le temps du dépouillement, tantôt dans les colonnes, tantôt au rez-de-chaussée, occupe un espace conséquent et constitue une écriture journalistique très particulière. Alors que la logique voudrait que les lettres soient tout bonnement « insérées », les contraintes matérielles très prégnantes dans ce projet, contraintes liées au temps de lecture, au tri des courriers, au manque de place dans le journal, conduisent à la mise en œuvre d’une écriture polyphonique assez foisonnante dans laquelle l’intervention du journaliste est paradoxalement omniprésente. Ainsi, à la collection massive des dires des lecteurs, se substitue un travail de mise en scène de cette parole par le journaliste, mise en scène qui passe par un métadiscours sur la gestion de la rubrique elle-même ou sur la lecture des lettres, par un commentaire des propos cités, par des compléments d’information, enfin par le développement d’un discours « épistolaire » de « répondant » qui remercie, salue, félicite ceux qui ont écrit au journal.

L’histoire, sur une année, du lancement et des réajustements de cette rubrique constitue un feuilleton médiatique passionnant, celui d’une rubrique qui, concentrant progressivement son attention sur les questions féminines et prétendant intégrer la lettre de femme au journal, interroge en même temps les modalités de transposition du discours épistolaire dans l’espace médiatique et la question de l’accès des femmes à l’écriture médiatique. Si l’on y songe, il n’y a pas de nécessité, dans un tel dispositif, à ce que le propos se focalise sur les lectrices, ni que la lettre soit particulièrement mise en valeur : le projet général s’adresse à tous les lecteurs et invite à informer ou livrer des opinions intéressantes, la lettre n’apparaissant pas comme un enjeu particulier, simplement comme un médium assez transparent des idées des lecteurs. Or, le « Questionnaire » précise de fait son objet au cours de l’année, et le spécialise de telle sorte qu’on peut tenir que l’enjeu majeur de cette rubrique soit la parole des femmes, ou, mieux dit, la transposition médiatique de la lettre de femme. Dès lors, la question du résultat se pose : à quelle transposition a-t-on affaire ? Comment se joue l’importation de la lettre de femme dans l’espace médiatique et quels sont les enjeux de ce transfert ? Ici, le travail sur la lettre proprement dite permettra de mieux comprendre les implications idéologiques du projet : de fait, paradoxalement, le « Questionnaire » procède d’une part à une mise en scène de la lettre, valorisant l’écriture féminine comme seule capable de répondre à la demande épistolaire du journal, mais opère en même temps un effacement assez radical de la matière même de ces lettres de lectrices.

Le dispositif du « Questionnaire » ou la vie d’une rubrique expérimentale en quête de succès

L’idée du « Questionnaire », telle que le texte programmatique la définit le 21 janvier, est d’établir des  « rapports de conversation entre nos lecteurs et nous5 » en instaurant un jeu de questions/réponses. Dans un premier temps, le journal lance les questions, mais l’ambition prochaine est que les lecteurs s’approprient si bien cet espace qu’ils alimentent eux-mêmes la rubrique. Un idéal d’effacement total de l’intervention du tiers journalistique se dessine alors : le « Questionnaire » sera progressivement « un commerce intellectuel de QUESTIONS et de RÉPONSES, d’abord entre rédacteurs et lecteurs, puis seulement entre lecteurs. » Cependant donner la parole aux lecteurs ne les constitue surtout pas journalistes : « Il s’agit de toute autre chose que d’une Boîte à articles, d’une sorte de concours entre écrivains amateurs6. » Les textes doivent être d’abord des « lettres » qui présentent « un intérêt d’observation personnelle, un charme de fantaisie ou un piquant d’esprit inattendus » et qui contiennent les « opinions les plus diverses, graves ou légères, sérieuses ou voire même paradoxales7 ». Le journal, tendant vers l’effacement de sa propre voix, devient le truchement idéal de la composition d’un salon immense. En un sens, le « Questionnaire » ne propose, au fond, que d’encadrer et de systématiser une pratique de collaboration du lectorat instituée depuis fort longtemps8. Mais une telle démarche s’avère bien plus complexe et retorse, dans les faits. La fin du texte programmatique laisse entendre, d’ailleurs, derrière des affirmations vagues, les incertitudes quant au résultat et à la réussite du projet : « On comprend quel intérêt s’attache à un travail de ce genre. Nous espérons bien qu’on nous aidera à l’amener à la plus grande perfection possible9 ». En somme, on devine bien qu’il y a un intérêt à tout cela, mais on ne voit pas trop, encore, lequel…

C’est que l’intérêt et les enjeux vont se découvrir à l’usage. Le lancement de la rubrique, le 21 janvier 1888, se fait avec une série de trois questions dont les dépouillements engageront la rubrique dans trois directions différentes :

I° Sur quels tableaux arrêteriez-vous votre choix, si vous vouliez orner votre appartement de vingt-cinq gravures reproduisant vingt-cinq chefs d’œuvre de la peinture, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours ?

2° On parle beaucoup des mondaines à propos de Paul Bourget et de Mensonges.

Quelques-unes de nos lectrices voudraient-elles donner leur opinion sur cet auteur et sur ses appréciations de la femme ?

3° N’existe-t-il pas dans les œuvres de Balzac ou d’autres romanciers une histoire de juge d’instruction que puisse rappeler le cas de M. Vigneau10 ?

La deuxième question demandant l’avis des lectrices sur les mondaines dans Mensonges de Paul Bourget11 est traitée avant les autres et impose un premier modèle, celui de la lettre de femme sur un sujet « féminin ». La rubrique se donne alors à lire comme une couture hybride mêlant inventaire statistique superficiel des opinions répandues, citations plus ou moins longues des lettres de lectrices avec mention des pseudonymes et des signatures, le tout mis en forme et commenté par le chroniqueur. Cette enquête s’achève dans le numéro du 4 février, avec d’une part un poème comique sur l’affaire du corset noir (« Une scie à Paul Bourget » par Ariel) et d’autre part une réponse de Bourget à ses détractrices.

La question sur l’affaire Vigneau ne donne lieu qu’à une seule réponse : reproduction in extenso d’une lettre d’Auguste Vitu, qui fait l’honneur (gracieux ?) de participer à ce sondage d’opinion. La lettre est un article riche et documenté, montrant combien Balzac avait « prévu » l’actualité de 1888 en créant le personnage de Camusot12. Le deuxième modèle est donc la lettre d’homme qualifié, disons d’expert professionnel, modèle radicalement opposé au premier, et d’une certaine manière en contradiction totale avec le projet annoncé, malgré les efforts du chroniqueur pour faire passer ce morceau d’érudition d’un collaborateur pour une initiative privée et hasardeuse.

Enfin, les réponses sur la question d’art offrent une dernière direction : la lettre d’homme, expert amateur. La rubrique se présente cette fois, assez classiquement, comme un résultat d’enquête, recensant statistiquement les réponses, essentiellement masculines, après avoir cité trois courriers amusants. Le chroniqueur, sur un ton peu enjoué, prend une certaine distance avec ces réponses d’amateurs plus ou moins éclairés, et paraît pressé de lancer une nouvelle question13.

Ainsi, en proposant sa nouvelle question le 11 février, Le Figaro manifeste son intention de se resserrer sur la première direction proposée, celle de la lettre de femme sur question féminine. Cette question est adressée spécifiquement « à nos lectrices » et porte sur l’éducation des jeunes filles. Le succès est au rendez-vous et Le Figaro poursuit dans cette voie pour les numéros suivants : le 10 mars, on demande l’avis des lectrices et des lecteurs sur « la question de l’infidélité du mari, comparée à celle de l’épouse au point de vue moral et social » ; le 14 avril, la question « s’adresse surtout à nos lectrices, et particulièrement à celles de nos abonnées qui résident ou ont résidé à l’étranger » et tient dans la formule : « Vaut-il mieux aujourd’hui, pour un diplomate de la République française, être célibataire ou être marié ? ».

Entre janvier et avril, le « Questionnaire » semble trouver une vitesse de croisière : un objet privilégié, un mode de fonctionnement et une rhétorique. Il se spécialise en un sondage de l’opinion féminine dont la lettre tient lieu de prolongement naturel. Et, au passage, la rubrique trouve une certaine stabilité formelle. En outre, la rédaction affine les contraintes des répondants et resserre sa demande sur la lettre piquante sachant ménager un va-et-vient entre personnel et général, anecdotique et « philosophique ». Enfin, dans ce processus de spécialisation du « Questionnaire », la donnée de l’expertise est reconfigurée : face à la dévalorisation de l’amateur, se développe la valorisation, dans le corps du « Questionnaire », des interventions des « collaboratrices » du Figaro. Quant aux experts professionnels, leur parole est recueillie en-dehors du « Questionnaire », ils prennent la fonction d’un « répondant-analyste » dont la lettre ne porte pas sur le thème mais sur les réponses des femmes. Après Bourget, Le Figaro a ainsi fait appel à Dumas fils à propos de l’adultère14, puis sollicitera Renan en mai, à propos du choix de L’Imitation de Jésus comme meilleur livre d’amour15.

Toutefois, la question adressée aux femmes de diplomates réserve aux messieurs du Figaro une surprise désagréable. D’abord, les réponses sont si peu nombreuses qu’il a fallu solliciter des contributions ; ensuite, et surtout, ce ne sont pas des lettres de femmes… Le chroniqueur cache assez mal son agacement devant des courriers interminables et théoriques :

Il nous faudrait sacrifier les autres rubriques du journal, si nous voulions citer davantage. Nos correspondants, dont malheureusement beaucoup ont jugé le problème au point de vue politique et non au point de vue philosophique, et avec de trop longs commentaires, nous pardonneront de ne pas les nommer, cette fois, en plus grand nombre16.

Face à la double méprise des hommes (les réponses sont hors-sujet par leur prétention d’expertise et hors-forme par leur refus de la lettre piquante et anecdotique), c’est la forme même de la rubrique, précaire mais assez efficace, qui se trouve déstabilisée : face à ces courriers, le chroniqueur ne peut que citer en longueur et s’effacer.

La réaction ne se fait pas attendre : « Quel est, pour les femmes, le livre qui a le plus délicatement et le plus éloquemment parlé de l’amour ? » demande-t-on le 12 mai. On a là la synthèse des deux questionnaires les plus réussis : celui sur Bourget et celui sur l’adultère, faisant appel à ces deux compétences considérées comme féminines : l’amour et la lecture. Le 19 mai, le journal annonce que le succès est tel qu’il faut repousser le compte rendu des réponses. Lors du dépouillement, la rubrique reprend sa forme, procédant sans conviction à une recension statistique pour mieux donner la parole aux réponses les plus piquantes et, surtout, parce que ce sont les plus intéressantes, aux réponses « à côté17 », raison même qui excluait les courriers des diplomates…

Les deux questionnaires suivants, l’un sur les vacances scolaires, l’autre sur les excursions intéressantes en France sont des échecs auxquels la question du 15 septembre essaie clairement de remédier : les lecteurs sont invités à réfléchir aux « inconvénients de la beauté » et aux « avantages de la laideur », vaste sujet que le dépouillement envisage quasi exclusivement sous l’angle de la beauté physique… des femmes18.De toute évidence, donc, la rubrique repose sur la confiance en une certaine recette du succès, recette fondée sur l’inscription, dans l’espace médiatique, de lettres de femmes sur des « questions féminines ». Certes, cela nous dit bien que l’enjeu de la rubrique est là, mais comment comprendre les résultats qu’il propose, en termes de discours médiatique sur les femmes, d’espace médiatique dédié aux paroles de femmes ? quel rôle joue l’écriture épistolaire dans ce dispositif assez retors dans lequel le journaliste se donne un rôle prépondérant ?

Mise en scène de l’écriture épistolaire et effacement de la lettre

Il faut d’abord dire, de façon très synthétique (mais chacun l’aura deviné étant donné l’orientation générale du Figaro, la composition de sa rédaction et de son lectorat), que l’on baigne ici dans une masse de discours très balisée idéologiquement, et, pour faire simple, très peu « paradoxale » quant aux représentations du féminin. On a ainsi affaire à une reconduction à grande échelle de tous les lieux communs touchant la nature de « la femme », nature dont Bourget rappelle très synthétiquement les composantes dans sa réponse aux critiques des lectrices19. L’entreprise devient cependant plus particulièrement intéressante et subtile dans la façon dont elle met en jeu la question de la « parole féminine ».

Dans le transfert de l’épistolaire vers le médiatique, la lettre « disparaît » en tant que lettre mais le journal insiste de façon obsessionnelle sur la nature épistolaire des discours qu’il recueille et médiatise. Etant donné la masse que représente cette correspondance il faut considérer que le nombre de lettres citées in extenso ou « en longueur » est réduit. D’autant que l’argument de la « place » ne vaut pleinement que si on ne l’occupe pas « autrement » : le chroniqueur ne manque certes pas de place pour citer les lettres des diplomates, pour faire des commentaires, pour insérer des morceaux de Balzac, de L’Imitation de Jésus, pour remercier ses lecteurs, pour se plaindre de son travail... Surtout, il réserve un espace conséquent à la mise en scène de l’écriture des lettres par les femmes et de leur lecture par un homme.

On suit ainsi l’accouchement progressif d’une fantasmatique masculine. Dans un premier temps, la correspondance des lectrices est appréhendée comme une masse matérielle et sensuelle dont l’émanation dominante est celle de parfums et de couleurs de papiers mélangés. Le motif apparaît dès le 28 janvier, sous la plume de Bonnetain : « Ce groupe de cinquante-huit à soixante-trois lectrices, autant que nous avons pu en juger par la graphologie, par le style, le papier, son parfum et par le choix enfin de la signature, nous a semblé composé de Parisiennes, – un peu de tous les mondes, mais de la bourgeoisie surtout, – et d’étrangères20. » Paul Bourget le reprend dans sa lettre du 4 février : « J’y ai trouvé de tout, dans ces feuillets venus des quatre coins de Paris et de la France et dont l’odeur remplit encore mon cabinet de travail, pendant que je suis à vous écrire21. » Cette appréhension de l’écriture féminine comme masse vertigineuse est redéveloppée par le motif des « pattes de mouches » serrées qui recouvrent le papier. Le premier contact avec la parole de ces femmes relève donc de la séduction sensuelle puis du vertige face à une logorrhée collective dont la seule graphologie donne le ton.

Ce travail sur la représentation de la lettre de femme aboutit à un véritable morceau de bravoure à l’occasion du questionnaire sur le meilleur livre d’amour. L’article s’ouvre en effet sur une longue introduction dans laquelle Bonnetain, après avoir reconduit les lieux communs de la multitude, des couleurs, des parfums et des pattes de mouche, se « prend à se les imaginer, ces correspondantes qu’il ne connaît pas22. » Suit alors une digression fort émue dont la bizarrerie nous indique combien le fantasme est complètement déconnecté des réponses et connecté simplement avec le geste de l’écriture féminine. Le chroniqueur rêve d’abord que ses correspondantes se cachent pour lui écrire et « avouer » leur livre : « Brunes, blondes, rousses, à la lecture de notre question, elles se sont assises bien vite à leur table (et plus d’une dans son cabinet de toilette afin d’être seule). […] Oseront-elles23 ? ». L’écriture féminine au journal est ici présentée comme une transgression et l’idée même semble étrange : d’où vient cette idée si précise de la lectrice faisant son courrier public à la manière d’une activité honteuse ? Bizarrerie renforcée quand on voit quel livre est « avoué » majoritairement par les lectrices : L’Imitation de Jésus. Le temps de la réflexion, longuement développé, nous plonge dans l’intimité profonde de ces lectrices écrivant au journal : « Et le papier sorti, l’encrier ouvert, les voilà qui hésitent, perdues en songeries intérieures, revivant leurs premières lectures, leurs surprises enfiévrées, les émois envolés avec les ignorances24. » Et le moment de la rédaction achève l’érotisation du rêve du chroniqueur : « la plume court enfin », « les doigts fins satinent le papier » et après avoir cacheté, on est triste à l’idée que « d’odieuses grosses mains masculines – et inconnues – ouvriront brutalement ces enveloppes25 » que les lèvres féminines ont frôlées. On a ainsi le récit d’un fantasme masculin, au premier degré, d’une banalité confondante : le rêve d’un harem infini de femmes lascives (brunes blondes, rousses), inconnues, à la fois pudiques et osées, se donnant entièrement dans toute la profondeur de leur intimité la plus secrète, et, complices d’une forme de viol symbolique dans lequel le chroniqueur se donne un rôle sadien. On dira peut-être que la lettre, écrit de l’intime, invite à être inscrite dans un scénario amoureux voire érotique, et que ce scénario est on ne peut plus banal en ce que la représentation érotisée de la femme lisant ou écrivant a déjà assez occupé la peinture ou la littérature26. Certes mais ne perdons pas de vue que nous sommes dans un dispositif médiatique, pas dans une correspondance privée ni dans la fiction du roman : les être en jeu sont « réels », ils participent de fait, en écrivant au journal, à cette représentation, et se rendent complices de ce « viol » symbolique. La solidification d’une certaine représentation de la nature féminine est renforcée d’une part par le caractère médiatique du dispositif et par son caractère pervers qui crée l’illusion que les femmes sont les sujets du discours médiatique quand elles en restent l’objet. Ainsi, le message médiatique porté par le « Questionnaire » n’est pas le contenu des lettres mais le dévoilement du rapport féminin à l’écriture et à la parole publique. En somme, Le Figaro fait tout pour que l’on ait l’impression d’être en présence de la lettre, en présence de l’écriture féminine comme lettre, alors que nous sommes le plus souvent dans l’illusion de l’écriture épistolaire créée par la mise en scène journalistique.

En lieu et place, donc, des courriers cités en longueur, le journal insère les propos des correspondants à l’état de fragments, de citations d’une seule phrase à un paragraphe, privilégiant les fragments lisibles comme aphorismes ou maximes plus ou moins spirituels dont l’origine épistolaire n’est plus signifiée que par la mention du pseudonyme de signature. La conversion de la parole épistolaire en formules gnomiques pourrait porter une certaine valorisation : les opinions féminines, libérées des limites privées, anecdotiques de la lettre accèderaient à des formes de discours plus sérieuses telles que la maxime. Le dernier questionnaire sur la beauté et la laideur donne un instant cette impression : après la citation de quelques courriers, la rubrique se transforme en un réservoir de traits d’esprits, de sentences, d’aphorismes, attribués aussi bien aux lectrices qu’aux auteurs contemporains ou aux grands classiques. Toutefois, cet accès des femmes à la maxime semble plutôt redoubler ce dispositif de complicité dans l’aliénation : car quelle forme est plus adaptée et historiquement liée que la maxime ou l’aphorisme à la déconsidération de la nature féminine ? On a certainement ici plutôt une parole qui s’aliène derechef, quittant l’aliénation au privé de la lettre pour se retrouver dans l’aliénation généralisante et naturalisante de la maxime à sujet féminin. Dans son transfert vers le journal, la lettre de femme devient une mise en scène fantasmée de sa rédaction à partir de sa matérialité, et la parole des lectrices devient une polyphonie impersonnelle de formules générales.

La rubrique est brutalement arrêtée à la fin de l’année, sans explications. La position particulière et de plus en plus intenable de Bonnetain au Figaro semble une cause pratique éclairante. Par ailleurs, le caractère très contraignant, dévorateur de temps et d’espace de la rubrique, explique assez bien cet arrêt. On peut cependant ajouter l’hypothèse que, d’une certaine manière, le sujet qui s’est imposé s’est aussi peu à peu épuisé. Le dernier « Questionnaire » du 6 octobre se termine ainsi sur un double salut : aux lecteurs-hommes qui ont bien voulu participer, le journaliste adresse des remerciements polis ; et pour les lectrices, il a cette formule éclairante : « Nous dirons que les femmes seules savent écrire une lettre, et c’est, je crois, l’opinion de tous les romanciers27. » On voit bien que l’objectif était de faire de la lettre de femme une fiction de parole à laquelle on a substitué la fiction de son rituel (ce que les romanciers connaissent si bien) et dont on a pris des lambeaux de réalité pour constituer une sorte de bréviaire du lieu commun aphoristique quant à la nature de la femme de 1888. Dans son intégration au journal, la lettre de femme est omniprésente comme symbole d’une relation restreinte à la parole et absente comme discours articulé : de toutes parts, le « Questionnaire » déjoue l’accès des femmes au discours médiatique.

Le « Questionnaire » constitue donc peu à peu un dispositif assez bien verrouillé. Tout de même, sa gestion empirique laisse place à des formes de résistance : en particulier, touchant les exercices de critique littéraire, et notamment lors du sondage sur Mensonges, un écart net est mis au jour entre les discours du grand écrivain et la réalité. Dans sa lettre de réponse aux attaques des lectrices de son roman, Bourget développe une diatribe informée de tous les lieux communs quant à la lecture féminine (sentimentale, restreinte, personnelle, violente…). Ses lectrices ne se seraient concentrées que sur les enjeux périphériques de l’œuvre : en particulier les questions de mode (le fameux corset noir), de mobilier (le non moins problématique et démodé bureau entouré de lierre de l’héroïne) et de réalités mondaines. L’affirmation de l’incapacité des femmes à s’abstraire pour exercer une lecture critique permet à Bourget, dans un second temps, de démontrer sa supériorité : il théorise la distinction entre roman réaliste et roman psychologique, signifiant ainsi combien les lettres de lectrices sont loin du compte par rapport à ce que peut être un discours critique compétent. Or les quelques courriers publiés n’ont qu’un rapport superficiel avec ce qu’en dit Bourget, et ils ressemblent en revanche tout à fait à ce que la critique journalistique de 1888 peut proposer : critique impressionniste à tendance moralisante, critique renseignée (particulièrement dans le reproche d’invraisemblance et de mise en œuvre du réalisme, alimentée par des arguments sociologiques et littéraires), critique rosse (l’auteur est particulièrement vexé par une lectrice qui l’accuse « d’avoir écrit un roman digne de la collaboration d’une lingère et d’un parfumeur », mais ce type de formule est tout à fait digne des petites revues les plus agressives et les plus masculines…). Ainsi, le « Questionnaire » illustre parfaitement, aussi, combien un même discours médiatique (ici, la critique), réduit à l’expression épistolaire et à un énonciateur féminin change de nature : ce qui, tenu par un homme, s’appelle « feuilleton critique » devient bavardage de caillettes.

Enfin, au-delà du sujet féminin, cette expérience du « Questionnaire » soulève la question plus générale des modalités d’intégration de la parole des lecteurs au journal. Le journaliste ne fait place à ses lecteurs qu’au sein d’un dispositif très maîtrisé : les choix, les coupes, les reformulations, les résumés, les mises en scène sont autant d’artifices permettant de donner l’illusion d’un échange et d’une transposition des courriers du lectorat dans le journal. En ce sens, le « Questionnaire » semble un témoin particulièrement intéressant de la façon dont la presse fin-de-siècle forme un lieu d’expérimentation des potentialités médiatiques. Comme séduit par une sorte d’idéal théorique, le journal, renonçant ainsi à sa fonction de médiation, ambitionne de devenir un réceptacle transparent de la parole sociale (l’ambition initiale, rappelons-le, est d’arriver à l’effacement total du tiers journalistique). Dans le même temps, ne pouvant ou ne voulant sacrifier son autorité, l’entreprise se donne à lire d’abord comme un passionnant travail de médiation des discours sociaux par un professionnel.

(Université de Nîmes – Rirra 21)

Annexes

Document 1 : Les questions posées par Le Figaro pour le « Questionnaire »

21 janvier 1888 

1/ Sur quels tableaux arrêteriez-vous votre choix, si vous vouliez orner votre appartement de vingt-cinq gravures reproduisant vingt-cinq chefs d’œuvre de la peinture, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours ?

2/ On parle beaucoup des mondaines à propos de Paul Bourget et de Mensonges.

Quelques-unes de nos lectrices voudraient-elles donner leur opinion sur cet auteur et sur ses appréciations de la femme ?

3/ N’existe-t-il pas dans les œuvres de Balzac ou d’autres romanciers une histoire de juge d’instruction que puisse rappeler le cas de M. Vigneau ?

11 février 1888 

Question « qui intéressera particulièrement, croyons-nous, nos lectrices » :

Nous désirerions savoir l’avis de nos abonnées, mères de famille, sur le charme que les jeunes filles ont pu perdre ou gagner, comme esprit et comme cœur, à la suite des transformations de l’enseignement depuis quelques années.

10 mars 1888

La reprise de la Princesse Georges28 a provoqué de nombreuses discussions sur la question de l’infidélité du mari, comparée à celle de l’épouse au point de vue moral et social.

Nous demandons à nos lecteurs et à nos lectrices leur opinion sur cette question, et nous les prions de ne nous envoyer que des réponses concises, de courts résumés d’arguments débarrassés de tous commentaires oiseux.

14 avril 1888

La question que nous posons aujourd’hui s’adresse surtout à nos lectrices, et particulièrement à celles de nos abonnées qui résident ou ont résidé à l’étranger.

Elle nous procurera, espérons-nous, de curieuses et ingénieuses réponses, aussi différentes peut-être que les habitudes des pays habités par nos correspondantes. Nous prierons seulement nos aimables collaboratrices de vouloir bien nous adresser des réponses concises tout en motivant leur opinion et en donnant des exemples historiques ou contemporains.

Vaut-il mieux aujourd’hui, pour un diplomate de la République française, être célibataire ou être marié29 ?

12 mai 1888

Elle obtiendra, nous n’en doutons pas, par l’intérêt de vie et de littérature qu’elle présente, un succès encore plus grand que les premières.

Quel est, pour les femmes, le livre qui a le plus délicatement et le plus éloquemment parlé de l’amour ?

Nos lectrices peuvent, bien entendu, choisir leur livre dans tous les temps et dans toutes les littératures.

Nous les prions de bien vouloir nous adresser de très courtes réponses.

23 juin 1888

A quelle époque de l’année est-il préférable de renvoyer les élèves en vacances dans leurs familles ?

18 août 1888 

En dehors des excursions connues et signalées par les guides  ou les indicateurs, quelles sont, en France, les promenades de vacances pouvant tenter un père de famille désireux de distraire les siens durant une période d’une ou deux semaines ?

15 septembre 1888 

Quels sont les inconvénients de la beauté et les avantages de la laideur30 ?

Document 2. X. [Paul Bonnetain], « Le Questionnaire du Figaro », Le Figaro, supplément littéraire, 26 mai 1888. Article placé au rez-de-chaussée en p. 2.

[Nous proposons de donner à lire ce questionnaire-ci d’abord parce que sa longueur est raisonnable, ensuite parce que son sujet est une sorte de synthèse des ingrédients du succès du questionnaire, enfin parce qu’il donne une idée des particularités formelles de la rubrique et des enjeux que nous avons ciblés dans notre article. Il faut souligner, étant donné le sujet, que de toute évidence, la forme de l’enquête est rejetée pour aller du côté de la conversation, de la légèreté. La vogue, autour de 1890, est en effet aux « enquêtes littéraires » et les modalités de comptes rendus sont éprouvées, simples et rigoureuses. Ici, Bonnetain se montre plus que désinvolte avec les chiffres et la restitution des motivations données par les lecteurs (pour comparer avec un exemple caractéristique de ces enquêtes, on peut se reporter à celle conduite par la Revue bleue en juin 1893). En outre, cet exemple est très caractéristique de l’omniprésence du journaliste en regard de la place accordée aux lettres de lectrices (grossièrement, le chroniqueur se réserve trois colonnes, occupe la moitié d’une à citer L’Imitation de Jésus-Christ et laisse le « reste » aux lectrices). Ce questionnaire constitue aussi un exercice plaisant de mise en scène. Mise en scène de soi, mise en scène du dépouillement des courriers dont le texte fait mine de suivre l’ordre aléatoire, mise en scène de la lettre de femme comme jeu d’esprit  répondant agréablement à la commande du Figaro de courriers piquants (voir Nada), comme réservoir de formules générales plus ou moins banales, comme miroir, enfin, d’une psychologie entièrement dominée par le sentimentalisme et d’un jugement critique dépourvu de raisons.]

LE QUESTIONNAIRE DU FIGARO

--------

« Quel est, POUR LES FEMMES, le livre qui a le plus délicatement et le plus éloquemment parlé de l’amour ? » – (Supplément du 12 mai.)

Des lettres, encore des lettres ! Les tas croissent et par instants s’éboulent entre les parois des puits de livres – les livres que ces lettres dénomment et qui soutiennent en les classant leurs piles multicolores…

Car il y en a de grises, de rose-saumon, de bleues autant que de blanches ; vélin, carton, parchemin, hollande ; et des parfums aussi qui se mêlent : iris, héliotrope, violette, des parfums subtils et tendres. Tire-t-on, pour en citer les pattes de mouche, un de ces jolis papiers ? La senteur se précise, suggestive une seconde, et, malgré l’heure qui presse, l’imprimerie qui attend, malgré l’habitude de ces besognes, le chroniqueur se prend à se les imaginer, ces correspondantes qu’il ne connait pas.

***

Brunes, blondes, rousses, à la lecture de notre question, elles se sont assises bien vite à leur table (et plus d’une dans son cabinet de toilette, afin d’être seule). La question leur semblait enfantine, si facile ! Et cependant, elle les remuait, évoquant d’intimes souvenirs ou ramenant des rêves déjà caressés. Et le papier sorti, l’encrier ouvert, les voilà qui hésitent, perdues en des songeries intérieures, revivant leurs premières lectures, leurs surprises enfiévrées, les émois envolés avec les ignorances. D’un joli geste, elles promènent le manche du porte-plume sur leurs lèvres. Oseront-elles ? Et comment signer ?... Mais il est très avouable, leur livre ! Et puis, les autres le désigneront, et il faut arriver des premières, si l’on veut être citée !...

Chacune, en effet, s’imagine que son livre sera choisi par toutes. Le livre aimé, c’est un peu l’homme aimé, supérieur à tous les autres – incomparable.

Et la plume court enfin ; la tête se penche ; de beaux yeux brillent ; des doigts fins satinent le papier ; ensuite, on cachète ; c’est même triste un peu de penser alors que d’odieuses grosses mains masculines – et inconnues – ouvriront brutalement ces enveloppes qu’ont frôlées vos lèvres !

Voilà ce que s’imagine le chroniqueur. Puis il relit encore, pour les analyser, les lettres mises à part dès leur arrivée. Il classe les collaboratrices d’après ses idées en graphologie, d’après ce qu’il pense de leur sincérité, d’après ce qu’il devine sur leur signature, d’après le désir que beaucoup montrent d’être nommées. C’est alors que commence ou plutôt redouble son embarras. Il a écarté les missives anonymes ou signées illisiblement et qu’aucun indice ne lui permet de désigner dans son article, celles dont les auteurs bas-bleus ou masculins prônent leurs propres ouvrages ou citent ceux de l’homme qu’elles supposent appelé à juger cette sorte de concours, celles enfin, très rares, qui parlent de livres dont on ne parle pas ici. Un nouveau tri les élimine enfin, les lettres sans accent, les réponses banales, les correspondances trop longues, et cela fait, il reste encore deux cents envois dont la moitié mériterait d’être reproduite.

Or, la place manque.

***

Cette petite explication, il fallait la donner, certaines de nos gracieuses abonnées nous marquant leur scepticisme à l’endroit de notre mode de travail.

Écoutez plutôt Mme L. B. B. de R. :

Bien qu’ayant entendu affirmer dans plusieurs salons que ces messieurs du Figaro, leurs questions à peine lancées, s’empressaient de composer eux-mêmes les réponses et n’avaient garde de lire celles de leurs abonnées (textuel), je veux néanmoins répondre à la dernière qui m’a paru particulièrement intéressante…

***

Eh bien ! notre correspondante se trompe. Non seulement nous lisons toujours les pattes de mouche inconnues qui nous parviennent mais encore nous demandons leur avis à nos collaboratrices31, afin de mêler des noms célèbres aux pseudonymes de nos lectrices.

À preuve le mot suivant par lequel nous répond Mme Alphonse Daudet :

Je n’ai pas bien compris la question. Est-ce d’un roman d’amour qu’il s’agit ? Alors l’Ursule Mirouet de Balzac, cette jeune fille guettant à la croisée l’homme qu’elle n’a pas encore vu, mais qu’elle aime d’avance qui a toutes les presciences, les divinations, les tremblements de l’amour – ensuite toutes les larmes – m’a toujours réalisé le type de la passion jeune, pure et vraie.

Mais s’il est question d’un livre, quoi de comparable aux Lettres de Mademoiselle de Lespinasse32, aux élans, aux remords, au martyre de cette existence de femme ? […]

Revenons à Mme L. B. B. de R., qui, après un « éreintement » bien féminin de la « soi-disant » psychologie de M. Paul Bourget, déclare choisir la Princesse de Clèves, « l’admirable roman » de Mme de La Fayette.

On se doute que Mme de R. n’est pas seule de son avis. Plus de vingt correspondantes, parmi lesquelles il faut nommer : Mme du L…, Lionette Janvier, Amèd, Lisette, et une très aimable lectrice anglaise : Gertrude T…, portent leur choix sur le premier roman français (de 1678, s’il vous plaît) qui ait fait reposer l’intérêt sur une peinture exacte des situations et des caractères, sur une analyse délicate des sentiments et des passions.

À ce propos, nos lectrices savent-elles qu’Auguste Comte a compris la Princesse de Clèves dans sa Bibliothèque positiviste ? Elles ont lu certainement l’étude de Sainte-Beuve dans les Portraits de femmes. Gageons qu’elles ne se doutaient point de l’enthousiasme du philosophe pour leur roman préféré ! […]

***

Cependant on aurait tort de croire que la Princesse de Clèves soit le roman le plus demandé. Si nous avions donné une forme plébiscitaire à notre enquête, l’Imitation et Lamartine (avec Jocelyn, pour la majorité, et Graziella pour quelques-uns), tiendrait [sic] la corde. Puis viendraient Bernardin de Saint-Pierre avec Paul et Virginie, et ce livre éternel : l’Imitation de Jésus-Christ (livre III, chapitre V). D’autres livres se partagent les autres suffrages, mais citons les lettres.

***

C’est Fly d’abord… Entre parenthèses, après trois mois de Questionnaire, ce nous est un grand plaisir de reconnaître certains papiers, certaines écritures. Notre rubrique a déjà ses fidèles, ce dont nous ne sommes pas peu fiers.

Donc Fly nous écrit :

Ça dépend !
Pour les naïves : Daphnis et Chloé.
Pour les rouées : Don Juan.
Pour les rêveuses : Paul et Virginie.
Pour les passionnées : La Nouvelle Héloïse.
Pour les vierges sages : L’Imitation.
Pour les vierges folles : Manon Lescaut.
Quant aux romanciers modernes…

Nous ne rapporterons pas la phrase de Fly, notre correspondante est par trop dure pour les contemporains.

Aussi bien, les plus intéressantes réponses sont peut-être celles qui répondent à côté. Jugez-en, lecteurs, par la prose d’Angélique :

Vous posez une question bien embarrassante… Comment, par exemple, voulez-vous qu’une petite provinciale comme moi ait lu assez de livres parlant de l’amour pour avoir une préférence justifiée ? Les romans sont un peu comme les baisers : les meilleurs sont ceux de la veille, ceux dont on a le goût sur les lèvres.

Tenez, je crois que le livre où il est le plus délicatement et le plus éloquemment parlé de l’amour, c’est encore le visage de l’homme aimé et qui nous aime.

Un livre, celui-là, de tous les temps et de toutes les littératures : que toute femme a parcouru au moins une fois en sa vie.

Charmant à épeler quand on ne sait pas encore lire. Délicieux à feuilleter quand on lit couramment.

Marline ajoute :

Il n’y aura jamais pour une femme de livre mieux fait, mieux écrit sur l’amour que celui qu’elle peut lire en elle-même.

Et Pompette renchérit :

Le livre de l’amour, tel que la femme le rêve, est encore à faire, jamais aucun écrivain n’a parlé et écrit de l’amour comme nous le voudrions ; l’homme-auteur parce qu’il ne sait ni ne comprend, la femme-auteur parce qu’elle ne peut ou n’ose…

Le livre qui parle le plus éloquemment de l’amour, c’est le cœur de la femme et on ne l’a jamais imprimé.

***

Le baron de N… (à Nice) opine du bonnet :

Ce livre, c’est leur cœur. (Celui des femmes.)

Et « une inconnue » écrit :

Le livre qui pour les femmes a le plus éloquemment parlé de l’amour est celui dans les pages duquel elles retrouvent ce qu’elles ont éprouvé ou ce qu’elles désirent.

Il faut les juger d’après les titres qu’elles vous donneront.

Distinguons ! objecte une Espagnole :

La question est insoluble. Chaque femme a son amour. Chaque amour a son livre. L’amour de Sainte-Thérése n’était pas l’amour de Musset ; et tous les deux sont l’amour, et les deux amours sont bien beaux !

« Mon cœur », répond Olime, c’est-à-dire le livre auquel je reviens « maintenant que j’ai des cheveux blancs ». Si blancs que cela, Madame ?

X… est plus paradoxal :

Un seul livre a traité de l’amour comme il fallait. Le vrai roman du cœur y tient en quelques articles fort suggestifs, consentement des parents, contrat, célébration du mariage, enfants, adultère, séparation, divorce ; quelques numéros sur le viol et les outrages aux mœurs. […] Je m’arrête décidément à ce livre unique, que Stendhal relisait sans cesse : le Code Napoléon. 

***

De même que Lydie, Mme E… choisit Chérie : « une œuvre essentiellement amoureuse – sans amour », et vante la suprême délicatesse de l’œuvre d’Edmond de Goncourt.

Laurence en quatre jolies pages – trop longues, hélas ! – célèbre Jocelyn à qui Deux Normandes, Stella, Une femme, S., baronne de V…, Ath, Ch. De la G… et vingt autres préfèrent l’Imitation.

Scheherazade donne la palme aux 1001 Nuits. Puis, c’est l’Imitation qui revient encore :

L’auteur qui, selon moi, a le plus parfaitement parlé de l’amour est, non pas un anonyme mais un inconnu car son nom n’est pas venu jusqu’à nous. C’est tout simplement dans l’Imitation, livre III, ch. V, que se trouve la plus belle analyse de l’amour. […]

Une femme de plus en plus dégoûtée de ce qui est en bas et qui voudrait monter, monter toujours.

***

Mais, si nous citions quelques pages de ce fameux livre III chapitre V :

Rien n’est plus doux que l’amour, etc. [la citation occupe la moitié de la cinquième des six colonnes]

Et tout de suite après nous tombons sur une lettre de J.M., de Salzbourg, qui choisit la Dame aux Camélias, – seule de son avis. Mais est-il besoin d’émettre un avis ? Écoutez Nada :

T’es-tu moqué de nous, mon cher Figaro, en nous adressant ta dernière question ?

Tu n’ignores pas plus que moi que le livre dont tu parles est encore à faire.

À moins que ce soit celui que nous avons lu – n’importe lequel – au moment où nous étions vraiment disposés : c’est-à-dire lorsque nous étions amoureuses.

Est-ce qu’alors dans notre délicatesse féminine nous n’entendions pas toutes choses autour de nous parler éloquemment d’amour ?

Tu vas recevoir une avalanche de réponses – comme ça m’amuserait de les lire ! – Crois-moi : ma lettre les résume toutes.

***

[…] Mais nous voici au bout de notre article et il faut résumer les suffrages. Nommons donc vite les voix uniques, les livres désignés une seule fois : C’est Salammbô, (Une honnête femme), Les Fiancés de Manzoni (Une veuve) [neuf autres titres suivent], etc., etc.

***

En somme, l’Imitation a obtenu le numéro un, et les lettres que nous avons citées résument les raisons émises en faveur de ce choix.

Viennent ensuite, d’après les votes obtenus et dans leur ordre :

La princesse de Clèves,

Jocelyn,

Paul et Virginie,

Les Lettres de Mlle de Lespinasse et Balzac avec, surtout, le Lys dans la vallée.

Sur le même rang, on peut mettre ensuite Dominique de Fromentin, L’Amour de Michelet, l’Éducation sentimentale de Flaubert, (deuxième partie surtout, chapitre VI), Mireille33 et M. Mme et Bébé34. Enfin, c’est Werther qu’on nous désigne de Berlin et de Pologne, Chérie, Manon Lescaut, Daphnis et Chloé, le Cantique des Cantiques et Mlle de Maupin, etc.

On le voit, toutes nos lectrices ne se sont pas rappelé les termes du problème « délicatement et éloquemment ». Pour nous, en le posant, nous songions aux Lettres de Mlle de Lespinasse qui n’ont obtenu pourtant que le n°5.

X.

Document 3 : Paul Bourget, « Une Réponse », Le Figaro, supplément littéraire, 4 février 1888. Sur 4 colonnes, p. 1 et 2.

[En regard des lambeaux de lettres de lectrices que le « Questionnaire » donne, voici la longue lettre de l’autorité Paul Bourget. L’affaire du « corset noir » dont Bourget, au grand dam de ses lectrices, a vêtu l’héroïne de Mensonges, marque les esprits de 1890 et est  souvent raillée par les jeunes représentants des avant-gardes comme symptôme de l’état de délabrement où se trouvent la littérature et le public. Bien entendu, Bourget est bien plus, en 1888, qu’un simple « arbitre des élégances » dont l’œuvre constituerait le « bréviaire des gens de bon ton35 », il est déjà l’influent auteur des Essais de psychologie contemporaine (1883) et son roman, Cruelle Énigme (1885), l’impose comme chef de file du roman d’analyse.

Dans Mensonges, le jeune et pauvre poète René Vinci rencontre un premier succès avec une saynète qu’il fait jouer au Théâtre-Français et les portes du « monde » s’ouvrent à lui. Fasciné par le luxe, il tombe amoureux de Suzanne de Moraines, grande mondaine sans scrupules qui, entre « un mari épris et naïf, et un amant vieux, mais élégant36 » fait une place à René. Les mensonges de Suzanne tiennent un temps mais la jalousie du poète le conduit à se tirer une balle dans le cœur. Ce suicide, manqué, le conduit progressivement à se détacher de Mme de Moraines. ]

UNE RÉPONSE

M. Paul Bourget nous ayant demandé  à lire les réponses de nos lectrices à la question que nous avions posée à son sujet, nous avons accédé à ce désir légitime. De même, nous nous faisons un plaisir aujourd’hui de publier la réponse du jeune romancier37 à nos correspondantes.

« À MONSIEUR A. PÉRIVIER

Qu’ai-je promis, cher monsieur, quand j’ai reçu de vos mains le paquet des quelques deux cents lettres d’inconnues, à vous adressées au sujet de Mensonges, et à l’occasion de votre questionnaire d’il y a quinze jours ? Je vous ai dit : « je répondrai… » sans me douter que je sortirais de la lecture de ces lettres ahuri, épouvanté, consterné, – assommé ! J’y ai trouvé de tout, dans ces feuillets venus des quatre coins de la France et dont l’odeur remplit encore mon cabinet de travail, pendant que je suis à vous écrire : – des éloges que je sais trop ne pas mériter, et des critiques d’une implacable férocité, des madrigaux et des épigrammes, des injures aussi et des calomnies, – oui, de tout, excepté des raisons !

La femme est comme lectrice ce qu’elle est comme amante. C’est son cœur qui parle quelquefois, ses nerfs le plus souvent, son caprice toujours. Un roman lui plaît ou lui déplaît comme le monsieur qui lui a été présenté hier, sans qu’elle puisse donner d’autres motifs de son engouement ou de son antipathie que le « parce que… », dont on n’appelle pas.

A-t-elle en horreur les corsets de satin noir, et en rencontre-t-elle un dans le livre qu’elle est en train de couper38 : « Ce monsieur, s’écriera-t-elle, n’a jamais connu de femme élégante…39 » Et voilà Mensonges au panier. A-t-elle le souvenir d’un meuble aperçu chez l’une de ses rivales – ce pauvre bureau entouré de lierre par exemple, auquel Suzanne s’assied pour écrire à René : et de froncer ses jolis sourcils et de dire : « En voilà un qui n’est pas dans le train !... Est-il assez rococo son appartement, assez 1840 ? assez démodé ?... » Et le malheureux auteur de trembler devant son propre livre. Que n’ai-je, cher monsieur, la plume alerte de Gyp pour vous décrire la comique enquête à laquelle, moi qui vous parle, ai cru devoir me livrer, après avoir lu le Figaro de samedi, sur le grave chapitre des corsets noirs et celui non moins grave des bureaux garnis de verdure ! Mais quoi ! je vous aurais envoyé vingt attestations signées des noms les plus authentiques parmi les reines de la mode, dans le monde et le demi-monde, que vos correspondantes n’eussent pas changé d’avis une minute. Toute femme a ceci d’admirable qu’aucune autre opinion que la sienne ne compte à ses yeux quand il s’agit de toilette et de sentiment. Si une lectrice s’avisait de n’avoir jamais que des corsets verts, des chemises ponceau et des bas lilas, rien ne leur persuaderait qu’un auteur, coupable d’habiller – ou de déshabiller – son héroïne en d’autres couleurs possède une ombre d’ombre de talent.

Ce qui prouve, entre parenthèses, le ridicule et le danger de trop pratiquer en littérature ce que Flaubert appelle ironiquement quelque part « le genre chemisier ». Ah ! si jamais l’on me reprend à donner à mes héroïnes d’autres vêtements que des ailes !

N’importe, avec leurs injustices, leurs illogismes et leurs partis-pris, il faut bien que les impressions de la femme sur nos livres aient souvent raison, – même sans raisons, – puisque nous fous, romanciers et poètes, faiseurs de tragédies ou de vaudevilles, nous tenons tant à son suffrage40. Et moi-même qui viens de plaisanter vos correspondantes, pourquoi ne pas avouer que j’ai ressenti un mouvement de vanité, – trop vite puni, – lorsque j’ai eu là, étalées sur ma table, toutes ces pattes de mouches, dont quelques-unes étaient bel et bien des pattes de guêpes.

Cela tient d’abord à ce que, lectrice ou spectatrice, la femme, nous le savons, est toujours sincère. Elle n’accueille pas les œuvres d’art avec des théories, elle ne nous demande pas d’être idéalistes ou naturalistes, impressionnistes ou décadents. « Intéressez-moi », nous dit-elle, et même dans sa mauvaise foi, elle a des ardeurs qui nous prouvent combien les livres d’imagination ont de prix à ses yeux.  – Ils en ont si peu au regard de tant d’hommes soi-disant sérieux. – Et puis, pour parler franc, nous nous rendons bien compte d’une chose : c’est que la femme, même la plus ordinaire, en sait diablement plus long que toute la psychologie de M. Ribot et de M. Herbert Spencer41, sur ce cœur humain dont nous essayons d’être les géographes fidèles et nouveaux.

Sur tous ces problèmes de l’amour et de la haine, du bonheur et du malheur intime, elle a ses évidences à elle, qui, pour n’être pas rédigées en formules, ont une singulière valeur d’exactitude, comme elle a ses renseignements directs et précis sur la vie sociale, ses triomphes et ses misères. Allez donc, après cela, faire entièrement fi de ce juge en jupons, – que ces jupons soient de simple calicot ou de soie molle, comme ceux qu’une de vos correspondantes a reprochés à Mme Moraines, en m’accusant d’avoir écrit un roman digne de la collaboration d’une lingère et d’un parfumeur !

--------

Je laisserai donc de côté les épigrammes de ce genre et de plus dures encore, pour relever, parmi les critiques de sentiment dont foisonne cette correspondance, celles qui m’ont touché le plus au vif.

Il y en a trois principales, et comme je me trouverais, si elles étaient justes, avoir fait exactement le contraire de ce que j’ai voulu, je demanderai à ces inconnues de me permettre de les discuter avec tout le sérieux, – voire le pédantisme qu’il faut bien apporter aux discussions littéraires, quand on sort des personnalités et des anecdotes. De ces trois critiques, la première était énoncée âprement, mais nettement, dans une des lettres que vous avez publiées samedi : « Les mondaines de M. Bourget, disait cette lettre, je les cherche et ne les trouve pas », et elle concluait que Mensonges n’est pas une peinture exacte du monde42. Ce reproche, je l’ai trouvé sous la plume de beaucoup de vos correspondantes, même des indulgentes, qui se plaignaient que je ne donnasse, comme un tableau de la haute société parisienne, tantôt des détraquées comme Thérèse de Sauves43, tantôt des criminelles comme Suzanne Moraines…

[…] Mieux que personne je sais que cette vie mondaine ne se compose pas seulement de luxe, mais de vertus aussi, de devoirs accomplis, avec piété dans le décor des plaisirs, d’héroïsmes quelquefois et bien souvent d’honneur et de noblesse irréprochables.

Mais à quelle page d’un seul de mes romans ai-je énoncé cette prétention à donner une peinture totale ou même un peu générale de notre société ? Il y a une distinction profonde à établir entre les devoirs du roman de mœurs, tel que le rêvait Flaubert, tel que le rêve aujourd’hui notre puissant Émile Zola, et ceux du roman d’analyse, tel que l’ont pratiqué Benjamin Constant dans Adolphe, Stendhal dans Rouge et Noir, Fromentin dans Dominique, – ces trois chefs-d’œuvre. [Suit la distinction entre personnages du roman de mœurs, nombreux, moyens et représentatifs, et personnages du roman d’analyse, seulement « possibles », volontiers singuliers et rares.] Que l’on reproche à l’auteur de Mensonges d’avoir choisi tel caractère plutôt que tel autre parmi ceux qui peuvent se rencontrer dans le monde, voilà qui est légitime. Lui reprocher de n’avoir pas donné une impression générale et totale de la vie mondaine, voilà qui ne l’est plus, puisque tel n’a jamais été son projet.

--------

… Qui peuvent se rencontrer dans le monde ? – Mais Suzanne Moraines remplit-elle tout à fait cette condition ? Si elle ne représente qu’un cas singulier parmi les femmes du monde actuel, le cas du moins est-il possible ? – C’est la seconde des critiques adressées à Mensonges par beaucoup de vos correspondantes.

Une encore parmi les lettres publiées samedi résumait, fermement et spirituellement tout ensemble les objections adressées à ce caractère : « Trop de pédale… », disait cette lettre44, après avoir signalé quelques-unes des complications de cette courtisane sans scrupules, qui ne se contente pas de tromper, mais qui apporte à la perfidie une complaisance scélérate, et comme une virtuosité.

Il y a toujours pour un auteur quelque mauvais goût à défendre la vérité de ses personnages. Car si l’apologie est permise quand il s’agit d’intentions et d’idées, elle tourne à la réclame et à la fatuité quand il s’agit des résultats même de notre travail. J’essaierai cependant d’établir que si Suzanne est un monstre – et il y a des monstres dans la nature, – c’est du moins un monstre très logique. [Suit l’explication de la logique du caractère de Suzanne, empoisonnée par le « chic » comme d’autres par la morphine, et la description du travail de déduction de la logique intérieure du personnage.] Certes, il est flatteur pour un écrivain de voir que des héros créés par lui de toutes pièces soient pris pour des copies de la réalité. Mais il lui sera toujours amer de constater avec quelle facilités certains lecteurs nous jugent capables de cette vilenie qui consiste à calomnier des gens qui ne peuvent pas se défendre, sous le masque de la fiction.

--------

J’en arrive ainsi à la troisième des objections formulées contre mon livre, à celle qui m’a été de beaucoup la plus sensible, je veux parler du reproche d’immoralité. Je ne suis pas de ceux qui distinguent entre la valeur d’art d’une œuvre littéraire et sa valeur d’enseignement, – lorsque cette œuvre est un roman d’analyse, c’est-à-dire qu’elle vise non pas à la beauté, comme un poème, mais à la vérité. Je crois profondément que la morale doit se rencontrer au terme de toute étude psychologique exacte, de même que l’hygiène se rencontre au bout de toute bonne étude physiologique. Qui dit livre immoral, dit livre faux. [Suit la démonstration de la moralité de l’œuvre, dans son plan général et dans les détails de la représentation qui ne sont pas complaisants mais nécessaires en regard de la vérité.] Ce n’est pas avec des abstractions ou des ombres que l’on convie des Parisiens ou même des Parisiennes à rentrer en eux-mêmes et à se dire :

- Voilà pourtant où conduisent les compromis faciles de la conscience, les désirs de luxe, les petites tentations de la vanité, la complaisance des sens. Il y faut des images nettes et qui fassent empreinte sur le cerveau ; et, pour ma part, je n’ai pas dépassé, dans le choix de ces images, ce qui est permis à un moraliste écrivant pour des personnes qui savent la vie. Mais, objecte-t-on, pour celles qui ne la savent pas ? Eh bien ! celles qui ne la savent pas, jeunes filles, jeunes femmes et adolescents ne devraient d’abord jamais lire de romans et, s’ils lisent Mensonges, je suis tranquille. Je n’aurai jamais à me reprocher d’avoir corrompu une enfant de vingt ans qui essayerait d’imiter Suzanne, ou un garçon de dix-huit ans qui souhaiterait de rencontrer une Mme Moraines comme René ou une Colette comme Claude45.

Voilà beaucoup plaider pro domo meâ, cher Monsieur, comme nous disions au collège. Cela ne m’était jamais arrivé et ne m’arrivera sans doute pas de bien longtemps. Que mon excuse soit dans l’intérêt que votre public féminin a paru prendre à mon œuvre, et dans la complaisance que vous avez mise à m’ouvrir votre journal pour répondre à vos correspondantes que je tiens à remercier toutes, même les moqueuses, même les féroces.

Un romancier doit toujours un merci aux lectrices qui lui font l’honneur de le suivre, fût-ce pour le détester ! Il y a quelque chose de plus dur que ces détestations-là, c’est l’indifférence. Sabrez nos volumes de coups de crayon, chères inconnues, mais ne les laissez pas sans les couper !

Croyez, cher Monsieur, que je suis votre reconnaissant et dévoué,

Paul Bourget

Paris, 2 février 1888. »

Notes

1  La création du Supplément littéraire remonte à l’année 1875 : le 2 janvier, le journal annonce que son numéro du dimanche passe à huit pages pour faire « aux choses littéraires, aux articles Variétés, à la bibliographie, une place » sans que toutefois les quatre pages supplémentaires ne deviennent un « supplément ». Entre janvier et mars, la formule reste celle du journal « augmenté », et le 7 mars, les quatre pages supplémentaires deviennent « un second numéro, distinct du premier, contenant, outre tout ce qui est nouveau et exceptionnel, des cadres qui ne se reproduisent qu’une fois par semaine : la Chronique scientifique, le Courrier diplomatique, la Revue des livres, les petites annonces et la Causerie financière. » Ce supplément sera intitulé « Supplément du dimanche » puis « Supplément littéraire » à partir d’octobre 1876. Cette spécialisation du titre tient certainement à la création du « Supplément du jeudi », accueillant les matières que le quotidien ne peut absorber, le 12 octobre 1876. Le Figaro passant à 6 pages en 1895, ses suppléments sont réintégrés dans le corps du quotidien, le Supplément littéraire refait surface seulement en décembre 1905.

2  Le dernier « Questionnaire » est daté du 6 octobre 1888. La rubrique disparaît brutalement sans explications. L’année 1889 est largement occupée par la correspondance de Flaubert, et le « Concours » (série de questions et problèmes mathématiques, prosodiques, linguistiques, charades, d’échecs, de dames… idée copiée sur « Le concours de Pâques » du Journal de la jeunesse)semble avoir récupéré les fonctions du « Questionnaire » dans le rapport « actif » à la lecture du journal.

3  Les questions posées sont recueillies en annexe, en fin d’article.

4  Pour un renseignement précis et complet sur la personne et la nature du travail de Paul Bonnetain au Figaro, nous renvoyons le lecteur aux travaux de Frédéric Da Silva, en particulier à sa contribution au présent dossier : « La presse mise à nue : Paul Bonnetain au Supplément littéraire du Figaro ». Dans la mesure où ce travail s’occupe parfaitement de personnaliser la contribution de Bonnetain, nous nous concentrons ici sur la figure anonyme et collective que le chroniqueur doit mettre en scène dans la rubrique du « Questionnaire ». Je tiens ici à remercier chaleureusement Frédéric Da Silva pour l’aide qu’il m’a apportée dans ce travail et pour la générosité dont il a fait preuve en me communiquant les documents dont il disposait.

5  Le Figaro, supplément littéraire, 21 janvier 1888.

6  Ibid.

7  Ibid.

8  On peut lire, par exemple, le 9 janvier 1876, que la « communication constante avec [le] public » est si indispensable que, « sans cette collaboration, à laquelle nous continuons de faire appel ; nous ne suffirions pas à réunir tous les matériaux exigés par les vingt-quatre colonnes de surplus que nous donnons chaque semaine ». Il s’agit alors de solliciter les lecteurs pour enrichir la rubrique « Ecrin littéraire » qui propose des inédits et autres « perles » littéraires méconnues.

9  Le Figaro, supplément littéraire, 21 janvier 1888.

10  Ibid.Le « cas de M. Vigneau » renvoie à l’actualité judiciaire et politique de l’affaire fameuse du trafic des décorations qui a précipité la démission du président Grévy. M. Vigneau est le juge en charge du dossier, révoqué pour avoir eu recours à des méthodes discutables pour instruire le dossier.

11  Ce roman avait paru l’année précédente, en 1887, chez Lemerre.

12  Dans Le Cabinet des antiques et à la fin de Splendeur et misère des courtisanes.

13  Ainsi que le montre Frédéric Da Silva dans le présent dossier, la correspondance entre Bonnetain et Goncourt indique qu’une des réponses signée « Un amateur d’estampes » est probablement en réalité une contribution du maître. Mais, significativement, non seulement le nom de Goncourt n’est pas mentionné, mais encore la présentation de son texte est faite sur un ton plutôt ironique. De toute évidence, le modèle de la contribution d’expert est ici rejeté pour travailler celui du courrier d’amateur.

14  Dumas fils donne un texte intitulé « De l’adultère » que Le Figaro publie le 31 mars 1888.

15  Sur la question des collaborations sollicitées par Bonnetain pour le « Questionnaire », nous renvoyons à nouveau aux travaux de Frédéric Da Silva qui montrent non seulement que la pratique est concertée mais encore qu’elle tend parfois à déterminer l’orientation générale de la rubrique. Ainsi, par exemple, Bonnetain, se disant pressé par ses lecteurs, écrit à Renan : « Ils voudraient, ces gourmands qui ne doutent de rien, lire de vous une ou deux colonnes sur les choix si nombreux d’œuvres religieuses (La Bible, Les Évangiles, L’Imitation) par lesquels plusieurs de nos lectrices, 12 %, ont répondu à notre dernière question. Il va sans dire cependant que nous les laisserions à leurs réflexions si vous préfériez un autre sujet et qu’eux et nous, quoi que vous donniez, nous serons ravis » (Paul Bonnetain, lettre à Ernest Renan datée du 31 juillet 1888, B.N.F., manuscrits occidentaux : N. a. f. 14196, f°247, cité par Frédéric Da Silva, Aux confins du naturalisme : Paul Bonnetain (1858-1899), thèse de Doctorat, Université de la Sorbonne Nouvelle- Paris III, p. 359). Le texte donné par Renan est inséré dans le Supplément du 11 août 1888 sous le titre : « La Question de l’amour ». S’occupant peu de commenter l’opinion et le choix des lectrices (il ne semble pas même avoir bien compris le principe puisqu’il propose à la fin de distribuer des prix aux lectrices, comme s’il s’agissait d’un concours), Renan se charge principalement de la place de l’amour dans les écrits bibliques et mystiques.

16  Le Figaro, supplément littéraire, 28 avril 1888.

17  Cette réponse « à côté », donnée par de nombreuses correspondantes, tient dans l’idée que le cœur des femmes est le livre qui parle le plus éloquemment d’amour. Quelques exemples : « Le livre qui parle le plus éloquemment de l’amour, c’est le cœur de la femme et on ne l’a jamais imprimé » (signé Pompettte) ; « Celui qu’elle peut lire en elle-même » (signé Marline) ; « Ce livre, c’est leur cœur » (signé le baron de N…) ; « Mon cœur, [livre] auquel je reviens maintenant que j’ai des cheveux blancs » (signé Olime).

18  La formule justifiant de faire de la question un sujet féminin est la suivante : « Les Correspondants ont traité la Question sous toutes ses faces ; mais la beauté féminine, la merveille de la nature et de l’art, a la part du lion, car elle exerce aussi son orgueilleux pouvoir sur la philosophie. » Quelques mots sont dits tout de même sur le cas des hommes mais la dimension proprement esthétique de la question est mentionnée pour être évacuée.

19  En substance, selon l’auteur de Mensonges, l’opinion féminine se caractérise par son absence de « raisons », son incapacité à s’abstraire de la réalité quotidienne et personnelle pour juger la fiction, sa « sincérité » essentielle, autrement dit son absence de culture et de goût pour la théorie.

20  Le Figaro, supplément littéraire, 28 janvier 1888.

21  Paul Bourget, « Une Réponse », Le Figaro, supplément littéraire, 4 février 1888.

22  Le Figaro, supplément littéraire, 26 mai 1888. Le texte que nous citons est donné dans la section « Documents » de la présente publication.

23  Ibid.

24  Ibid.

25  Ibid.

26  On pourra par ailleurs prendre en compte que Bonnetain, assez agacé par la rubrique même, se plaît certainement à faire de cet espace « neutre » un espace de jeu quelque peu sulfureux.

27  Le Figaro, supplément littéraire, 6 octobre 1888.

28  La Princesse Georges, comédie en trois actes d’Alexandre Dumas fils, créée en 1871, dont l’argument est précisément la culpabilité comparée des hommes et des femmes dans l’adultère.

29  Cette question s’inscrit dans le débat d’actualité sur la recomposition du corps des diplomates par l’administration républicaine. Le lectorat du Figaro est bien évidemment particulièrement sensible à ces questions.

30  Cette question, pour la première fois, est présentée comme venant des lecteurs eux-mêmes.

31  De fait, les collaboratrices du Figaro apparaissent régulièrement dans le « Questionnaire », en tant qu’expertes des « questions féminines », rôle qu’elles tiennent régulièrement au journal. Il s’agit de Julia Daudet, de Gyp, de la vicomtesse de Perrony – sous le pseudonyme d’Étincelle.

32  Julie de Lespinasse (1732-1776), grande salonnière des Lumières, a laissé des lettres adressées à M. de Guibert dont la publication en 1809 a dévoilé, selon la formule de Sainte-Beuve, « la femme de cœur et de passion, la victime brûlante et dévorée ». Le succès de l’ouvrage et la réédition régulière au cours du siècle expliquent sa présence forte dans le questionnaire.

33  Mireille (1859), œuvre la plus célèbre de Frédéric Mistral, est un long poème épique en provençal qui raconte l’amour impossible entre l’héroïne éponyme, fille d’un propriétaire terrien, et Vincent, pauvre vannier.

34  Monsieur, madame et bébé (1866) de Gustave Droz est un recueil d’articles croquant des scènes de la vie familiale qui connaît un grand succès dans les années 1870, en France et dans le monde.

35  Ces expressions sont empruntées au portrait de Bourget par Bernard Lazare, donné au Figaro puis recueilli dans Figures contemporaines, ceux d’aujourd’hui, ceux de demain, édition présentée et annotée par Hélène Millot, Grenoble, Ellug, 2002 (Perrin, 1895).

36  Expression d’Anatole France dans son compte rendu de Mensonges, recueilli dans La Vie littéraire, première série, 1888.

37  Paul Bourget, né en 1852, a alors trente-six ans.

38  Notons au passage que le rapport des femmes au livre est immédiatement placé sous l’angle le plus matériel : « couper » et non « lire » est un motif que l’on retrouve en fin d’article.

39  Ce passage par la fiction de la parole de femme est très symptomatique : Bourget a tout de même plus de deux-cents lettres à citer et préfère faire parler (crier) un personnage.

40  Notons au passage que ces gentillesses sur l’esprit critique des femmes et la nécessité de s’y soumettre sont justement mises en scène dès les premières pages de Mensonges : après la représentation de sa saynète, René doit subir les commentaires des mondaines sur son œuvre, L’une ne déprécie que par « cruelle envie de femme de confrère », l’autre est incapable de citer deux vers sans les massacrer…

41  Théodule Ribot (1839-1916), philosophe, précurseur de la psychologie française. Herbert Spencer (1820-1903), philosophe théoricien de l’évolutionnisme, dont les travaux sur la sociologie et la psychologie ont eu une influence considérable. La double référence à Ribot et Spencer constitue un lieu commun du discours philosophique et critique fin-de-siècle.

42  Voici les mots de la lectrice qui signe « Une Mondaine », dont Bourget réduit et déforme l’argumentation : « "Les Mondaines" de M. Paul Bourget ?... Où donc, des "Mondaines" ?... – Des bourgeoises ? Oui… – Des étrangères ? À peu près… – Des actrices ? Peut-être… – Des mondaines ? Jamais ! Mme Moraines est une mondaine à côté, une mondaine "en l’air", telle que peut la rêver un intelligent élève de rhétorique, une mondaine peinte "de chic" ; seulement voilà !... Pour bien peindre de chic, il faut, malgré tout, avoir une idée précise de la forme et de la couleur de l’objet qu’on peint. Quand il montre Mme Bovary, affolée par la lecture de George Sand, d’Eugène Sue et de Balzac, cherchant à se représenter le "grand monde", Flaubert dit : "Le monde des ambassadeurs marchait sur des parquets luisants […], etc., etc." Eh bien ! quand je vois l’idée que M. Bourget se fait de nous, je pense à la Bovary de ce Flaubert, qui, – si prodigieux qu’il fût, – s’est contenté de parler de ce qu’il savait » (Le Figaro, supplément littéraire, 28 janvier 1888). L’éreintement de la mondaine porte moins sur le manque d’ampleur de la fresque sociale que sur le bovarysme grotesque avec lequel Bourget se figure le monde…

43  Héroïne de Cruelle Énigme.

44  Le propos de la lectrice est un peu plus complexe que ce que dit ici Bourget. Celle-ci adresse en effet un reproche général d’invraisemblance au caractère de Mme Moraines, bien trop radicale dans son immoralité et sa complaisance dans le mal pour une mondaine bien élevée. Mais le ton très railleur, parfois violent de la lettre, et la formule finale articulent ce reproche d’invraisemblance avec celui, tout bonnement, de misogynie. Voici la fin : « Et quand elle [Mme Moraines] va rejoindre René, rue des Dames : "Elle ressent un malin plaisir à se représenter son mari assis à son bureau, son excellent ami, chevauchant une jument anglaise" ( !). (Hum !... pas très mondaine, l’expression !... Chevaucher une jument !... Même anglaise !...)  "…Et son petit René entrant chez une fleuriste pour y acheter de quoi parer le temps de leurs caresses." Trop, beaucoup trop de pédale !... Ces jolis sentiments ne sont ni mondains, ni même, je crois, féminins » (Le Figaro, supplément littéraire, 28 janvier 1888, signé « Une femme »).

45   Claude et Colette sont des personnages de Mensonges : Claude est l’homme de lettres qui introduit son ami, René, dans le monde. Colette est son inconstante maîtresse.

Pour citer ce document

Yoan Vérilhac, « « Les femmes seules savent écrire une lettre » : sur le « Questionnaire » du Figaro de l’année 1888», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/les-femmes-seules-savent-ecrire-une-lettre-sur-le-questionnaire-du-figaro-de-lannee-1888