Le Voleur d’enfants. Reportage sensationnel

Le voleur d’enfants (1ere partie)

Table des matières

GUILLAUME PINSON et PIERRE-OLIVIER BOUCHARD

Introduction

Ce roman de Louis Forest, à peu près complètement oublié et publié dans Le Matin du 25 juin au 23 septembre 1906, puis en volume en 19091, est une anomalie dans le genre des romans du journalisme – ou bien une formidable innovation, suivant la manière dont on veut bien observer le phénomène. En effet, à notre connaissance, il s’agit du premier roman francophone dont la narration est quasi-exclusivement déléguée aux journalistes fictifs, ici en l’occurrence un trio de reporters nommés Barnard, Binard et Barbarus, et un anonyme rédacteur qui remplit la fonction d’une sorte de rédacteur en chef. Jusqu’à preuve du contraire, il n’existe pas avant cela de romancier qui ait eu l’audace de renoncer à sa « voix » de romancier pour laisser à une écriture journalistique fictive le soin de guider le récit. Le Claudius Bombarnac de Jules Verne (1892), en livrant les impressions du journaliste éponyme, s’arrêtait juste avant cette frontière poétique : ce n’étaient pas les articles de Bombarnac que l’on lisait, mais une forme de journal intime, un cahier de notes que le héros prenait sur le vif ; le roman était d’ailleurs sous-titré Carnet d’un reporter. Dans le cas de Forest, le pas est franchi et le roman est présenté comme un « reportage sensationnel » !

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Publicité du feuilleton, Le Matin, 20 juin 1906

Décomplexé et populaire, le roman de Louis Forest est donc une extraordinaire mise en fiction de l’ère de l’information. La narration du trio de reporters est au centre du dispositif, et elle est sous-tendue par un procédé d’enchâssement efficace : les trois héros journalistes sont des reporters du Matin, et bien entendu ce Matin de la fiction est mis en scène dans Le Matin réel. Tout cela suppose une forme d’omniprésence du texte journalistique, comme si celui-ci avait phagocyté toutes les manières de faire de la communication et qu’il n’y avait plus d’autres formes de discours possibles que celui-là, dans toutes ses variantes. Ainsi, la poétique de l’information qui constitue la quasi totalité du roman est extrêmement riche : on retrouve dans une alternance dynamique qui donne son rythme au roman, outre les reportages des trois journalistes, des revues de presse, des échos de journaux, des interviews, des lettres de lecteurs fictifs, des titres et des sous-titres caractéristiques, le tout traversé par d’incessantes questions de circulation de l’information, de confirmations et de démentis, autrement dit tout ce qui constitue l’assemblage poétique d’un grand quotidien comme Le Matin. Le jeu ici est fondé sur les correspondances entre les différents « articles » et les différentes « rubriques » de ce triple reportage fictif, tous ces textes se répondant les uns les autres et constituant, par accumulation, une forme d’archive médiatique. Cette archive fonctionne en somme de la même manière que les grandes affaires qui passionnent l’opinion et qui, situées en haut-de-page, constituent également un récit suivi. Encore une fois l’effet est saisissant : tout est récit, affirme subtilement le feuilleton, même quand celui-ci, en haut-de-page, a la caution absolue de la référence. Enfin le roman met en scène d’abondantes références hors-textes qui contribuent à le situer sur un horizon contextuel et « actuel » : évocations de faits divers réels, mentions très nombreuses de personnalités médiatiques et politiques, citations d’articles fictifs de journaux réels, évocations incessantes des effets du journal sur le monde, sur la politique, sur les lecteurs, sur l’opinion publique, etc.

Le texte du journal est donc ici omniprésent, et Louis Forest propose ainsi à son lecteur une forme de mimétisme médiatique absolument réjouissant et efficace, le roman se fondant poétiquement dans les genres et les rubriques du journalisme d’information. À la limite, il ne reste plus que la situation du roman dans le bas-de-page et le péritexte de présentation (« roman extraordinaire ») pour que l’œuvre se signale encore comme roman, parvenant ainsi à une forme éclatante et totale de « fiction d’actualité2 ». Ludique, avant tout divertissante, cette œuvre de Louis Forest n’en montre pas moins tout le chemin parcouru dans la prise en charge romanesque du texte journalistique depuis les premières expérimentations sous la monarchie de Juillet : le journal n’est plus une chose honteuse qui n’apparaissait que par bribes dans les romans de l’écrivain-journaliste, mais au contraire le texte-emblème d’une culture médiatique triomphante. Il n’est sans doute pas anodin à cet égard que ce soit dans Le Matin que cette petite révolution se soit produite, car ce journal, lancé en 1884 et dirigé par Alfred Edwards, fondait sa notoriété sur la place prépondérante laissée à l’information. Reportages, interview, grands titres bandeaux, page de « Dernière heure », fait divers transmis par télégrammes : tous les procédés visant la diffusion d’une information objective et rapide étaient la signature du Matin. Louis Forest a su capter cette poétique de l’information, au grand plaisir de son lecteur.

S’ajoute au roman une autre forme assez étonnante de mise en abyme : le roman propose à ses lecteurs de juger régulièrement les exploits des trois journalistes, et de les noter. Un « concours » – évidemment fictif – existe ainsi au cœur de ce roman décidément hors norme, mettant les trois reporters en concurrence et promettant 25 000 francs de prime à celui qui aura donné le plus d’informations exactes pour l’arrestation du coupable ! Tout se passe comme si le roman multipliait ainsi les clins d’œil à la grande machine médiatique, poussant la malice jusqu’à mimer les jeux et divertissements qui émaillent les pages d’un quotidien. En effet, le procédé fait écho aux jeux et concours que certains journaux organisaient régulièrement, afin de capter une certaine clientèle et s’assurer sa fidélité. C’est ce qui explique la présence de ces curieux tableaux hebdomadaires, proposant les résultats de chacun des journalistes, basés sur les votes – fictifs aussi ! – des lecteurs.

On sait assez peut de chose de Louis Forest. Né à Metz en 1872, décédé à Paris en 1933, il a collaboré comme journaliste et critique à plusieurs journaux, au Matin, à L’Illustration et au Figaro notamment. Mais il fut aussi romancier, bien sûr, et dramaturge. Il tenait une chronique dans Le Matin depuis 1920, intitulée « Propos d’un parisien », qu’il gardera jusqu’à sa mort. Celle-ci provoqua une certaine émotion, si l’on en croit le récit des obsèques dans le Matin du 2 août 1933, qui voit se réunir personnalités politiques et monde de la presse. Louis Forest s’était aussi engagé dans le débat public et politique, il fut élu au Conseil général de Seine-et-Oise, et fonda en 1926 L’Animateur des temps nouveaux, un hebdomadaire trahissant sa sensibilité politique, une droite proche d’être réactionnaire, en tout cas vigoureusement libérale. La revue ne lui survécut pas.

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Louis Forest (cliché : Paul Aron)

Le roman que l’on va lire est avant tout un divertissement, un véritable feuilleton d’aventure aux accents parfois fantastiques. S’il s’agit essentiellement d’un roman d’enquête, comme il y en avait tant à l’époque3, les influences sont malgré tout diverses : héritage du feuilleton larmoyant (l’enlèvement d’enfant est un classique du genre), veine fantastique (un sombre professeur a inventé un traitement qui permet de faire de chacun des enfants enlevés le génie dans un domaine à chaque fois unique), anticipant même sur des thèmes populaires qui seront largement traités dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment par la bande dessinée (le savant fou, le désir de conquête, la fragilité des équilibres géopolitiques4). On peut penser que malgré son rapide oubli, le roman a marqué certains lecteurs dans leur jeunesse car la figure inquiétante qu’elle met en scène, celle du professeur Flax, reviendra dans la série prolifique des Harry Dickson, sans pour autant que la filiation soit absolument certaine5. Reste que demeurent au centre de tout ce dispositif les aventures des trois reporters. La triple présence de cette figure héroïque du journaliste rattache le roman à une autre filiation, qui prend sa source en France chez Jules Verne dans la veine aventurière. Un an plus tard, en 1907, commenceront à paraître dans L’Illustration les exploits d’un autre reporter débrouillard, Rouletabille, – en attendant le petit héros d’Hergé6.

Quelques mots pour conclure sur l’édition que nous proposons. Pour des raisons techniques mais aussi de commodité de lecture, et compte tenu de la longueur de ce document, nous l’avons scindé en trois parties. Nous avons tenu à respecter le découpage des livraisons : la table des matières s’organise logiquement autour des dates de publications dans Le Matin, à partir du 25 juin 1906. Et comme ce journal a été numérisé par Gallica, le lecteur pourra se reporter aisément à cette publication originale s’il le désire, située en page 2 du quotidien. Le résultat donne un texte assez haché, conformément à un style feuilletonnesque voulu haletant : fréquents sauts à la ligne, enchaînement de brefs dialogues, titres et sous-titres qui miment l’appareil médiatique, etc. Il n’est pas certain que la page web rende au mieux l’expérience, notamment temporelle, d’une lecture originalement faite de pauses et d’attentes; jouaient aussi à plein les effets d’allusion à l’actualité. Du moins avons nous souhaité remédier à cela partiellement en laissant bien sentir le découpage quotidien. De plus, le lecteur verra peut-être à établir quelques liens entre ce roman-feuilleton au rythme rapide et aux alinéas abondants avec notre écriture numérique actuelle, faite de notations abrégées et cumulatives. Enfin, ne voit-on pas quelque lien entre la colonne du journal et la longue colonne de texte qui se déploie désormais à l’écran ? On verra à ce propos que conformément à l’édition d’origine parue dans Le Matin, le texte de chacune des livraisons est découpé en petites sections, surmontées d’un titre journalistique caractéristique centré sur la colonne. Nous avons bien entendu conservé cette organisation qui, avec tout le dispositif poétique que l’on s’apprête à découvrir, confère à ce roman étonnant sa saveur médiatique oubliée.

P.-O. Bouchard et G. Pinson

25 juin 1906

ON VOLE DES ENFANTS À PARIS

On vole des enfants à Paris.

On en vole tous les jours.

On les vole sur les grands boulevards, dans les rues les plus passagères. On en a volé boulevard Montmartre, rue Caumartin, rue Royale, rue Racine, avenue Niel, passage des Panoramas, cité Rougemont.

On les vole en plein midi, avec une audace diabolique, avec une adresse stupéfiante.

On les vole sous le regard des mères les plus attentives.

Et ceci n’est pas un des contes dont frissonnait notre enfance, une histoire à secouer des cauchemars les nuits des tout petits.

C’est la réalité la plus vraie, celle que nous vivons.

C’est le fait certain, écrit en larmes et en sanglots dans les annales de la semaine, le fait indéniable dont une première enquête nous a révélé la terrifiante gravité.

Si cette véritable épidémie continue a grandir, si une digue énergique n’arrête pas le flot qui monte et si les détails que nous commençons à connaître sont dévoilés sans que l’x du mystère n’ait craché une éclatante solution, il n’est pas difficile de prophétiser que cette lèpre nouvelle fera pleurer Paris et soulèvera d’horreur la France et le monde.

Sept enfants ont déjà été enlevés à leurs parents, en sept jours.

Voilà ce que nous pouvons affirmer aujourd’hui, sans crainte d’un démenti, sans crainte de dépasser la vérité. Mais nous avons lieu de croire que les rapts ont été plus nombreux encore.

Nos renseignements, nous devons l’avouer, sont très imparfaits au moment où nous mettons sous presse7. Ils ont été pris en courant, à la suite d’une communication qui nous est parvenue trop tard dans la soirée.

En dépit de notre armée de reporters, du télégraphe et du téléphone, immédiatement mis en mouvement, nous n’avons pas pu attendre des détails plus complets, arrêter encore nos machines prêtes à rouler, augmenter encore l’impatience des conducteurs de nos rotatives, déjà énervés par le retard que notre dernière heure a imposé au tirage, et peut-être manquer le départ du journal.

Mais nos lecteurs n’y perdront rien. C’est partie remise.

L’affaire dont nous les entretenons aujourd’hui nous paraît à première vue si étonnante, si prodigieuse que toutes les forces d’information dont nous disposons seront mobilisées pour aboutir promptement à l’établissement de la vérité.

Nous sommes néanmoins les premiers dans la presse à avoir eu connaissance de ces vols d’enfants. Cette constatation nous vaudra pour aujourd’hui l’indulgence du public.

Nous aurions pu, très certainement, malgré l’heure pressante, raconter quelques circonstances plus précises, si nous ne nous étions pas heurtés, dès le début de notre enquête, à un mauvais vouloir inattendu et nouveau des hautes autorités policières.

UN SOUS-CHEF QUI NE SAIT RIEN — UN CHEF QUI NE DIT RIEN — L’ÉMOTION DE M. HAMARD

À la Sûreté, on est muet.

Visiblement, un mot d’ordre a été donné.

La police, pour qui la presse est pourtant devenue une auxiliaire souvent précieuse, croit encore devoir garder le secret le plus rigoureux au sujet des rapts d’enfants.

Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de ce silence.

M. Blot, le sous-chef de la Sûreté, a pris, lorsque nous l’avons interrogé, son air le plus innocent.

— Des vols d’enfants ? Qu’est-ce que vous me racontez là ? S’il y en avait eu, je le saurais. Des vols d’enfants ? Connais pas. C’est une invention de nourrice.

Cette histoire de nourrice n’a cependant pas été démentie avec autant d’énergie par M. Domergue, le chef des bureaux de la Sûreté. Il est vrai que nous l’avons relancé à son domicile, et qu’il n’a pu se concerter avec ses collègues pour éviter le petit piège tendu à sa bonne foi.

— M. Blot, lui avons-nous dit avec sang-froid, nous a raconté que des enfants ont disparu ces temps derniers, en assez grand nombre, qu’ils n’ont pas laissé de traces, qu’on est inquiet sur leur sort, que...

— Blot vous a raconté ça ? s’est-il écrié, très étonné, sans se rendre compte que cette interruption interrogative aiguisait des soupçon.

— M. Blot a raconté ça ! fut-il répondu avec le calme du mensonge sûr de son effet.

— Ah !.., Eh bien ! oui. Mais n’exagérons rien. N’inquiétons pas le public en grossissant les faits. Il est arrivé dans les bureaux des commissaires de police de nombreuses déclarations touchant des enfants perdus. Il en est arrivé plus qu’à l’ordinaire... Pur hasard !...Il y a des semaines où il pleut plus, d’autres où il pleut moins. Nous sommes, quant aux disparitions de mioches, dans la période où il pleut plus. Voilà tout... Chaque jour, il se trouve un bambin trop curieux qui lâche la main de sa mère et s’égare dans la foule. Quand il se voit seul, il pleure. Un passant apitoyé l’interroge. Il ne répond généralement pas. Un agent passe qui conduit paternellement le moutard au commissariat le plus proche, où neuf fois sur dix la maman est en train d’indiquer minutieusement le signalement, de décrire l’endroit où le petit a dû se séparer d’elle... Une petite scène d’attendrissement termine le drame qui finit, au bout du compte, avec chou à la crème, chez le pâtissier... Il est rare que l’enfant ne soit pas rendu à ses parents dans la journée même, au plus tard le lendemain... Sauf naturellement lorsqu’il s’agit d’escapades réfléchies, de jeunes Robinson épris d’espace, déserteurs du foyer paternel, rêvant de réaliser les exploits de certains héros de la bibliothèque rose... Dans ce cas, les recherches sont plus difficiles, car les fugitifs se cachent et ont généralement emporté de quoi vivre quelques jours... Ce sont là des événements d’une banalité extrême... Le hasard, je vous le répète, le simple hasard les a multipliés cette semaine. Ça n’a aucune importance, aucune, aucune, et votre flair de reporter peut dormir sur ses deux oreilles, s’il en a.

Ce petit discours serait parfait si les enfants dont il est question avaient été retrouvés. Il n’en est rien, malheureusement.

M. Hamard, que nous avons réussi à atteindre tout de suite après, s’est montré beaucoup plus ému.

Plus libre que ses subordonnés, le chef de la Sûreté8 n’a pas voulu dissimuler la gravité de la situation.

— Comment ?... Vous savez ?... Je vous en supplie, ne publiez pas un mot de ces enlèvements, car nous nous trouvons bien en présence d’enlèvements répétés, systématiques, mystérieux. Nous tenons à cacher les faits quelques jours encore. Rendez-nous le service de nous y aider. Je vous donne ma parole que vous serez averti du moment où vous pourrez tout dire, que vous en serez averti avant vos confrères et que nous vous fournirons tous les renseignements à notre disposition. Mais pour l’instant, le silence, le silence absolu... Et si vous me le promettez, je vous raconterai, en échange, la capture opérée hier, à Bruxelles, de toute une colonie de voleurs au chloroforme qui ont, cet hiver, terrorisé les hôtels de Nice et de San-Remo.

CURIEUX DÉTAILS

Malgré la récompense alléchante offerte à la discrétion du reporter, nous n’hésitons pas à remplir notre devoir qui est, avant tout, de renseigner nos lecteurs sans nous préoccuper des convenances momentanées de l’administration du quai des Orfèvres.

Et pour quelle raison taire l’inquiétante série de ces disparitions ?

Il se peut que la police veuille frapper un grand coup, essayer d’atténuer l’émotion publique, en annonçant, en même temps que les forfaits, l’arrestation de leur auteur.

Ces raisons ont sans doute leur valeur.

Mais, d’autre part, n’est-il pas utile d’apprendre aux parents qu’un individu monstrueux erre en ce moment par la ville, en quête d’enfants, de tout jeunes enfants, qu’il vole dans un but qu’on n’a pu encore déterminer ?

Est-ce donc une mauvaise œuvre que de crier : « Gare ! » aux mères imprudentes, que de leur crier : « Veillez ! »

Il est d’autant plus indispensable de divulguer le danger que les vols d’enfants ont tous le caractère de ces événements violents qui passionnent les foules : l’habileté prodigieuse du scélérat, la répétition constante de procédés typiques.
Imaginez qu’un beau matin un garde découvre, dans un fourré du bois de Boulogne, un mort portant à la tempe gauche une blessure en forme d’as de trèfle. Les journaux en feront un bout d’article qui figurera, sans plus, à sa place, dans la colonne des faits-divers.

Imaginez maintenant que le même garde découvre tous les matins, à la même place, un cadavre dont la tempe sera crevée du fatidique as de trèfle.

Du coup, la cause deviendra célèbre, fera l’objet de chroniques spéciales, travaillera tous les esprits, et le soir, avant de se coucher, les peureux fouilleront une fois de plus sous le lit.

Jack l’Éventreur, le célèbre assassin anglais, a dû surtout sa réputation internationale à une sorte d’effrayante marque de fabrique qu’il imprimait à ses crimes renouvelés9.

Or, le voleur d’enfants a, lui aussi, sa marque de fabrique. Les premières déclarations des parents victimes du bandit ont permis de noter des singularités identiques qui décèlent qu’on a bien affaire a une volonté tenace et raisonnée, à moins qu’elles ne soient l’œuvre d’un fou, d’un maniaque odieux.

Le ravisseur ne s’est attaqué jusqu’ici qu’à des petits garçons.

Tous ces garçons sont âgés de six à sept ans.

Tous ces garçons sont très blonds, d’un blond de paille.

Il y a là plus que des coïncidences.

Quoi qu’en puisse penser le chef des bureaux de la Sûreté, le simple hasard ne se répète pas avec cette précision méthodique.

Non. Nous nous trouvons en présence d’attentats obscurs dont il est de toute urgence d’arrêter la perpétration. Il y a là un problème cruel qui ne peut pas, qui ne doit pas rester insoluble plus longtemps. Il n’est pas admissible que la population parisienne, victime ignorante, abandonne encore d’autres enfants au sphinx énigmatique qui les dévore.

DERNIÈRE HEURE : LE RAPT DE LA CHAUSSÉE-D’ANTIN

À la dernière minute, un de nos collaborateurs nous téléphone l’indication suivante :

La baronne de Vautremesse vient de signer, au commissariat de M. Tanguy, rue de Provence, une déclaration dont voici le résumé :

Cette dame se trouvait au carrefour de la Chaussée-d’Antin, au coin du boulevard Haussmann, avec son fils André, lorsque ce dernier a brusquement disparu, sans que, la mère puisse expliquer comment. Après diverses recherches, Mme de Vautremesse s’est décidée à prévenir la police.

L’enfant est âgé de six ans et trois mois. Il est élancé pour son âge. Il porte un costume marin, en gros jersey, avec un grand col blanc liseré de bleu. Chaussettes également bleues. Bottines jaunes très hautes, à lacets. On lit sur le béret : City of Brighton, en lettres d’or. À l’intérieur, la marque du chapelier est également anglaise : John Capmann and C°, London. Tout le linge est orné des initiales A. V. entrelacées, finement brodées. L’enfant est fort intelligent.

Signe particulier : les cheveux longs, bouclés, sont d’un blond très clair, presque fade.

L’effrayante série continuerait-elle ?

26 juin 1906

LES ENFANTS VOLÉS

Les faits dévoilés dans notre numéro d’hier ont produit à Paris une émotion considérable. Le voleur d’enfants est aujourd’hui l’objet de toutes les conversations et de toutes les exécrations.

Tous les journaux reproduisent ce matin notre article, le commentent en première page, ou même, il faut le constater, poussant le souci de l’inédit à des limites extrêmes, le complètent de détails imaginaires.

L’affaire que nous avons signalée à l’attention publique est donc devenue, du jour au lendemain, le grand événement de reportage autour duquel s’agitent les journalistes en quête d’inédit.

Tant mieux.

Plus on fera de bruit, plus tôt on pourra espérer arrêter les exploits du sinistre bandit.

Il s’agit bien d’un gredin ou d’un fou.

Tout le monde est d’accord sur ce point.

Aucun de nos confrères ne discute même l’hypothèse de simples disparitions dues à de déplorables hasards, à la seule inattention de la surveillance.

Le hasard n’a pas de ces troublantes persistances.

Nous le répétons. Il apparaît très clairement à tous qu’il circule dans Paris un voleur d’enfants, spécialiste sinistre.

Si quelque optimiste, malgré tout, ose encore prétendre que les petits malheureux, égarés dans la foule, seront bientôt retrouvés, nous lui répondrons que nous possédons aujourd’hui toutes les déclarations accumulées depuis huit jours, dans les différents commissariats, par des parents éplorés.

Aucune de celles qui mentionnent des enfants blonds âgés de six à sept ans n’a pu obtenir une solution favorable.

Tandis que douze enfants bruns, châtains, blonds foncés ou roux, ont été ramenés à leur domicile, aucun des dix enfants blonds clairs qui manquent à l’appel de leurs mères, n’a été rendu à son foyer.

Dix enfants !

Ainsi que nous l’avions prévu, le chiffre de sept, que nous indiquions hier, est insuffisant.

Outre le petit André de Vautremesse, dont le nom nous a été téléphoné en dernière heure, la triste, liste a dû être augmentée de deux autres petites victimes.

Aux dix questions que tout le monde se pose sur le sort de ces dix enfants, on ne peut que répondre par dix suppositions angoissantes.

Nous ne les développerons pas aujourd’hui, par respect pour la douleur des parents.

Il sera toujours temps, si rien ne vient éclairer le problème, d’imprimer des hypothèses alarmées.

LISTE COMPLÈTE DES PETITS DISPARUS — SIGNALEMENT SOMMAIRE

Bernard Flaquette, six ans, blond doré, répond au surnom de « Bobichon ». Taille bien de son âge. Intelligence très ouverte. Yeux gris. Costume complet marron, avec grosse cravate Lavallière en satin rouge. Le père est comptable à la Compagnie du gaz. Il revenait de promenade avec son fils quand, en se retournant, il a constaté que l’enfant ne le suivait plus. Lieu probable ou le vol a été commis : la rue Beaubourg, au coin de la rue des Gravilliers.

Paolo Palavacoccini se promenait en compagnie de sa grand’mère ; costume écossais complet. Blond pitchpin. Six ans et demi. Taille moyenne. Parle italien. Parle le français avec un léger accent méridional. Air très éveillé et vif. Lieu probable ou le vol a été commis : angle de l’avenue Niel et de la rue Rennequin.

Urbain Godedouins, était avec sa mère, Lise Godedouins, très connue à Paris sous le nom de Michette de Montréjeau. Blond pâle. Chevelure abondante. Longues boucles. Six ans et quatre mois. Yeux bleus. Très petit pour son âge. Portait encore une robe, toute en broderies, couleur noisette. Chapeau, chaussettes, bottines de même couleur. Son surnom : Chichi. Intelligence très alerte, très débrouillarde, au-dessus de son âge. Lieu probable où le vol a été commis : la rue Marbeuf, près la rue François-1er.

Anqe Pompaigne, était avec sa bonne. Blond cuivre clair. Habillé du haut en bas de toile blanche, très épaisse. Chapeau de feutre noir. Six ans et cinq mois. Yeux bruns, très brillants. Intelligence étonnante. Lieu probable de l’enlèvement : la rue Racine, coin de la rue Monsieur-le-Prince.

Pierre-Isidore-Jules-Marie-Onésime Candelaur, était également avec une domestique. On l’appelle à l’ordinaire, à la façon de sa gouvernante, qui est Allemande : Schaetzchen, c’est-à-dire : Petit trésor. Blond laiteux. Six ans et deux mois. Petit, mais rablé et très vigoureux. Intelligence pétillante de gavroche parisien. Habillé de deuil, tout en noir. Chapeau melon avec crêpe. Lieu probable de l’enlèvement : la rue Royale, à l’angle du Faubourg-Saint-Honoré.

Frantz Vétyolle, le fils du célèbre harpiste, professeur au Conservatoire ; était avec sa mère. Complet veston croisé. Pantalon long. Casquette jockey en drap gris. Mince, très allongé ; cheveux blonds presque blancs. Exceptionnellement intelligent. Lieu probable de l’enlèvement : la cité Rougemont ou la rue Bergère, entre la rue Rougemont et la rue du Faubourg-Poissonnière.

Nicolas Barlatescu, fils du troisième chancelier du consulat de Roumanie ; était avec sa mère. Costume gris clair. Grand col plat. Blond opale. Six ans et sept mois. Yeux bleus. Parle roumain, anglais, allemand, français. Intelligence remarquable. Lieu probante ou il a été volé : le boulevard Montmartre, entre le boulevard des Italiens et la rue Vivienne.

Jules Bimbaleau, était avec sa mère. Pantalon gris chiné, veste à plis, carreaux noirs et blancs. Béret tarbe. Six ans et neuf mois. Une forte cicatrice de brûlure sur la joue droite. Blond de blé. Fort intelligent. Lieu probable où le vol a été commis : le passage des Panoramas.

Fernand Pig, était avec un oncle. Cheveux blond beige. Habillé de bleu foncé, col brodé, parements brodés. Bottines jaunes à lacets. Casquette russe. Petit, gros. Intelligence étonnante. Lieu probable où le vol a été commis : la rue Caumartin à l’angle de la rue Boudreau.

10° André de Vautremesse,dont nous avons déjà publié le signalement.

Telle est la liste que nous avons pu relever sur les cahiers de la police qui, à la suite de notre article, n’a plus jugé utile de nous empêcher de remplir notre tâche. Nous prions nos lecteurs qui auraient rencontré des enfants répondant à ces divers signalements, de vouloir bien nous écrire. Le moindre indice peut mettre sur la voie du coupable.

Jusqu’ici l’habile chenapan na laissé aucune trace. Les recherches s’égarent dans le vide. Le renseignement le plus insignifiant en apparence servira peut-être de fil conducteur.

Ce n’est certes pas ce qu’il y a de moins stupéfiant dans cette lamentable histoire, que l’adresse inouïe du voleur. Il a enlevé dix enfants sans donner l’éveil à personne, sans être remarqué, sans rien abandonner sur le théâtre de ses exploits qui puisse un jour le faire découvrir.

UN CONCOURS ORIGINAL — BERNARD, BINARD ET BARBARUS

Comme ce drame semble devoir prendre une ampleur considérable, nous avons décidé d’inaugurer, entre trois de nos meilleurs rédacteurs, une sorte de concours au reportage qui ne manquera pas d’originalité.

MM. Alain Bernard, Clovis Binard et Aron Barbarus sont chargés de suivre l’affaire du voleur d’enfants.

Le jour de l’arrestation du coupable, ou du principal coupable s’ils sont plusieurs, celui de ces journalistes qui aura fourni la somme de renseignements la plus intéressante recevra une prime de 25,000 francs.

Le public sera juge, et voici de quelle façon :

Chaque semaine, nous publierons le tableau suivant :

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Dans chacun de ces petits carrés, nos lecteurs inscriront, tous les matins, une cote variant de 1 à 10, selon que les articles signés Bernard, Binard ou Barbarus, ou les informations provenant d’eux, auront plus ou moins intéressé. La dernière case servira au total. Nous calculerons dans nos bureaux la moyenne des notes obtenues ainsi pendant la semaine par Bernard, Binard ou Barbarus. Quand tout sera fini, nous additionnerons les résultats obtenus. Celui qui obtiendra le chiffre le plus haut touchera, la prime.

Il est naturellement entendu que chaque fois qu’un de ces reporters ne publiera rien du tout, il verra, pour ce jour-là, sa case s’orner a son actif, si on peut s’exprimer ainsi, d’un beau zéro.

Pour commencer, disons que le renseignement imprimé hier au sujet d’André de Vautremesse nous a été téléphoné par Binard. Les interviews de MM. Blot, Doumergue et Hamard sont de Barbarus. Les signalements d’aujourd’hui ont été cherchés par Bernard.

Si on considère que Binard a été le premier à nous envoyer un détail précis, que Barbarus n’a eu que le mal de se déranger et que Bernard s’est tout bonnement contenté de résumer des indications que la police fournit à toute la presse, on pourrait déjà distribuer, à notre avis, pour hier et aujourd’hui, comptés ensemble pour la première journée, les cotes suivantes :

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Ceci comme simple indication au public. Nous changerons ces chiffres, si nos lecteurs en jugent autrement.

On nous reprochera peut-être, par ce concours, de mêler le comique au tragique et de traiter avec une légèreté déplacée des calamités qui affligent aujourd’hui tant de familles.

Mais, répondrons-nous, la vie n’est-elle point faite de rires et de larmes ? Le plus triste des événements a sa gaieté ! Le drame et le vaudeville sont frères et marchent sans cesse de compagnie. C’est un lieu commun de chroniqueurs.

Sans compter que cette lutte entre trois reporters réputés ne peut qu’être fertile en résultats.

Qui sait ? On devra peut-être à leur génie investigateur ainsi excité des informations dont les victimes et la police tireront les bénéfices les plus heureux.

On nous dira sans doute que la conscience professionnelle de ces journalistes devrait suffire à les stimuler. Oui, certes. Nous ne doutons point de leur conscience professionnelle. Nous affirmons seulement qu’une prime de 25 000 francs la soutiendra, l’alimentera aux heures de défaillance. Et notre affirmation s’appuie sur les lois les plus certaines de la psychologie moderne.

Et maintenant, messieurs Bernard, Binard et Barbarus, à l’œuvre ! Sus au voleur d’enfants.

ENCORE UN ENLÈVEMENT.

Nous recevons le billet suivant :

« Je viens d’assister à une scène terrible au commissariat de M. Péchard, le commissaire de police de la rue Marsollier. Vous pouvez ajouter à votre liste Charles, Clépent, six ans et deux jours. Blond clair, également. À demain les détails complets. »

Barbarus

27 juin 1906

ENCORE UN ENLEVÈMENT

Notre collaborateur Barbarus nous annonçait quelques détails au sujet du plus récent des vols d’enfants, de celui de Charles Clépent. Pour émouvant que soit le récit, il ne laisse point prévoir, hélas, la fin des attentats, de l’insaisissable ravisseur.

UNE SCÈNE DRAMATIQUE AU COMMISSARIAT DU QUARTIER GAILLON

J’ai été hier le témoin d’un drame poignant qui m’a remué jusqu’au fond de l’être. Par profession, je suis pourtant bien endurci. J’ai un vrai cœur de chirurgien, ayant été présent à tant de calamités, depuis le jour où je rendis compte de l’incendie du bazar de la Charité jusqu’à celui où, revenant des tueries de Mandchourie, je dus, l’œil à peine reposé d’immenses visions rouges, contempler encore les massacres de Saint-Pétersbourg10.

Mais les douleurs les plus impressionnantes ne sont sans doute point celles où la chair crie, où la mort passe. Le déchirement d’une âme, certaines douleurs morales sont plus pathétiques.

Je me trouvais, hier, dans le bureau de l’aimable commissaire de police du quartier Gaillon, rue Marsollier.

M. Péchard, esprit fin, aiguisé, presque homme de lettres, est fort utile à consulter dans un cas comme celui qui préoccupe l’opinion. Il a une longue expérience et une sorte d’intelligence philosophique des choses. Sa conversation est agréable et instructive. Il a tout collectionné, les objets et les faits. Son appartement est un musée du crime unique au monde, son cerveau un merveilleux répertoire. Les panoplies fantastiques bondées d’instruments de meurtre et de cambriolage, d’inventions de prisonniers, d’escarpes ou de sadiques, qui ornent son cabinet de travail témoignent, par leur arrangement et leur choix, d’une réflexion précise et scientifique. Je m’étais donc promis grand profit de ses indications, pour jeter un peu de lumière dans la nuit où tâtonne mon enquête.

Je venais à peine d’entrer dans cette galerie de la potence, que la porte se rouvrit violemment :

— Il y a là une espèce de folle, fit un inspecteur qui venait de paraître.

En même temps des cris parvinrent jusqu’à nous.

— Je veux le voir ! Je veux le voir ! Tout de suite.

— Eh bien, faites-la entrer, et surveillez ses mains, dit Péchard tranquillement.

Dix secondes après, la femme était introduite.

Elle s’affala sur une chaise, voulut ouvrir la bouche pour raconter tout de suite ce qui l’amenait, mais ne put, suffoquée par une nouvelle crise de larmes.

— Allons ! Allons ! madame, remettez-vous. Qu’est-ce qu’il y a ?

Je voulus me retirer, par discrétion.

La femme m’arrêta d’un geste et, entre deux sanglots, hoqueta :

— Restez, monsieur.

Ces deux mots semblèrent raviver son chagrin et elle s’abima de nouveau en gémissements nerveux.

J’interrogeai Péchard d’un regard.

— Eh bien, restez, puisque madame vous le demande.

Il nous fallut attendre au moins cinq minutes, témoins impuissants d’une douleur sans paroles qui, par ricochet, me serrait la gorge.

Patiemment, doucement, le commissaire de police essayait de calmer cette affliction crispée.

— Je vous en prie... Racontez-moi votre malheur... À quoi vous sert de vous lamenter sans mot dire ?..., Si je puis vous être utile, parlez vite... Les minutes que vous perdez seraient peut-être mieux employées si je savais l’objet de vos larmes... Voulez-vous un verre d’eau ? Des sels ?...

La femme hochait la tête, refusait, tentait un effort nerveux pour réagir, mais continuait à étouffer de douleur, sans pouvoir redevenir maîtresse d’elle-même...

— Ce n’est pas une folle, me souffla Péchard à l’oreille.

Elle était fort élégante, quoique habillée avec simplicité. Elle était vêtue d’une robe tailleur grise, avec passepoil grenat au col, aux manches et aux coutures de la jupe. Elle me parut très jolie aussi, quoique ses plaintes désespérées eussent tiré les traits et dérangé harmonie de la chevelure... Péchard commençait à trouver la scène un peu longue. Il voulut poser les questions habituelles que son habitude des drames de la vie lui suggérait.

— Voyons, madame ! Votre mari vous a trompée ? Vous en avez les preuves ? Vous...

Elle sourit d’un sourire pâle et triste et trouva enfin des forces pour répondre, sourdement :

— Non, monsieur…  Ah ! Si c’était seulement cela !

Elle attendit un moment, respira longuement, et, comme si cet afflux d’air déclenchait ses forces, elle se confessa, raidie sur sa chaise, effrayante de calme contraint et de remords.

— J’ai un amant ! fit-elle.

— Ah !

Ce ah ! du commissaire signifiait très clairement :

— Vous avez tort, mais est-ce une raison pour vous mettre dans cet état ?

— Attendez, reprit-elle, vous ne pouvez pas comprendre, laissez-moi parler... Excusez-moi si je parle d’une manière un peu hachée... Mes idées se brouillent encore, je ne suis pas bien certaine que c’est moi qui suis ici... J’ai donc un amant, et tout mon malheur vient de là, j’en suis sûre... Je suis mariée... Vous ai-je donne mon nom ? Peut-être pas... Je suis si atrocement punie... J’oublie le principal... Voilà... Je m’appelle Hortense Clépent... mariée depuis sept ans à Horace Clépent, l’agent de change... J’habite, rue du Général-Foy, 146, notre hôtel... Je vous jure, messieurs, que je suis honnête, que mon âme est honnête... Mais on m’a mariée trop jeune... alors que j’en aimais un autre... à un homme que je n’aimais pas... Nous avons eu un enfant tout de même. Mon mari a voulu l’appeler Charles, à cause du grand-père. Charles, c’était aussi le nom de celui que j’aimais, que je n’ai jamais cessé d’aimer, qui n’a jamais cessé de m’aimer... Naturellement, cet homme a joué son rôle d’homme... Les hommes ne sont pas délicats. Il m’a poursuivi de ses sollicitations... même mariée... de son amour... J’ai résisté longtemps, longtemps, et vous n’imaginez pas ce, que j’ai souffert... C’est terrible d’aimer, de souffrir, d’être aimée, de faire souffrir, lorsque d’un mot, d’un geste, on pourrait s’abandonner au bonheur, éteindre, d’une étreinte, deux peines... Mais j’avais juré d’être fidèle à mon mari, je m’y étais engagée. C’était tant pis pour moi... J’avais eu le choix : désobéir a mes parents, ou épouser un être, aimable certes, mais indifférent, étranger. J’avais préféré me lier pour toute l’existence à une lourde chaîne. C’était tant pis pour moi, je vous le répète... J’estimais que je n’avais pas le droit de faillir à ma signature, à mon serment, parce que j’avais fait une mauvaise affaire... N’est-ce pas ?... J’avais une certaine noblesse d’âme ?...

Elle s’arrêta pour respirer, pour retrouver un moment, déchue et tombée, un peu de la fierté passée.

— Mon mari, continua-t-elle, n’a jamais rien su, rien deviné de mon état d’âme. Il est tranquille, terre à terre, heureux... Et, petit à petit, je me suis laissée endormir au charme de l’amour ! Sept ans, j’ai résisté sept ans au bonheur !… Mais mon fils s’appelait Charles comme l’autre… Chaque fois que j’entendais, que je prononçais son nom, je tressaillais toute, d’amour maternel, et d’amour !... C’est odieux ! Que voulez-vous ?... Alors, hier, hier, pour la première fois, j’ai cédé à mon amant… Et aujourd’hui à une heure de l’après-midi, au coin de la rue de Thann et de la rue de Phalsbourg, presque devant te parc Monceau, le voleur d’enfants m’a volé mon petit Charles.

Ce récit fut fait, surtout vers la fin, d’une voix où, malgré l’effort pour les retenir, pleuraient des larmes.

Péchard et moi, nous étions très émus, moins de la confession que du ton de l’aveu, et parce qu’il planait par-dessus nous quelque chose de cette fatalité antique, de cette force du destin, qui rendent si belles les tragédies des anciens. La relation que cette femme établissait entre ce qu’elle considérait comme un crime et la perte de son enfant, ne nous échappait pas. Nous la comprenions. Elle ne nous paraissait pas absurde. C’est parce qu’après une existence de lutte et d’honneur, elle avait failli, que son enfant avait été enlevé. Eh bien ! Je l’avoue. Malgré un scepticisme qui a résisté à tout, j’ai cru cette fois à cette influence surnaturelle de la faute sur la punition. J’y crois encore, convaincu par la conviction profonde et la douleur de cette femme.

Je risquai une question :

— Pourquoi, madame, m’avez-vous pris pour confident ? Vous ne me connaissez pas.

— Je veux expier, répondit-elle. Je ne veux point cacher ma faute. Je suis orgueilleuse. Je veux pâtir dans mon orgueil. Je veux être celle qu’on se montre au doigt, en disant : « C’est elle !... » Je sens que, si je ne pleure pas ma dernière larme, mon petit Charles ne me sera pas rendu...

— Mais, madame, je suis journaliste, et la discrétion...

— Publiez, interrompît-elle, tout ce que vous voudrez, avec mon nom. Vous m’éviterez ainsi d’avoir à répéter trop souvent les mêmes explications. De ce pas, messieurs, je vais avertir mon mari. Il saura tout, comme vous savez tout.

M. Péchard essaya de lui faire comprendre raison. À quoi bon briser la vie du mari ? Ce triste aveu rendrait-il l’enfant ? Elle resta inflexible dans sa résolution. Et, sans plus tarder, elle fit sa déposition.

C’est toujours la même histoire. Charles Clépent est très blond. Cette particularité fait qu’on ne doute même plus de son enlèvement. Il a été volé avec une dextérité qui tient du miracle. Le petit tenait sa mère par la robe. Elle venait de lui promettre une promenade dans la voiture aux chèvres du parc Monceau, quand, presque au même instant, alors qu’elle tournait le coin de la rue, elle eut la sensation que l’enfant n’était plus là.

Elle regarda rue de Phalsbourg, d’où elle arrivait. Elle n’aperçut que quelques passants, inoffensifs. Elle courut rue de Thann. La rue était presque vide. Seule une voiture de maître filait grand train vers la place Malesherbes.

Alors Mme Clépent se précipita au parc Monceau, ne trouva rien, revint errer, hors d’elle, dans les rues où elle venait de passer, courut vers la rue des Petits-Champs, où sont les bureaux de son mari, puis se ravisa, pour monter, tout auprès, au commissariat de police du quartier.

Après avoir énuméré les détails d’habillement de son fils (costume complet velours mastic, avec gros boutons en corne cerclés de cuivre, toque de même étoffe), Mme Clépent se retira, grave et douloureuse, pour aller chez son mari, monter, meurtrie pour toujours, la deuxième marche du calvaire.

Aron Barbarus.

ET DE DOUZE !

J’apprends que M. Tanguy, commissaire de police, rue de Provence, signale une nouvelle disparition : celle du petit Godefroy Pomme, blond. Et de douze !!!

Clovis Binard.

INTERVIEW DU PRÉFET DE POLICE

Je suis allé voir M. Lépine11, et lui ai demandé son avis sur ces vols d’enfants, dont le nombre toujours croissant finit par énerver Paris.Le préfet de police est très affecté.

— Je n’en dors plus, m’a-t-il répondu. La surveillance la plus rigoureuse a été ordonnée. Les agents ont reçu des instructions spéciales. Toute une brigade de recherches est sur pied. Mais, à l’impossible, nul n’est tenu. De l’aveu même de ceux qui conduisaient les enfants, le monstre est invisible, insaisissable. Il semble tout prévoir. Nous n’avons aucune indication sérieuse, pas même d’indication futile. À chaque affaire, il pleut des lettres de dénonciations plus ou moins exactes. Cette fois, rien, rien et rien. Il y a quelque chose d’affolant dans notre impuissance... Quel est le voleur d’enfants ?... On ne sait... À quel monde appartient-il ?... On ne sait... Qui est-il ?... On ne sait... Qui ? Qui ? Qui ?

Alain Bernard

28 juin 1906

ON A RETROUVÉ LES VÊTEMENTS DES ENFANTS VOLÉS

L’enlèvement de Godefroy Pomme est confirmé, il a eu lieu, sans doute, au carrefour formé par le boulevard Haussmann et la Tue Taitbout, peut-être à l’angle de la rue du Helder. Toujours le même signalement, quant à la couleur de la chevelure.

Ce nouveau malheur annoncé, on est heureux de pouvoir écrire enfin que l’enquête a fait un pas, un grand pas.

De tous côtés, les vêtements ayant appartenu aux enfants dérobés ont été découverts et portés à la police. Beaucoup de ceux qui avaient trouvé ces petits costumes les gardaient, soit par négligence, soit par indifférence, soit parce qu’ils n’y attachaient pas d’importance, soit pour d’autres raisons moins nobles.

L’article dans lequel nous avons publié des indications sommaires n’aura donc pas été inutile12. Il a donné l’éveil. Tout le monde a compris que c’était un vrai devoir d’avertir le service de la Sûreté. Dans une affaire de ce genre, on n’a pas le droit de rester neutre, on n’a pas le droit, pour s’éviter quelques dérangements, de cacher l’ombre d’une vérité. Ce serait véritablement une lâcheté civique.

Il est donc possible maintenant de raisonner sur quelques indications palpables. Aussi s’attend-on, d’un moment à l’autre, à des nouvelles décisives...

Chose tout à fait curieuse et qui prouve que, dans ce grand Paris, le hasard distribue ses faveurs avec une certaine intelligence, c’est notre collaborateur Barbarus qui a ramassé une de ces épaves, la dernière, le petit costume de velours mastic de Charles Clépent, qu’il décrivait hier.

LA DÉCOUVERTE DE BARBARUS

Il passait, vers onze heures du soir, devant le parc Monceau, à la hauteur de l’endroit où, d’après la déclaration de la mère, le petit Charles avait dû être enlevé. Barbarus voulait se rendre compte des lieux où le vol avait été accompli.

Il avait à peine fait une trentaine de pas dans la rue de Thann, que son attention fut attirée par un petit objet qui, au milieu de la chaussée, scintillait sous la lumière d’un bec de gaz voisin. S’il fallait s’arrêter chaque fois qu’on rencontre un bout de métal perdu sur le pavé de Paris, on finirait par faire un vrai métier de chiffonnier. Notre collaborateur passa donc.

Mais, vingt mètres plus loin, il se ravisa. Sans s’expliquer clairement pourquoi, il était comme agacé par cette chose inconnue, sans aucune valeur sans doute, qui avait fixé un instant son regard. On a parfois de ces obsessions bizarres, incompréhensibles.

Bref, tout en murmurant : « C’est idiot ! C’est crétin ! », il revint en arrière et ramassa l’objet.

C’était un bouton.

Ce bouton produisit sur notre ami un effet immédiat de saisissement et d’émotion.

Ce bouton n’était pas quelconque. Ce bouton était en corne, avec garniture de cuivre. Ce bouton était plus que probablement un de ceux qui fermaient le costume de Charles Clépent… Gros boutons en corne, cerclés de cuivre avait dit la mère. C’était bien cela.

Barbarus en tira une conclusion immédiate. Le gredin, pensa-t-il, qui a fait le coup s’est sauvé par la rue de Thann.

Le bouton pouvait, en effet, avoir été apporté là à la suite de bien des pérégrinations. Mais n’était-il pas plus logique de déduire qu’il était tombé au moment où le voleur entraînait son vivant butin ?

Il était donc plus que probable que la mère, dans le premier moment d’inquiétude, n’avait pas eu l’idée de regarder tout de suite dans la rue de Thann et avait laissé au ravisseur le temps de fuir. Mais ces suppositions de notre collaborateur, assez vraisemblables au premier abord, ne sont pas très convaincantes, ainsi qu’on le lira plus bas.

Barbarus a bien voulu nous livrer les secrètes pensées qui lui montèrent alors au cerveau.

— Ce bouton, se dit-il, est peut-être le commencement de ma fortune. Mais ce bouton vaut peut-être 1 250 louis, car, à moins que Bernard et Binard n’aient déniché le voleur lui-même, nos lecteurs seront demain les derniers des ingrats, s’ils n’inscrivent pas un beau dix à l’avoir de leur serviteur.

Voilà comme quoi se confirme la théorie que notre prime de 25 000 francs ne nuira pas à la conscience professionnelle de nos reporters.

Barbarus reprit son chemin. Vingt pas plus loin, il trouva un autre bouton semblable au premier, qui devait avoir été arraché avec force, car un lambeau d’étoffe y adhérait encore, un morceau de velours mastic doublé d’une toile beige.

Place Malesherbes, devant un petit jardin triangulaire qui égaye ce carrefour, la Compagnie d’omnibus a fait construire une de ces vespasiennes d’attente où elle a coutume d’abriter ses patients voyageurs. Presbyte, Barbarus aperçut de loin, à la lueur de la demi-nuit, derrière cet édicule, dans le gazon, un vague paquet blanc.

Les deux découvertes qu’il venait de faire aiguisaient sa curiosité. Poussé par cette clairvoyance de l’âme qu’on appelle l’intuition, il alla vers le paquet, il le ramassa, l’ouvrit et constata, presque sans étonnement, que l’enveloppe contenait le vêtement de Charles Clépent, avec les bottines, la toque, les chaussettes, la chemise, le caleçon, les bretelles et un de ces plastrons de flanelle, invention des mères qui tiennent absolument à rendre leurs enfants frileux, douillets et faciles au rhume.

Les boutonnières étaient déchirées. Presque tous les boutons avaient sauté. L’enfant a donc été déshabillé avec violence, d’une main brutale et pressée.

CRUELLES QUESTIONS

Que conclure ?

Hélas ! II n’est guère possible de se faire une opinion bien précise.

L’avis de notre collaborateur Barbarus qui pense que le ravisseur a dû fuir par la rue de Thann ne parait pas irréfutable. Loin de là.

En admettant même que le voleur ait pris cette direction, il n’a pu déshabiller l’enfant, en pleine chaussée, à quatre heures de l’après-midi, et se promener dans un quartier si fréquenté, en traînant un gamin tout nu par la main.

On peut se permettre des hypothèses plus satisfaisantes et reconstituer le drame avec plus d’apparence de vérité. Le voleur, très vraisemblablement, après avoir enlevé le petit, l’a transporté dans son repaire, l’a déshabillé, et ne sachant que faire des vêtements, craignant qu’ils pussent servir un jour de pièces à conviction, s’en est défait, en les jetant dans un endroit public. La nuit venue, il a dû reprendre le chemin qu’il avait suivi avec sa proie, perdre dans la rue de Thann deux boutons tombés du papier mal fermé et se débarrasser enfin, place Malesherbes, de son fardeau accusateur.

Le gredin aurait donc fait deux fois le voyage, à trois heures pour opérer l’enlèvement et avant onze heures du soir pour semer les vêtements.

Si donc la découverte de Barbarus avantage ce reporter, en lui laissant espérer, aux dépens de Bernard et de Binard, une bonne note du public, elle ne prouve rien par elle-même. Il faut attendre les détails plus complets que nous centraliserons demain. Puisque toutes ou presque toutes les dépouilles des victimes ont été apportées à la police, il est à présumer que nous ne tarderons pas à pouvoir soulever un coin du voile.

Mais, quelle que soit la satisfaction avec laquelle on accueille l’espoir d’un premier éclair dans ces ténèbres, il n’en reste pas moins quelques questions douloureuses comme des tenailles de tortures et qu’on ne discute qu’en aggravant l’anxiété générale.

Où sont les enfants ?

Que sont-ils devenus ?

Qu’en a fait le voleur d’enfants ?

Pourquoi n’enlève-t-il que des garçons ?

Pourquoi n’enlève-t-il que des garçons dont la chevelure est d’un blond spécial ?

Par quel procédé les enlève-t-il ?

Pourquoi se débarrasse-t-il des vêtements ?

Le seul point d’interrogation auquel, dans l’état de l’enquête, il soit possible de répondre, est le dernier. Nous l’avons déjà expliqué, et l’idée en est venue à tous, que le voleur ne tient pas à conserver chez lui des chiffons qui le trahiraient et serviraient de preuves à la justice.

Mais, si cette hypothèse est plausible, il en découle fatalement, avec l’inflexible cruauté de la logique, une déduction épouvantable. C’est à peine si on ose l’écrire, en songeant que parmi les lecteurs de ces lignes se trouvent sans doute des parents qui espéreront toujours, alors que nous désespérerons.

En effet, la présence des vêtements d’enfants ne trahirait pas plus le malfaiteur que la présence des enfants eux-mêmes. Elle eût été sûrement moins grave pour lui, dans ses conséquences actuelles et dans ses effets lointains. Donc, s’il fait disparaître ce qui est le moins dangereux pour lui, ne fait-il pas disparaître aussi ce qui est le plus dangereux ?

Quel que soit le tact avec lequel on voudrait mesurer les mots pour éviter d’accabler autour de soi des familles déjà bien éprouvées, les événements parlent trop clairement, dégagent d’eux-mêmes le sens réel des circonlocutions prudentes.

Dès lors il est inutile de vouloir être sa propre dupe et de ne point dire tout haut, dans sa brutale horreur, ce que chacun raconte tout bas. Selon tous les avis, les enfants sont emportés par une sorte de vampire, par un être hors de l’humanité, par un fou sauvage ou un sauvage fou, qui, quelque part, dans une ignoble retraite, dont il a fait un abattoir et une tombe, les égorges pour le plaisir de les égorger et pour détruire les seuls témoins de ses attentats. Voilà ce que chacun se dit et voilà quelle est — on ne saurait, en vérité, abandonner tout espoir — provisoirement la vraisemblance. Elle n’est certes point consolante et ne diminue pas l’impatience générale.

À défaut d’une sécurité qu’on ne peut leur promettre, il n’est pas superflu d’exhorter les parents qui ont des enfants blonds, et particulièrement blond clair, à redoubler d’attention.

Nous savons que l’administration ne reste point indifférente devant ces crimes. Entre autres mesures, notre collaborateur Bernard nous indique qu’un des meilleurs agents de la Sûreté, le sous-brigadier Debischoff, vient d’être rappelé de Londres, où il était en mission, et qu’il se consacrera entièrement à la recherche du voleur d’enfants.

D’autre part, à la suite d’une demande spéciale de notre ambassadeur à Washington un célèbre détective américain, William Trisson, a été appelé par câble. Il s’embarque dans trois jours sur la Savoie.

Et voilà que la police nous imite. De même que nous offrons une prime à l’habileté de nos reporters, elle promet, comme dans l’affaire Humbert13, une somme de quinze mille francs à qui dénoncera le coupable. Tout seul en face de tant d’efforts coalisés, le voleur d’enfants finira certainement par se faire prendre. Nous savons d’ailleurs que la police possède à cette heure certains indices extraordinairement curieux et du plus haut intérêt. Nous les publierons dans notre prochain numéro. D’après des renseignements, le ravisseur serait un homme d’un caractère encore plus étrange, plus énigmatique que la série de ses forfaits ne le laisse supposer.

29 juin 1906

UNE CIRCULAIRE OFFICIELLE

Pour la première fois depuis que nous avons révélé l’affaire du voleur d’enfants, nous n’avons point à commencer l’article quotidien par la constatation d’un nouveau rapt. La journée d’hier a donc été bonne.

Est-ce que l’ogre serait enfin repu de chair fraîche ? Est-ce que, à cause de tout le bruit mené autour de son œuvre, elle est devenue d’une exécution plus difficile ?

Les mères menacées font aussi sans doute meilleure garde, serrant dans la rue, d’une étreinte plus sûre les menottes de leurs petits. De tous côtés, on nous signale les précautions prises pour enrayer le mal. Voici, par exemple, une circulaire du directeur de l’enseignement primaire de la ville de Paris. Elle est adressée à tous les instituteurs et institutrices des classes enfantines de son ressort.

M

Vous n’ignorez point que de nombreux vols d’enfants ont été commis à Paris tous ces jours derniers.

Le malfaiteur auteur de ces rapts ne s’en prend qu’à des petits garçons de six à sept ans, dont la chevelure est très blonde.

L’administration vous prie de prévenir, par l’intermédiaire de la direction de votre école, les parents qui auraient des enfants dans ce cas, du danger auquel ces enfants sont exposés dans les rues.

Par suite d’une entente avec la police municipale, des agents stationneront aux abords des écoles, à l’heure des entrées et des sorties. Sur simple réquisition de votre part, ils accompagneront à domicile les enfants pour lesquels les parents et vous-même auraient sujet de craindre.

Le directeur de renseignement primaire de la Ville de Paris,

BEDOREZ.

Cette circulaire attire l’attention sur un détail assez curieux de l’affaire. Il semble, en effet, que le voleur de garçonnets ait tenu à jouer la difficulté. Il n’a enlevé que des enfants accompagnés de parents ou de domestiques. Il lui était pourtant plus commode de guetter la sortie des classes, surtout dans les quartiers populaires. Combien de gamins rentrent à la maison sans surveillance !

Par une sorte de dilettantisme, au risque d’être pris en flagrant délit, le ravisseur ne chasse donc que le gibier difficile.

ENDROITS OÙ LES VÊTEMENTS D’ENFANTS ONT ÉTÉ RETROUVÉS

Nous devons, à notre collaborateur Bernard qui fait, chaque jour, le siège des bureaux de la Sûreté, la liste des endroits où les vêtements des diverses petites victimes ont été découverts.

Nous ne saurions assez redire que pour un crime aussi énorme, aussi fantastique, les moindres détails ont leur signification et un intérêt capital.

Le vêtement de Bernard Flaquette a été trouvé au coin de la rue du Maure et de la rue du Faubourg-Saint-Martin.

Celui de Paolo Palavacoccini, rue d’Artois, au coin de la rue du Berri.

Celui d’Urbain Godedouins, sous le pont des Invalides, près du quai de la Conférence.

Celui d’Ange Pompaigne, sur le rebord d’une fenêtre de rez-de-chaussée du restaurant Foyot, rue de Condé. C’est à la même place qu’un criminel déposa, il y a quelques années, une bombe qui, par un hasard quasi symbolique, blessa le poète anarchiste Laurent Taillade14, aujourd’hui repenti.

Celui de Pierre Candelaur, sur le pont d’Orsay, en face la gare d’Orléans.

Le complet croisé de Frantz Vetyolle, derrière la porte d’un immeuble voisin de la salle Erard, rue du Mail.

Le costume gris clair de Nicolas Barlatescu, au Palais-Royal, derrière le théâtre français.

Le pantalon gris chiné et la veste à carreaux noirs et blancs de Jules Bimbaleau, sous le péristyle de la Bourse, rue du Quatre-Septembre.

L’habit bleu foncé de Fernand Pig, rue de Rivoli, presque en face de la rue d’Alger, à l’intérieur de la grille du jardin des Tuileries.

Le vêtement de Godefroy Pomme, au carrefour Gaillon.

Ainsi que Barbarus nous l’a appris hier, le paquet contenant le costume mastic de Charles Clépent gisait contre le bureau des omnibus de la place Malesherbes.

Il manque à notre liste la mention des vêtements d’André de Vautremesse. Ils n’ont pas encore été retrouvés.

PREMIÈRE  ENQUÊTE — LE VOLEUR SERAIT UN HOMME RICHE ET COMPATISSANT ?

À la Sûreté, on a soigneusement visité tous les paquets et recherché si le voleur d’enfants, malgré toute sa circonspection, n’a pas oublié, dans l’un deux, un de ces riens qui dénonce une personnalité.

Tout d’abord, les différents papiers dont les vêtements étaient enveloppés ont été longuement examinés.

Sept de ces papiers sont des journaux datés du jour ou de la veille, une Aurore, deux Matin, un Soleil, un Éclair, un Soir, un Temps.

Il est remarquable que les noms de ces quotidiens correspondent tous à des phénomènes naturels dont le ciel est l’origine.

Comme les fous s’occupent volontiers de faits astronomiques et météorologiques, certains veulent conclure, de la comparaison de ces titres, que le coupable doit, nécessairement, être un aliéné.

Il faut se méfier de ces sortes de déductions. Celle-ci est un peu dure à faire avaler, mais elle est instructive par cela même qu’elle est grosse. Elle nous apprend comment, dans une enquête où tout est mystérieux, où il est indispensable de scruter à la loupe les plus infimes indications, il est facile de déraisonner a force de vouloir raisonner.

Ne concluons donc rien du fait que quelques-uns de ces vêtements abandonnés étaient enveloppés dans le Temps et l’Aurore, le Matin et le Soir, dans l’Éclair et le Soleil. Tout ce qu’on peut accorder aux esprits fouineurs, c’est qu’un chroniqueur à court de copie pourrait un jour écrire un article sur la psychologie des titres de journaux15.

Passons à d’autres observations plus sérieuses.

Deux autres paquets étaient formés avec des journaux hebdomadaires non découpés : les Annales politiques et littéraires et la Presse Médicale16 ; deux autres avec du papier d’emballage, gris d’un côté et noir verni de l’autre.

Peut-on, sans tomber dans l’erreur que nous venons de signaler nous-même, faire état de ces remarques et en tirer une vague indication touchant les habitudes d’esprit du voleur ? Toutes les nuances politiques sont représentées parmi ces journaux. Le bandit, s’il a des opinions, est singulièrement éclectique. Il va du monarchisme au socialisme, en passant par la médecine.

Plus simple est d’imaginer que, lorsqu’il est à court de papier d’emballage, il achète des journaux, au hasard.

Il vaut donc mieux encore une fois réserver son jugement et ne point vouloir savoir à toute force, alors qu’on ne sait rien encore, ou peu de chose.

Ce peu de chose est d’ailleurs assez intéressant. Il nous dévoile un petit coin extraordinaire de la psychologie du malfaiteur.

Presque tous les enfants enlevés appartiennent à des familles aisées. Quatre d’entre eux étaient munis de petits bijoux d’une certaine valeur. Urbain Godedouins, par exemple, avait au doigt une bague avec une très belle émeraude et au bras gauche un léger bracelet formé d’un mince cercle d’or. Pierre Candelaur portait, attaché à une petite chaîne d’or, un cœur d’or enrichi de diamants ; Nicolas Barlatescu, une médaille sainte de toute beauté, également garnie de diamants ; Pierre Vetyolle, un talisman asiatique, représentant une tête de chauve-souris gravée sur une opale et dont les yeux énormes sont faits de deux gros rubis.

Tous ces objets ont été retrouvés dans les paquets.

D’après les calculs établis par la police, l’ensemble de cette bijouterie vaudrait de 15 à 20 000 francs. La seule émeraude du petit Godedouins est évaluée à sept mille francs.

Il y avait là une petite fortune assez tentante pour un gredin ordinaire. Le voleur d’enfants, lui, l’a méprisée.

Serait-il donc un homme riche ou du moins capable de subvenir à ses besoins ? Toutefois, on peut admettre aussi, que pauvre, mais extrêmement prudent, il préfère malgré tout ne rien garder pour écarter toutes les chances d’être pris.

Le Matin a raconté hier, d’après Barbarus, combien les vêtements de Charles Clépent portaient la trace d’une main féroce et brutale. Les boutons arrachés, la doublure déchirée traduisaient la violence. Les défroques découvertes depuis, prouvent que tous les enfants n’ont pas été maltraités de la sorte. Celle que notre collaborateur a rencontrée est la plus abîmée. Il y en a trois autres en assez mauvais état, qui démontrent que le voleur a usé de force pour dévêtir ses victimes. Mais les sept autres gamins, probablement terrifiés ou hors d’état de crier et de se défendre, ont été déshabillés paisiblement et sans effort.

Une autre observation est à retenir, saisissante, impressionnante, qui laisse le champ libre à mille réflexions.

Le voleur a laissé dans chaque paquet une boucle des cheveux de l’enfant enlevé.

À quelle préoccupation a donc obéi cet homme singulier ? Il y aurait-il dans son âme une de ces contradictions de sentiment, une de ces antinomies de sensibilité qu’on observe parfois avec étonnement dans les cœurs les plus durs ?

Que signifie cette boucle de cheveux ?

Le bandit ne semble t-il pas tenir aux parents le langage suivant :

— Je vous enlève votre enfant. Vous ne le reverrez plus. Mais je veux qu’il vous reste quelque chose de lui, une sainte relique que vous baiserez chaque jour, en songeant au petit disparu.

Si telle est la pensée du ravisseur, elle dénote, malgré tout, une certaine capacité d’émotion, inattendue chez un malfaiteur qui n’hésite point devant les pires forfaits.

Elle est certes bien vieille l’histoire du brigand qui a bon cœur, qui détrousse les voyageurs des diligences et se montre plein de compassion pour le pauvre bougre rencontré sur la route. Mais cette fois, elle réapparaît dans une édition nouvelle et bizarre, curieusement revue et corrigée, où les conflits de sentiments, les oppositions de caractère, après de tels crimes, dépassent ce qu’ont osé le roman-feuilleton et les conteurs populaires. Passe encore pour le brigand philanthrope. Mais accumuler tant de larmes autour de soi, mais soulever d’horreur tout un pays et s’abandonner à cette manière d’attendrissement !

L’homme capable d’enlever des enfants à leurs mères, de les tuer peut-être, serait donc en même temps relativement humain, doux, compatissant ? Il serait capable d’imaginer le foyer désolé, les tristes repas où manque le babil d’un convive habituel, gaieté de la maison ?

Et, s’étant représenté ces scènes de morne désespoir ou de lamentations bruyantes, le mystérieux gredin aurait assez de délicatesse au cœur pour concevoir qu’une boucle de cheveux peut souvent adoucir une douleur et charmer une résignation ?

Alain Bernard.

30 juin 1906

NOUVELLES DECOUVERTES — DES CHEVEUX NOIRS, CETTE FOIS !

Nous n’avons, aujourd’hui encore, à signaler aucune plainte de parents.

Mais il ne faut pas se réjouir trop vite, le voleur d’enfants n’a point renoncé a ses sinistres occupations.

Ni l’armée de policiers mise sur pied, ni la vigilance plus sévère des pères et des mères n’effrayent le bandit, résolu à toutes audaces.

Notre pessimisme est motivé par la découverte de trois nouveaux paquets contenant des vêtements d’enfants.

Le doute n’est point permis. On a reconnu la manière de l’homme horrible, son affreuse marque de fabrique. Il y aurait donc des victimes nouvelles, inconnues encore ?

Il aurait donc des parents assez durs de cœur, assez légers, pour ne pas se précipiter chez le commissaire de police, dès la première minute, dès que la disparition de leur enfant est constatée ?

Quand on réfléchit que tout Paris, puis toute la France, puis le monde entier s’intéressent, avec passion, à ces crimes, redoutables énigmes que le télégraphe a maintenant posées devant tout l’univers, cette indifférence, cette apathie des plus directement frappés nous laissent rêveurs stupides. Certains esprits ont de ces lacunes si peu normales qu’on devrait les soigner comme des maladies, comme de véritables folies.

Le premier paquet a été ramassé rue Franklin, presque en face de la rue des Réservoirs, devant le palais du Trocadéro. Papier d’emballage gris et noir analogue à celui que nous avons déjà décrit hier. Complet brun bordé d’un large lacet d’un brun plus foncé. Le linge porte les initiales A. L. Bottines lacées vernies. MÈCHE DE CHEVEUX NOIRS.

Au carrefour des rues Falguière, Dulac et Dechambre, il a été découvert également, dans un numéro du Times de Londres, un de ces petits smokings très courts, taillés au-dessus des fesses et que les Anglais appellent Eton-Jacket. Grand col blanc. Petit chapeau melon. Linge : B. G. F., avec une couronne de vicomte. MÈCHE DE CHEVEUX NOIRS.

En troisième lieu, le concierge d’un immeuble de l’avenue du Trocadéro a trouvé, devant le musée Galliera, une petite blouse en drap bleu, à gros plis, un pantalon de même étoffe avec boucles aux genoux, une ceinture blanche, une chemise, un caleçon, un gilet de laine, des bottines blanches une médaille de Lourdes en or. Le linge est marqué P. S.

On a sorti des poches de ce vêtement un vrai bazar : une toupie, des plumes, un aimant, un canif, trois mètres de ficelle à pâtissier dorée, deux mètres de ficelle rouge, un bout de chocolat rogné, une de ces petites lorgnettes minuscules en os, à travers lesquelles on distingue, en se bouchant un œil et en s’astreignant à mille efforts de l’autre, des monuments et des paysages. En outre une pièce de vingt-cinq centimes, trois billes en verre, un sifflet en agate, un crayon bleu, un centimètre de cordonnier, un dé à coudre, la moitié d’une lunette de chauffeur, et UNE MÈCHE de cheveux bruns, très bruns plutôt noirs. Le tout était enveloppé dans un vieux numéro du Secolo, de Milan.

Alain Bernard, qui nous a transmis ces renseignements, a souligné le passage frappant, nouveau.

Parmi toutes les particularités extraordinaires de cette affaire bouleversante, la préférence du voleur pour les enfants blonds était la plus curieuse, la plus caractéristique. Telle était si bien la pensée générale que la circulaire, envoyée par la direction de l’enseignement primaire aux instituteurs et institutrices, limite la vigilance spéciale aux élèves dont les cheveux sont de couleur blonde.

Soit pour dérouter les recherches, soit parce que les garçons blonds sont aujourd’hui plus pieusement gardés, le déconcertant brigand a brusquement changé de prédilections. Ce sont maintenant les enfants bruns ou noirs qui ont le triste privilège d’éveiller ses convoitises.

Ces faits nouveaux ne sont pas pour calmer l’émotion publique créée par les exploits du vampire.

Elle grandit d’heure en heure.

Elle menace même de devenir dangereuse, en rejetant au second plan des préoccupations nationales les graves événements qui menacent l’équilibre mondial, la paix, et marqueront d’une empreinte profonde, importante et durable la fortune économique et sociale de notre pays.

À PROPOS DE DEUX LETTRES — LE « FIDEL LEQUETEUR » ET L’AMATEUR DE MÉLOS

Nous avons reçu de nos lecteurs une foule de lettres qui commentent le crime du voleur d’enfants. Nous choisirons quelques-unes des plus intéressantes pour les publier17.

Il n’est pas mauvais que chacun collabore à l’œuvre de l’enquête. Que tout le monde nous aide. Peut-être qu’à force de recueillir de petits rayons épars, nous finirons par constituer un faisceau lumineux assez puissant pour projeter la vérité complète.

Voici une première lettre. Son auteur manque peut-être d’orthographe, mais il a du bon sens :

Mossieu le direkteur,

j’aimerais pauser une cestion (question, possiblement). Den le deusiaime artikl sur le voleur d’enfans, vous avais di que vous prié vos lequeteurs (lecteurs, sans doute) de vous écrir s’il on rencontre celce part (quelque part, devinons-nous) des anfans rai-pondent au çignenaleman (signalement, d’après nous) ce (que) vous avais di. C’été une bone idé. Je pui vous dire ce (que) je vous félicite pour cet bone idé et tous vou diron c’on (qu’on) vous félicite car come ça on poura metre la min sur la kanaïl (canaille, selon toute apparence). Mé je pui vou dire osi (aussi) que tous ses tones (s’étonnent, peut-être) ce (que) vou navet (n’avez) pas pubelié jamé dé raiponse. Je pui vou dire ce (que) ç’é biin (bien) esstraordiner, car tou le mon ç’é (sait) ce (que) vous avais dé lequeteurs à la milliasse. Je vou di c’il (qu’il) né pas peau-si-belle (possible : chef-d’œuvre de la réforme de l’orthographe) ce (que) person n’a rancontré un dé goes, parmi le milliasse de vo lequeteurs. Voila çe ce (que) jé à vou dire et çe ce (que) chakun vou dira.

Agréé mé ressepé d’un fidel lequeuteur.

Notre « fidel lequeteur » n’a pas tort. II n’est pas le seul qui ait fait cette observation. Nous avons publié douze signalements relativement complets. À notre suite, toute la presse française les a republiés. N’est-il pas curieux que toute cette publicité n’ait produit aucun résultat utile ?

Les réponses, contrairement à ce que pense le « fidel lequeteur » dont nous nous sommes permis de traduire certains termes pour éviter à nos amis une exégèse trop laborieuse, ont afflué.

Mais nous n’avons malheureusement pas pu en tirer parti. Elles ont donné beaucoup de fil à retordre aux policiers à qui nous les avons communiquées. Presque tous les renseignements ainsi obtenus étaient ou vagues ou faux.

Hélas ! il y a toujours de braves gens qui s’imaginent très sincèrement avoir vu les faits qui intéressent tout le monde. Ils racontent leur bonne fortune aux voisins. Et les voisins, à leur tour, écrivent, généralement sous le couvert de l’anonymat, qu’un tel pourrait raconter bien des choses s’il voulait. On se rend chez « un tel », dont la bouche se coud immédiatement. « Un tel » n’a plus rien vu, ne sait plus rien, sitôt qu’il se trouve en face d’un enquêteur sérieux et qu’il flaire d’imminentes responsabilités. Il n’est donc pas commode de se diriger dans ce labyrinthe de fausses informations, où la vanité a joué le rôle créateur.

Une trentaine de réponses ont pourtant été reconnues exactes. Mais, d’après Bernard, qui a eu la patience de vérifier lui-même toutes ces indications, elles se rapportent toutes à des heures antérieures au vol. Aucune déclaration n’a trait à un moment postérieur.

Or cela seulement serait intéressant.

Voici une autre lettre :

Monsieur,

Vous allez peut-être m’accuser d’être bien vieux jeu. Je ne nie point d’ailleurs que j’adore le mélo, ses larmes faciles, ses histoires à dormir debout, toujours passionnantes et nouvelles, parce qu’elle sont toujours les mêmes.

C’est parce que je me complais à ces fables que je vous suggère une idée qui n’est peut-être pas plus mauvaise qu’une autre, après tout.

Pourquoi le voleur d’enfants doit-il être un vampire, doit-il assassiner ces pauvres êtres ?

Puisqu’on en est aux suppositions, ne peut-on penser que ces petits sur lesquels nous nous apitoyons ont été enlevés par des saltimbanques ?

Vous souriez ? Ça ne se fait plus. Eh bien, moi, je vous dis que ça se fait toujours.

J’ai rencontré dans mes voyages, et non pas seulement au théâtre de l’Ambigu, au milieu de troupes de Bohémiens, montreurs d’ours et gymnasiarques de places publiques, des gamins, plus ou moins grands, qui n’étaient certainement pas de la race des romanichels. La seule carnation de la peau décelait une différence d’origine. Pour ces errants du monde, que sont les vrais tsiganes, un enfant est encore un capital au même titre qu’un cheval, et comme ils volent des chevaux lorsqu’ils n’en ont pas, ils peuvent voler des enfants quand ils en manquent.

Une des raisons qui militent en faveur de mon opinion, est l’adresse miraculeuse du voleur.

Qui ne sait que les Bohémiens, chapardeurs de race, excellent dans l’art d’escamoter, connaissent tous les trucs, tous les tours de main et qu’ils sont retors, prudents et subtils ?

Loin de moi la pensée de prétendre que mon idée est l’expression de la vérité. Mais elle pourrait l’être et elle serait relativement consolante. Elle le serait de toutes façons, plus que l’hypothèse du vampire, massacreur d’enfants.

Dans ces conditions, donnez à ma lettre l’hospitalité de votre journal. Les parents qui pleurent y trouveront un motif d’espérer.

Signé : PIERRE LEROY BEAULIEU.

Nous avons inséré cette lettre parce qu’elle répond à un état d’âme beaucoup plus fréquent qu’on pourrait le penser. Le romantisme n’est pas mort en France. Nous l’avons chevillé au corps. Nous aimons à voir se reproduire encore sous nos yeux les belles histoires qui passionnèrent des générations de spectateurs.

Toutefois, malgré notre désir et notre plaisir de raconter à nos lecteurs une fable d’un effet aussi certain sur les cœurs sensibles, nous ne pouvons, même en passant, sacrifier la vérité à la poésie. Le coup n’a point été fait par des Bohémiens. Ils se seraient bien gardés de rendre les vêtements et surtout les objets précieux. Voilà qui est absolument contraire aux traditions mêmes de ces tribus.

Il faut chercher autre chose.

1er juillet 1906

L’IDENTITÉ DES NOUVELLES VICTIMES EST CONNUE

C’est bien à tort que nous avons accusé de froideur ou d’insouciance les parents des petits dont les vêtements ont retrouvés hier et avant-hier. N’avions nous pas raison d’écrire que de tels sentiments sont indignes d’un être sainement constitué ?

Il ne s’est rencontré personne pour nous offrir ce spectacle méprisable. Notre erreur et celle des trois commissaires de police, dont la notre était le reflet, sont cependant explicables et naturelles.

Les déclarations de disparitions avaient bien été faites, enregistrées en temps et lieu, mais on n’y avait pas prêté l’attention qu’il fallait, parce qu’elles manquaient du détail essentiel qui jusqu’ici a caractérisé les enlèvements ? Elles paraissaient être de celles à qui nos services d’ordre peuvent répondre en ramenant très vite les petits égarés au domicile paternel.

D’après les fiches écrites sous la dictée des parents, les derniers enfants enlevés étaient de chevelure noire. On avait donc lieu d’être relativement rassuré. Nul ne songeait à attribuer à la « kanaïl », comme écrit notre « fidel lequeteur », la responsabilité de nouveaux forfaits.

Ce n’est que lorsque le service de la Sûreté eut centralisé les descriptions des paquets de la rue Franklin, de la rue Falguière et du musée Galliera, qu’on se rendit compte que les trois dépositions, examinées avec une certaine indifférence, méritaient l’attention la plus sérieuse et se référaient à la série de crimes qui émeuvent si profondément le pays.

Les enfants enlevés s’appellent :

1° Philippe Soleillaut, six ans et un mois ;

2° Léon Aproli, six ans et huit jours ;

3° Bouquet de Gobely-Franthéon, six ans et trois semaines.

Le premier (paquet du musée Galliera) se promenait avec sa mère. Il a été volé avenue du Bois-de-Boulogne, environ à la jonction de la rue de la Pompe.

Le second (paquet de la rue Franklin) a été volé au bois de Boulogne, à peu près à la hauteur du carrefour du bout des Lacs, où se joignent le chemin du Lac inférieur, la route de Longchamp et la route de Suresnes. Il se trouvait avec un petit camarade, sous la surveillance de la mère de ce dernier.

Le troisième (paquet de la rue Falguière) était avec son précepteur, l’abbé Maps. Ils sortaient tous deux de l’Institut Pasteur rue Dutot, où ils étaient allés rendre visite à un fermier de M. de Gobely-Franthéon, en traitement pour avoir été mordu par un chien enragé.

Tels sont les renseignements qu’Alain Bernard nous a remis une heure environ avant de nous envoyer le billet suivant :

Isidore Bimorel, garçon de six à sept ans, été enlevé, presque sous les yeux de son père et de sa mère, au coin de la rue de la lampe et de la chaussée de la Muette. Les vêtements ont été retrouvés quelques heures après avenue de la Motte-Picquet, derrière la garderie des Machines, en face l’École militaire.
Cet enfant est roux.

ENFANTS BLONDS ? ENFANTS BRUNS ? ENFANTS ROUX ? HASARD OU VOLONTÉ ?

Pour sèche et brève qu’elle soit, cette information va produire une vive sensation.

On dirait que le voleur s’amuse à dérouter le public. Ne pouvait-on croire, après le rapt des trois derniers enfants, que la série des victimes à cheveux noirs allait se continuer ?

Hélas ! nous en sommes là. Le public reste convaincu que, tant qu’on n’aura pas arrêté l’auteur des crimes, chaque jour sera marqué par la disparition définitive d’au moins un pauvre petit gars. Dès lors, personne ne cherche plus à prévoir la fin des hauts faits du ravisseur. On se contente d’essayer de deviner quelles seront demain ses sinistres lubies.

Tant qu’il s’acharnait sur des gamins très blonds, les parents des gamins moins blonds, rouges, bruns, roux, brunets, châtains et noirs ne s’émouvaient que par sympathie, sans craindre pour eux-mêmes.

Après l’enlèvement des trois enfants à cheveux noirs, les parents des enfants roux, rouges, bruns, brunets, châtains, ont continué à jouer le rôle de spectateurs dans le drame. Les parents des blondins et blondinets ont, eux, poussé un soupir de soulagement. Ils ont respiré un peu, pensant : « Les préférences capillaires du ravisseur ont changé. À chacun son tour. »

Par ce besoin inné de symétrie, qui est une maladie de l’homme civilisé, beaucoup de nos lecteurs en étaient arrivés à s’imaginer qu’après douze bambins très blonds, la suite des rapts de bambins noirs devait également monter jusqu’à la douzaine.

Or comme le quatrième de la nouvelle série est un enfant roux, tout le monde va se sentir gravement menacé.

Il n’y a plus de règle qui rassure les uns au détriment des autres. Demain le sournois brigand prendra à droite, à gauche, au petit bonheur, sans plus s’imposer cette loi bizarre qui, au début des attentats, frappa toutes les imaginations.

Mais, en réalité, s’était-il imposé une loi ? J’en connais qui commencent à le nier. Ils prétendent que le voleur a choisi au hasard, dès le début, et que le hasard a bien pu lui livrer d’abord des enfants blonds, puis des enfants bruns, puis un rouquin, comme il lui livrera demain toutes les teintes de chevelures. Le destin aurait donc mis tout d’abord, sur le chemin du voleur, des enfants blonds, au gré d’un sort aveugle qui s’est répété douze fois, comme il eût pu ne point se répéter du tout, de même qu’on a vu la boule rouge sortir quinze, vingt, vingt-cinq fois à la roulette.

Cette opinion qui tend à s’accréditer très rapidement, puisque nous en avons reçu plusieurs échos dans la journée, est inadmissible et pèche par un grave défaut de raisonnement.

En premier lieu, les parents ont tous, dans leurs dépositions, donné à la blondeur de leurs enfants des épithètes curieuses et rares. L’extrême originalité de la couleur capillaire de leurs petits leur a paru un signe essentiel, caractéristique, indispensable à faire connaître à la police.

Les douze premiers signalements sont, en effet, unanimes sur ce point. Non seulement les victimes étaient blondes, mais elles étaient indiscutablement plus blondes ou autrement blondes que la majorité des blonds. Suivant ces documents :

André de Vautremesse avait des cheveux d’un blond très clair, presque fade ;

Piétro Palavacoccini, des cheveux blond pitchpin ;

Urbain Godedouins, des cheveux blond pâle ;

Ange Pompaigne, des cheveux blond cuivre clair ;

Pierre Candelaur, des cheveux blond laiteux ;

Frantz Vetyolle, des cheveux blonds presque blancs ;

Nicolas Barlatescu, des cheveux blond opalin ;

Fernand Pig, des cheveux blond beige ;

Charles Clépent, des cheveux blond clair ;

Godefroy Pomme, comme André de Vautremesse, des cheveux d’un blond filasse.

Seuls, Bernard Flaquette et Jules Bimbaleau ne semblent pas avoir été d’un blond extraordinaire, l’un étant déclaré comme blond doré et l’autre comme blond de blé.

Nous répétons tous ces détails pour anéantir d’un seul coup une opinion qui ne nous paraît pas fondée. Nous savons trop peu de vérité. Il ne faut pas laisser dénaturer dans l’atmosphère viciée du paradoxe le peu qu’on sait de science sûre.

Les douze premiers enfants étaient donc très évidemment pour dix, et probablement pour deux, d’un blond peu commun. Or le hasard ne peut vous faire rencontrer dans la rue, à la file, douze enfants de ces blondeurs exceptionnelles.

Mais, en admettant même que ces nuances blondes de cheveux ne se signalent par aucune singularité, que les enfants soient, sans plus, des représentants de la gamme dorée, la théorie nouvelle est, disons-le sans ménagement, parfaitement absurde. C’est ce qui explique peut-être sa rapide fortune.

Un voleur qui vole des enfants sur le trottoir, au gré de ses rencontres, ne peut pas tomber, en France, sur douze blonds à la file. Le calcul des probabilités rend la chose profondément improbable.

Aucune assimilation avec la roulette n’est possible. À ce jeu, les chances rouges sont égales aux chances noires, tandis qu’on ne rencontre pas, à Paris, un blond sur deux personnes.

La proportion est bien moindre, ainsi que le professeur Saboureaud18, le célèbre spécialiste, a bien voulu l’apprendre à notre collaborateur Binard.

Le hasard qui arrête la boule 20 ou 25 fois de suite dans une des cases rouges de la roulette est déjà tout à fait exceptionnel. Il le serait encore beaucoup plus, s’il n’y avait qu’une seule chance rouge contre deux chances noires. Il le serait infiniment plus s’il n’y avait qu’une chance rouge contre trois chances noires. Il serait plus miraculeux que la chute de la manne dans le désert si, à la chance rouge, étaient opposées cinq chances noires.

Mais laissons aux calculateurs de probabilités et aux raisonneurs de martingales, leurs émules, le soin d’établir qu’à Paris l’éventualité de croiser sur son passage, au hasard, à la suite les uns des autres, 12 enfants blonds de six à sept ans, est pratiquement impossible.

On remarquera deux restrictions. Notre raisonnement exact à Paris ne saurait s’appliquer à Berlin, par exemple, où les blonds sont en majorité. Il ne vaut également que pour les enfants de six à sept ans ; car au-dessous de cet âge, beaucoup de bambins qui changeront peu à peu de couleur et deviendront plus foncés, ont encore des cheveux très pales. La proportion des blonds est plus considérable chez les tout petits.

Il n’est pas, en outre, superflu de remarquer que, parmi les douze victimes, se trouvent deux étrangers, un Italien, Pietro Palavacoccini, et un Roumain, Nicolas Barlatescu. Il y a proportionnellement peu de blonds en Italie. On en rencontre beaucoup plus en Roumanie, car les Roumains qui viennent à Paris appartiennent, pour la plupart, à des familles de boyards, conquérants à cheveux noirs, qui se sont superposés, pour la dominer, à une race à cheveux clairs. Le jeune Barlatescu doit donc être, selon nous, d’une souche des plus plébéiennes.

Et nous voilà après cette parenthèse accessoire, au bout de notre C. Q. F. D.

Le voleur a ravi douze enfants très blonds, puis trois enfants à cheveux noirs, puis un enfant roux. Et ce n’est point par hasard qu’il a débuté par une longue série blonde. Sa volonté, sa fantaisie si l’on préfère, est nettement démontrée par les faits. Il a agi de propos délibéré.

Maintenant pourquoi, après avoir commencé par la douzaine de blonds, s’est-il arrêté en si beau chemin ?

Pourquoi, après avoir enlevé trois enfants noirs, n’a-t-il pas voulu continuer dans cet ordre de couleur ?

Ce sont des questions auxquelles il est impossible de répondre avec certitude. Elles s’ajoutent à toutes les autres que cette mystérieuse histoire fait germer à chaque pas, et qui, jusqu’à présent, sont restées insolubles.

Pour les esprits qui ne peuvent se résigner à ignorer, et ne se reposent que devant une explication, vaille que vaille, nous rappellerons que nous avons déjà suggéré une hypothèse plausible. Gêné par la surveillance exercée sur les blonds, le voleur s’est rejeté sur les noirs. Les noirs ayant été également, après notre article d’hier matin, gardés avec plus de prudence, il a dû se rabattre sur un roux, comme il se saisira demain, faute de mieux, d’un châtain ou d’un autre.

À moins qu’il ne cesse enfin ses odieuses dévastations. Souhaitons-le, sans trop oser l’espérer.

2 juillet 1906

À PROPOS DE NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Il est arrivé aujourd’hui, à mon adresse, différentes injures, diverses plaisanteries qui, les unes et les autres, ont pour thème mon manque d’activité dans l’affaire du voleur d’enfants.

Les injures proviennent de gens qui, ayant confiance en mon talent, ont parié sur mon nom. Car il paraît qu’on parie sur nous. Qui gagnera la prime ? Qui sera le vainqueur du grand concours de reportage ? Bernard, Barbarus et moi, nous sommes considérés, à cette heure, comme des chevaux de courses. Nous avons l’honneur d’une cote. Le premier jour, elle s’est établie ainsi :

Bernard à 5 contre 1, Barbarus à 3 contre 1, et votre serviteur à égalité.

Comme j’ai à peine travaillé ces temps dernier, j’ai naturellement dégringolé avec une vitesse d’avalanche.

D’après ce que m’apprend un lecteur qui me traite de fainéant, de clampin, d’engourdi et, avec une certaine délicatesse dans l’épithète, de cul de plomb, je ne suis plus en faveur. On m’a aujourd’hui tant qu’on veut à 11 contre 1, voire à 12. Pourvu que mon rédacteur en chef19, découragé, ne me mette pas sur les obstacles ou même ne me fasse déchoir jusqu’au fiacre !

Je tiens à consoler mes partisans, d’autant plus qu’ils m’ont l’air, s’ils m’aiment bien, de me bien châtier, quand je ne marche pas droit. Je leur présente mes excuses et je leur adresse d’humbles explications.

Je n’ai pu, cette semaine, suivre l’enquête avec autant d’ardeur que je l’aurais désiré, pour un de ces motifs bêtes, mais péremptoires, qui dérangent si souvent notre existence. C’est un cor au pied, un cor douloureux, difficile, opiniâtre, qui m’a mis en retard et a menacé l’argent des malins qui soutiennent ma chance.

Je dis les malins. L’affaire du vampire n’est pas encore terminée. Elle n’en est même qu’à son début, On a largement le temps de regagner le terrain perdu. Et c’est moi qui gagnerai la prime. Dans un fauteuil.

J’ai tellement confiance que j’ai l’intention de me prendre à 1 contre 2 chez le premier bookmaker, s’il en reste, qui consentira à me donner.

CLOVIS BINARD.

Un de nos lecteurs nous écrit, à propos des primes promises au reporter le plus adroit :

Le concours que vous avez institué, pour l’affaire du voleur d’enfants, entre MM. Bernard, Binard et Barbarus, m’intéresse vivement, et je suis décidé à remplir chaque jour les petites cases correspondant aux hauts faits de ces messieurs et à collaborer à leur classement. Cependant, votre système ne me parait pas équitable. Il peut arriver qu’un de vos rédacteurs n’écrive qu’un article ou n’apporte qu’un renseignement dans la semaine, mais un article ou un renseignement sensationnel.

Nous ne pouvons, d’après le règlement, que lui attribuer 10 pour cette journée. Les autres jours seront marqués pour lui d’un 0. Si bien qu’un autre reporter qui aura, sans grand mal, rédigé un petit travail journalier, valant 2, par exemple, aura au bout du compte 14 et gagnera une avance importante sur le camarade qui aura fourni et réussi un grand effort, infiniment plus intéressant.

PAUL BOURGET20.

Paul Bourget ! Notre correspondant serait-il l’illustre académicien, le psychologue des canapés mondains ? Bernard, Binard et Barbarus en seraient flattés. Mais ils n’osent le croire. Il s’agit, sans doute, d’un homonyme.

L’objection de M. Paul Bourget est facile à lever. S’il estime que Barbarus, par exemple, a, par la seule découverte des vêtements du petit Charles Clépent, mérité une note hebdomadaire supérieure à celle que méritent les renseignements moins brillants, mais nombreux, réguliers et sûrs, de Bernard, il n’a, chaque fois que Barbarus apportera un petit détail valant 1, ou 2, ou 3, qu’à forcer la note pour ce jour-là, qu’à distribuer 3, 4, 5, même 6. L’équilibre final sera rétabli.

Nous prions nos lecteurs de nous envoyer dès aujourd’hui les notes accordées par eux à nos reporters pour les huit jours écoulés, les deux premiers jours de l’affaire du voleur d’enfants n’étant comptés que pour un.

Nous considèrerons comme non existantes les réponses qui ne nous parviendraient pas par les courriers de demain, car nous désirons publier les résultats le plus rapidement possible.

INTÉRESSANTE OBSERVATION D’UNE LECTRICE — LES ENFANTS ENLEVÉS ÉTAIENT TOUS TRÈS INTELLIGENTS.

Une de nos lectrices nous fait part d’une remarque assez originale, mais qui n’est, sans doute, qu’originale. Nous l’imprimons à titre de curiosité. Elle prouve, d’après notre correspondante, qu’une autre particularité très spéciale caractérise les rapts d’enfants.

Monsieur le rédacteur en chef,

Depuis que les vêtements sont régulièrement découverts dans la journée même du vol, vous ne publiez plus les signalements aussi complets qu’auparavant.
Je me permets de penser que c’est un tort.

Je suis, en effet, de ceux et de celles, et ils sont nombreux, qui exercent chaque jour leur sagacité sur le prodigieux rébus que le gredin propose à l’univers attentif. Je lis avec beaucoup de soin, chaque matin, l’article qui concerne les vols, afin d’essayer de me faire une opinion par moi-même, de deviner quel genre d’homme doit être le malfaiteur, à quel monde il appartient, d’imaginer la raison de ses crimes, enfin de découvrir si rien dans l’interprétation des faits n’échappe aux mailles serrées de vos raisonnements et de vos déductions.

Aussi ai-je été très déçue de ne pas lire dans mon journal, au sujet d’Isidore Bimorel, de Bouquet de Gobely-Franthéon, de Léon Aproli, de Philippe Soleillaut, de Godefroy Pomme, de Charles Clépent, le tout petit renseignement psychologique que vous nous avez donné sur les premiers enfants volés.

Je me croyais sur une piste. Déjà je palpitais de l’espoir du chasseur qui lève une belle pièce, et voilà que vous me l’escamotez sans crier gare. J’attendais de nouveaux enlèvements pour vérifier peu à peu ma trouvaille, avant de lancer le grand cri de triomphe qui aurait annoncé ma découverte. Vous m’avez peut-être subtilisé cette gloire. Laissez-moi au moins en ramasser les miettes.

Non seulement, comme on l’a justement remarqué, les dix garçons enlevés au début étaient tous âgés de six à sept ans, non seulement ils étaient tous blonds, mais ils étaient tous aussi très intelligents.

Relisez avec attention les notes que vous avez insérées à la suite des noms.

Bernard Flaquette, dit « Bobichon », était doué d’une intelligence très ouverte.

Pietro Palavacoccini avait l’air très éveillé et vif.

Urbain Godedouins, dit « Chichi », avait une intelligence très alerte, très débrouillarde, au-dessus de son âge.

Ange Pompaigne possédait une intelligence étonnante.

Pierre Candelaur était d’une intelligence pétillante de gavroche parisien.

Frantz Vetyolle était exceptionnellement intelligent.

Nicolas Barlatescu avait une intelligence remarquable.

Jules Bimbaleau était fort intelligent.

Fernand Pig avait une intelligence étonnante, comme Ange Pompaigne.

André de Vautremesse était fort intelligent, comme Jules Bimbaleau.

Ne pensez-vous pas que ces mots « intelligence », « intelligent », qui reviennent en refrain, signifient quelque chose ?
Quoi ?

Je me garderai bien d’écrire que je sais, car je ne sais rien. Mais il me semble, quelque chose me le murmure au fond de moi, qu’il y a là une indication précieuse, relative à la mentalité du voleur.

On s’est demandé, au commencement de cette histoire, pourquoi le voleur ne s’en prenait qu’à des blondins. On ne s’est pas demandé pourquoi sa fâcheuse préférence pesait — et celle-là pèse peut-être encore — sur des enfants forts, très ou exceptionnellement intelligents, et ménage les médiocres et les sols.

Signé : MARCELLE YRVEN

du théâtre des Folies-Dramatiques.

Nous laissons à notre collaborateur Clovis Binard le soin de répondre. Ce reporter s’est laissé devancer cette semaine par Bernard et Barbarus et ce bout d’article aidera à le handicaper quelque peu dans notre course au reportage.

RÉPONSE À UNE LECTRICE

Le fait qui a frappé notre aimable correspondante ne nous est point resté inaperçu.

Mais a-t-il la moindre importance dans l’affaire du voleur d’enfants ?

S’il prouve quelque chose, c’est une vérité éternelle, une vérité touchante.

Tout ce qu’il démontre, c’est que, pour les parents, rien n’est plus beau au monde, plus spirituel, plus intelligent enfin, que les enfants nés de leurs amours.

Les signalements qu’avec sa patience de buveur de bière, l’ami Bernard a collectionnés, ont été résumés d’après les indications fournies par les mères ou les pères des pauvres gosses disparus. Toutes et tous ont toujours été en admiration profonde devant leurs fils. Il ne pouvait en être autrement. Ces prodiges ne récitaient-ils pas des fables à merveille, ne calculaient-ils pas, au dessert, comme Inaudi, à l’ébahissement approbateur de chaque invité ?

Ne vous étonnez donc plus. Cette faiblesse est humaine. Elle est exquise, aussi. Elle est charmante,

Le voleur d’enfants volerait tous les enfants de France qu’il en serait ainsi. Il ne peut point voler d’enfants médiocres et sots. Demandez aux mères. Il n’y en a pas.


CLOVIS BINARD

L’ENLÈVEMENT DE WENCESLAS LÉVY

C’est avec un véritable découragement que nous terminons cet article par l’annonce d’un nouveau rapt.

Si cela continue, nous serons obligés d’ouvrir une rubrique spéciale, à côté de la nécrologie ou des mariages.

Le carnet d’Alain Bernard porte donc un dix-septième nom, celui de Wenceslas Lévy.

Nous avons été bons prophètes, hélas ! en prévoyant que le voleur, ayant changé radicalement de système, pourrait bien choisir désormais ses victimes, indifféremment, sans être attiré plutôt par une couleur de cheveux que par une autre.

Wenceslas Lévy, en effet, est châtain clair.

La mère était assise sur un pliant, au bois de Boulogne, au deuxième tiers environ, de la route de Madrid à la porte Maillot. Le petit jouait à côté d’elle. Il a disparu. La mère, qui lisait, n’a rien vu, ne sait rien.

Le paquet des vêtements a été trouvé sur les marches de la station du Métropolitain, à la porte Dauphine.

Il ne reste donc plus que deux des trois particularités saisissantes que nous avons dévoilées dans le premier article consacré au voleur d’enfants.
L’énigmatique chenapan, s’il ne limite plus son audace aux blondins, continue cependant à épargner les filles et n’en veut qu’aux garçons âgés de six à sept ans.

Son habileté à disparaître en emportant sa proie n’a d’égale, en effet, que son flair étonnant à deviner l’âge des enfants.

Jusqu’à ce jour, cet âge oscille entre six et sept ans, avec une régularité mathématique, le moins âgé ayant atteint six ans et quatre jours, et le plus âgé sept ans moins quinze jours.

Instruits par une désastreuse expérience, ne nous hâtons pas de conclure que les filles ou les garçons plus jeunes ou plus vieux sont, pour l’avenir, à l’abri des attentats. Le voleur d’enfants nous réserve sans doute encore bien d’autres surprises.

3 juillet 1906

BERNARD, BINARD ET BARBARUS

Les réponses de nos lecteurs qui jugent les mérites comparés de nos reporters, nous arrivent en masse. Nous publierons les moyennes demain. Un poète amateur qui désire garder l’anonyme nous a, à ce propos, adressé la pièce de vers suivante :

BERNARD, BINARD ET BARBARUS

Bernard, Binard et Barbarus ?
Lequel de vous sera Crésus ?
Qui décrochera les timbales
Contenant vingt-cinq mille balles ?
Ça vaut de trouver le rébus !
Bernard, Binard et Barbarus ?

Barbarus, Binard ou Bernard ?
Lequel sera le grand veinard ?
Lequel dénouera le mystère
Dont s’affole toute la terre ?
Le plus fort, le plus fouinard ?
Barbarus, Binard ou Bernard ?

Barbarus, Bernard ou Binard ?
Donnez la cote du départ.
Certainement de vous accorde
Que l’un d’eux déjà tient la corde.
Qu’importe au début un retard ?
Barbarus, Bernard ou Binard ?

Que dites-vous de Barbarus ?
Il a ton œil de lynx, Argus
Et jusqu’à ce jour, ce presbyte
Ne s’est rien fourré dans l’orbite.
Les autres seront rasibus
S’il poursuit ainsi, Barbarus.

Mais son camarade Bernard
n’abandonne rien au hasard.
Pour faire de bonne besogne,
Il devient confident du cogne.
Pas brillant, mais un débrouillard
Tel nous estimons qu’est Bernard.

Mais j’aime aussi beaucoup Binard.
Il marche un peu comme un canard.
Tandis que le copain se hâte
À mettre la main à la pâte,
Lui, suit l’affaire en béquillard.
Il n’est pas pressé, ce Binard.

Bernard, Binard et Barbarus,
Veulent découvrir mordicus
Le voleur, mais du train des choses
Ils semblent loin du pot aux roses,
Et lui courent vainement sus,
Bernard, Binard et Barbarus.

ENCORE UN RAPT !

Chaque matin, maintenant, Paris s’éveille anxieux, angoissé, se demande si l’effrayante série de vols d’enfants ne va pas cesser, si le croquemitaine trop réel n’est point rassasié ou réduit enfin à l’impuissance, et chaque matin nous sommes obligés de répondre à cette question quotidienne par l’annonce d’une nouvelle victime.

La dernière feuille du carnet de reportage d’Alain Bernard porte, aujourd’hui, la mention de Justin Chipé, un nom prédestiné.

Justin Chipe a été enlevé au Jardin des Plantes devant les galeries de botanique.

La découverte des vêtements a précédé la déposition de la mère devant le commissaire de police, le paquet ordinaire ayant été ramassé quelques minutes après l’accomplissement du rapt.

Grâce à une lettre trouvée dans une poche et dont le papier portait une adresse gravée, on a pu apprendre à qui appartenaient ces dépouilles avant que plainte eût été portée.

Cette lettre est si touchante, d’une ingénuité si tendre, qu’on nous saura gré de la publier dans toute sa candide incorrection.

Les fautes d’orthographe sont d’une autre nature que celles du « fidel lequeteur ». Elles sont d’un petit homme qui saura l’orthographe, tandis que les autres étaient d’un grand qui ne l’a jamais sue. Elles ne sont donc pas risibles. Dans les circonstances présentes, on les jugera même émouvantes et dramatiques.

La lettre est adressée par Justin Chipé à sa grand-mère, Mme veuve Monetrement, la femme du général qui s’illustra au Tonkin comme colonel et mourut, l’an dernier, d’une chute de cheval.

Paris. (France, Europe, Monde, Univers.)

le 2 juillet 1906.

Ma chaire bonne maman,

J’ai été bien sage hier, surtout avec l’uile de foi de moru. Alors, maman m’a fais promettre de t’écrire et elle m’a promi un n’éclair au chocolas pour goûté.

Ici il fait beau.

Bebette a cassé la grosse poupé que tu lui a donné mais papa l’a emporté chez le raccomodeur de têtes, ce qui fait bien plaisir à Bebette qui avait peur que tu la gronde.

Ici il fait beau. Il est tombé de la plui hier, mais aujourd’hui un peuz se promené et joué.

Voilà tout ce que j’ai à te raconté. Ah ! Si ! Papa n’été pas content parce que j’ai dit au ministre qui est venu déjeuné chez nous que le ministaire va tombé.

C’était vrai puisque papa l’a raconté à table l’autre jour, même qu’il a dit que le ministaire qui va venir ne poura pas être plus andouil que l’autre. Mais je n’ai pas dit ça au ministre, parce qu’on nème pas qu’on vous apéle andouil, surtout quand on est décorré.

Pourvu qu’il ne se fasse pas de mal en tombant, le ministre. Il est vieux. Il pourrait se faire du mal.

C’est tout ce que j’ai à te dite.

Si le tant continu au beau, j’irai aujourd’hui avec Bebette au jardin des Plantes. Il y a un nouveau zèbre et une jirafe qui a un long cou.

Je t’embrasse bien fort comme je t’aime.

Il parait aussi que le grand éléfan du Jardin des Plantes a eu la colique. On lui a mit des cathaplasmes et on lui a donné de l’uile de foi de moru. J’en prends aussi, mais c’est pas bon. Alors maman m’a promi un néclair au chocolat, parce que j’en ai pris deux quillerés hier.

Ton petit Justin qui t’éme bien fort comme il t’embrasse.

JUSTIN CHIPÉ.

L’ÉNERVEMENT DU PUBLIC ET LA PRESSE

Les raisons qui font que le voleur d’enfants est l’objet d’une exécration unanime et universelle qui rendent ses forfaits plus odieux que les plus odieux, plus abjects, plus infâmes, que les plus abjects et les plus infâmes, sont toutes dans cette lettre d’une douceur si naïve, d’une innocence si jolie.

Nous ne pouvons concevoir qu’il puisse exister un homme créé comme nous, avec une bouche, des yeux, un nez, qui soit capable de faire le moindre mal à un de ces petits êtres faibles, dont le sourire est charmant, dont les mots sont pleins de grâce, dont les gestes de joie et de caresse désarment les plus endurcis.

Mais nous aurons beau nous associer par quelques phrases de plus à l’indignation passionnée de la foule, nous n’empêcherons pas, par ce moyen, les événements de suivre leur cours, le ravisseur de continuer son œuvre, implacablement.

Au contraire, notre rôle serait plutôt de calmer le public.

Une sorte de panique spéciale commence à régner sur la capitale et on voit plus d’un parisien perdre son sang-froid.

La preuve que cette nervosité dégénère, tourne à l’excès et à la déraison, c’est que l’affaire du voleur d’enfants a une tendance à passer des faits-divers sensationnels à la politique.

On tente dans les divers partis de se servir de ces événements douloureux pour exciter les citoyens à s’entre-déchirer et pour embêter le gouvernement.

Tous les troubleurs patentés de la paix publique, tous les exploiteurs de désastres ont flairé une aubaine.

Ne va-t-on pas jusqu’à rééditer la légende du crime rituel ?

N’accuse-t-on pas dans certaines feuilles dont l’animosité bête va jusqu’au non-sens, les juifs de Paris de s’emparer des enfants afin de fabriquer avec ce sang jeune le pain azyme des Pâques prochaines ?

Dire que ces insanités devant lesquelles le moujik le plus encrassé dans son fanatisme commence à réfléchir, peuvent être encore imprimées dans notre pays de France !

Jusqu’à quelles insondables profondeurs d’imprudence, d’impudence, d’absurdité et de grotesque, peuvent donc encore descendre, à notre époque de science et de lumière, les malheureux que la haine aveugle ?

Le ton de certains journaux est vraiment étrange.

Alors qu’au contraire tous devraient se serrer autour des autorités qui, nous le savons, ont fait, font encore tout leur devoir avec le plus grand zèle, alors que nous devrions les aider, les encourager, nous ingénier à leur procurer les moyens de combattre le monstre, quelques-uns de nos confrères embouchent la trompette de guerre.

Citons, pour exemple, la prose d’un journaliste qui eut son heure de notoriété, mais qui s’est usé dans une opposition irréfléchie, sans objet et sans grandeur.

Le gouvernement, écrit-il, calotins laïques, dont nous jouissons, si on peut s’exprimer ainsi, n’a pas l’air du tout de se souvenir du Moloch qui écume nos rues.

L’ogre a beau passer et repasser, ces messieurs de la haute crapule et de la basse finance n’en ont cure, préoccupés qu’ils sont, à chaque conseil des ministres, de lapper consciencieusement l’assiette au beurre qu’un domestique leur apporte sur un plat d’argent.

Au lieu de faire semblant de faire la guerre aux curés, sans la faire, et de ratisser sans trève les picaillons d’un peuple qui n’en a plus, ils agiraient mieux, ces ratichons de Loges, en descendant de leur grand Orient pour voir un peu ce qui se passe dans notre pauvre Occident ?

Pas de danger.

Ils aiment mieux user leur temps à s’agenouiller devant l’Allemagne, à s’aplatir devant l’Angleterre et à lécher la botte de l’Italie, des Alpes à la Sicile.

Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, de jouer un autre jeu que le bonneteau parlementaire et de passer à un exercice plus utile que celui de piper les dés nationaux ou de s’assoupir l’échine en vue des Fachoda et Maroc futurs.

Quelle utilité, demanderons-nous, de se saisir de tous les événements, sans discerner, pour répéter un éternel refrain qu’on pourrait tout aussi bien chanter sur une autre musique ?

Suivons donc plutôt les excellents conseils qu’avec son ordinaire lucidité M. de Lanessan21 développait dans Le Siècle d’hier :

Laissons cette affaire à la police. N’entravons point son œuvre, par des critiques trop faciles, de sottes attaques et des criailleries injustifiées. Lorsque les services de la Sûreté auront prouvé leur incapacité, nous saurons réclamer, appuyer avec énergie des réformes nécessaires.

Mais, en attendant, la sagesse est de se taire.

Depuis l’époque heureuse où, grâce à nos efforts, on a séparé la police police de la police politique, les agents de recherches me semblent n’avoir pas trop manqué de flair, de zèle et d’activité.

Ils ont même, en plusieurs circonstances, montré beaucoup plus d’intelligence que ceux qui aujourd’hui leur aboient aux grègues.

Que leur reproche-t-on ?

De n’avoir pas vu un malfaiteur mystérieux que personne n’a vu, de ne pas le connaître, alors que personne ne le connaît, de n’avoir sur lui aucun renseignement, alors que personne n’en a. Il serait futile de disputer ce genre de censure aux généraux de café, aux diplomates d’apéritifs, aux policiers de zincs, qui, entre la manille et le manillon, régentent la France et les peuples.

Ne demandons pas l’impossible à nos agents, ne leur demandons pas d’aller cueillir la lune avec les dents. Des rigueurs excessives ont toujours été aussi néfastes au travail des administrations que le laisser-aller, la négligence et la routine.

Mais surtout et avant tout, que cette affaire reste au quai des Orfèvres. Ne permettons pas qu’elle passe les ponts afin de troubler le cours de l’enquête par de vaines discussions parlementaires. Le Sénat et la Chambre ont, pour le moment mieux à faire.

LANESSAN.

Voilà une opinion raisonnable à laquelle nous nous rallions volontiers.

Que le public se rassure.

Les attentats du voleur sont trop nombreux, sa hardiesse est trop insolente pour que le terroriseur des mères parisiennes puisse échapper longtemps encore à un châtiment digne de ses forfaits.

Nous publierons demain le premier classement du grand concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus.

MINUIT

Un coup de téléphone nous annonce une dramatique et double tentative de suicide qui, paraît-il, se rapporte à l’affaire du voleur d’enfants. Notre collaborateur Barbarus vient de sauter dans une automobile et, à cette heure, court aux nouvelles.

4 juillet 1906

NOTRE CONCOURS

Voici les premiers résultats du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus.

La moyenne des deux premiers jours est a peu près conforme aux notes que nous avons proposées.

Pour les jours suivants, nous avons dû éliminer — et nous éliminerons de même dans l’avenir — des réponses provenant visiblement de parieurs bien décidés à favoriser leurs candidats.

En particulier, les pontes qui ont choisi Binard, évaluent son activité avec une bienveillance effrontée. Certains lui ont donné 10 chaque fois que son nom a paru.

Nous ne tiendrons compte que des réponses raisonnables. Celles dont l’oscillation, dans un sens ou l’autre, paraîtra excessive, ne pourra pas se justifier, suivant notre indication d’avant-hier et pour un cas exceptionnel, par la volonté réfléchie et motivée de forcer la note, seront soumises à un arbitre qui pourra les annuler.

Notre collaborateur Harduin22 a bien voulu accepter ce rôle, sur la demande de MM.Bernard, Binard et Barbarus eux-mêmes. Nous espérons pouvoir ainsi lutter victorieusement contre la fraude.

Moyenne des notes par jour.

Image5

C’est donc Barbarus qui jusqu’ici tient la tête, avec 21 points, suivi de près par le méthodique Bernard avec 16 points un quart, et de loin par Clovis Binard, avec 8 points.

LE CARNET DE REPORTAGE D’ALAIN BERNARD

Dix-neuvième enlèvement : Ambroise Riffelard, le fils du docteur Riffelard, médecin des hôpitaux. Était avec son père. Ravi rue Saint-Ferdinand, au coin de la place du même nom, à deux heures de l’après-midi. Les vêtements ont été retrouvés une demi-heure après, au pied de l’arc de Triomphe, à l’angle qui regarde l’avenue Carnot et l’avenue Mac-Mahon.

UN DRAME — TENTATIVE DE SUICIDE DE MME ET DE M. POMPAIGNE — UNE BRAVE FEMME

L’affaire du voleur d’enfants devait fatalement amener une série de désastres accessoires.

Que de tragédies intimes les dix-neuf enlèvements n’ont-ils pas déjà fait naître dans les dix-neuf ménages éprouvés ?

Que de récriminations, de colères, de désunions !

Et voici un drame !

Hier matin, vers huit heures, la femme de chambre qui fait le service de M. et Mme Pompaigne, voulant porter à ses maîtres le chocolat habituel, fut suffoquée, en entrant dans la salle à manger, par une forte odeur de gaz.

Pressentant un accident, elle se précipita vers la chambre à coucher, constata qu’elle était vide, courut ensuite à une salle de bain voisine, ouvrit la porte et recula d’horreur.

Mme et M. Pompaigne gisaient à terre, couchés en croix un par-dessus l’autre.

Pratique et courageuse, la servante sauta sur la fenêtre, brisa la vitre d’un coup de coude, ferma le robinet à gaz du chauffe-bain, qui était grand ouvert, redressa les corps inanimés qu’elle appuya contre la baignoire, et chercha du secours.

J’ai interrogé cette femme énergique.

— Je ne suis, m’a-t-elle dit, en place chez les Pompaigne que depuis quatre jours. Des braves gens !... Ils avaient l’intention de garder Maria, malgré tout... Maria, c’est la bonne qui s’est laissé voler le petit Ange Pompaigne, rue Racine... Mais chaque fois qu’ils la voyaient, ils se mettaient à pleurer... Alors Maria est partie d’elle-même... Ça lui fendait le cœur, à cette fille... Et elle se faisait des reproches. Ça n’était pourtant pas sa faute, n’est-ce pas ? Ce malheur est bien arrivé à d’autres gosses qui étaient bel et bien avec papa ou maman... Enfin Maria est partie. Elle est maintenant dans un hôpital avec une mauvaise fièvre. J’ai pris sa place, sur sa prière... Ah ! il n’était pas gai, le ménage Pompaigne ! Il me faisait pitié... Songez donc qu’ils n’avaient qu’un seul enfant, et c’était un enfant de vieux, venu tard. On les aime encore mieux, ceux-là... Depuis que le petit avait été volé, ils ne causaient presque plus... Ils passaient des journées entières à se regarder, sans rien dire, ou quand ils parlaient, c’était à voix basse, comme dans la chambre d’un mort... Il fallait toujours, à table, mettre le couvert du petit, une chaise haute et une timbale en vermeil. Il y a des gens qui ont besoin de s’entretenir le chagrin... Moi, je me disais : « Si ça continue, ils tomberont malades tous les deux...» Hier matin, ils ont été dégoûtés de la vie. Ils ont passé ensemble la nuit, sans se coucher, et, à sept heures, ils en ont eu assez, ils sont allés dans la salle de bain. Monsieur a bouché les trous des portes avec des torchons et il a ouvert le robinet du chauffe-bain... Je suis arrivée une heure après... Ils y auraient passé, sans un petit hasard... Je ne croyais plus au bon Dieu. J’y recrois maintenant... Avant de tomber par terre, Monsieur a dû se relever, faire un grand geste machinal. Avec la main, il a dû accrocher une paire de guides en cuir avec lesquelles le petit Ange jouait au cheval. Elles pendaient de la planche où on mettait les jouets du petit... Monsieur a donc tiré dessus, sans faire exprès... Les guides ont entraîné un vieux tambour. En dégringolant, le tambour, qui était près de la fenêtre, a fait un tout petit trou dans la vitre. L’air a passé un peu. Moi, je n’ai fait qu’agrandir ce trou avec mon coude... Au fond, voyez-vous, c’est les jouets du petit qui ont sauvé le père et la mère... comme qui dirait le petit lui-même.

Tel est le récit du drame d’après la femme de chambre.

Mme et M. Pompaigne sont en voie de guérison. Tout danger semble écarté.

BARBARUS.

LETTRE D’UNE MÈRE, VICTIME DU RAVISSEUR

On se souvient qu’une de nos lectrices a essayé, l’autre jour, de découvrir une toute petite solution de la grande énigme, en interprétant les dépositions des parents.

Les pères et les mères n’affirment-ils pas tous, chaque fois que le commissaire de police les interroge, que leurs enfants volés sont d’une intelligence rare ? N’y a-t-il pas là une de ces répétitions qui permettent certaines suppositions intéressantes ? N’est-il pas curieux que le voleur enlève exclusivement des enfants intelligents ?

À cette observation, Clovis Binard a répondu peut-être sur un ton trop léger. Mais il ne pensait certes pas blesser au cœur une des mères, victimes du bandit.

Quoiqu’elle soit un peu vive de ton, nous n’hésitons pas à publier la lettre que son article a value à notre collaborateur. Elle est signée du nom de Mme Vetyolle, la mère du petit Frantz Vetyolle, un des premiers disparus.

Monsieur,

Il n’est peut-être pas de très bon goût de plaisanter des mères qui passent leurs journées, en larmes, dans une incertitude plus cruelle peut-être qu’un deuil positif.

Ah ! vous qui assistez en spectateurs aux événements qui nous déchirent, vous ne pouvez imaginer notre angoisse d’ignorer ce que sont devenus les malheureux petits êtres issus de notre chair et de notre amour.

Je me précipite le matin, dès l’heure où elles paraissent, sur toutes les gazettes, espérant y lire quelque détail rassurant, y trouver seulement l’espoir de n’avoir pas à désespérer. Et quand, au lieu de la parole consolatrice que je cherche, je découvre les élucubrations stupides d’un journaliste qui fait de l’esprit à nos dépens, toute l’émotion dont je suis meurtrie se mue en indignation et en colère.

Gardez donc votre ironie pour de meilleures occasions.

Non, monsieur, je n’ai point déclaré au commissaire de police que mon fils est exceptionnellement intelligent, par sotte vanité maternelle, par l’effet de l’ordinaire aveuglement des parents.

J’ai dit cela parce que cela est et parce que cela peut être utile à l’enquête.

Mon fils, quoique tout jeune, précisément parce qu’il est doué d’une façon extraordinaire, n’a pu se laisser emporter comme un petit bêta sans défense. Il a dû faire, pour se sauver des griffes du ravisseur, des efforts raisonnés et sérieux. Il ne s’est point laissé attirer je ne sais où par l’appât de quelque friandise ou de quelque jouet.

Voilà, n’est-ce pas, qui est bon à dire dans les malheureuses circonstances où nous nous débattons.

La remarque de votre lectrice n’est donc point si sotte que vous essayez de nous le faire croire. Je suis même convaincue qu’elle a raison, qu’il y a là, dans le fait que les enfants enlevés sont tous très intelligents, quelque chose de typique, de saisissant, D’UNE IMPORTANCE CAPITALE.

Maintenant, s’il vous faut la preuve que je ne me suis pas laissée entraîner à un amour-propre, fort compréhensible après tout, mais néanmoins un peu ridicule, je puis vous donner la démonstration formelle, catégorique des qualités brillantes, précoces jusqu’au miracle, de mon petit Frantz.

Je copie, à votre usage, le passage d’une lettre que mon médecin m’adressait il y a huit jours. « Frantz, m’écrivait-il, m’a stupéfié par l’incroyable maturité de son esprit. Je crains que son cerveau ne travaille trop. C’est un enfant admirable, digne du plus grand intérêt…, etc. »

Or, sachez, monsieur, que cette lettre m’a été écrite par le docteur Flax, qui est, sans conteste, la plus grande gloire médicale de Paris, et le spécialiste pour enfants le plus réputé.

J’ose espérer qu’après ce témoignage, vous voudrez bien nous épargner dorénavant le sel, trop amer pour nous, de vos plaisanteries.

Agréez, monsieur, mes salutations.

ISIDORA VETYOLLE.

L’AFFAIRE DU VOLEUR D’ENFANTS À LA CHAMBRE

M. Georges Berry23, le député bien connu, vient d’écrire à M. Clemenceau24, ministre de l’intérieur, l’avis suivant :

Monsieur le ministre,

J’ai l’honneur de vous avertir que je déposerai sur le bureau de la Chambre une interpellation au sujet du « voleur d’enfants ». J’espère que vous voudrez bien accepter de me répondre au plus tôt. Élu de Paris, je ne puis rester indifférent à des événements qui troublent mes électeurs à ce point.

Veuillez agréer, monsieur le ministre, l’assurance de ma considération très distinguée.

GEORGES BERRY.

M. Clemenceau consentira-t-il à répondre de suite ? Et dans quel sens fera-t-il sa réponse ? Ces questions sont vivement discutées dans les couloirs de la Chambre.

5 juillet 1906

LES VÊTEMENTS D’ANDRÉ DE VAUTREMESSE — UNE HISTOIRE DE VANTERNIERS — UNE PISTE — CHEZ LE BARON DE VAUTREMESSE

J’étais ce matin tranquillement dans mon lit, en train de songer, à, moitié assoupi, au meilleur moyen de me réhabiliter auprès des parieurs qui courent ma chance, quand ma bonne frappa. Je grognai :

— Entrez.

— Monsieur, s’écria ma vieille Clémence, tout effarée, c’est un agent de police.

Elle n’était pas très rassurée. Moi non plus.

J’ai donné tant de petites pichenettes à tant de petites lois que, je l’avoue, la présence chez moi d’un gardien de la paix troublait subitement ma conscience, Jusqu’alors si tranquille.

Lequel de mes crimes amenait chez moi un représentant de la vindicte publique ?

— Demandez-lui ce qu’il veut.

Clémence sortit un moment, puis revint.

— C’est de la part de M. Tanguy, le commissaire de police de la rue de Provence. Il prie monsieur de venir tout de suite.

Je sautai d’un bond hors de mon lit.

C’était au commissariat de la rue de Provence que le jour même où, pour la première fois, on entendit parler du voleur d’enfants, j’avais obtenu communication de la plainte portée par la baronne de Vautremesse.

Je fis donc entrer l’agent, et, tandis que je m’habillais, je l’interrogeai.

Cet agent était le brave Binette, que je connaissais bien.

Fort comme un Turc et souple comme un léopard, ce gaillard, ancien matelot, rompu à toutes les gymnastiques, est le héros d’une chasse inouïe dont nos lecteurs n’ont peut-être pas perdu le souvenir.

Il a poursuivi l’an dernier, trois heures durant, trois vanterniers (cambrioleurs qui pénètrent par les mansardes), grimpeurs d’une agilité déconcertante, à travers tous les toits formés par le pâté de maisons limité par les rues Taitbout, Saint-Lazare, Saint-Georges et d’Aumale. Les cambrioleurs passèrent avec une vitesse étonnante d’appentis en corniches, de corniches en cheminées, de cheminées en tuyaux, de tuyaux en sévérondes, de sévérondes en chéneaux, de chéneaux en enfaîtements, d’enfaîtements en dégueuleux, de dégueuleux en lucarnes, de lucarnes en mansardes, de mansardes en pinacles et de pinacles en plates-formes, sans lasser l’inlassable Binette, sans mettre jamais ses muscles ni son courage en défaut.

Ces trois hommes accomplirent là, au-dessus des rues, par des pentes effrayantes, sur ardoises et tuiles, un des exploits sportifs les plus prodigieux de ces dernières années.

En fin de compte, un des vanterniers se laissa choir dans une cour et se brisa une jambe. L’autre se livra à Binette, lequel détient ainsi le record, qui en vaut bien d’autres, de coureur de toits.

— Eh bien, mon brave Binette, M. Tanguy me fait appeler ?

— Oui, monsieur Binard... Tout son personnel d’inspecteurs est occupé. Alors, M. Tanguy m’a demandé de venir vous trouver.

— Rapport au voleur d’enfants, hein ?

— Rapport à cette fripouille.

— Je m’en doutais. Quoi de neuf ?

— On a retrouvé les vêtements d’André de Vautremesse. C’étaient les derniers qui manquaient à la collection. Maintenant, la Sûreté les a tous entre les mains.

— Ah !

— Et c’est moi qui ai trouvé la chose !

— Comment ça, mon brave Binette ?

— Encore une histoire de vanterniers. Que voulez-vous ? Paraît que le bâtiment ne va pas... Quand le bâtiment ne va pas, les ouvriers couvreurs chôment. Quand les ouvriers couvreurs chôment, on rencontre plus de vanterniers. C’est leur affaire, les toits... À huit heures donc, ce matin, j’étais de service. Un concierge m’appelle. Un vanternier travaillait dans son immeuble. C’était ma spécialité... Celui-là n’a pas été difficile à cueillir. Il voulait filer naturellement, mais dès qu’il m’a vu, il s’est arrêté... « Binette, dit-il, je me rends. Tu peux me faire. Tu es trop fort dans la partie. Je n’ai pas envie de me casser la margoulette »... Je l’ai emmené comme un copain. En route, il m’a donné un tuyau. Dans une des mansardes qu’il venait de visiter, il avait fait sauter la serrure d’une malle. Dans la malle, il avait trouvé un vêtement d’enfant, un costume marin, avec un col blanc liseré de bleu, et un béret sur lequel il avait lu : « City of Brigthon » et à l’intérieur : « Capmann and Co London ». (L’agent Binette prononça : « Citi of Brieton et Capmann ande co »). Le cambrioleur se rappelait bien ces détails que vous avez publiés... Pas de doute ! C’étaient les habits d’André de Vautremesse. Naturellement, j’ai raconté la chose à M. Tanguy. Nous sommes allés de compagnie visiter la malle. Nous avons retrouvé les vêtements. La mèche de cheveux était dans la poche comme d’ordinaire. Nous avons, emporté le costume marin et arrêté la bonne.

— Quelle bonne ?

— La bonne, propriétaire de la malle.

— Mais alors, Binette, puisque ce costume n’a pu entrer de lui-même dans la malle de la bonne, on est peut-être sur la trace du voleur !

— Peut-être que oui, peut-être que non, répond l’agent Binette qui, natif de Brive-la-GailIarde, est cependant Normand à ses heures.

Ses confidences n’avaient point calmé mon impatience. Deux minutes après, je sautai dans un fiacre.

Au commissariat, je suis un peu déçu : M. Tanguy ne veut rien me dire. Je le supplie de me laisser causer avec la domestique arrêtée. Il s’y refuse, d’un geste d’homme calme et têtu, avec un quart de sourire.

— Alors pourquoi diable me faites-vous réveiller à ces heures indues ?...

Le commissaire lève ironiquement les yeux vers la pendule de bois qui marque onze heures, et répond :

— Voila. La dernière fois que je vous ai vu, vous m’avez raconté, si je ne me trompe, que vous êtes lié avec M. de Vautremesse.

— Oui, je le rencontre assez souvent à des dîners, chez le peintre des gavroches parisiens, Chocarne-Moreau.

— Alors, rendez-moi un service. Nous avons des ordres précis. Nous devons agir à l’égard des familles avec tous les ménagements possibles, quand nous avons de mauvaises nouvelles à leur annoncer. Voulez-vous vous charger d’apprendre au baron que les vêtements du petit sont retrouvés ?... Moi, je ne puis qu’écrire une lettre administrative ou faire une démarche brutale. Vous pourrez prétexter une visite, amener la conversation petit à petit...

— Fichue corvée !... Enfin, j’y vais.

Un autre fiacre m’amène rue de Miromesnil, où demeure M. de Vautremesse.

Le baron est absent.

Je demande la baronne.

Le domestique m’introduit dans un superbe salon, peint tout entier, plafond et murs, en blanc gris rehaussé d’or. Tout y est d’une éblouissante clarté. Tout ce qui n’est pas d’une opacité indispensable est transparent, en verre ou en cristal. Peu de bibelots, mais très choisis, et d’un goût irréprochable. Des vases de Chine sobres et merveilleux, une grande coupe de Galle. Une pendule Louis XV de toute pureté. Tout cela est joyeux, respire la santé, aspire l’air et la lumière. Jamais cadre fut moins approprié à la douleur et au désespoir.

Je me fais ces réflexions, lorsque Mme de Vautremesse, entre. Aussitôt, je me rends compte que le chagrin sincère épand plus de tristesse sur les choses que les choses ne rayonnent de gaieté sur lui. Cependant, pas une ride, pas un pli de souci ne marquent leur griffe sur le visage de cette grande dame, beauté impeccable. La souffrance de la mère est intérieure, mais, malgré tout, elle projette je ne sais quelle ombre sur le luxe clair qui l’enveloppe.

Du mieux que je peux, j’essaye d’atténuer le pénible de ma mission.

— Oh ! monsieur, nous n’avons plus aucune illusion… N’est-ce pas ?

Ce « n’est-ce pas ? » s’adresse à M. de Vautremesse, qui rentre à ce moment, accompagné d’un petit garçon, un second fils.

Nous mettons le maître de la maison au courant. Lui est fiévreux, nerveux.

— Ah ! si on le tient jamais, le gredin, s’écrie-t-il, je demande à l’exécuter de mes mains !

— Peut-être le tient-on déjà ! La domestique arrêtée devra expliquer comment elle est en possession du vêtement de votre fils. C’est sans doute le commencement de la filière.

— Souhaitons-le.

Je profite de l’occasion pour demander à Mme de Vautremesse si vraiment elle n’a aucun souvenir qui puisse faciliter l’enquête.

— Non, répond-elle. L’enfant a disparu comme escamoté... Cependant...

La baronne hésite. Je répète, interrogeant :

— Cependant ?

— Cependant, quand j’essaye de me rappeler les instants qui ont précédé l’enlèvement... Eh bien !... Il me semble avoir remarqué un homme très grand, très gros, très barbu, un vrai géant, qui, un instant, m’a regardée avec insistance. Mais c’est si vague, si loin ! Je ne pourrais même pas dire si, à force de chercher, de me creuser la tête pour essayer de me rappeler, je n’ai pas imaginé cela... Et cependant, je crois, je crois bien ne pas me tromper... Oui, je crois, je crois... Je passais à ce moment-là devant un pharmacien qui fait le coin de la rue de la Chaussée-d ‘Antin et de la rue de Provence… ou de la rue de la Victoire... L’homme grand m’a regardée, et puis il m’a regardée un peu plus loin… Mais je ne suis pas sûre... Je crois… simplement… Il y avait tant de passants !

Tandis que Mme de Vautremesse essaye encore une fois de rassembler ses souvenirs, le baron, assis dans un large fauteuil, semble rêver à de terribles vengeances. Il tient, entre ses jambes, serré à son corps, dans un geste de protection, comme pour défier le voleur, son second fils Gontran, qui suit la conversation avec un intérêt fiévreux.

— Il ressemble beaucoup à son frère, me fait remarquer la baronne. Ils étaient presque du même âge. André avait six ans et dix jours... Gontran aura sept ans dans une quinzaine. Ils étaient aussi blonds l’un que l’autre... et aussi intelligents.

Je comprends l’allusion à mon article auquel Mme Vetyolle a répondu avec tant de véhémence. Elle m’eût fait sourire, partout ailleurs que dans cette maison désolée.

CLOVIS BINARD.

UN AVERTISSEMENT BIZARRE

J’étais en train de relire les épreuves de ma copie, quand un garçon de bureau m’a remis une lettre :

Accourez de suite. Le voleur nous a volé notre second enfant.

ALBERT DE VAUTREMESSE.

Détail louche : le texte de ce billet est écrit en lettres découpées dans le Matin et collées les unes à côté des autres.

Qu’est-ce que cela signifie ?

C. B.

6 juillet 1906

DISPARITION DU DEUXIÈME FILS DU BARON DE VAUTREMESSE — UNE MÈRE AFFOLÉE —  CONSULTATION  NOCTURNE DANS LES BUREAUX DE LA SÛRETÉ — UN BILLET ÉNIGMATIQUE

Voici que tout se complique de plus en plus, devient de plus en plus étrange. On comprend fort bien qu’en présence d’un problème aussi cruellement insoluble que celui du voleur d’enfants, les intelligences les plus pondérées se plaisent aux suppositions fantastiques, croient vite à mille et mille légendes qui naissent spontanément sur le pavé des rues.

L’impossibilité de lutter jusqu’ici contre ce dévorateur qui est partout et nulle  part, qui se rit des efforts coalisés, fini par être énervante et lancinante. Et la nouvelle que j’annonce aujourd’hui n’est pas pour calmer les imaginations.

Le billet signé Albert de Vautremesse, qui annonçait hier au soir le vol de Gontran de Vautremesse, m’annonçait un fait exact. Mais ce billet ne m’a pas été adressé par le baron Albert de Vautremesse.

J’ai reçu ce billet à la minute même où l’événement se perpétrait, peut-être même avant.

Il est inutile d’user ma machine à écrire de longs commentaires pour raconter l’ébahissement, le saisissement qui m’ont pris à la nuque, quand ces différents détails se sont précisés peu à peu.

Après avoir reçu la petite lettre que j’ai publiée hier en post-scriptum et dont les caractères bizarres m’intriguaient fort, je me rendis immédiatement rue de Miromesnil, chez le baron de Vautremesse.

J’arrive vers onze heures et demie dans une maison tranquille et qu’aucun drame ne bouleverse.

Le concierge assoupi se frotte les paupières lorsque je l’interroge. Après quoi il me regarde avec de gros yeux ronds où je lis qu’il cherche à se rendre compte s’il rêve ou si je suis fou.

— Enfin, je vous répète, lui dis-je, que le petit Gontran a été volé, comme son frère. Il est extraordinaire que vous l’ignoriez.

— Je ne comprends pas un mot à toute cette histoire, réplique le portier. M. de Vautremesse est sorti ce soir à huit heures un quart avec son fils. Ils ne sont pas encore rentrés. Je ne sais rien de plus.

Un bruit de pas précipités coupe brusquement cette conversation.

Deux personnes descendent l’escalier en courant. Le concierge se réveille tout à fait et s’inquiète.

Un instant après paraissent Mme de Vautremesse et une femme de chambre. Elles sont très émues. La baronne est en cheveux. Dans sa hâte, elle n’a même pas songé à piquer un chapeau.

— Ouvrez, ouvrez vite ! commande-t-elle au concierge d’une voix déchirée.

Je m’avance :

— Que s’est-il passé, madame ?

— Oh ! c’est affreux, monsieur. Notre second fils Gontran est enlevé aussi... On vient de me téléphoner.

Elle est si troublée qu’elle ne s’étonne même pas de ma présence. Au déclic de la poire pneumatique agissant sur le verrou de la grande porte, elle se précipite vers la rue. Je la suis. Dehors, il n’y a qu’un fiacre, le mien. Je mets ma voiture à la disposition de la baronne et je lui propose de l’accompagner. Elle accepte et nous nous serrons tous les trois dans le maigre espace que les loueurs parisiens daignent laisser à leur clientèle.

— Quelle adresse, madame ?

— À la Sûreté, quai des Orfèvres.

Pendant tout le trajet, je ne réussis pas à obtenir une seule réponse de Mme de Vautremesse. Elle pleure, elle sanglote, elle se lamente. Sait-elle seulement que je suis là ? Cette femme, que j’ai vue quelques heures auparavant hautaine et fière dans sa douleur, est maintenant vaincue jusqu’à l’affaissement, et ne se domine plus. Quant à la femme de chambre, rencognée, muette, immobile, elle laisse ses yeux se remplir de larmes silencieuses que je vois briller quand nous passons près des réverbères.

Quai des Orfèvres, devant la porte qui a vu défiler tous les acteurs des grands drames parisiens, le brigadier Robert attend sur le trottoir. Il court à notre voiture, ouvre la portière et demande :

— Madame de Vautremesse, sans doute ?

— Oui, monsieur.

— Ayez l’obligeance de me suivre, madame.

Le brigadier ne m’a pas aperçu tout d’abord dans l’obscurité. Je me fais voir.

— Vous ? s’écrie-t-il. Ces sacrés journalistes se fourrent partout !... Il est inutile de monter... Les chefs ne pourront pas vous recevoir. Il y a grand travail cette nuit.

— Bah ! nous verrons bien.

Robert nous conduit au grand escalier de bois, à peine éclairé, qui mène aux bureaux de la Sûreté tout là-haut, presque sous les combles. Les marches sont larges, fatigantes, et crient comme si on leur faisait mal. Mme de Vautremesse, qui avait commencé l’ascension trop rapidement, s’essouffle peu à peu. Elle s’arrête pour reprendre haleine, devant le bureau de M. Bertillon, le chef du service anthropométrique.

Je profite de cette petite halte pour demander à Robert :

— Où menez-vous madame ?

— Dans le cabinet de M. Domergue. Ces messieurs se trouvaient là quand la nouvelle est arrivée. Ils y sont restés.

— Quels messieurs ?

— Le chef de la Sûreté, le sous-chef, le chef des bureaux et Debischoff, qu’on a fait revenir de Londres pour suivre avec moi l’affaire du voleur d’enfants. M. de Vautremesse est venu ensuite.

Enfin, on arrive au palier sur lequel s’ouvre la longue antichambre, triste et froide, des bureaux de notre grande administration policière.

Le brigadier invite la femme de chambre à s’asseoir dans la loge vitrée où, pendant le jour, séjournent les garçons de service. Puis il introduit la baronne dans le bureau de M. Domergue.

J’insiste pour entrer.

Robert s’y oppose avec la dernière énergie.

C’est tout au plus s’il consent à communiquer une carte de visite à son chef.

Je stylographie sur le bristol : « Laissez-moi entrer. M. de Vautremesse m’a écrit de passer le voir au plus tôt. Je sais qu’il est là. »

Une minute après, le brigadier me rapporte ma carte, avec, au verso, cette réponse :

M. de Vautremesse est là, mais il déclare qu’il ne vous a rien écrit.

— Ça, c’est trop fort. Alors que signifie ce mot ?

Je montre au brigadier la petite lettre en caractères de journaux.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fait-il en se grattant le front.

Et il rentre dans le bureau, emportant le papier qui a l’air de l’intéresser vivement.

La porte se rouvre bientôt.

— Venez donc, Binard.

C’est M. Hamard lui-même qui m’invite à passer. Le chef de la Sûreté parait stupéfait.

— Quand avez-vous reçu ça ?

— Il y a une heure environ.

— Pouvez-vous me dire l’heure exacte ?

— Parfaitement. Je relisais les épreuves de mon article. J’ai regardé ma montre pour savoir quel train je pourrais prendre. J’habite Enghien. On ma remis cette lettre à onze heures vingt.

— Onze heures vingt !

Ces trois mots sont répétés simultanément en six exclamations.

— Qu’est-ce que cela a de si extraordinaire ? dis-je, étonné de l’effet de ma réponse.

— C’est que, réplique M. Hamard, d’après la déposition de M. de Vautremesse, celle de son chauffeur et celle de l’ouvreur de portières du Nouveau-Cirque, l’enfant a été volé à onze heures vingt-cinq. Vous avez été averti de l’événement avant qu’il ait lieu. Ai-je besoin de vous expliquer toutes les questions qui naissent de ce fait ?

À ce moment entre M. Leydet, juge chargé de l’instruction de l’affaire du voleur d’enfants. On était allé le réveiller. Le juge est accouru tout de suite, en chemise de nuit. Il porte de fort jolies chemises de nuit, M. Leydet. ll faut l’imprévu d’un drame nocturne pour qu’on apprenne toute l’élégance intime de nos magistrats.

Le chef de la Sûreté, met rapidement le juge au courant.

Le baron de Vautremesse a conduit son fils Gontran au Nouveau-Cirque.

Depuis la disparition de son frère, le petit garçon était triste à mourir.

Sur les conseils d’un célèbre médecin, le professeur Flax, les parents ont essayé de distraire l’enfant aux cabrioles des clowns et aux tortillements de l’homme-serpent.

Le baron a quitté le cirque un peu avant la fin du spectacle. À la porte d’entrée, rue du Faubourg-Saint-Honoré, il a salué une dame, la comtesse de Houdotte, avec laquelle il a échangé quelques mots.

L’enfant a fait, seul, quelques pas vers le trottoir pour voir où se trouvait le coupé automobile qui devait les remener. C’est à cet instant que le voleur a passé.

Comme d’habitude, les témoins les plus rapprochés n’ont rien vu, ne peuvent fournir le moindre renseignement utile.

Arrivé à ce point de son récit, M. Hamard continue en commentant longuement, sous les yeux du juge d’instruction, le curieux petit billet que j’ai reçu.

Cette scène mériterait de tenter le pinceau d’un peintre de genre.

Le cabinet du chef des bureaux de la Sûreté, où nous sommes réunis, est une petite pièce rectangulaire dont aucun raffinement ne rehausse la sévérité. Une table-bureau surchargée de paperasses, un fauteuil, des chaises. Sur la cheminée, quelques livres et un vieux revolver rouillé, épave sans doute, de quelque crime. Les murs sont garnis de photographies que je recommande aux nerveux qui ont le cauchemar facile. Elles représentent diverses phases de drames restés historiques. On voit le lieutenant Anastay, en civil, avec un chapeau haut de forme, le couteau avec lequel il égorgea sa bienfaitrice et la servante, un gant maculé de sang, le portrait des victimes telles qu’on les découvrit. En face, on contemple l’huissier Gouffé dans la malle, entre ses assassins, Eyraud et Gabrielle Bompard, etc., etc25.

Dans ce cadre, ainsi égayé par l’iconographie du crime, à peine éclairés par une lampe à pétrole, dont un large abat-jour rabat la lumière rougeâtre, les policiers et le juge d’instruction discutent les moindres faits avec une passion de chasseurs.

Il faut avoir assisté à un de ces conciliabules pour comprendre l’attrait de la police de recherches, qui entraîne à des fonctions absorbantes, périlleuses, mal payées et souvent sottement méprisées par la foule ignorante, des hommes intelligents et supérieurement doués.

En arrière, le baron et la baronne de Vautremesse suivent, avec une attention douloureuse, les paroles de ces gens qui mettent à leur service toute leur activité et toute leur clairvoyance. Mme de Vautremesse est appuyée contre son mari, gémissante, éplorée. Le baron essaye de se raidir. Un pli lui déforme le côté gauche de la bouche, une espèce de sourire raide qui dénonce l’angoisse intérieure.

La discussion s’est poursuivie ainsi très longtemps.

Elle reprendra ce soir, tard dans la nuit.

M. Leydet doit aussi interroger la domestique arrêtée par M. Tanguy, dans la malle de laquelle l’agent Binette découvrit les vêtements du premier enfant dérobé à la malheureuse famille de Vautremesse.

Seront également convoqués chez le juge d’instruction tous ceux qui peuvent donner un renseignement au sujet de l’enlèvement de Gontran de Vautremesse. Je fais partie de la liste.

Je raconterai demain, lorsque les détails seront au complet, toutes les curieuses conclusions qu’on a tirées du billet mystérieux qui m’a été adressé hier au soir.

CLOVIS BINARD

7 juillet 1906

JEYDET, JUGE D’INSTRUCTION, INTERROGE LA SERVANTE ARRÊTÉE

La domestique arrêtée par M. Tanguy a été interrogée par M. Leydet, en présence de Me André Hesse, avocat26.

Inutile d’écrire que les abords du cabinet où travaille le magistrat étaient pris d’assaut. Tout le monde est pressé d’apprendre si la justice a enfin découvert une piste heureuse.

M Leydet est arrivé à deux heures. Il s’est hâté d’expédier quelques petites affaires courantes. Puis il a fait introduire la servante.

Elle s’appelle Marie Le Kapelec, native de Trestraou, en Bretagne.

C’est une de ces Bretonnes sans âge, entre vingt et cinquante ans. Petite et maigre, sa figure est sillonnée de mille rides profondes. Les yeux gris sont sans expression. D’après les renseignements fournis par ses patrons, cette fille n’ouvre presque jamais la bouche, ne cause presque avec personne. Aussi travailleuse que silencieuse, elle fait très bien l’affaire du vieux couple de rentiers, qu’elle sert comme un bon animal, sans âme et sans intelligence. C’est eux qui lui ont choisi son défenseur.

Le juge d’instruction n’a pas été long à s’apercevoir qu’il se trouvait devant un des échantillons de la race humaine les plus voisins de la brute. Il a fallu littéralement arracher les mots à cette cervelle épaisse et rustaude.

— Comment êtes-vous en possession des vêtements d’enfant trouvés dans votre malle ?

Pas de réponse. Marie Le Kapelec contemple le magistrat d’un regard atone.

— Je vous prie de me dire par quel moyen vous vous êtes procuré ce costume ?

Pas de réponse.

À la fin, le magistrat se fâche. Il crie. Il tempête. Il intimide. M. Hesse se fâche aussi. Dehors on entend des éclats de voix.

La bonne, ahurie, regarde les deux hommes et murmure, craintive : « Jésus ! Maria ! » Finalement, elle apaise le conflit en se décidant à avouer.

— J’ai trouvé ça.

— Ah !... Bon ! s’écrie M. Leydet, tout heureux d’avoir desserré les dents de cette vivante, qui les serre comme une morte. Eh bien ! si vous avez trouvé ces vêtements, dîtes-moi où ?

Il faut vingt minutes d’efforts pour tirer ce détail au clair.

On finit par déterminer qu’un quart d’heure après l’enlèvement d’André de Vautremesse, Marie Le Kapelec est allée faire une course pour ses maîtres, dans une maison de la rue Louis-le-Grand, presque au coin de l’avenue de l’Opéra. En sortant, tout contre la porte cochère, elle a trouvé un paquet. Elle l’a ouvert, et constatant qu’il contenait un habillement d’enfant, elle l’a emporté.

Dès lors, l’interrogatoire perd tout intérêt. Il n’est que trop certain que la bretonne n’a jamais connu le voleur d’enfants, ni de près, ni de loin. Ce n’est pas elle qui éclairera la justice.

M. Leydet, néanmoins, par acquit de conscience, pose à Marie Le Kapelec quelques autres questions relatives à la « grande affaire ». On commence à nommer ainsi, dans la foule, celle que tout le monde discute, tourne et retourne sous toutes ses faces.

Tout le monde ?

Non.

La police a beau être sur pied de guerre, les partis politiques ont beau crier, un ministre a beau être menacé d’interpellation, les reporters ont beau se démener, le télégraphe et le téléphone ont beau s’efforcer de propager au plus vite les dernières nouvelles, chaque jour cinq cent millions, un milliard d’exemplaires de journaux ont beau apprendre, rien qu’en France, les rapts et les faits accessoires à des millions de lecteurs de plus en plus avides de savoir, il y a encore à Paris des gens ignorant que vingt enfants manquent à leurs foyers et que la désolation des parents est peu à peu devenue un deuil public.

Un capitaine, balafré d’une oreille à l’autre, en 1870, par le sabre d’un cavalier prussien, fit, la paix signée, une excursion dans un village de la Savoie. Il se trompa de chemin, erra et finit par accepter une heure d’hospitalité chez deux vieux paysans qui vivaient sur la montagne, dans une maison isolée. On causa.

La Savoyarde, désignant la blessure qui creusait le front de son hôte, demanda :

— Où avez-vous attrapé ça ?

— À la guerre.

— Quand donc ?

— Cette année.

— Il y a donc eu la guerre ? interrogea le vieux.

Eh bien ! Cette histoire se renouvelle chaque jour, non plus dans le fin fond des montagnes, loin de tout et de tous, mais en plein Paris moderne. On y rencontre des gens indifférents aux plus grands événements, des gens non seulement incapables de s’associer en quoi que ce soit aux sentiments qui animent l’immense majorité dans le pays, mais encore capables de les ignorer totalement.

Et parmi ces êtres, phénomènes dignes des musées, qui ne savaient point jusqu’à aujourd’hui que la France et la terre entière se passionnent à cause de vingt vols d’enfants, vols consécutifs, énigmatiques, inouïs, se trouvait Marie Le Kapelec, native de Trestraou, en place rue Taitbout, c’est-à-dire au cœur même de la capitale.

C’est, en effet, le juge d’instruction qui a dû apprendre à cette pauvre fille le crime dont quelques-uns l’ont cru un instant plus ou moins complice.

Marie Le Kapelec a gardé le vêtement trouvé par elle parce qu’elle a, au pays, un enfant. Honnête, mais simple, la bretonne ne s’approprierait pas un centime du bien d’autrui. Mais elle n’a pu résister à l’idée d’habiller un jour, en monsieur, son petit gars qui court en haillons, le derrière à l’air.

Une justice étroite demanderait compte de ce touchant larcin. Mais la justice étroite est l’ennemie d’une civilisation large, dirait M. Prud’homme.

Marie Le Kapelec sera remise en liberté aujourd’hui. Ses maîtres ont promis de la reprendre.

ALAIN BERNARD.

COMMENT GONTRAN DE VAUTREMESSE À ÉTÉ ENLEVÉ — L’ENQÊTE — LE RAPT A ÉTÉ PRÉMÉDITÉ.

Après avoir interrogé Marie Le Kapelec, le juge d’instruction s’est occupé du dernier vol d’enfant. Afin de déterminer exactement les conditions du rapt, M. Leydet a causé successivement avec tous les témoins, puis il les a réunis. On sait maintenant d’une façon plus exacte comment l’enlèvement a été commis.

M. de Vautremesse sortait avec son fils de la salle de spectacle du Nouveau-Cirque.

À l’entrée du large couloir qui conduit à la rue, devant le vestiaire, il rencontra la comtesse de Houdotte.

Cette dame attendait sa voiture qu’un valet de pied était allé chercher. Le baron et la comtesse échangèrent quelques paroles en se dirigeant lentement vers la grande porte de sortie. Le petit Gontran, qui venait de se faire embrasser par Mme de Houdotte, marchait devant eux. Le spectacle n’étant pas encore terminé, le vestibule était alors entièrement vide, il n’y avait là que le baron, la comtesse, l’enfant et, à l’intérieur de sa loge, assise au guichet, la buraliste qui, s’étant trompée dans ses additions, inattentive aux événements du dehors, recalculait la recette.

À la porte du Faubourg-Saint-Honoré, se tenait l’ouvreur de portières du cirque, un brave homme, le père Mab, qui exerce depuis cinq ans cette fonction importante et plus lucrative qu’on ne pense.

Le coupé de Mme de Houdotte se rangea le long du trottoir, juste devant l’automobile du baron. Le père Mab, laissant au valet de pied de la comtesse le soin d’aider sa maîtresse, courut ouvrir la porte de la seconde voiture. Tandis que le baron saluait une dernière fois Mme de Houdotte, le petit Gontran se dirigea, à trois mètres de là, sous l’œil de son père, vers l’ouvreur de portière.

— Le gosse, a dit textuellement le père Mab, avant d’entrer dans l’auto, se tourna vers son papa comme pour l’attendre. À un certain moment, il passa derrière moi. Le père arriva tout de suite après, tandis que la voiture de la comtesse démarrait... Où qu’est l’enfant ? qu’il me demande. Plus d’enfant !... Ce que nous avons cherché !... Derrière l’auto, il y avait un fiacre. Le cocher dormait dedans. On l’a réveillé. Naturellement qu’il n’a rien vu, cet homme, puisqu’il dormait... Derrière lui, il y avait d’autres fiacres. Les cochers n’ont rien vu non plus. C’est à n’y pas croire... En face du cirque, le long de l’autre trottoir, il y avait aussi une voiture qui a décampé tout de suite après celle de la comtesse.

Le chauffeur du baron, occupé, en attendant le signal du départ, à examiner son frein à pédale qui jouait un peu, n’en sait guère plus que le père Mab. Il a cependant remarqué, avant de partir, un homme d’allure distinguée, en pardessus foncé et en chapeau haute-forme, qui traversa la rue dans sa largeur et passa derrière l’automobile.

Le cocher de la comtesse de Houdotte, lui, se rappelle avoir été, cent mètres environ après le Nouveau-Cirque, dépassé par une voiture de maître dont le cheval filait à toute allure.

On peut donc conclure que Gontran de Vautremesse a été tiré par le voleur d’enfants derrière l’automobile et jeté ensuite dans une voiture qui se trouvait en face et qui partit aussitôt.

Mais comment se fait-il que l’enfant n’a pas crié ? Mais comment se fait-il que le voleur a pu traverser la rue avec sa proie, traîner le petit vers le coupé, l’y introduire, sans être surpris ? Nul ne peut répondre.

L’intérêt de toutes ces questions faiblit devant l’énigme de la petite lettre qui m’annonça l’enlèvement de Gontran de Vautremesse. Je vais transcrire ici toutes mes déductions, sans fard et sans littérature, quoiqu’elles n’aboutissent, hélas ! qu’à épaissir le mystère. Les sujets attachants par eux-mêmes gagnent à être exposés d’une prose sèche et nue.

Il est établi aujourd’hui, d’une manière définitive, que le fameux billet a été envoyé avant l’heure de l’attentat, relativement longtemps avant.

Le vol a eu lieu à onze heures vingt-cinq. J’ai reçu la lettre à onze heures vingt. Le garçon de bureau qui me l’a remise l’a trouvée dans le hall de notre journal, sur la grande table du milieu, à onze heures et quart. Elle est composée, ainsi qu’on le sait déjà, de lettres découpées dans le Matin et collées les unes à côté des autres. C’est un travail assez long à exécuter. La lettre est sans doute restée sur la table un certain temps avant d’être aperçue par un des employés du journal. Bref, toutes ces circonstances prouvent qu’elle a été rédigée au moins une demi-heure avant l’enlèvement. Mais, s’il en est ainsi, elle n’a pu être écrite que par un homme qui savait que le vol aurait lieu.

Est-il trop hardi d’en déduire que cet homme est le voleur d’enfants lui-même ?

Je ne le pense pas.

Et cela d’autant moins que cette façon de correspondre au moyen des ciseaux, du pinceau et de la colle, dénonce vraiment un criminel. Le ravisseur s’est gardé de laisser un échantillon de son écriture entre mes mains. Il a employé le système le plus prudent que puisse imaginer un rédacteur de lettres anonymes.

De même, il n’a pas osé remettre l’enveloppe à un des garçons de service, à l’entrée de nos bureaux. Il a pénétré dans le hall et il l’a abandonnée au hasard, sur une table. Naturellement, nul ne l’a remarqué. Des centaines et des centaines de personnes circulent journellement dans cette salle qui est l’antichambre de tous nos services.

On peut facilement y passer inaperçu.

C’est donc, très probablement, le voleur qui, sachant que le baron de Vautremesse était, ce soir-là, au Nouveau-Cirque avec son fils Gontran, avait prémédité son coup, était absolument sûr de réussir à enlever l’enfant, si sûr qu’il osait m’en avertir au préalable.

Il faut que cet homme ait une prodigieuse confiance dans la puissance et la sûreté de ses moyens d’action. Réussira-t-on jamais à s’emparer d’un être aussi étonnamment armé, aussi extraordinairement adroit ?

CLOVIS BINARD.

8 juillet 1906

UNE NOUVELLE LETTRE DU « FIDEL LEQUETEUR » — JUSTE REMARQUE

Mossieu le direkteur,

Vou vou zêtes fiché de moi l’otre jour parce ce (que) je ne çé (sais) pas lord-tograf osi (aussi) biin (bien) c’un (qu’un) metre décolle (maître d’école) ou ce (que) ceusse qui passe leure ecsamin pour antré à lakademy franssaise (!?!).

Mé come vou l’avez di vou même, on na pas bezoin dêtre dix-plomé architekète du gouvarneman pour être un nomme de bon cense (nous n’avons jamais rien dit de semblable, cher et « fidel lequeteur »).

Alor je me permé de repliker a seul fin de vous zécrir celce chose (quelque chose) ki sui, pour vou le ferr ramarké.

Votre colle-ab-orateur Klovisse Binard lesse antandre den son artikle do jordui ce (que) le voleu d’enfans, apré avoir voél le pauvre miauche Gontran de Vautremesse l’a amporté dan zune vouature pro-babeleman. Alor je me permé de vou ferre remarké celce chose (quelque chose) ki é biin (bien) importan den lafer (l’affaire) cil (qu’il) me sembl. Cil (s’il) i a u (y a eu) une vouature, il i a u (il y a eu) un coché !

Alor cette foua-là, le voleur d’enfans n’été paz-un, mé deu, puiscil (puisqu’il) il i a u (y a eu) le coché é lui.

Le coché é lui sa fé deu.

Donc, il nia (il n’y a) pa zun voleu d’enfans, mé deu.

Je croua ce (que) cécler (c’est clair). Si le voleu d’enfans, den (dans) cette tipotese (hypothèse) come vou dite, n’été pas un mé deu, il i a (il y a) de l’esspouar con (qu’on) lé pinssera, car come on dit den mon péi (pays) cen (quand) deu cha on (chats ont) souafé (soiffé) lagea-relai (la jarre à lait) il i en a (il y en a) toujours un ci (qui) miaule pour ferr crouar ce (que) cé l’oter (l’autre).

Agréé mé ressepé du fidel lequeteur.

EST-CE LA VOITURE DU RAVISSEUR ? — IL Y A DEUX VOLEURS

Les raisonnements du correspondant dont la fidélité nous vaut des communications si littéraires, sont des plus justes.

Il se gonflera sans doute d’orgueil lorsqu’il apprendra que cette « tipotèse » est l’hypothèse même qui, à cette heure, paraît la plus vraisemblable au juge d’instruction et aux agents de la Sûreté.

On admet que la voiture qui a dépassé celle de la comtesse de Houdotte a servi à enlever le petit Gontran de Vautremesse. On admet aussi que le voleur doit avoir un complice, le cocher.

On peut objecter, il est vrai, que si la première partie de la supposition est exacte, la seconde partie n’en découle pas nécessairement. Le voleur et le cocher peuvent être une seule et même personne. Le ravisseur a pu prendre l’enfant, le porter dans la voiture et monter ensuite sur le siège.

Mais il faudrait, en vérité, pour s’arrêter à cette idée, le croire doué de vertus magiques. Le petit Gontran, une fois seul, renseigné comme il l’était sur l’aventure par toutes les conversations entendues depuis l’enlèvement de son frère André, se sentant emporté, n’aurait-il pas ouvert la portière, n’aurait-il pas appelé, n’aurait-il pas essayé de fuir ?

Cependant, répliquent encore les partisans de l’hypothèse d’un voleur unique, l’enfant n’a pas crié au moment où le voleur l’a saisi, il n’a pas crié en traversant la rue, entraîné par le ravisseur. Alors pourquoi vous étonnez-vous de ce qu’il n’a pas crié lorsqu’il a été emporté, à fond de train, dans le véhicule ?

Il est bien évident qu’il y a là plus d’une lacune a combler. Le fait qu’aucun cri, a l’instant de l’attentat, n’a trahi la terreur du petit, reste certainement incompréhensible.

Mais dans une affaire où l’on marche à l’aveuglette, où l’on sait seulement de toute vérité qu’on ignore tout, il faut bien, de temps en temps, entre deux opinions mal satisfaisantes, choisir la plus satisfaisante.

La certitude qu’aucune supposition ne peut complètement résister à l’analyse et aux objections, conduit à l’adoption de celle qui semble résister le mieux. Au pays des aveugles, les borgnes sont roi.

Donc, jusqu’à nouvel ordre, ainsi qu’écrit avec simplicité notre brave ami, le voleur « est deux », lui et le cocher.

Les chances d’arrêter les coupables sont donc considérablement augmentées.

Un bandit adroit et isolé peut échapper à la police.

Deux bandits, même habiles, se vendent fatalement un jour ou l’autre.

Prendre un complice, lorsqu’on se propose un crime, c’est le commencement de la guillotine.

Le problème ainsi circonscrit, tous les efforts des recherches se concentrent sur la voiture mystérieuse qui a emporté Gontran de Vautremesse.

INGÉNIEUSE MUSIQUE — TAARRRAPATATA ! TAARRRAPATATA ! — NOUVELLES DÉPOSITIONS — LE COUPÉ DE MAÎTRE — L’HOMME DISTINGUÉ ? ?

Le cocher de la comtesse de Houdotte a été de nouveau interrogé.

— Dans ma première déposition, a-t-il déclaré, aujourd’hui à M. Leydet, je vous ai dit que j’avais été dépassé par une voilure de maître... J’ai dit cela sans réfléchir... Mais Mme la comtesse de Houdotte m’a fait observer que je risquais d’égarer la justice par une indication inexacte... Je viens donc, sur l’ordre de madame, rétracter la partie de mes affirmations dont je ne suis pas certain... En réalité, je n’ai pas fait attention au genre de véhicule qui fuyait, comme si le diable était à ses trousses. J’ai pensé que la voiture devait être de maître à cause de l’allure du cheval. Toute mon attention a été attirée sur le cheval... Cette bête, ça, je l’affirme sans hésiter… cette bête est un animal de prix, solide, ardent. Elle ne galopait pas comme un carcan qu’on pousse et dont on peut obtenir, à coups de fouet, un bout de vitesse... Elle trottait d’une allure libre, un peu irrégulière peut-être... Elle trottait sec, sans allonger mais très vite... Je l’ai à peine vue. Ma jument à moi, qui est écouteuse, s’excitait en entendant l’autre qui s’amenait en trombe, par derrière, et elle chauvissait des oreilles... J’ai eu à m’occuper d’elle quand le voisin a passé, et à empêcher des cabrioles. Voilà pourquoi je n’ai pas regardé la voiture. Mais j’ai encore dans l’oreille le son du trot... La bête trottait taarrrapatata, taarrrapatata... Tenez, monsieur le juge, faites trotter devant moi mille chevaux, si celui de l’autre soir se trouve parmi eux, je le reconnaîtrai sans hésiter.

Cette affirmation du cocher a donné lieu à une scène originale.

— Vous le reconnaîtriez ? s’est écrié M. Leydet, très intéressé.

— Oui, monsieur le juge. J’ai la mémoire des oreilles. J’ai débuté comme lad chez un entraîneur, à Chantilly. Eh bien ! dès le jeune âge, je savais reconnaître un pur-sang rien qu’en écoutant ses battues. On s’en amusait dans les écuries... On faisait courir les bêtes devant moi, sur un terrain un peu dur, naturellement. Je fermais les yeux et je disais : « Ça, c’est Pampre d’Or ; ça, c’est Froussard II ; ça, c’est Bordailleur, ou Kakatoès, ou Tantacule... » Je vous assure que le cheval du voleur d’enfants trottait, taarrrapatata, taarrrapatata, taarrrapatata.

Le cocher imitait l’harmonie de l’allure.

M. Leydet, qui ne fait fi d’aucun indice, répéta :

— Vous dites : Tarrrapattata, tarrrapattata, tarrrapattata ?

— Non, monsieur le juge, je dis : taarrrapatata, taarrrapatata.

La nuance était mince.

Pour mieux se faire comprendre, le cocher s’approcha du bureau de M. Leydet et il rejoua les temps du trot, en frappant la table de ses deux index, successivement.

Le juge se plaça à côté de lui et, très attentif, se mit à tambouriner à son tour. De temps en temps, le maître corrigeait l’élève. Quand les quatre doigts battaient en désaccord, ils produisaient comme un roulement d’escadron. Enfin, fatigué de toute cette vaine cavalerie, le juge d’instruction fit apporter un phonographe, et le cocher de la comtesse chanta dans le cornet enregistreur ses taarrrapatata qui, gravés dans la cire, serviront peut-être un jour de pièces à conviction.

Il ressort donc des déclarations du témoin que le cheval du voleur d’enfants est une belle bête, fougueuse et rapide. La qualité de la voiture a pu également être déterminée.

Le valet de pied de la comtesse de Houdotte n’a, lui, rien observé. Il avoue que, fatigué par une longue journée de travail, il a, sitôt sur le siège, fermé les yeux pour dormir.

Mais l’ouvreur de portières, le père Mab, croit se souvenir que la voiture qui stationna quelques minutes de l’autre côté de la rue était une voiture de bonne tenue.

Les deux gardiens de la paix, de service aux portes du cirque, se trouvaient, au moment du vol, assez loin en arrière. Ils s’efforçaient de faire rebrousser chemin aux cochers de maraude qui s’apprêtaient à venir, à la fin du spectacle, soutirer les clients aux fiacres honnêtes attendant depuis longtemps en files patientes.

Ces deux agents sont catégoriques dans leurs affirmations. Avant de quitter la porte, ils ont vu un coupé de maître s’arrêter en face du cirque.

Une preuve de plus a été apportée par le cocher de l’Urbaine, qui s’était assoupi dans son sapin, derrière l’automobile du baron de Vautremesse.

— C’est sûrement, a t-il dit, un coupé parfaitement ciré, neuf et soigneusement lavé. Il est tellement bien verni que l’éclat des globes électriques dû cirque se reflétaient sur la caisse, comme sur un miroir. Ces rayons me tapaient dans l’œil. J’ai dû, je me le rappelle très bien, me retourner dans mon coin pour leur échapper. Ils me gênaient dans mon sommeil.

Si ce coupé est celui du voleur d’enfants, il parait donc sérieusement établi qu’il est un véhicule de luxe, propre, luisant et bien attelé. Se souvient-on que le criminel dédaigne les bijoux et les objets précieux trouvés sur ses petites victimes, qu’il les abandonne en même temps que les vêtements ? N’y a-t-il pas là deux ordres de faits sensiblement voisins, d’où il est possible d’extraire, sans trop tirer sur la logique, une parcelle de vérité ? Ce mépris pour l’or et les pierres coûteuses s’accorde avec la fortune qu’accuse la possession d’un équipage de grande allure.

Le voleur est-il donc un homme riche ?

Nous en avons maintenant deux preuves. Disons plutôt deux bouts de preuves, car il sied d’être très modeste dans une affaire de cette complication.

Les investigations du juge d’instruction ont également porté sur l’homme distingué en pardessus foncé et en chapeau haute forme, que le chauffeur du baron de Vautremesse aperçut traversant la rue. Mais aucun éclaircissement n’a été obtenu sur ce point.

Le chauffeur est un brave garçon, natif des montagnes d’Auvergne. Il a été malaisé de lui faire dire ce qu’il entend par le mot « distingué ».

— Qu’entendez vous par homme distingué ? lui demande le juge.

— Un homme distingué, répond-il, est un homme qui se tient droit et qui porte des gants.

— Bon ! réplique M. Leydet. Vous vous tenez droit et vous portez des gants. Vous prenez-vous pour un homme distingué ?

Le chauffeur a paru interloqué. Évidemment, le sens du mot, ainsi étendu, lui semblait exagéré. Mais comment répondre non à quelqu’un qui vous demande si vous êtes distingué ? Le bon Auvergnat a répondu oui.

L’enquête ne tirera donc pas grand profit des indications de ce mécanicien.

Cependant, la journée paraît bonne.

On a fait un pas en avant.

Une lueur, vague et faible, mais sensible malgré tout, monte enfin dans la nuit noire où nous cherchons comme a Collin-Maillard, sans voir goutte et à tâtons.

Les policiers, un moment découragés, tiennent enfin le premier fil avec lequel ils noueront la première maille du filet dans lequel ils espèrent faire tomber un jour, peut-être bientôt, le monstre, mangeur d’enfants.

CLOVIS BINARD

9 juillet 1906

ENCORE LE FAMEUX BILLET ! — ENFIN DES FAITS PRÉCIS — UN PAPIER ACCUSATEUR — LE RAVISSEUR EST TRÈS RENSEIGNÉ

Le juge d’instruction s’est de nouveau occupé aujourd’hui de la petite lettre que le voleur m’a envoyée avant l’enlèvement de Gontran de Vautremesse.

Le magistrat a bien voulu m’associer à cette partie de son enquête. J’ai été reçu par lui tout de suite après déjeuner. À cinq heures du soir, nous discutions encore autour du billet !

Cette longue séance a été précédée du petit préambule ordinaire, refrain que mes obligations professionnelles m’ont forcé d’entendre cent et cent fois.

— Donnez-moi votre parole de ne pas publier notre conversation.

— Non, monsieur le juge, je ne vous donne pas ma parole, parce que je suis journaliste et que j’ai remarqué que, lorsqu’on me prie de ne pas publier une nouvelle, elle est généralement intéressante. Deuxièmement, parce que je n’ai pas, hélas ! les moyens de vous faire cadeau de 25,000 francs.

— Que dites-vous ?

— Que cette semaine, grâce au rapt de Gontran de Vautremesse, j’ai distancé mes confrères Bernard et Barbarus, qui en crèvent de rage, que les notes hebdomadaires qu’envoient nos lecteurs et qui paraîtront après-demain, me seront sûrement favorables, que mes chances de toucher la prime au concours de reportage augmentent et que je n’ai pas la moindre intention, monsieur le juge, de sacrifier, pour vous faire plaisir, le moindre atome de la plus légère ombre de la plus petite molécule de la plus minime de ces chances.

M. Leydet a le bon goût de sourire et de ne pas insister.

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me dit-il, après avoir compulsé un dossier. J’ai passé toutes ces heures blanches à réfléchir au billet que vous nous avez remis. Je dois vous avertir que le chef de la Sûreté a fait hier une découverte qui centuple encore pour nous l’intérêt de la petite lettre. Mais procédons par ordre. Je veux que vous suiviez notre marche vers la lumière, étape par étape.

Le magistrat allume une cigarette, gratte un instant son petit bout de barbe et reprend :

— J’ai l’habitude, lorsque je me trouve en présence d’une affaire obscure et compliquée, de noter les moindres événements minute par minute. Cette méthode m’a déjà fourni de bons résultats. Lorsqu’on fait une enquête, la patience d’observer les petits détails sert toujours, et souvent de la façon la plus inattendue. J’ai donc essayé d’établir, tant bien que mal, les différents gestes du baron de Vautremesse, de l’enfant, et des voleurs, avant l’attentat ; et, à l’aide des documents à notre disposition, de leur attribuer une place dans le temps… Voici ce que j’ai imaginé tout d’abord... Apprenez cependant de suite qu’un renseignement nouveau est venu démolir ces premières suppositions et nous permettre d’en reconstruire de nouvelles, infiniment plus ingénieuses et plus précieuses.

— M. de Vautremesse, continue M. Leydet après un petit silence de réflexion, est parti de la rue Miromesnil, avec son fils, à huit heures vingt minutes. De là, il ne faut guère, en automobile, que cinq minutes pour gagner le Nouveau-Cirque. Ils arrivent à huit heures vingt-cinq, et ils s’asseoient dans leur loge vers huit heures et demie. C’est alors que le voleur, qui assiste à ce spectacle, aperçoit sa victime. Aussitôt l’idée d’enlever l’enfant germe dans son esprit, en même temps que celle de vous avertir. Je dis LE voleur, en désignant celui qui conçoit, exécute. Jusqu’à, nouvel ordre, je considère, en effet, le cocher comme un complice de moindre importance.

— Avez-vous réfléchi, monsieur le juge, aux raisons qui ont poussé le gredin à me prévenir ?

— Nous discuterons ce point tout à l’heure. C’est pour cela que je vous ai dérangé... Le voleur tient donc, pour un motif ou pour un autre, à vous faire savoir l’exploit qu’il médite ; mais il veut éviter tout ce qui peut le trahir. Il se rappelle alors un moyen classique, qui a fait ses preuves. Il sort donc du cirque pour aller exécuter, en lieu sûr, le travail de découper les lettres d’un numéro du Matin et de les assembler à l’aide de colle ?

— Parfaitement Je vous suis, monsieur le juge.

— Imaginons qu’il rentre à son domicile pour exécuter cette œuvre de patience. Je compte arbitrairement dix minutes pour ce voyage. J’ai refait moi-même la lettre, à la manière du voleur. Il m’a fallu dix-sept minutes. En comptant trois minutes gaspillées à droite et à gauche, il est donc neuf heures, quand le bandit a terminé sa missive. Il s’agit maintenant de vous la faire parvenir, mais pas trop tôt, cependant. Vous l’eussiez reçue à neuf heures, par exemple, et vous eussiez immédiatement téléphoné chez M. de Vautremesse, que tout le plan du criminel eut échoué. Il n’a donc porté la lettre à votre journal que le plus tard possible...

— Il l’a peut-être fait porter.

— Je ne le pense pas. Dans une circonstance aussi délicate, il est périlleux de s’adresser à un commissionnaire qui peut vous trahir un jour... À moins de supposer qu’un complice... Mais alors cela nous ferait trois criminels, au lieu d’un, le voleur, le cocher et le porteur de la lettre.

— Pourquoi le cocher n’aurait-il pas été chargé de me faire parvenir ce pli ?

— En effet. Cependant, il a bien fallu que quelqu’un attelle, surveille l’équipage. Mais qu’importe, pour l’instant ? L’essentiel est que le voleur ou le cocher a eu deux heures vingt minutes, entre neuf heures et onze heures vingt, pour vous faire remettre la lettre et revenir au Nouveau-Cirque exécuter son projet. C’est l’essentiel, car, si telle est la vérité, nous connaissons les caractéristiques de cet enlèvement, et nous ne pouvons pas espérer en tirer une piste sérieuse... Mais, écoutez-moi bien, monsieur Binard, imaginez pour un instant qu’il soit démontré que le voleur n’a pas écrit... j’emploie le mot écrire, à défaut d’autre... n’a pas écrit le billet entre le moment où le père est entré au cirque avec son fils et le moment où l’enfant a été emporté.

— Il l’aurait donc écrit avant la représentation ?

— Oui.

— Mais alors ?...

— Mais alors, monsieur Binard, un immense horizon s’ouvre devant nous. S’il a écrit la lettre avant la représentation, c’est qu’il savait que M. de Vautremesse et son fils iraient au cirque, ce soir-là. Dès lors, le cercle des recherches se dessine admirablement. Il faut que nous retrouvions tous ceux qui ont pu apprendre, dans la journée et même la veille, que le baron avait l’intention d’emmener le petit Gontran applaudir les phoques jongleurs et la noce nautique.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que le billet a été écrit si tôt ?

— Je ne crois pas. Je suis sûr. Ma certitude ne va pas jusqu’à prétendre que le voleur a écrit le billet avant huit heures et demie, mais je prétends, ce qui revient au même pour l’enquête, qu’il a eu, avant cette heure-là, l’idée de l’écrire.

— Ah ! ?

— Cet ah ! ? exclamatif et interrogatif va recevoir sa réponse. Le chef de la Sûreté a retrouvé le marchand qui, à quatre heures de l’après-midi, le jour de l’enlèvement, a vendu le papier et la colle avec lesquels la lettre a été confectionnée.

— Comment ?

— J’ai, hier, examiné le papier, un papier de luxe — autre preuve que le voleur ne regarde pas à l’argent — un papier anglais. J’en ai fait dessiner le filigrane, qui est assez rare. On a photographié ce dessin qui a été montré par nos agents à tous les papetiers de Paris. Plusieurs de ces commerçants ont déclaré avoir ce papier en magasin. Chez l’un d’eux, passage du Havre, une demoiselle de magasin a reconnu avoir, à la date et à l’heure que je viens de vous indiquer, vendu une boite de ces feuilles, en même temps qu’un petit pot de gomme arabique liquide... Voyez, la colle du billet est de la gomme arabique... J’ai naturellement interrogé la demoiselle. Elle a des souvenirs assez précis. L’acheteur, d’après elle, est un homme de taille moyenne, trapu cependant, vêtu d’un complet veston bleu foncé ou noir. Il parle avec un léger accent étranger. Cependant, la jeune fille n’a pas pu reconnaître la nationalité de l’acheteur. Voilà où nous en sommes.

— Il me semble que vous n’avez pas perdu votre temps.

M. Leydet sourit avec satisfaction.

— Maintenant, dit-il, interprétons les faits. À quatre heures de l’après-midi, le voleur achète de quoi vous écrire qu’il enlèvera Gontran de Vautremesse vers minuit.

— Halte ! monsieur le juge, vous allez trop vite. Il achète de quoi fabriquer une lettre anonyme. Mais rien ne prouve qu’à cette heure-là il ne faisait pas une provision à tout hasard, pour écrire un jour ou l’autre, selon l’occasion. Il pouvait fort bien, à ce moment, ignorer qu’il volerait l’enfant le soir même, au cirque.

— Hum ! répond le juge, de nouveau soucieux. En effet. Quand on raisonne sur des probabilités aussi minces, on risque toujours de laisser des trous dans les mailles des syllogismes. Votre objection est provisoirement inattaquable. Je ne saurais que lui opposer.

— Cependant, monsieur le juge, je préfère votre hypothèse. Elle me semble, malgré tout, plus voisine de la vérité.

— Soit. Concluons donc comme tout à l’heure. Le voleur était renseigné dès l’après-midi sur les projets de M. de Vautremesse et de son fils. Mais, c’est là que je veux en venir, ne savait-il pas aussi que vous étiez allé dans la matinée chez le baron et que vous aviez l’intention d’écrire un article sur cette visite ?

J’écarquille les yeux d’étonnement.

— C’est donc un sorcier, cet animal-là ?

— Un homme phénoménalement habile, certes.

— Il a pu connaître ma visite, monsieur le juge, par exemple, en surveillant les abords de la maison, rue de Miromesnil. Quelques personnes ont également été mises au courant de cette démarche, à commencer par M. Tanguy et les agents de son commissariat de police. J’en ai parlé aussi à des amis, à des camarades, au cercle des Capucines où j’ai déjeuné... Mais ce que je vous jure bien c’est que le voleur d’enfants n’a pas pu savoir que je ferais un papier sur ce sujet. L’article a été décidé, entre notre rédacteur en chef et moi, à huit heures du soir. Je me suis mis à l’écrire immédiatement. Je n’ai livré ma copie à la machine à composer qu’assez tard après avoir reçu le billet. Je n’ai, pendant cette rédaction, causé avec personne.

— J’explique, répond le juge, l’envoi de la lettre, par cette forfanterie du crime qui a perdu les malfaiteurs les plus intelligents, et qui est, l’expérience le démontre, presque générale. Il a voulu crâner, en vous avertissant. Cette intention est encore plus probable, si le misérable a su que vous alliez publier encore une fois un article sur le baron de Vautremesse et la disparition du premier enfant de ce nom... C’est dommage, ajoute le magistrat, en se levant pour me congédier... J’avais pensé que vos réponses resserreraient encore mes investigations.  Mais bah ! Passez toujours demain. J’aurai peut-être besoin de vous. Pour aujourd’hui, j’ai de la besogne. Je veux interroger tous ceux qui ont pu la veille et le jour du rapt de Gontran de Vautremesse apprendre que le baron irait au cirque. Au revoir.

S’il est encore des médisants qui prétendent que les recherches sont menées avec mollesse, je les prie de s’imaginer seulement une seconde, l’énorme travail que représente une semblable enquête.

CLOVIS BINARD.

C’est demain que la Chambre des députés doit discuter l’interpellation de M. George Berry sur l’affaire des vols d’enfants.

Le célèbre détective américain William Trisson, que le gouvernement a fait appeler au secours de la police française, est maintenant à Paris. Il se montre plein de confiance et se fait fort d’arrêter les voleurs d’enfants à bref délai.

10 juillet 1906

WILLIAM TRISSON, DÉTECTIVE — MÉCONTENTEMENT DE LA POLICE PARISIENNE — UNE STATISTIQUE ORIGINALE — LA BARMAID AMOUREUSE

Le détective américain, dont nous annoncions l’arrivée hier et auquel le ministre de l’intérieur, ainsi qu’on le verra plus loin, a fait allusion dans son discours de la Chambre, est à Paris depuis quelques jours déjà, mais il n’a pas encore été mis au courant de tous les détails de l’affaire des voleurs d’enfants.

On a d’abord été obligé de lui découvrir un interprète, car William Trisson ne parle pas français. Il me parait que cette ignorance n’est pas précisément heureuse chez un homme qui vient faire l’argus sur les grands boulevards. On eut pu lui adjoindre un des agents de la Sûreté qui savent l’anglais, mais on a rencontré dans leurs rangs une telle mauvaise volonté pour ce genre de besogne qu’on y a renoncé et qu’on cherche ailleurs le traducteur qui sera attaché à la personne du policier transatlantique.

Un de nos meilleurs inspecteurs m’a raconté les motifs qui ont déterminé ce refus général.

— Moi, aider ce William Trisson ! Jamais ! s’est-il écrié. Une belle acquisition que le gouvernement nous a ramenée là !... Et ça se fait payer cent francs par jour, et ça loge au Grand Hôtel, tandis que nous, on nous chicane sur chaque voiture !... D’abord, ce n’est même pas un détective officiel !… C’est un détective particulier, privé... Il ne parle pas français, mais il y a une langue qu’il parle bien, allez : c’est le bluff… Interviewez-le donc. À l’entendre, il a arrêté à lui tout seul tous les malfaiteurs de l’ancien testament, du nouveau et de la suite, depuis Cain qui tua son frère Abel... Il a été de tout, il a fait tout, il connaît tout. Et il détient tous les records... C’est lui qui a découvert le plus de criminels au monde ; qui, comme policier, a gagné le plus d’argent au monde ; qui a le plus grand courage du monde, le nez le plus fin du monde et qui est le plus grand musicien du monde... Le dernier trait est exact... Quand, par hasard, il a réussi une affaire, l’univers en est informé, du pôle au pôle, et il fait plus de bruit à lui tout seul que le bon Dieu avec son tonnerre... Le plus joli, c’est que, quand il est brûlé à droite, il lève avec son bagout une autre bonne tête à gauche. Songez qu’il a réussi à empaumer cette fois jusqu’à notre ambassadeur à Washington, à qui nous devons l’importation du colis... Eh bien ! s’il n’a que lui à craindre, le voleur d’enfants pourra vivre vieux comme Mathusalem, sans être inquiété... Et vous verrez que, s’il échoue, il dira que c’est de notre faute, que nous n’avons rien compris à ses plans mirobolants, et que, si on l’avait écouté, lui, le plus grand dégourdi du globe, le plus grand phénix de la terre, le plus grand virtuose de l’univers, le plus grand dentiste du monde, ça se serait passé autrement. En attendant, il aura palpé trente mille balles de notre brave République, qui l’a bien, la tavèle.

— La tavèle ?

— Eh oui ! La maladie des poires !

Ce jugement, d’une éloquente sévérité, ne me parut pas définitif, et voilà pourquoi je tentai d’entendre l’autre son de cloche.

Après des recherches assez longues, je finis par rencontrer William Trisson, dans un bar de la rue Cambon.

Il était en train de se confectionner, avec des précautions d’horloger, une boisson à sa manière, composée de champagne, de moutarde, de gin, de vinaigre et de poivre. Il était flegmatiquement saoul. Son ébriété froide lui laissait cependant toute sa présence d’esprit, car l’Américain me fit entendre, dès les premières paroles, qu’il m’accordait une véritable grâce en se prêtant à une interview, et qu’il n’y tenait pas le moins du monde.

Une jeune barmaid nous servit d’interprète.

— Je suis venu en France, me dit-il, sur l’invitation réitérée de votre ambassadeur. J’ai quitté pour vous des affaires de la plus haute importance. Je consens donc un véritable sacrifice à votre nation. Je le consens aussi à l’humanité, car ces vols d’enfants suscitent l’intérêt général. Il est beau de se mettre au service d’une telle cause, même si elle ne doit rien rapporter. Je suis heureux d’employer les grandes qualités dont je suis doué pour un but noble et généreux.

Après cette déclaration de principe, William Trisson voulut bien me dicter la statistique de ses hauts faits.

Il a arrêté de ses mains 80 criminels, qui ont tué en tout 104 personnes, dont 33 au revolver, 7 au pistolet, 3 au fusil de chasse, 3 au fusil de guerre, 2 à coups de poing, 3 à coups de pied, 1 à la fronde, 2 par noyade, 1 à l’arc, 4 au marteau, 3 à la massue, 2 à la matraque, 6 par étranglement, 7 par le poison, 3 à la serpe, 2 au foret, et 22 au couteau, poignard, rasoir, couteaux de chasse, bistouris, etc., etc… Les voleurs auxquels il a mis la main au collet ont, dans l’ensemble, volé 14,760,852 dollars. 8 faux monnayeurs, 5 incendiaires, 84 cambrioleurs, 9 maîtres chanteurs, etc., etc… ont été livrés par lui à la justice, etc., etc… 58 d’entre ces bandits ont subi la peine de mort. Les autres ont récolté, dans l’ensemble, 4,800 ans de prison, soit 48 siècles.

La petite barmaid qui traduisait avait l’air émerveillé de tous ces exploits que le détective énumérait d’un air ennuyé et avec, de temps en temps, un hoquet accusateur. La candide Anglaise est sûrement tombée amoureuse, du coup.

Et j’aurais craint, ce jour-là, pour la vertu de William Trisson, s’il avait été capable de se tenir sur les jambes.

ALAIN BERNARD.

À LA CHAMBRE — L’INTERPELLATION DE M, GEORGES BERRY — COURTE, MAIS VIVE RÉPONSE DU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR

C’est au début de la séance d’hier que M. Georges Berry a interpelé le gouvernement sur les mesures prises pour mettre un terme aux enlèvements d’enfants.

Cette discussion n’avait pas attiré à la Chambre un nombreux public de curieux : on était averti. On savait, dans les milieux renseignés, qu’elle n’aboutirait à aucun tapage, que le pétard lancé par l’opposition était déjà mouillé et ferait long feu.

Malgré son impatience, l’opinion publique se range encore du côté des sages qui conseillent de laisser faire la justice et la police, sans les entraver par de vaines récriminations parlementaires. Dans ces conditions, il était bien difficile de mener gros bruit.

L’interpellateur, ayant compris l’impossibilité de faire dévier le débat en conflit politique, s’est exprimé en termes modérés.

Son intervention aura toujours eu pour résultat de permettre au ministre de l’Intérieur une mise au point exacte de la question.

M. GEORGES BERRY. — Je n’ai pas besoin, messieurs, de rappeler à la Chambre les péripéties des multiples rapts qui ont évoqué un écho de pitié dans tous les cœurs. Nous suivons tous, avec beaucoup trop d’attention, cette affaire passionnante pour que je vous inflige la réédition de récits trop connus. Je me contenterai de rappeler qu’à cette heure vingt et un enfants ont été arrachés à leurs foyers, à l’amour de leurs parents, et que le criminel est encore en liberté. Depuis deux semaines, le ravisseur ne nous a point laissé respirer. Les trois jours qui viennent de s’écouler sont les seuls où les journaux n’ont point eu à noter la disparition d’une nouvelle victime. Cet arrêt des vols est-il définitif ? Je le souhaite, je l’espère avec vous tous. Mais quand bien même nous n’aurions plus à déplorer d’autres enlèvements, nous ne pourrons nous tenir pour satisfaits. Tant que le gredin n’aura pas expié, tant que nous ne saurons pas ce que les enfants sont devenus, la plaie saignera et nous ne pourrons pas rester immobiles, indifférents devant tant de souffrances et de désolations. Vous n’ignorez pas, messieurs que les actes infâmes du voleur d’enfants absorbent aujourd’hui l’attention du monde entier et qu’ils appartiennent à ces rares événements qui soulèvent la conscience universelle. On s’étonnerait donc en France et à l’étranger si l’assemblée qui dirige les destinées du pays...

M. LASIES. — Jolie direction !

M. ANTHIME MÉNARD. — Direction de café-concert.

M. GEORGES BERRY. — ... restait indifférente et silencieuse devant de pareils événements. Je n’ai pas l’intention d’énumérer ici les critiques que mérite l’action gouvernementale. Je me contente de demander au ministre quelles mesures il compte prendre pour mettre un frein aux rapts. J’estime qu’à des crimes exceptionnels, il faut opposer des moyens de répression exceptionnels.

Le ministre de l’Intérieur monte à la tribune et règle l’affaire en quelques phrases.

M. CLÉMENCEAU. — Je constate tout d’abord que l’honorable M. Georges Berry a réduit de lui-même son interpellation en simple question. Je répondrai rapidement. Le gouvernement n’est pas resté insensible devant les attentats du misérable qui a réussi jusqu’alors à tenir en échec toutes les forces de répression. Je dois dire, à l’éloge de nos agents, qu’il n’a point été besoin de stimuler leur zèle et qu’ils se sont dévoués de tout cœur à une tâche ingrate et difficile. Des instructions spéciales ont été données à tous les gardiens de la paix. Ils surveillent de leur mieux les enfants qui passent dans les rues. M. Hamard a reçu l’ordre d’occuper exclusivement ses meilleurs limiers à la recherche du ravisseur. Une récompense a été promise à qui dénoncerait le coupable. Nous avons fait venir d’Amérique un détective dont la réputation est universelle. Nous sommes prêts encore à employer tous les moyens qu’on nous indiquera pour hâter l’arrestation du coupable. Que ceux qui critiquent avec tant d’âpreté notre inaction et notre inintelligence veuillent bien mettre à notre disposition leur activité et leur esprit. Nous ne ferons fi d’aucun concours utile. Mais je tiens à déclarer ici que les administrations en cause sont capables de mener leur tâche à bien et qu’elles ont sans doute autant d’habileté et de sagacité que ceux qui, les pieds sur les chenets, fulminent de faciles anathèmes ou distribuent de loin aux hommes responsables, des conseils protecteurs et souvent imbéciles. Ce qu’il faut avouer, c’est que jamais encore, la police n’a rencontré un criminel d’une finesse aussi savante, d’une maîtrise, si on ose s’exprimer ainsi, aussi générale, d’une perspicacité aussi ingénieuse. Il n’a jamais laissé la moindre trace utile de son passage et il semble que, lorsqu’il nous abandonne quelque indice, ce soit de son propre consentement, pour se gausser de nous ou pour nous mieux induire en erreur... Je demande instamment à la Chambre d’approuver nos efforts et notre vigilance. Rien n’est, n’a été, ne sera négligé pour donner pleine satisfaction à l’opinion publique si justement émue.

Après ce discours de M. Clemenceau, personne ne demandant la parole, la discussion a été close.

Les débats se sont donc réduits à une simple conversation dont l’utilité n’est pas démontrée.

M. Hamard assistait à la séance, où le ministre de l’Intérieur le défendit avec énergie.

Le chef de la Sûreté m’a laissé entendre, à la sortie, qu’il espérait justifier bientôt et entièrement la confiance de ses chefs, et que, l’affaire des voleurs d’enfants pourrait bien — et très prochainement — entrer dans une phase nouvelle.

BARBARUS.

11 juillet 1906

NOTRE CONCOURS DE  REPORTAGE

Nous publions aujourd’hui la moyenne des notes hebdomadaires envoyées par nos lecteurs pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard, et Barbarus.

11 juillet

En ajoutant le total de la semaine précédente, qui était de 16¼ pour Bernard, de 8 pour Binard, de 21 pour Barbarus, nous constatons une sérieuse interversion des rangs. Barbarus, qui était en tête, passe en queue avec 28 points. Bernard reste entre les deux avec 28 points 3/4. Binard, qui était le dernier, devient premier avec 39 points 3/4. Jusqu’ici nos reporters se suivent donc de près. L’écart n’est pas sensible entre eux, ne permet pas de pronostiquer encore le gagnant.

SUR UNE PISTE — PRÉCIEUSES INDICATIONS D’UN VOYAGEUR EN TONNEAUX — ON CONNAIT LE QUARTIER DANS LEQUEL SE TROUVE LE REPAIRE DES VOLEURS.

Les vêtements du petit Gontran de Vautremesse n’avaient pas encore été retrouvés. Ils sont aujourd’hui entre les mains du juge d’instruction. La préfecture de police a reçu ce matin un paquet accompagné de la lettre suivante :

Monsieur Lépine, préfet de police,

Le soir où fut commis le vol de Gontran de Vautremesse, je rentrais chez moi, vers onze heures et demie. J’habite rue de Bourgogne, non loin du Palais-Bourbon, et je suivais la rue de l’Université.

En dehors de moi, il n’y avait pas un passant.

Tout d’un coup, une voiture lancée au trot le plus accéléré déboucha de la rue de Belle-chasse, côté de la Seine. À l’instant où elle fila devant moi, un paquet assez volumineux fut jeté sur le pavé, par la portière.

Très intrigué, je le ramassai et déchirai le papier qui enveloppait le contenu.

C’étaient des vêtements, du linge, une paire de bottines d’enfants, avec une mèche de cheveux. C’est tout dire. J’emportai ma trouvaille.

À sept heures du matin, je fus réveillé par un télégraphiste. Mon patron me priait de sauter dans le premier train pour prendre une commande de tonneaux à Bordeaux. (Je suis dans les tonneaux en gros.)

Là-bas, en lisant les journaux, je devinai que les vêtements que j’avais laissés sur ma table à Paris étaient ceux de Gontran de Vautremesse. Je rentre seulement de voyage aujourd’hui et vous les fait remettre aussitôt.

Veuillez agréer, etc., etc…

GILBERT BAROUTOU,

Voyageur de commerce en tonneaux (vin, bière, huiles et pétroles).

Une demi-heure après la réception de cette lettre, M. Gilbert Baroutou recevait la visite d’un agent et, à onze heures moins dix, exactement, il était entendu par M. Leydet.

La déposition du placier en tonneaux a été des plus graves pour l’enquête.

Bien des doutes sont maintenant levés.

Bien des soupçons sont devenus des certitudes.

La voiture d’où les vêtements de Gontran de Vautremesse ont été lancés et que M. Gilbert Baroutou a rencontrée rue de l’Université, est la même voiture que celle qui stationnait en face, du Nouveau-Cirque, que celle qu’ont remarquée le cocher de la comtesse de Houdotte, le père Mab, le cocher de l’Urbaine qui sommeillait derrière l’automobile du baron de Vautremesse, et les agents de service à la porte du manège.

Il s’agit bien d’une voiture de maître attelée d’un cheval très rapide.

Il est, de plus, avéré aujourd’hui que l’hypothèse du « fidel lequeteur », qui n’est décidément pas une bête, était juste et conforme aux faits.

On ne peut plus parler du voleur d’enfants.

Il faudra désormais, de toute certitude, parler des voleurs d’enfants.

Il est démontré maintenant que le petit Gontran a été entraîné dans la voiture par un homme qui l’a déshabillé, qui a fait aussitôt un paquet des vêtements, tandis que le cocher, évidemment complice, lançait sa bête à toute vitesse.

Grâce à M. Gilbert Baroutou, il a été également possible de déterminer la direction dans laquelle les enfants sont emmenés.

Le cocher de la comtesse de Houdotte, que M. Leydet a convoqué pour la troisième fois, a complété ses premières déclarations. Tandis qu’il continuait à remonter le Faubourg-Saint-Honoré, la voiture mystérieuse l’a dépassé au coin de la rue Cambon, dans laquelle elle s’est engagée.

Elle a été revue quelques minutes après par M. Gilbert Baroutou, au moment où elle pénétrait dans la rue de l’Université, débouchant de la rue de Bellechasse.

Le trajet intermédiaire comprend donc certainement une petite partie de la rue de Rivoli, la place de la Concorde, le quai des Tuileries et le pont de Solférino.

D’après M. Gilbert Baroutou, la voiture a continué tout droit rue de l’Université, où il l’a perdue de vue dans la nuit, avant de la perdre d’ouïe.

Pour aboutir en cet endroit de Paris, en venant du Nouveau-Cirque, il eût été aussi commode, sinon plus, de prendre par la rue Castiglione, la rue de Rivoli, dans l’autre sens, la rue des Tuileries, le pont Royal, la rue du Bac et la rue de l’Université.

Pourquoi les ravisseurs ont-ils choisi l’itinéraire le moins facile, plutôt que l’autre? Tout simplement parce que le cheval stationnait avec les naseaux tournés dans la direction de la rue Cambon. Le cocher, très pressé, on s’en doute, n’a probablement pas voulu perdre de temps à virer sur place. Il a trouvé plus pratique de filer droit devant lui.

Le juge d’instruction — et ceci n’est-il pas un chef-d’œuvre de raisonnement — a pu, après avoir ainsi fixé des points de repère, dessiner les frontières du quartier qui contient la maison où Gontran de Vautremesse a dû être emporté.

La rue de l’Université, sauf aux croisements des grandes artères, du boulevard de la Tour-Maubourg, du boulevard Saint-Germain, de la rue du Bac, de la rue des Saints-Pères, est une des voies les plus tranquilles de Paris, parce qu’elle ne joint aucun des quartiers essentiels à la vie de la capitale.

On s’est donc posé la question suivante.

Vers quel but se dirige une voiture qui, arrivant par le pont de la Concorde, tourne à gauche dans la rue de l’Université ?

Tel est le problème.

Examinez un plan de Paris.

Toute la rive droite de la Seine est exclue de la réponse, de même que tout le sud-ouest de la capitale. Reste la partie sud-est, au-dessous de la Seine. Mais le fait que la voiture, débouchant du pont de la Concorde, ne s’est pas engagée dans le boulevard Saint-Germain, limite sa destination au long fuseau de territoire dessiné par cette artère courbe et le fleuve.

Il est même possible de réduire encore ce tracé, de moitié, en supprimant toutes les rues qui se trouvent au nord de la rue de l’Université, de la rue Jacob, de la rue de Buci et de la rue Saint-André-des-Arts, car, pour s’y rendre, le cocher eut sans doute suivi les quais, après avoir traversé le pont de la Concorde.

Rognons encore dans ce dessin le bloc d’immeubles compris entre le boulevard Saint-Germain, la rue de l’Université et la rue du Bac. M. Gilbert Baroutou affirme que la voiture a continué son chemin par la rue de l’Université. Elle n’a donc pu avoir pour destination une maison faisant partie de ce pâté ou de la rue Villersexel.

D’éliminations en éliminations, le quartier où le coupé des voleurs d’enfants s’est rendu, a dû se rendre, est cerné par le boulevard Saint-Germain, la rue du Bac, la rue de l’Université, un petit bout de la rue de Seine, la rue de Buci et la rue Saint-André-des-Arts.

C’est dans cet espace très réduit, très étroit que se trouve sans doute la maison des voleurs.

Les recherches seraient donc limitées et relativement faciles, s’il ne fallait pas, pour plus de sûreté, ajouter tout le quartier compris entre le boulevard Saint-Germain, la rue Saint-André-des-Arts, la place Saint-Michel, les quais Saint-Michel, Montebello et de la Tournelle.

En effet, un cocher arrivant du pont de la Concorde peut avoir l’idée de s’y rendre par la rue de l’Université, quoique, à vrai dire, il ait à sa disposition d’autres itinéraires aussi, sinon plus avantageux. Mieux vaut donc, tout en compliquant naturellement les recherches, étendre au maximum l’espace dans lequel est circonscrit l’endroit où l’enfant a été mené.

Je n’ai infligé ces déductions topographiques à nos lecteurs que pour leur indiquer à quelle école de dialectique, à quel difficile jeu de logique sont soumis un juge d’instruction et les policiers. Il faut à ces hommes, que leur fonction oblige à de tels efforts de pensée, une incroyable maturité d’esprit, une lucidité merveilleuse.

Si jamais, un jour, la vérité entière nous est connue, il sera intéressant de la comparer avec les hypothèses, sérieusement calculées, qui naissent aujourd’hui, d’heure en heure, à mesure que les voleurs d’enfants laissent échapper de petits indices, à mesure qu’Ariane inlassable, le juge d’instruction tend ses fils à travers le dédale.

Ils cassent souvent, ces fils.

Le magistrat n’a, par exemple, pu tirer aucun parti d’une piste qui promettait cependant et que j’ai longuement exposée à cette même place.

Supposant que les voleurs d’enfants avaient su, avant la représentation qui a précédé l’enlèvement de Gontran de Vautremesse, que l’enfant serait conduit au cirque par son père, le juge s’était donné pour tâche de rechercher tous ceux qui avaient pu prendre connaissance de l’intention du baron.

Cette enquête a été rendue absolument impossible par le grand nombre de personnes dans ce cas.

Mme de Vautremesse était allée elle-même, la veille, retenir, au bureau de location, la loge destinée à son mari et à son fils.

Elle dicta son nom à la buraliste, un nom mis, depuis quelque temps, en pleine lumière d actualité.

La demoiselle de la location raconta aussitôt l’événement au père Mab, le père Mab le transmit à un palefrenier, et, après la répétition de l’après-midi, tout le personnel du cirque savait que des places étaient gardées pour Mme de Vautremesse. Il eut donc fallu interroger tout ce monde et aussi tout le monde auquel tout ce monde a pu communiquer le renseignement.

De plus, tous les domestiques de la maison où habite le baron avaient été mis au courant par la femme de chambre. Il est, on le voit, pratiquement impossible de rechercher dans quelles oreilles le renseignement est tombé, de ricochet en ricochet.

La police, dont le zèle et la patience sont inlassables, a l’intention de visiter chaque immeuble du petit territoire qui a été déterminé sur le plan de Paris, à la suite de la déposition de M. Gilbert Baroutou.

Pourvu que tout ce zèle infatigable n’aboutisse pas à une nouvelle désillusion !

CLOVIS BINARD.

De nombreux lecteurs m’écrivent pour m’indiquer des pistes à suivre.

Presque tous me reprochent de n’avoir pas poussé mon enquête au sujet de la voiture de maître qui, d’après Mme Horace Clépent, s’engagea dans la rue de Thann, après le rapt du petit Charles.

Mes correspondants ont raison.

Mais, après avoir publié la confession de la malheureuse mère m’avouant que le vol de son enfant était comme la punition d’un adultère, je n’ai plus osé me rendre a son domicile et lui demander d’autres renseignements. L’exaltation de l’aveu tombée, comment allais-je être reçu ? Et qu’avait pensé, dit et fait le mari en lisant que je révélais la honte de sa femme au monde entier ?

Aiguillonné par mes lecteurs, je prends aujourd’hui mon courage à deux mains et vais me rendre chez Mme Clépent. C’est parce que j’hésite tout de même encore un peu devant cette visite délicate que je l’annonce ici. Je suis sûr ainsi de ne pas reculer au dernier moment, en posant le doigt sur le bouton de sonnette.

Mais je crains fort d’avoir à raconter demain une réception plutôt fraîche.
BARABRUS.

12 juillet 1906

AUX PARIEURS, LA PAIX, S. V. P.

L’enlèvement de Gontran de Vautremesse et les derniers incidents de ce rapt, ont permis à mon ami, collaborateur et concurrent Binard d’accaparer la rubrique des vols d’enfants. Barbarus et moi, nous nous sommes volontairement tu pendant ces quelques jours.

Lancés tous trois dans un concours de reportage qui exige de nous une grande loyauté, nous avons juré, la main sur l’encrier, que nous n’agirions que selon les principes les plus honnêtes de la chevalerie française, selon la plus absolue droiture sportive.

Aussi avons-nous décidé que lorsque l’un de nous tiendrait une information de haut intérêt, il disposerait de toute la place jusqu’à épuisement complet de son sujet, et les deux autres — sauf renseignement exigeant une publication immédiate — marqueraient le pas pendant ce temps et n’encombreraient pas le papier de lignes faciles.

Voilà pourquoi, Barbarus et moi, nous avons laissé Binard tenir le crachoir, presque à lui tout seul, l’espace de cinq jours.

Cette explication est nécessaire pour apaiser l’ardeur exagérée des parieurs qui continuent à ponter sur nos chances et qui, me semble-t-il, d’après la quantité de lettres que je reçois, sont aujourd’hui légion. Dès que je garde le silence pendant une seule journée, ils imaginent les trafics les plus honteux.

Cette semaine, par exemple, on m’a véhémentement accusé de m’être entendu avec Binard pour le laisser gagner. De nos jours, on traite ses concitoyens de voleurs et de bandits avec une aisance déplorable.

Cette tendance fâcheuse est extrêmement désagréable pour les malheureux qui ont quelque responsabilité dans les épreuves de sport et les concours où les parieurs ont trouvé bon de placer leurs économies.

Il est entendu entre les joueurs, comme une vérité éternelle, que toutes les cagnottes volent, que tous les chevaux sont tirés, toutes les courses truquées. On n’en trouvera pas un, parmi eux, avouant qu’il n’est victime que de lui-même, que de son propre jeu, que d’une bêtise colossale, d’un poirisme phénoménal, d’un gogoïsme monumental, qui le poussent à miser toujours, envers et contre tout, quand les dés sont si évidemment pipés.

Je n’ai aucune estime particulière pour les parieurs qui ont cru à ma chance. S’ils gagnent, ils ne m’en seront pas reconnaissants, et se contenteront de se féliciter eux-mêmes de leur flair. S’ils perdent, ils m’accableront de sottises. Je les prie donc instamment d’attendre la fin du concours pour m’applaudir ou me jeter aux bêtes. Qu’ils me laissent jusque-là en paix. Je passe tous les matins une heure que je pourrais mieux employer à dépouiller un courrier qui manque de charme et d’imprévu.

Pour nos lecteurs qui prennent part au concours de reportage sans chercher a augmenter leur émotion par l’incertitude d’un jeu d’argent, pour eux seuls, je consens à dire et à répéter que ni Barbarus, ni Binard ni moi, nous n’avons à aucun moment songé à gagner peu, mais sûrement en nous partageant, par avance et le plus simplement du monde, le prix de 25,000 francs qui récompensera le plus adroit d’entre nous. L’irrégulier et brillant Binard, l’actif Barbarus et moi, nous luttons chacun de notre mieux et suivant notre tempérament, pour le laurier doré.

D’ailleurs, ce laurier serait aujourd’hui de papier peint, que nous ne nous donnerions pas plus de mal, enfiévrés par le seul zèle de vaincre.

ALAIN BERNARD

RÉSULTATS HEUREUX D’UNE DÉMARCHE HASARDEUSE

Comme je l’écrivais hier, les lettres reçues à propos des enlèvements d’enfants me reprochaient souvent de laisser suspendue une certaine histoire, sans me préoccuper d’y piquer un point final. On m’en réclamait la suite et le dénouement. D’autres correspondants, au contraire, me blâmaient fortement d’avoir commencé à la raconter.

On se souvient de la scène pathétique dans le bureau de M. Péchard, commissaire de police. Une femme s’accusait devant nous, avec une sorte d’âpre jouissance, d’avoir trompé son mari, et elle considérait l’enlèvement de son enfant comme la punition directe de sa faute.

Avais-je le droit de publier la confession de Mme Clépent ?

Cette question délicate a vivement alarmé quelques lecteurs.

Le droit, certes, je l’avais, le droit matériel, le droit vulgaire.

Mais le droit moral ?

La principale intéressée, la femme douloureuse et repentante, m’avait elle-même autorisé à écrire son histoire. Non seulement elle me l’avait permis, mais elle m’en avait prié. Elle estimait qu’un aveu public, lu par deux millions de lecteurs, aggravant le châtiment, hâterait le rachat, la rédemption, et, même plus, servirait comme de levain à l’espoir de retrouver le fils perdu.

Mais de bons esprits pensaient que Mme Clépent n’avait pu se laisser aller à de telles idées que dans une minute d’affolement, vite regrettée.

Un instituteur m’écrit : « Comment ? Vous nous montrez vous-même cette femme, haletante, lamentable, au paroxysme de la douleur, et vous vous autorisez d’un consentement obtenu dans ces condition-là pour divulguer, devant tout un pays, le péché de la malheureuse! »

Un médecin pense de même que « cette soif d’expiation immense avait un caractère maladif et que j’ai abusé d’une crise d’hystérie et d’exaltation ».

Une femme m’affirme « qu’un secret échappé à une heure d’égarement est le plus sacré des secrets et qu’il est immonde (rien que ça) de s’en servir ».

« Et le mari, s’écrie une autre, vous a-t-il donné l’autorisation de rouler son aventure sur vos rotatives ? Vous a-t-il permis d’ébruiter avec éclat un scandale aujourd’hui si formidablement tambouriné qu’il défend tout espoir de réconciliation ou de pardon? »

Je confesse à mon tour que ce concert de malédictions m’avait troublé pendant quelques jours. Mais, à la suite de la visite que j’ai rendue à Mme Clépent, tous mes remords se sont évanouis.

Qu’il est donc heureux, que le journaliste, aiguillonné par l’actualité, n’ait pas le temps de réfléchir et de tremper quatre fois sa plume dans l’encre avant d’écrire!

Sans cette hâte propice, une bonne moitié des renseignements les plus attachants disparaîtrait de nos colonnes, fondus au feu débilitant de petits scrupules souvent enfantins, ou plus souvent encore malfaisants.

La vérité, la vérité, n’ayons pas d’autre guide.

Contrairement au proverbe, toutes les vérités sont bonnes à dire.

Et qu’on ne nous parle plus du mur de la vie privée ! Il faudra s’habituer, dans une démocratie, à ne plus le voir respecter, ce fameux mur, s’il cache des saletés et des turpitudes. Les rayons X du journalisme contemporain le perceront de plus en plus. La seule façon de n’en être point victime, sera de ne laisser apparaître, à travers le ciment et la brique, que des spectacles nets et propres.

Ce ne fut pas sans un petit serrement au cœur que je sonnai, rue du Général-Foy, à la porte du superbe hôtel qu’habite M. Clépent.

Un domestique impassible dans son habit, à la française, tout galonné de bleu, m’ouvrit et me demanda ma carte.  Malgré sa froideur étudiée, le valet ne put maîtriser une légère grimace lorsqu’il lut mon nom sur le bristol.

— Que Monsieur attende. Je vais prévenir Madame, me dit-il en m’introduisant dans une grande antichambre, magnifiquement assombrie de tapisseries et de tentures anciennes.

Je ne restai pas longtemps seul. Et ce fut Mme Clépent elle-même qui vint me chercher aimable et douce.

— Nous vous attendions, monsieur. Nous avons lu votre article d’hier. Venez donc dans le fumoir. Mon mari s’y trouve. Nous causerons mieux tous les trois.

Cet accueil calme, charmant, aisé, me surprit fort, comme on le pense.

Ma surprise augmenta lorsque, présenté à M. Clépent, je fus salué de la façon la plus cordiale, avec empressement même.

Je me trouvais devant un couple uni, confiant, triste non pas de luttes intimes, mais d’une peine supportée ensemble, cœur à cœur.

L’agent de change lut un certain étonnement dans mes yeux. Il y répondit tout de suite.

— Pourquoi donc avez-vous eu si peur de nous rendre visite ? me dit-il. Regardez-nous bien dans les yeux. Vous n’y lirez pas de rancune. Vous pensiez entrer dans un foyer désorganisé par le divorce imminent... Pas du tout, monsieur. Vous assistez aux fiançailles de deux êtres qui s’ignoraient... Ma femme a été si loyale, si honnête dans sa faute ; elle me l’a avoué en de tels termes ; elle a cherché l’expiation avec une telle fierté d’âme que j’eusse été un homme d’une bien vieille école en affectant une sévérité sans pitié...

— Ah ! je ne connaissais pas mon mari, interrompit Mme Clépent. Après l’aveu qui l’a torturé jusqu’à la moelle, en lui apprenant, en même temps, la perte de notre pauvre enfant et mon déshonneur, il ne s’est point mis en colère ; et c’est lui qui m’a demandé pardon...

— N’étais-je point le coupable, monsieur, moi qui, connaissant la vie, expérimenté, avais épousé une jeune fille qui ne m’aimait pas, moi qui n’avais point su ensuite me faire aimer et faire oublier l’autre ?

— Maintenant, c’est fait, reprit la femme. Mon mari s’est révélé à moi dans toute sa bonté, pas du tout le bourgeois encrassé que je me figurais... Ah ! pourquoi devons-nous ce bonheur-là à l’abominable catastrophe ?

Devant un tel spectacle, je crus devoir m’excuser.

— Vous devez cependant, monsieur, m’en vouloir beaucoup d’avoir mené si grand bruit autour...

— Mais non. Au contraire. Votre article m’a confirmé la sincérité de ma femme. Quant à l’opinion de la foule, elle m’est indifférente. Je conduis mon existence à ma guise, sans rendre de comptes aux voisins. Tant pis si ma formule n’est point celle des badauds.

Ces détails psychologiques éclaircis, Mme Clépent ne put malheureusement me fournir aucun renseignement nouveau sur la voiture des voleurs d’enfants. Elle est cependant convaincue que le coupé — c’est sûrement un coupé, d’après elle — qui fuyait vers la place Malesherbes, emportait son fils, mais elle ne se souvient d’aucune particularité distinctive et ne peut même pas décrire la livrée du cocher.

En somme, mes nombreux censeurs voudront bien en convenir, mon indiscrétion a eu les conséquences les plus heureuses. Je m’en félicite d’autant plus qu’effrayé par les oiseaux de mauvais augure, j’ai pu craindre un instant des effets tout opposés.

BARBARUS.

On a enlevé un enfant qui, homonymie curieuse, porte le nom d’Émile Loubé. Cette fois, la police a recueilli une foule de renseignements frappants et peut-être décisifs ; cette fois, un témoin a pu voir les voleurs a pu les décrire, et, brusquement, le cercle s’est resserré autour des ravisseurs d’enfants qui, maintenant, ne pourront sans doute plus échapper au châtiment qui les attend.

A. B.

13 juillet 1906

LES RAVISSEURS D’ÉMILE LOUBET — L’AUTOMOBILE SUSPECTE — DÉPOSITIONS D’UN FACTIONNAIRE ET DE DEUX ENFANTS

Les voleurs d’enfants s’étaient abstenus pendant toute une semaine. On espérait déjà clore définitivement la liste de leurs attentats. Les uns pensaient que les ravisseurs, en écrivant audacieusement le fameux billet à notre ami Binard, avaient déposé une sorte de P. P. C, indiquant l’intention de renoncer à leurs hideux hauts faits. D’autres estimaient que les déductions raisonnées du juge d’instruction et de la police, réduisant peu à peu le champ des investigations, avaient effrayé les criminels et leur avaient conseillé la prudence.

Mais non !

Leur audace n’est pas encore réduite. Leur odieuse insolence ne recule ni devant la force publique, ni devant la réprobation universelle.

Au coin de la rue de la Bienfaisance et de la rue Portalis se trouve une grande école communale. Un petit garçon, qui porte exactement, à une lettre près, le même nom que l’ancien président de la République, le jeune Émile Loubé, sortait hier de la classe, à quatre heures, pour se rendre chez ses parents, concierges rue de Laborde. Il a été enlevé pendant ce trajet par les voleurs d’enfants, devant le côté de l’église Saint-Augustin donnant sur la rue Portalis, presque en face du square de la Pépinière.

Les renseignements recueillis sur ce rapt ajoutent une maille solide au filet que le service de la Sûreté essaye de tisser autour des subtils misérables.

Le long du large trottoir presque toujours désert, en bordure de l’église, devant le jardin public, une automobile fermée qui a servi au ravisseur, a stationné pendant un quart d’heure au moins avant l’enlèvement.

Elle a été observée pendant tout ce temps par le factionnaire de la caserne de la Pépinière.

Une brave dame — je m’explique par une longue métaphore, pour les lecteurs pudiques — une brave dame, surveillante d’un petit bâtiment rectangulaire, situé à la porte du square et composé d’un couloir bordé de cabines égales, lesquelles ne sont pas téléphoniques... en d’autres termes, la préposée à l’encaisse des dix centimes que payent des citoyens et des citoyennes qui semblent, si l’on examine leurs visages à l’entrée et à la sortie, avoir acheté, pour ce prix modique, le repos de leur conscience, a également vu cette voiture.

Mais la directrice de ce chalet de nécessité — autre métaphore plus rapide, plus courante, mais non moins élégante — absorbée par les exigences de son négoce, ne s’est pas autrement intéressée à la présence de ce véhicule et n’a jeté sûr lui qu’un œil distrait.

Par contre, quoique assez éloigné, le soldat de faction à la porte de la caserne a été plus curieux. Interrogé sur les motifs pour lesquels son attention a été attirée spécialement sur cette automobile, il a répondu de la façon suivante :

— Je suis de la classe. Je serai bientôt libéré. Comme j’ai la chance d’être à mon aise, j’ai l’intention, sitôt que j’aurai déposé mon fusil, de m’acheter une trente-chevaux. Vous ne vous étonnerez donc pas de ce que, montant la garde à un endroit de Paris où les autos circulent en nombre, je suive de l’œil avec plus de complaisance ces voitures-là que les fiacres. C’est ainsi que j’ai admiré, une belle quatre-cylindres qui arriva par le boulevard Malesherbes, passa devant moi et vint s’arrêter près du trottoir de l’église, après avoir viré rue Portalis. Elle me présentait ainsi le conducteur de face...

— Ah ! Et comment est-il, ce conducteur ? demanda vivement M. Leydet.

— Mon Dieu ! monsieur le juge, il est comme tous les conducteurs d’automobiles. Je serais bien en peine de le reconnaître. Sa voiture m’intéressait plus que lui. Il était vêtu d’un uniforme sombre et portait une casquette plate de même drap et de même couleur... Il avait, je crois, une moustache... Oui, il avait une moustache.

— Et la voiture ? Comment était-elle ?

— C’est une quatre-cylindres, je vous le répète.

— Avez-vous reconnu la marque ?

— Non... Peut-être une Descemer. Mais je n’affirme rien.

— Avez-vous lu le numéro ?

— Non.

— Quelle carrosserie ?

— Une grande limousine très confortable, de neuf places au moins. Peinture vert sombre.

— Qu’avez-vous vu après l’arrivée de cette automobile ?

— Le conducteur est resté sur son siège pendant cinq bonnes minutes. Je croyais qu’il avait reçu l’ordre d’attendre quelqu’un à cet endroit. D’après moi, ce quelqu’un ne devait pas tarder, parce que le chauffeur n’avait pas arrêté son moteur. Vous savez que lorsque, en automobile, on préfère, à l’arrêt, être secoué par un moteur qui tourne à vide, c’est qu’on pense repartir au plus tôt. On aime mieux subir, dans ce cas, les saccades nerveuses de la machine que de descendre du siège et de tourner la manivelle de mise en marche. J’ai donc été assez surpris en voyant que l’attente se prolongeait et que le chauffeur souffrait imperturbablement tous les borborygmes de la pression. Cet étonnement a grandi encore quand un homme est sorti de la voiture. Je la croyais vide. Le conducteur s’était donc amusé à vanner, au sens du mot pris à la lettre, son patron. Le monsieur qui avait accepté sans protester d’être ainsi remué n’adressa pas la parole au mécanicien et se mit à marcher de long en large. Il semblait attendre, et, de temps en temps, tirait sa montre. Le chauffeur continuait, la main sur le volant, à se complaire aux soubresauts du véhicule. Cela dura presque un quart d’heure... C’est tout ce que je sais.

— Comment cela ? Vous avez été intrigué par ce manège et vous avez détourné les yeux ?

— Hé ! Je ne l’ai pas fait exprès. J’aurais bien voulu connaître la suite. Je m’imaginais qu’une belle dame allait venir. Le monsieur devait être amoureux, avoir un rendez-vous avec sa dulcinée... Enfin, je m’arrangeais une petite histoire dont le dénouement m’eût intéressé. Malheureusement, l’heure était venue de changer la sentinelle. J’ai été relevé de faction et j’ai dû rentrer au corps de garde, dans la caserne. De l’intérieur, on ne peut pas voir au dehors. Tout le régiment se plaint d’être privé, dans la cour, du spectacle des boulevards, mais jamais troupier ne déplora autant que moi de ne pouvoir loucher vers la rue. Je devinais qu’il allait se passer un événement intéressant.

Le petit événement intéressant que le soldat n’a pu contempler, est le rapt d’Émile Loubé.

Deux écoliers ont, tant bien que mal, complété ces renseignements.

Sortis les premiers de la classe, ils coururent rapidement en avant, suivis par le camarade qui allait être enlevé. Arrivés à la hauteur de la statue de Jeanne d’Arc, ils se retournèrent, juste à temps pour voir leur ami saisi par un homme devant lequel ils venaient de passer et introduit dans l’automobile, dont une portière était restée ouverte.

La voiture partit immédiatement et disparut en un clin d’œil dans la direction de la Madeleine. Le coup fut exécuté avec une rapidité déconcertante.

Ni le soldat, ni les enfants, pétrifiés par le spectacle, n’ont pu décrire exactement l’homme qui escamota si prestement le malheureux gamin.

Le militaire a vu le ravisseur avec un chapeau haute-forme.

Les petits témoins déclarent qu’il portait un feutre mou.

Ces divergences ne permettent pas d’ajouter foi aux observations de détail. Il ne faut retenir que les grandes lignes de l’enlèvement.

CLOVIS BINARD

UN SOUPÇON DE M. HAMARD EST CONFIRMÉ — LONGUE PRÉMÉDITATTON DES ENLÈVEMENTS — LES MOBILES ?????

J’ai eu la chance de rencontrer M. Hamard au moment où il sortait de l’école de la rue Portalis. Le chef de la Sûreté était venu interroger les instituteurs. Les inspecteurs Gambett et Debishoff l’accompagnaient.

— Soyez assuré, me dit-il, que nous réussirons, un jour ou l’autre, à empoigner ces gredins, à éteindre cette calamité publique. Ils ne nous tiendront pas toujours en échec. Ils ont beau être d’une adresse diabolique, ils laissent à chacune de leurs manifestations une petite trace de plus, que nous relevons soigneusement.

— Beaucoup de petites traces finissent par faire une grande trace, observe sentencieusement l’inspecteur Gambett.

— Nous les aurons, reprend M. Hamard. En attendant, ils nous donnent du fil à retordre... Sapristi, oui.

— Les dépositions du militaire et des écoliers, remarque Debishoff, prouvent que tous ces rapts sont prévus, calculés. Les voleurs ont attendu la sortie des classes. Ils avaient observé que l’enfant passait, tous les jours, sur ce trottoir, à quatre heures, et...

— Eh oui ! interrompt le chef de la Sûreté. Chaque enlèvement est le résultat d’un plan mûri, réfléchi. Les voleurs connaissent les habitudes de leurs futures victimes et celles des parents. Ils organisent des filatures préalables. J’ai là-dessus mon idée qui se corrobore de jour en jour. Le dernier vol la renforce encore. Je suis convaincu que les voleurs choisissent leurs victimes longtemps à l’avance. Ils ne sont pas venus guetter un enfant quelconque sur ce trottoir. Ils se sont postés dans le but arrêté d’enlever le petit Émile Loubé.

— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?

— Toutes sortes de petites observations que j’ai notées à propos des vols précédents... Voyez... Les deux camarades d’Émile Loubé ont passé devant le ravisseur, à portée de la main. Pourquoi l’homme les a-t-il laissés courir ? La proie était facile. Non. Il a attendu le troisième enfant, parce que c’était à Émile Loubé qu’il en voulait et non à un autre.

— Pourquoi plutôt à lui qu’à un autre ?

— Évidemment, pourquoi ? Je ne sais que répondre. Je constate un fait. Je n’en découvre pas encore la cause. Au début, quand les voleurs choisissaient seulement des enfants blonds, on connaissait leurs préférences.

— Quel âge a le jeune Émile Loubé ?

— Six ans et deux mois... Les voleurs restent fidèles à leur règle de ne prendre que des enfants entre six et sept ans... Mais les deux gosses que les ravisseurs ont laissé tranquillement passer, avaient l’un six ans et un mois, l’autre six ans et quatre mois. Ils étaient donc dans les mêmes conditions que le gamin enlevé. J’essaye de deviner pour quelle raison ils les ont épargnés et se sont attaqués au petit Émile ? Ah ! Si nous connaissions le motif spécial pour lequel il a été désigné à leur entreprise ! Nous piétinerons sur place tant que nous n’arriverons pas à fixer le mobile des ravisseurs.

— Le professeur d’Émile Loubé a déclaré que cet enfant était d’une précocité rare. Il était le premier de sa classe, remarque Gambett.

Il y a un petit silence pendant lequel M. Hamard semble réfléchir profondément.

— Oui, répond enfin le chef de la Sureté. Il faudra peut-être chercher de ce côté-là... On a commencé par rire, par se moquer, quand les parents affirmaient que leurs fils perdus étaient tous d’une intelligence exceptionnelle pour leur âge... J’ai raillé comme tout le monde. Je crois qu’il faudra faire amende honorable. Cette maturité d’esprit est peut-être la qualité qui attire les ravisseurs, le critérium qui détermine leurs actes. Mais alors le problème se hérisse d’un nouveau pourquoi encore plus insoluble que les autres.

En me quittant, le chef de la Sûreté ajoute :

— Cette succession d’attentats est unique dans les annales de la police. Cette affaire ne ressemble à aucune autre. Mais plus l’enquête se développe, plus je suis persuadé qu’il faut s’attendre à d’extraordinaires surprises. Mon flair de policier me dit qu’il y a là, en dépit du proverbe, quelque chose de nouveau sous le soleil. Et j’ai comme une idée que ces vols d’enfants ont un motif étrange, inattendu, insoupçonnable, unique, singulier, inouï, formidable.

BARBARUS.

14 juillet 1906

LES JOURNAUX ÉTRANGERS ET LES RAPTS PARISIENS

La presse du monde entier continue à s’occuper des vols d’enfants avec la plus grande activité.

Tous les jours, un nouveau correspondant spécial débarque à Paris. L’association syndicale de la presse étrangère27 va, si cela continue, être submergée sous le flot de demandes nouvelles et voir déborder ses cadres. Le dévoué président, M. Blasco, le vice-président, M. Théodore Wolff, ce maître du journalisme, correspondant du Berliner Tageblatt, qui ont déjà tant de peine à faciliter la tâche de leurs collègues, ne sauront bientôt plus où donner de la tête.

II y a au fond de l’Afrique, au bout de l’Amérique, au cœur de l’Australie des petits, journaux qui suivent cette affaire comme une affaire d’État et y consacrent autant de place que nos gazettes parisiennes.

UN CURIEUX PRÉCÉDENT À PORTO-RICO — LA VENGEANCE D’UN NÈGRE MARRON

Un journal de Porto-Rico, la Voz de la Patria, qui paraît à Mayagnez, rappelle à propos des rapts parisiens, un fait analogue dont toute l’île fut bouleversée, voilà quelques quinze ans.

Un nègre marron enleva successivement une demi-douzaine d’enfants blancs qu’on ne retrouva que longtemps après, alors qu’on n’espérait plus rien et que l’oubli, ce linceul, enveloppait déjà les victimes.

Le noir vivait avec eux dans un endroit isolé où nul ne pénétrait. Il était hanté par l’idée de réduire à son tour en esclavage quelques-uns de ces blancs qui avaient si longtemps soumis sa race à la plus vile servitude.

C’est dans ce but qu’il s’était créé un troupeau de petits serviteurs qu’il maltraitait avec une cruauté farouche. Il leur faisait payer cruellement toutes les misères de la grande famille noire, vendue à l’encan et ployée sous la botte des maîtres. Il régnait par la terreur, menant les enfants à coups de fouet, les obligeant à lui parler à genoux, comme à un Dieu, imaginant toutes sortes de menus supplices pour les fautes les plus légères. Il avait même poussé la rage vengeresse jusqu’à les estamper au fer rouge.

Un soir, un des petits captifs réussit à s’évader, arriva, mourant de faim, dans une ferme et dénonça le criminel.

Une expédition de volontaires s’organisa aussitôt. Et le nègre, après avoir été crevé de cinq ou six balles dans le corps, fut pendu pour supplément de justice et sans autre forme de procès.

ATTAQUES INJUSTES ET BILIEUSES — UN SOUVENIR DE LA MONTAGNE PELÉE

Si tous les journaux étrangers se contentaient de renseigner ainsi leurs lecteurs, nous n’aurions qu’à crier bravo. Mais il faut constater, avec regret, que quelques feuilles profitent de l’affaire des voleurs d’enfants pour dénigrer notre pays.

La France a ce singulier privilège de servir de point de mire à la censure universelle. Il n’y a pas un pays dont on s’occupe autant, dont les moindres gestes accaparent à ce point l’attention de la terre entière. Il n’est point de nation qui rencontre partout des détracteurs plus agressifs, plus persévérants. Son génie de franchise et de clarté agace ceux-là mêmes qu’il attire dans son orbite et il leur souffle au cœur de petites rancunes et de sournoises jalousies.

Leur excuse est que nous sommes le peuple du monde qui se critique avec le plus de complaisance, avec un vacarme tel que les gens du dehors non prévenus, habitués, eux, à laver leur linge sale en famille et à couvrir pudiquement les écarts de leurs Noé, ne conçoivent qu’à grand peine que nous puissions exagérer en sens contraire.

Quelques feuilles d’Allemagne, et des plus importantes, qui, depuis quelque temps, comme sur un mot d’ordre, nous aboient aux chausses, profitent encore de l’affaire des voleurs d’enfants pour essayer de nous rabaisser. « II n’y a qu’en France où de tels crimes soient possibles ! » s’écrie un journal de Hambourg. « Le génie de la France consiste surtout à étonner le monde par des folies d’automobiles et des faits-divers », déclare aimablement un confrère munichois.

De même, un quotidien des États-Unis, dirigé par un Allemand28, un des seuls organes qui, dans la libre Amérique, nous poursuivent de sarcasmes et de haine, s’en prend, dans un de ses derniers numéros, à notre organisation de police et de presse.

« Il y a bel âge, imprime-t-il, avec cet orgueil hypertrophié qui est sa caractéristique, que, chez nous, un détective aurait mis le grappin sur les voleurs d’enfants ou qu’un de nos reporters aurait surpris leur repaire. »

Remarquons en passant que le fameux policier américain William Trisson, entretenu aux frais de notre République, n’a encore rien découvert, et répondons par une simple petite histoire.

Lors de l’éruption de la montagne Pelée, à la Martinique, l’épidémie de journalistes qui envahit aujourd’hui Paris se précipita sur cette malheureuse colonie.

Un des reporters américains accourus à la hâte se montra d’une prudence telle qu’elle égaya la population de Fort-de-France, qui n’avait cependant pas le cœur à rire.

Sous prétexte de chaleur, il vivait dans une cave et envoyait un nègre aux nouvelles.

Cela ne l’empêcha pas de télégraphier des blâmes amers contre les autorités qui, d’après lui, n’avaient ni courage, ni ombre d’initiative. Un jour, nous apprîmes — car j’y étais — qu’il prétendait, dans son journal, avoir fait l’ascension du cratère fumant, dont les menaces de mort grondaient vers nous, à travers le sol.

Quelques heures après, la trombe de gaz bouillants jaillit avec fracas, passant une seconde fois sur la lamentable Saint-Pierre.

On vit alors, à Fort-de-France, un homme, les yeux hors de la tête, à peine habillé et pris de terreur panique, courir à toute vitesse vers le port et se jeter à la nage. Il nagea, nagea, nagea, jusqu’à ce que, exténué, il fût recueilli à deux cents mètres de là — record local — par un navire à l’ancre.

C’était le reporter en cave qui nous reprochait dans ses dépêches de manquer de sang-froid, c’était l’ascensionniste de sous-sol dont la bravoure avait affronté le monstre de feu jusqu’à la gueule ! On en parle encore à la Martinique. Le journaliste nageur est resté légendaire.

Or ce reporter appartenait au journal qui prétend que ses rédacteurs eussent, eux, depuis longtemps, interviewé les voleurs d’enfants. Et, plus fort, nous savons que c’est le même rédacteur qui a écrit l’article où on nous vitupère avec si peu d’élégance.

Ce récit rappellera peut-être notre hardi confrère à la pudeur.

CLOVIS BINARD.

QUELQUES OBSERVATIONS

L’enquête au sujet de l’enlèvement du petit Émile Loubé n’a guère avancé.

Le juge d’instruction a dû se rabattre sur des observations à côté. Il remarque que les parents d’Émile Loubé sont pauvres et de petite situation. Or à l’exception de Bernard Flaquette, dit Bobichon, dont le père est employé à la Compagnie du gaz, tous les autres petits garçons ravis appartiennent à des familles riches.

On note encore que l’automobile qui a servi au rapt est arrivée devant l’église Saint-Augustin par le boulevard Malesherbes, et qu’elle a fui, par le même boulevard, par la Madeleine. Cela semble corroborer l’opinion du juge d’instruction sur la direction générale de l’itinéraire que les voleurs suivent pour quitter leur repaire et y retourner.

On constate enfin que la circulaire de M. Bédorez est, comme d’innombrables circulaires officielles, restée lettre morte.

Au début des enlèvements, le directeur de l’enseignement primaire de la Ville de Paris avait averti les maîtres et les parents du danger que couraient les jeunes élèves à l’entrée et à la sortie des classes. La circulaire annonçait que des agents stationneraient aux abords des écoles et, au besoin, que les enfants seraient accompagnés à domicile. Or, lors de l’enlèvement d’Émile Loubé, aucun agent ne se trouvait dans le voisinage. Est-ce tolérable ?

LES PARENTS D’ÉMILE LOUBÉ — PAUVRES GENS — TROIS MYSTÉRIEUX BILLETS DE MILLE FRANCS

Je viens de rendre visite aux parents du petit Émile.

Ils habitent une loge sombre et triste d’une maison de la rue de Laborde, entre le boulevard Malesherbes et le boulevard Haussmann, une de ces loges comme il y en a trop souvent dans nos immeubles. Certains architectes semblent avoir pris plaisir à fabriquer de la nuit en plein jour, de l’air vicié et de la tuberculose.

Et quelle misère dans cette ombre qu’empoisonne une mauvaise lampe !

Le père est au lit depuis huit jours. Resté sans place pendant deux mois, il cherchait vainement, lorsque, par surcroit de chance, il se brisa une jambe dans la rue. Le médecin le condamne maintenant à un mois d’immobilité.

Et voilà qu’on leur prend leur fils unique !

La mère se lamente doucement devant cet homme qui ne peut bouger.

— Mon enfant ! mon enfant ! pleure-t-elle sans cesse, sur un ton de litanie qui crève le cœur.

J’essaye de relever un peu le courage de ces malheureux.

— Il était si intelligent, notre petit Émile ! gémit le père dont les yeux brillent de fièvre au fond d’orbites profondes. Le premier de sa classe toujours !

— Ah ! oui, monsieur, reprend la mère, levant vers moi son visage ravagé. Les maîtres d’école disaient qu’il deviendrait quelqu’un... Monsieur, monsieur, faites qu’on me le rende !

Notre conversation est interrompue par l’arrivée du brigadier Gambett. Le policier vient annoncer aux parents que les vêtements d’Émile Loubé ont été retrouvés, à peine un quart d’heure après l’enlèvement, sur le quai des Tuileries, un peu en avant de la terrasse de l’Orangerie.

— Encore une preuve, me fait le sous-brigadier de police, que les voleurs ont leur siège dans cette direction.

— Puisque vous avez les vêtements de mon petit, s’écrie tout à coup la mère, pourquoi ne me les rapportez-vous pas ?

— Mais, madame, nous les gardons comme pièces à conviction.

— Ah ! bien, moi, je les veux tout de suite, tout de suite, entendez-vous ! crie-t-elle. C’est tout ce qui me reste, monsieur, vous comprenez... comme souvenir.

La pauvre femme se surexcite, menace, gémit.

Le brigadier Gambett s’épuise à lui faire comprendre que la justice ne peut se dessaisir encore d’objets qui peuvent guider ses recherches et servir à l’établissement de la vérité.

— C’est mes reliques. Je veux mes reliques.

— Il faut vous adresser aux chefs, madame, finit par répondre Gambett. Cela ne me regarde pas.

Au fait, pourquoi ne pas rendre aux parents ces vêtements qui leur rappelleront le petit être cher qu’ils pleurent de toutes leurs larmes ?

Au moment où Gambett et moi nous nous disposons à prendre congé de la malheureuse qui ne cesse de se plaindre, le facteur entre.

— Une lettre pour vous, ma pauvre dame.

La concierge arrache fébrilement l’enveloppe et jette un cri.

— Qu’y a-t-il ?

Elle me montre, tremblant de stupeur, trois billets de mille francs. Cette somme est accompagnée d’un papier sur lequel se trouve un texte constitué par des lettres découpées dans Le Matin, et collées exactement de la même façon que le mot par lequel Clovis Binard fut averti de l’enlèvement du second fils de Vautremesse.

Et je lis, au comble de la surprise :

Pour soulager un peu votre misère, pauvres gens, que nous plaignons de tout cœur. De la part des voleurs d’enfants.

— Voilà qui est inimaginable ! s’écrie Gambett, l’œil tout rond d’étonnement. Ces canailles ne manquent pas d’aplomb ! Singulière pitié ! Et trois mille francs ! Ils sont donc millionnaires ?

BARBARUS.

15 juillet 1906

AUTOUR DE L’AUDACIEUSE CHARITÉ DES VOLEURS D’ENFANTS

Mon article sur les parents du petit Émile Loubé a heureusement attiré sur eux de nombreuses pitiés.

Ils ont reçu la visite de personnes charitables qui, avec tout le tact et toute la délicatesse possibles, ont tenté de soulager la peine du malheureux ménage.

Le mari est maintenant assuré d’une bonne place pour le jour où il pourra sortir. Il touchera ses appointements dès aujourd’hui.

La famille Loubé est décidée à ne pas se servir des trois mille francs envoyés par les voleurs d’enfants.

— Je préférerais crever de faim à côté de cette somme, m’a farouchement déclaré la mère. Je n’achèterai pas une bouchée de pain avec cet or. Il me semblerait, en la mangeant, dévorer mon enfant. Qu’ils reprennent leur argent et qu’ils me rendent mon petit.

Aussitôt qu’il fut averti de l’audacieuse charité des voleurs d’enfants, M. Daltrof, le commissaire du quartier, fit saisir leur envoi comme pièce à conviction.

Aidé par M. Bertillon, chef du service anthropométrique, M. Leydet se mit immédiatement à la besogne. Ils tombèrent rapidement d’accord.

Les deux billets, celui qui fut adressé à Binard et celui qui contenait les trois mille francs envoyés à la famille Loubé, ont la même origine. Le papier est indiscutablement le même, la nature de la colle est la même. Le doute n’est pas possible.

Voilà donc encore un grand pas de fait ! La question de savoir s’il y a un voleur ou des voleurs est maintenant éclaircie, de l’aveu même des coupables. Ils sont au moins deux.

Peut-être, objecteront quelques-uns, que le ravisseur, trop heureux de constater que le juge suit une fausse piste, aura voulu ainsi l’engager encore plus avant dans la mauvaise voie. Les journaux ont publié que M. Leydet croit à l’existence de plusieurs voleurs, que ses recherches convergent toutes dans ce sens. Le misérable serait bien sot s’il n’essayait pas de continuer à tromper le juge d’instruction. Ainsi le petit billet ne signifierait rien.

Ce raisonnement aurait quelque apparence d’exactitude si les déductions de la police et de la justice n’étaient pas fortement charpentées.

Or, la certitude est presque acquise. La petite lettre des voleurs d’enfants n’a fait que corroborer des suppositions solides et sérieuses.

L’hypothèse que les coupables appartiennent à la classe riche a, de même, reçu une confirmation éclatante. Ils ont envoyé trois mille francs à leur malheureuse victime ! Trois mille francs, c’est déjà une jolie somme !

L’envoi de cette grosse, de cette insolente aumône laisse de nouveau le champ libre à toutes sortes de discussions.

Les voleurs d’enfants qui agissent avec tant d’implacable cruauté sollicitent les circonstances atténuantes avec une constance curieuse.

Ces cœurs de pierre ont par instant des raffinements de tendresse.

Leur habitude de laisser une mèche de cheveux dans les vêtements des enfants volés indique déjà une extraordinaire sensibilité dans le crime.

Et maintenant ils envoient des secours aux pauvres gens dont ils ont eux-mêmes décuplé la détresse, comme s’ils voulaient atténuer les souffrances morales par un plus grand bien-être matériel.

BARBARUS.

LETTRE DE PROTESTATION D’UNE DES MÈRES

Mon courrier de ce matin m’apporte deux lettres intéressantes, parmi la centaine que je suis obligé de dépouiller chaque matin, depuis le début des voleurs d’enfants.

La première est signée du nom de Gabrielle Chipé.

Mme Chipé est la mère du petit Justin Chipé, qui fut enlevé au Jardin des Plantes, et dont nous avons publié un touchant petit mot, écrit à sa grand’mère.

Mme Chipé se plaint amèrement de la cruauté de la police. Elle n’aurait point osé réclamer, si mon article d’hier n’avait pas attaché le grelot et ne lui avait pas prouvé que l’opinion publique est prête à soutenir ses justes revendications :

Monsieur,
Hier, en lisant votre récit des scènes lamentables auxquelles vous avez assisté dans la loge de la pauvre mère du petit Émile Loubé, mon cœur s’est serré un peu plus encore au choc d’une phrase. Elle répondait à une de mes préoccupations incessantes depuis que mon malheureux enfant nous a été arraché.

« Au fait, dites-vous, pourquoi ne donne-t-on pas aux parents ces vêtements qui leur rappelleront le petit être cher qu’ils pleurent de toutes leurs larmes ? »

En effet, monsieur, pourquoi le juge d’instruction et la police conservent-ils avec un soin jaloux les souvenirs que les cruels ravisseurs eux-mêmes ont laissés pour le soulagement de notre peine ?

J’ai vainement prié, imploré, supplié ; j’ai fait agir toutes mes relations, et je ne suis arrivée à aucun résultat.

La justice et la police restent inflexibles.

On n’a pas voulu me rendre la lettre écrite par Justin à sa grand’mère, on n’a pas voulu me rendre les vêtements qui ont été retrouvés, pas même le petit mouchoir que je réclamais comme pis-aller ! On n’a pas voulu me remettre les mèches de cheveux qui eussent cependant été pour moi la plus précieuse des reliques !

Je me confie à vous.

Peut-être obtiendrez-vous par le fouet de la presse ce que ne peuvent obtenir ni de simples demandes, ni des larmes maternelles.

Veuillez agréer, monsieur, mes meilleures salutations.

GABRIELLE CHIPÉ.

La requête de Mme Chipé est fort juste, et je crois que tout le monde y applaudira. Quant à moi, je suis trop heureux de mettre ce que, par l’entremise de mon journal, je puis avoir d’influence au service d’une cause aussi poignante.

BARBARUS.

OÙ L’ON PARLE D’UN GÉANT

Monsieur,

Je ne tiens pas du tout à être appelé une centaine de fois au Palais de Justice pour les besoins de l’enquête.

Voilà pourquoi je garde l’anonyme. Cependant je dois vous écrire un petit renseignement qui ne vous sera sans doute pas inutile.

Au moment où a eu lieu le vol du petit Émile Loubé, je me rendais de la rue du Rocher à l’église Saint-Augustin, en passant par les escaliers qui descendent dans la rue Portails.

Là, j’ai été frappé par la présence d’une espèce de géant qui, placé à une certaine distance de l’école, semblait faire le guet. Il allait et venait, de cinq pas en avant, de cinq pas en arrière. Il avait l’air de surveiller quelqu’un ou quelque chose que je ne voyais pas.

C’était avant la sortie des classes. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de m’arrêter pour tirer au clair cette petite manœuvre. Je suis convaincu qu’elle n’a pas été étrangère au rapt d’Émile Loubé.

Ce géant était un homme très au-dessus de la moyenne, sans être maigre comme presque tous les monstres de taille longue qui se montrent dans les foires.

Quoique d’une taille exceptionnelle, l’homme était bien proportionné.

Sa carrure était en rapport avec sa hauteur.

Il avait la figure absolument rasée et portait un pardessus d’été de couleur neutre.

Je ne puis vous envoyer d’autres détails. Il n’est donc pas nécessaire que je me dérange pour le juge d’instruction.

Un lecteur qui lient à garder l’anonyme.

Ce n’est pas la première fois qu’on parle d’un géant dans cette affaire.

Si on se souvient bien, Mme de Vautremesse fit un jour allusion à la présence d’un homme dont, la taille l’avait frappée.

Elle me raconta qu’elle avait remarqué — je cite ses propres termes — « un homme très grand, très gros, très barbu, un vrai géant, qui, un instant, m’a regardée avec insistance avant l’enlèvement du petit André ». La baronne n’arrive pas à se rappeler le signalement d’une façon plus précise.

Remarquons, cependant, que le géant de Mme de Vautremesse était barbu, tandis que celui que dénonce le lecteur anonyme était rasé. Mais les deux peuvent fort bien n’être qu’un seul et même homme. Il n’y a rien de plus facile que de se couper la barbe.

C’est peut-être là un indice sérieux. Des gaillards aussi forts sont très rares. La police se livrerait à une enquête des plus utiles en recherchant tous les géants de Paris qui, ayant porté la barbe, ne la portent plus.

CLOVIS BINARD.

L’ENQUÊTE DE M. LEYDET

Avec une patience inaltérable, M. Leydet continue à faire fouiller, de maison en maison, tout le quartier où il croit que s’est rendue la voiture signalée par M. Gilbert Baroutou.

Quoique les agents chargés de cette fastidieuse besogne soient presque au bout de leurs peines, aient méthodiquement exploré l’espace de terrain qui leur a été assigné, les recherches n’ont pas abouti, soit qu’elles aient été mal conduites, soit que, ce qui est plus probable, les déductions du juge d’instruction, quoique intéressantes, soient hasardées.

ENLÈVEMENT D’UNE PETITE FILLE

On me signale un événement dont je ne puis encore garantir la certitude, et que je vais m’empresser de vérifier. Il parait qu’une petite fille a disparu, dans les conditions ordinaires des derniers enlèvements.

Les vêtements auraient été retrouvés avec l’ordinaire mèche de cheveux dans laquelle, cette fois, aurait été laissé le ruban bleu de l’enfant.

Si cela est exact, le ravisseur, après ne s’être attaqué qu’à des petits garçons, a changé d’idées et menace les petites filles.

Voilà qui n’est pas pour calmer l’émotion publique.

C B.

UNE ARRESTATION

Une arrestation a eu lieu, qui, sans doute a quelque rapport avec l’affaire des voleurs d’enfants.

L’inculpé est sous les verrous depuis trois jours déjà.

Le secret a été religieusement gardé.

Malgré la plus vive instance, je n’ai pu, cette fois, obtenir ni une confirmation, ni une infirmation de la nouvelle.

ALAIN BERNARD.

AUTRE ARRESTATION — DERNIÈRE HEURE

Le gouvernement a-t-il eu raison de faire venir d’Amérique le célèbre détective William Trisson ?

Le policier transatlantique vient d’arrêter un homme qu’il a remis au poste de police de la rue de Provence.

William Trisson affirme que c’est un des voleurs d’enfants.

BARBARUS.

16 juillet 1906

UN SCANDALE — ARRESTATION DU COMTE TORNIELLI — STUPIDE INCIDENT DIPLOMATIQUE

Il va bien, M. William Trisson !

Pour son coup d’essai à Paris, il a vraiment fait un coup de maître qui lui laissera chez nous une réputation durable.

Quel flair il a, ce policier, en vérité, quel flair !

Il n’est pas possible d’imaginer, pour un détective, une gaffe plus formidable que celle qu’il a commise.

William Trisson n’a fait arrêter personne d’autre que Son Excellence le comte Tornielli Brusati di Vergano29, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire d’Italie.

Jamais encore erreur policière n’a été plus saugrenue, plus lourde. Voici les faits :

Sur l’ordre formel de M. Hamard, deux inspecteurs sachant l’anglais, Raoul Mirovitch et Sever Contamps, s’étaient mis à la disposition de l’Américain qui, depuis son arrivée à Paris, semblait avoir trouvé une piste savante dans les grands bars. Le travail des agents qui l’accompagnaient consistait surtout à ingurgiter des boissons américaines.

Lorsqu’il s’était ainsi éclairci les idées par une notable absorption d’alcools compliqués, William Trisson sortait dans les rues avec ses deux compagnons, le nez en l’air, attendant que le hasard lui mit les voleurs d’enfants sur la route.

— Quand William Trisson, m’a dit Raoul Mirovitch, nous a ordonné d’arrêter un monsieur fort élégant qui tournait l’angle de la rue de Maubeuge, il avait bien absorbé une dizaine de verres... Le comte Tornielli — car c’était lui — ayant, à ce moment, fait un mouvement comme pour se diriger vers une vieille dame qui tenait un petit garçon par la main, notre brave Trisson s’imagina tout de suite, par une inspiration de pochard, que le monsieur qui hâtait ainsi le pas allait s’emparer de l’enfant... Ce fut aussi simple que cela : « Empoignez-moi cet homme », nous dit-il en anglais... Contamps et moi, nous nous regardons. Que faire ? Nous avions l’ordre d’obéir à l’Américain. Nous avons obéi. À l’instant où je mets la main au collet du comte, je me souviens que j’ai vu cette tête quelque part. Je ne me rappelle plus où. L’ambassadeur, naturellement, proteste avec la dernière énergie, et naturellement aussi nous sommés tout de suite entourés par la foule. Trisson, dont le portrait a été publié, est reconnu et, je ne sais pourquoi, ce soulaud est toujours sympathique au premier abord. On prend parti pour lui. Finalement, l’ambassadeur se dit, avec juste raison, qu’il est beaucoup plus pratique d’aller s’expliquer au poste de police... Là, tout est tiré au clair. Le commissaire de police présente ses excuses et avertit le ministre de l’Intérieur... Le plus fort, voyez-vous, c’est que pendant cinq heures, on nous a gardés au poste, Contamps et moi, comme si nous étions coupables. Aujourd’hui encore, nous craignons d’être dégommés. Je vous le demande. Quel parti devions-nous prendre ? Nous ne connaissons que la consigne. On ne peut tout de même pas nous punir d’avoir obéi. Qu’est-ce qu’on aurait dit si l’Américain avait été, aujourd’hui trouver nos chefs et leur avait raconté que, grâce à notre mauvais vouloir, le voleur d’enfants qu’il tenait, avait échappé ? Nous serions frais !...

William Trisson a été gardé à la disposition des autorités. Sa méprise, que l’ivresse explique, mais n’excuse pas, mérite vraiment un châtiment. Lequel ?

M. Bourgeois, notre ministre des affaires étrangères, s’est rendu, sitôt qu’il a appris cet événement absurde, à l’ambassade d’Italie, où il a été reçu par le comte Tornielli. Très spirituellement, l’ambassadeur, qui est le diplomate le plus aimé des Parisiens, a pris la chose du côté plaisant. Cet incident se termine dans la gaîté. Le prince a raconté son aventure de la façon suivante :

— J’adore les rues de Paris. Mon plus grand plaisir est de me promener un peu partout, au hasard de longues flâneries. Le spectacle de la circulation, prodigieusement variée, selon les quartiers, me semble toujours curieux et nouveau. C’est ainsi que je me suis trouvé au carrefour du Faubourg-Montmartre. En me retournant, j’ai vu passer devant moi une de mes parentes, accompagnée d’un petit garçon. J’ai voulu aller vers cette dame pour la saluer, et j’ai un peu hâté le pas... Tout à coup, j’ai senti à mes épaules la poigne des inspecteurs. Je dois dire qu’ils n’ont pas semblé mettre grand empressement à mon arrestation. Sans l’insistance du détective américain, et sans l’intervention de la foule, je crois bien qu’ils m’eussent relâché tout de suite avec des excuses.

M. Bourgeois s’est retiré après avoir répété au comte Tornielli tout l’ennui du gouvernement de la République pour cet incident diplomatique sot et ridicule.

Ou je me trompe fort, ou la carrière du fameux William Trisson est terminée à Paris.

CLOVIS BINARD.

L’ARRESTATION D’UN ESPION, PIETRO PALAVACOCCINI — C’EST LE PÈRE D’UN DES ENFANTS ENLEVÉS.

Nous connaissons aujourd’hui le nom de la personne arrêtée, il y a quelques jours, d’une façon si mystérieuse.

C’est celui de Pietro Palavacoccini, le père du petit Paolo Palavacoccini, qui fut enlevé, un des premiers, par les voleurs d’enfants.

À la Sûreté, on reste toujours silencieux à ce sujet. J’ai pu savoir que cette arrestation n’a aucun rapport direct avec l’affaire des voleurs d’enfants... C’est cependant l’enquête de M. Leydet qui a provoqué cette mesure contre Pietro Palavacoccini.

II paraît que les investigations de la police sur la « Grande Affaire » ont amené d’une façon imprévue la preuve que ce Palavacoccini est le chef d’une véritable bande d’espions.

ALAIN BERNARD.

LE VOLEUR ENLÈVE MAINTENANT DES FILLES — LE RAPT DE GERMAINE PLAIZANCE

Au milieu de tous ces événements, l’enlèvement par les voleurs d’enfants, d’une petite fille, n’est pas le moins retentissant.

Notre nouvelle d’hier était exacte.

L’enfant ravie s’appelle Germaine Plaizance.

Elle est la fille du commandant Plaizance, qui vient de partir pour Madagascar, où il a été appelé pour une mission de topographie.

La petite fille a été enlevée au moment où sa mère prenait deux tickets à la gare du Métropolitain de la place de l’Europe. Il y avait, par hasard, dans cette station peu fréquentée, une foule assez considérable. Pour éviter à la petite d’être bousculée, la mère l’avait laissée en avant de la barrière derrière laquelle font queue les acheteurs de billets.

Germaine Plaizance a disparu juste à l’instant où sa mère l’a quittée des yeux pour glisser sa monnaie au guichet.

Affolée, en constatant cette disparition, la malheureuse femme jeta de grands cris.

On s’empressa autour d’elle.

Les recherches des personnes présentes n’aboutirent, comme toujours, à aucun résultat.

Des dépositions importantes ont été cependant recueillies.

M. Henri Keroul, l’auteur dramatique bien connu30, se disposant à descendre dans le souterrain du métropolitain, a vu une dame fort élégante qui en sortait.

Elle tenait par la main, d’une façon un peu violente, une petite fille qu’elle entraîna rapidement dans la direction de la rue de Londres. La petite fille portait un manteau beige avec un col de guipure. Ce signalement correspond avec celui qu’a décrit la mère.

La petite Germaine a donc été enlevée par UNE VOLEUSE.

M. Henri Keroul n’a pu décrire exactement les traits de la femme qu’il aperçut. Il se souvient seulement qu’elle portait un chapeau garni d’une grande plume d’autruche brune ondulant autour de la forme. Elle était vêtue d’une robe tailleur des plus simples, mais d’une coupe raffinée, et sortant très certainement de chez le meilleur faiseur.

On a revu le géant ou, pour dire mieux, les géants, car, presque à la même seconde, immédiatement avant et immédiatement après l’enlèvement, deux hommes ont été aperçus aux environs, qui répondent au signalement dévoilé hier par un lecteur anonyme.

Toutefois, les deux individus anormalement grands, aperçus par différents témoins dont les dires concordent, sont barbus, barbus comme le géant dont Mme de Vautremesse se souvient vaguement.

De même que pour le rapt du petit Émile Loubé, une automobile a stationné aux alentours, assez longtemps avant le vol, et, cette fois, sur le pont de l’Europe, au coin de la rue de Londres.

Un camelot a vu une dame entrer avec la petite Germaine dans cette voiture, où se trouvait déjà un homme.

Cette automobile n’est pas la même que celle qu’observa, lors du vol d’Émile Loubé, le soldat en faction devant la caserne de la Pépinière. Cette dernière était à châssis long, celle dont il s’agit aujourd’hui est à châssis court.

Tous ces faits qui s’accumulent maintenant prouvent qu’on n’a pas affaire, dans l’aventure des voleurs d’enfants, à deux personnes, comme on a pu le croire, mais à toute une bande.

Il est à peu près prouvé aujourd’hui, d’après, les divers témoignages, qu’il y a au moins six complices :

1° Celui que, faute de mieux, nous appellerons l’homme élégant, apparu lors des deux vols d’André et de Gontran de Vautremesse.

2° Le cocher de la voiture qui fut remarquée devant le Nouvau-Cirque.

3° Le chauffeur de l’automobile.

4° Un homme très grand et très fort.

5° L’homme qui alla acheter le papier et la colle pour m’écrire le billet par lequel je fus averti de l’enlèvement de Gontran de Vautremesse.

6° Enfin, cette dame que M. Henri Keroul a vu sortir du Métropolitain.

Les vêtements de la petite Germaine Plaizance ont été retrouvés derrière l’église de la Madeleine, environ vingt minutes après l’enlèvement.

UNE GRANDE CONFÉRENCE AU TROCADÉRO

Une véritable stupeur a gagné la ville.

On s’était peu à peu habitué à l’idée que les voleurs d’enfants ne capturaient que des petits garçons. On reste tout étonné de constater qu’ils s’emparent maintenant de petites filles.

L’émotion est d’autant plus profonde que cet événement est plus inattendu.

Nous savons que l’impatience du public à voir mettre un terme à ces attentats, dont la répétition, la constance et l’audace sont effrayantes, va se traduire bientôt par des actes.

Des conférences s’organisent.

On signale qu’une dame du monde, fort connue, Mme la comtesse de Houdotte, va faire une grande conférence sur ce sujet, dans la salle du Trocadéro.

Toutes les mères victimes des ravisseurs vont y être convoquées, ainsi que les différentes personnalités marquantes de la littérature et des arts.

On discutera publiquement les moyens d’en finir avec une situation intolérable.

Nous savons aussi qu’au congrès de chirurgie qui s’est tenu hier à Paris, quelques savants ont proposé de s’unir, de fonder un comité scientifique de recherches qui aiderait la police et centraliserait les renseignements.

Tout le monde est d’accord. Il n’est pas possible, qu’à notre époque, de tels crimes puissent se poursuivre et se perpétrer en plein Paris avec une telle impunité !

CLOVIS BINARD.

17 juillet 1906

ROMAN EXTRAORDINAIRE – NOUVEAUX ATTENTATS

L’énervement public va être porté à son comble par la nouvelle que cinq enlèvements ont été relevés pour la seule journée d’hier, ceux de trois petits garçons et de deux petites filles.

1° Vincent Montiers, enlevé devant la gare de l’Est. Les vêtements ont été retrouvés sous la Porte Saint-Denis ;

2° Louis Maneuf, enlevé au coin de l’avenue Victor-Hugo et de la rue des Belles-Feuilles. Les vêtements ont été retrouvés rue de Magdebourg, contre les jardins du Trocadéro, à peu de distance de l’endroit où furent découvert ceux de Léon Aproli.

3° Philippe Ordin-Rosier a été enlevé au coin de la rue Téhéran et du boulevard Haussmann. Les vêtements ont été retrouvés avenue Marigny, le long du mur du palais de l’Élysée ;

4° Victorine Artesy a été enlevée boulevard Diderot, devant la caserne des pompiers. Les vêtements ont été retrouvés quai Saint-Bernard. Dans un pli de la robe, on a découvert, brisé, un petit thermomètre de médecin.

5° Alice Poilarre a été enlevée place des Ternes. Les vêtements ont été retrouvés dans la rue Lamennais, non loin de la rue Washington.

Tous ces vols ont été commis dans l’après-midi.

La police et le juge d’instruction sont consternés.

J’ai vu M. Leydet, qui ne sait plus à quel saint se vouer.

— Je crois, m’a-t-il dit, qu’on n’a rien vu de pareil depuis que le monde est le monde. Je ne vous cache point que je commence à être découragé. Nous avons fait l’inimaginable pour mettre la main sur les coupables. Talonnés par l’opinion publique, par le gouvernement, surexcités par notre propre fièvre, nous avons, tous ceux qui ont été chargés de cette affaire, travaillé nuit et jour, sans répit. Pour ma part, je me sens fatigué, presque à bout. Personne ne nous sait gré de la besogne accomplie et de nos veilles. Et on se moque de notre impuissance ! Il serait pourtant désirable, ne serait-ce que pour ne pas diminuer notre zèle, qu’on rendît justice à la justice, qui a fait tout son devoir.

Je profite de cette occasion pour demander au juge d’instruction pourquoi il s’est refusé jusqu’ici à rendre aux mères de famille les vêtements des victimes et les mèches de cheveux qu’abandonnent les voleurs d’enfants.

— Mais, répond M, Leydet, cela m’est impossible. Ce sont là des pièces à conviction dont je ne puis me défaire. Non seulement elles serviront le jour où on jugera les coupables, mais ce sont des documents indispensables à l’enquête. Nous ignorons si demain ne naîtra pas quelque incident qui nous obligera à examiner de nouveau tous ces vêtements, pour découvrir l’indice peut-être décisif. On ne pourra remettre toutes ces reliques aux parents que lorsque l’affaire sera définitivement close.

BARBARUS.

L’ILLUSTRE WILLIAM TRISSON

Après une nuit passée à la Conciergerie, le célèbre détective américain a été rendu à la liberté.

Il proteste avec énergie de son innocence, et déclare, en dépit de tous les témoignages, que les deux agents français sont seuls coupables de la fâcheuse méprise.

— Bien au contraire, dit-il, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour empêcher l’arrestation de l’ambassadeur. Ce sont ces imbéciles qui ont insisté.

Malgré tout ce qu’il a pu prétendre, William Trisson occupera ses loisirs à d’autres recherches que celles des voleurs d’enfants.

Le gouvernement a rompu son contrat avec lui pour incapacité notoire.

Le détective américain a, néanmoins, fait tant de bruit, qu’on lui a payé une grosse indemnité, de départ pour qu’il se taise. On a reconnu que les deux agents français, victimes de leur consigne, n’avaient pu qu’obéir. Ils conserveront leurs fonctions.

ALAIN BERNARD.

L’AFFAIRE PALAVACOCCINI

L’arrestation de Pietro Palavacoccini a été maintenue.

Il se confirme peu à peu que la capture est bonne. On a mis la main sur un nid de bandits dont Palavacoccini était le chef.

Cet Italien avait constitué un véritable syndicat d’espions dont il centralisait les renseignements. C’est en poursuivant son enquête sur les voleurs d’enfants que M. Hamard a découvert ce vaste complot organisé contre la sûreté nationale.

On parle de nouvelles arrestations, qui seront les conséquences de celle de Palavacoccini.

Il paraît que la désertion de deux sous-officiers employés au ministère de la guerre ne serait pas étrangère à ces événements.

J’ai pu m’entretenir quelques instants avec ce Palavacoccini dans l’antichambre du service d’anthropométrie, où il se préparait à subir les mesures de M. Bertillon.

L’Italien, petit homme noir, sec, m’apparut profondément abattu. Il n’a fait aucune difficulté pour me raconter son aventure :

— Oui, monsieur, dit-il, j’ai organisé un grand service d’espionnage. Je ne veux pas le nier. Qu’on me punisse. Ça m’est égal. Mais on ne saura rien de plus de ma bouche. Pour qui j’ai travaillé ? Comment j’ai travaillé ? Et avec qui ? Qu’on cherche. Quant à moi, je serai muet, et mon sort m’est indifférent. Je ne me livrais à ce vilain métier que pour pouvoir, un jour, rendre très riche mon petit Paolo. Cet enfant était tout pour moi. Maintenant que les ravisseurs me l’ont enlevé, me l’ont tué... parce que, pour moi, ils l’ont tué... je n’ai plus aucun goût à la vie, et tout m’est indifférent. Allez chez moi. Vous y trouverez ma femme et ma belle-mère. Elles vous raconteront, sur le rapt de Paolo, des détails qui seront bien importants pour la découverte des coupables... Je leur ai, jusqu’à aujourd’hui, interdit de parler... Mon devoir m’obligeait à avoir le moins de rapports possibles avec la police... Mon devoir consistait à empêcher mon nom d’être prononcé, à me tenir coi. Je devais ce silence à mes complices, à ceux qui ont eu confiance en moi... Voilà pourquoi je me suis tu, malgré l’envie que j’avais de parler ; voilà pourquoi j’ai imposé silence aux femmes qui pleuraient avec moi la disparition de notre petit.

CHEZ LA GRAND’MÈRE ET LA MÈRE DE PAOLO PALAVACOCCINI — LES DEUX GÉANTS ET LA DAME DU MONDE — PRÉCIEUX RENSEIGNEMENT.

Je ne me suis pas fait répéter l’invitation deux fois.

Du plus vite que j’ai pu, je me suis rendu avenue Niel, où demeurent les deux femmes éplorées que je viens de quitter.

La perte de leur enfant et l’arrestation, inattendue pour elles, du mari, leur est une double catastrophe.

Elles m’ont reçu dans un salon dont les fenêtres étaient fermées et qui n’était éclairé que par une veilleuse.

— Depuis tous ces événements, me dit la pauvre grand’mère d’un ton larmoyant qui n’empêche ni l’accent italien ni la volubilité, je ne puis plus supporter la lumière. Il faut que je reste dans la nuit. Songez, nous ne savions pas que Pietro faisait ce vilain métier. Il nous disait qu’il se livrait à des spéculations de terrains. Nous n’étions pas curieuses. Nous n’avons jamais fouillé dans ses papiers. S’il n’avait pas avoué, je ne le croirais pas.

— Oui, reprend la femme, nous n’avons eu la sensation qu’il se passait ici quelque chose de louche que lorsque mon mari nous a défendu de dire au juge d’instruction ce que nous savions sur les voleurs d’enfants. Il nous l’a défendu avec une grande énergie et n’a jamais voulu nous donner aucune explication... Nous avons obéi à contre-cœur, sans comprendre, avec le sentiment qu’il y avait là-dessous quelque chose de terrible... Ah ! quelle affreuse existence depuis ce temps-là !

— Mais maintenant que votre mari est arrêté, vous n’avez plus aucune raison de cacher des renseignements utiles à la justice.

— Non, monsieur, et je vais vous les donner. Notre petit Paolo a été enlevé à l’angle de l’avenue Niel et de la rue Rennequin, où il se promenait avec sa grand’mère.

— Oui, interrompt la grand’mère, je le promenais au soleil. Avenue Niel, j’ai croisé un grand gaillard, un géant, avec une grande barbe. Ce qui m’a frappé le plus, c’est qu’à ce moment-là, en regardant de l’autre côté de l’avenue, sur le trottoir d’en face, j’ai aperçu un autre géant qui nous examinait... Le géant qui était de mon côté m’arrêta pour me demander la direction de la place Pereire... À ce moment, l’enfant, qui courait avec un cerceau, tourna l’angle de la rue Rennequin... Nous ne l’avons plus revu... Dans la rue Rennequin, une voiture de maître s’enfuyait au triple galop... Le petit était dedans... J’en étais sûre... J’ai crié au géant de poursuivre... Il n’a pas bougé. Et tout à coup, j’ai vu que l’autre géant était à côté de nous, que les deux hommes se connaissaient… Ils ont été rejoints aussitôt par une dame, une fort belle dame, de grandes manières… Moi, j’étais atterrée par la disparition du petit. Je ne savais que faire. Je pleurais. Je criais. Mais il n’y avait que nous quatre à ce coin de rue. La dame m’a conseillé d’aller chez le commissaire. Je leur ai demandé de m’accompagner. Ils ont refusé, prétextant qu’ils n’avaient pas le temps. Alors j’ai préféré rentrer pour avertir mon gendre. Voilà.

— Mais alors, m’écriais-je, il y a sûrement deux géants et non pas un ! Et vous avez eu à faire directement à trois des complices ?

— Oui, monsieur. La preuve, c’est que nous avons reçu, peut-être trois seulement après ma rentrée à la maison, une lettre portée par un commissionnaire. La voici :

La grand’mère se lève péniblement et va fouiller dans un tiroir. Après quoi, elle me remet une enveloppe portant l’adresse :

À Madame Palavacoccini mère.

À l’intérieur se trouve une carte de visite dont on a gratté la gravure avec un canif. On y lit au crayon :

Prière de ne pas faire de bruit au sujet de l’enlèvement de Paolo avant d’avoir causé avec Palavacoccini père, sans quoi il vous arrivera malheur.

— Au moment où nous avons reçu cette lettre, mon gendre était là. Nous allions nous rendre chez le commissaire de police pour lui raconter tout. Mais, après avoir reçu cette carte, mon gendre, tout tremblant, nous dit qu’il fallait nous taire, ne pas raconter ce que nous savions sur ces gens qu’instinctivement je sentais complices du rapt... Tout ce qu’il nous permit, c’est d’aller raconter la disparition du petit au commissaire, mais sans donner aucun des détails qui pouvaient faire prendre les voleurs. Nous avons dû obéir à contre-cœur, vous pensez bien.

Cette fois, la justice possède enfin un renseignement précis, sûr, des détails nets et catégoriques.

La conversation que j’ai eue avec les deux femmes éclaire la situation.

Les recherches de la police vont enfin être guidées par des indices concrets et non plus par des suppositions abstraites.

La complicité d’une femme, de deux hommes au-dessus de la moyenne, et de deux hommes de taille ordinaire est maintenant définitivement fixée.

On a vaguement la sensation que l’affaire des voleurs d’enfants va prendre prochainement une autre tournure.

CLOVIS BINARD.

18 juillet 1906

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyenne des notes hebdomadaires envoyées par nos lecteurs pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

18 juillet

En ajoutant le total de la semaine précédente, qui était de 39¾ pour Binard, de 28¾ pour Bernard, de 28 pour Barbarus, nous constatons que Bernard est redevenu dernier avec 35 points, que Barbarus est de nouveau second avec 45¼, et que Binard garde la tête avec une avance considérable, 71 points et demi.

UNE AFFICHE

Les murs de Paris sont aujourd’hui couverts de grandes affiches jaunes, dont nous avons reçu un exemplaire hier au soir. En voici le texte :

Aux mères de Paris,

Nous ne pouvons supporter plus longtemps la douloureuse situation faite à toutes les mères de Paris.

Il n’en est pas une qui ne tremble pour son enfant.

Les promenades sont désertes.

Les jardins publics sont vides.

On garde maintenant ses petits, claustrés et prisonniers.

Lorsque les mères sont obligées de sortir avec leurs enfants, elles tremblent de tous leurs membres jusqu’à la rentrée.

Nous admettons que les pouvoirs publics font leur devoir. Mais, dans de semblables circonstances, il faut faire plus que son devoir.

En conséquence, un comité de dames s’est réuni avant-hier sur la convocation de la comtesse de Houdotte. Il a été décidé par lui que demain aura lieu une grande conférence dans la salle du Trocadéro.

Tous les parents des enfants disparus ont été convoqués.

De nombreuses personnalités du monde artistique et littéraire ont déjà donné leur adhésion.

Elles seront là pour aider de leur présence les organisatrices de la réunion.

Nous ne pouvons assez demander à toutes les mères de Paris d’accourir à notre appel. Il est urgent d’étudier ensemble les moyens de délivrer la ville des effroyables bandits qui terrifient les familles.

La présidente du comité des femmes contre les voleurs d’enfants :

Ctesse GENEVIÈVE DE HOUDOTTE.

Le comité :

DANIEL LESUEUR31 ;

BARTET, de la Comédie-Française32 ;

Mme GUSTAVE KAHN33 ;

BARONNE DE VAUTREMESSE, etc., etc.

La réunion aura lieu à deux heures de l’après-midi. Les portes seront ouvertes à une heure et demie. Entrée gratuite.

UN COMITÉ DE SAVANTS

On lit dans Le Temps d’hier au soir :

L’affaire des voleurs d’enfants dépasse, en vérité, la portée des faits-divers.

Ces attentats qui ne cessent pas et restent impunis, dont l’audace confond l’imagination, ont, peu à peu, dérangé tout l’équilibre social à Paris.

Or, voilà que l’initiative privée se met de la partie. Il s’est établi un de ces grands mouvements de solidarité comme on en constate aux heures de grandes calamités.
Hier a eu lieu, dans un des salons du cercle Volney, une grande réunion de savants, où étaient présentes presque toutes nos illustrations des sciences exactes et des sciences d’observations.

Il a été décidé, après une discussion qui n’a pas duré moins de deux heures, de former un comité scientifique de recherches des voleurs d’enfants.

Quelques-uns de nos savants les plus réputés ont promis de se donner corps et âme à cette œuvre nouvelle.

C’est vraiment un signe des temps que de voir la science s’empressant ainsi, dans une circonstance grave, à la rescousse de la police impuissante.

LES SAVANTS ET LES VOLEURS D’ENFANTS — LE CÉLÈBRE CHIRURGIEN, PROFESSEUR FLAX, EST ÉLU PRÉSIDENT DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DES RECHERCHES.

La première réunion du comité que notre confrère annonçait en ces termes a eu lieu ce matin, à dix heures, dans une des salles de l’École des sciences politiques.

Les savants réunis dans le grand amphithéâtre de la rue Saint-Guillaume étaient au nombre d’une cinquantaine environ.

La liste de leurs noms est un véritable palmarès de la science française.
Étaient présents : le docteur d’Arsonval, le docteur Poirrier, le docteur Pozzi, M. Branly, l’inventeur de la télégraphie sans fil ; le célèbre bactériologiste professeur Metchnikoff, le docteur Bertillon, chef de la statistique de la Ville de Paris ; le docteur Flax ; M. Cruppi, M. Lavisse, de l’Académie française ; M. Alfred de Fonville, ancien directeur de la Monnaie, directeur à la Cour des comptes ; M. Bréal, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; M. Alfred Croiset, doyen de la faculté des lettres ; M. Edmond Théry, l’éminent économiste ; M. Painlevé, de la section de géométrie de l’Académie des sciences ; M. Marcel Deprez, de la section mécanique ; M. Lœwy, de la section astronomique ; M. Bouquet de La Grie, de la section géographique ; M. Lippmann, de la section physique ; M. Moissan, de la section chimique ; M. de Lapparent, de la section minéralogique ; M. Prillieux, de la section botanique ; M. Schloesing fils, de la section économique et rurale ; M. Perrier, de la section zoologique ; M. Poincaré, le plus célèbre mathématicien du monde ; le docteur Marie, médecin en chef des asiles de Villejuif ; M. Bouvard, directeur du service d’architecture des promenades et plantations de la Ville de Paris ; M. Bienvenu, ingénieur en chef du service technique du Métropolitain ; M. Mercadier, inspecteur général des télégraphes, directeur des études à l’École polytechnique ; M. Émile Prélat, directeur de l’École d’architecture ; M. Pelletan, sous-directeur de l’École nationale supérieure des mines ; M. Camille Flammarion, M. Henri de Varigny, le docteur Debove, Mme Dieulafoy, etc., etc.34.

Tels sont les noms notés au hasard du crayon.

C’est M. de Varigny qui a ouvert la séance.

— Je vous prie, s’écrie-t-il, de m’excuser si je me permets de parler le premier... Il faut bien que quelqu’un commence. Mais je n’ai qu’une hâte, celle d’abandonner cette place à un plus digne... Lors du congrès de chirurgie, que j’ai suivi en qualité de chroniqueur, l’opinion a été exprimée que la science avait un devoir à remplir dans l’affaire des voleurs d’enfants... Cette opinion a été si bien accueillie que, sur l’initiative de quelques amis, j’ai pris sur moi de vous convoquer ici... La lettre par laquelle je vous appelais expliquait les motifs de cette réunion... Votre présence seule est une preuve que vous les approuvez. Avant de commencer toute discussion et tout travail, il est urgent, je pense, de constituer ici un bureau pour diriger les débats. C’est une nécessité de toute assemblée. Je vous propose donc de nommer un président, deux vice-présidents et deux secrétaires. Je commence par mettre la présidence aux voix :

De tous côtés, comme sur un mot d’ordre, le nom du docteur Flax35 fut crié presque à l’unanimité.

M. de Varigny voulut alors proclamer élu le célèbre chirurgien, mais ce dernier protesta.

— Non, dit-il, je ne puis admettre cette élection, monsieur de Varigny. D’abord, je le dis bien franchement, je ne tiens pas au grand honneur qu’on me fait. Je suis en ce moment accablé de besogne. J’ai besoin de tout mon temps. Si je suis venu ici, c’est seulement parce que j’accomplis un véritable devoir civique par ma présence. Mais je crains que le travail de recherches ne soit au-dessus de mes forces, ne dépasse mes loisirs, et je vous prie de reporter vos suffrages sur un autre.

L’assemblée ne voulut rien entendre.

M. de Varigny ayant proposé un vote à main levée, tous les bras se tendirent unanimement pour désigner encore une fois le docteur Flax.

Le célèbre chirurgien, qui, tout le monde le sait, n’est pas un caractère banal, se dirigea vers la table au tapis vert, en disant très haut :

— Vous ne me faites pas plaisir du tout par cette preuve de confiance confraternelle. Mais enfin, tant pis. Le vin est tiré. Je vais le boire.

Et il alla s’asseoir au bureau.

Furent élus ensuite : vice-présidents, MM. d’Arsonval et Marcel Deprez ;  secrétaires, M. de Varigny et Mme Dieulafoy. Ainsi constitué, le bureau commença à fonctionner régulièrement.

— Je donne la parole, s’écria le docteur Flax, au docteur d’Arsonval. Notre éminent confrère vous expliquera pour quelles raisons la science doit intervenir dans la question des voleurs d’enfants.

— Messieurs, dit M. d’Arsonval, les recherches de la police ont été opérées avec une intelligence à laquelle je veux rendre hommage. Nous estimons cependant que l’intelligence sans la méthode est comme un beau cheval de sang sans cavalier. Elle court à droite, elle court à gauche, mais elle est incapable d’aller d’elle-même vers un but lointain. Nous sommes quelques-uns à être convaincus que, si une commission de savants applique aux faits l’inflexibilité des méthodes d’observation qui nous sont coutumières, nous arriverons à nouer un faisceau d’indices des plus utiles. Les rapts ont été si nombreux qu’il n’est pas impossible sans doute de découvrir la loi de ces enlèvements, de trouver des rapports constants, comme il y en a toujours dans la répétition des mêmes actes par les mêmes hommes. Aussi habiles qu’ils soient, les voleurs ne peuvent se soustraire aux lois qui mènent la vie des choses, aux lois physiques et psychologiques qui dirigent les hommes. Ils sont obligés d’obéir à ces lois qui sont la forme même de notre esprit. Ils sont, par cela même qu’ils sont adroits, forcés de se soumettre à la pression inflexible de la logique... Le rôle du comité scientifique de recherches sera de découvrir Ies faits permanents des vols et d’en tirer un ensemble de déductions dont on peut espérer les meilleurs fruits. Notre action n’implique, je le répète, aucun blâme à la police, au juge d’instruction. Je dis seulement que l’habitude des sciences nous donne un tour d’esprit qui nous permet de dénouer des problèmes que le simple bon sens et la simple clarté d’esprit ne peuvent arriver à résoudre.

À la suite de ces discours, la réunion de savants décida qu’une sous-commission serait chargée d’aller demander au garde des sceaux l’autorisation d’obtenir communication de toutes les pièces concernant l’affaire des rapts. Les documents seront classés, analysés et discutés en séance plénière.

La première réunion de cette sous-commission aura lieu après-demain.
Puisse l’intervention des savants hâter la fin du cauchemar au milieu duquel Paris s’agite !

CLOVIS BINARD.

Notes

1  Le titre du volume est alors modifié pour On vole des enfants à Paris. Il a été récemment réédité par Matthieu Letourneux aux éditions du Masque (Paris, 2012). Dans sa version en feuilleton, le titre du roman est souvent – mais pas toujours – suivi d’un point d’interrogation. Nous avons opté pour la simplification.

2  À ce propos voir Marie-Ève Thérenty, « L’Invention de la fiction d’actualité », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes. Journalisme et littérature au 19e siècle, Paris, Nouveau monde, 2005, p. 415-427.

3  Voir Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, Paris, Fayard, 1995.

4  Voir Michel Porret, « La grande menace », dans Michel Porret (dir.), Objectif bulles. Bande dessinée et histoire, Genève, Goerg, 2009, p. 203-231.

5  La série de Jean Ray a débuté en 1929 par la traduction (anonyme) en français de textes néerlandais, eux-mêmes traductions de textes à l’origine allemands parus entre 1908 et 1911 dans la série Aus Den Geheimakten des Welt-Detektivs (« Les dossiers secrets du roi des détectives ») ; cette dernière reprenait explicitement les exploits de Sherlock Holmes, mais elle faisait aussi intervenir un mystérieux professeur Flax (« Professor Flax, der Massenmörder », fascicule no 84). Dans la série Harry Dikson, à la 19e livraison apparaît de nouveau la figure de Flax (Le professeur Flax, Monstre humain, 1930, traduction de l’original allemand). La nature exacte du lien entre le personnage de Louis Forest et la série allemande est difficile à établir.

6  Pour l’histoire de ces filiations imaginaires, voir G. Pinson, L’Imaginaire médiatique. Histoire et fiction du journal au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012.

7  On comprendra un peu plus bas que le narrateur, encore imprécis, est proche de la fonction d’un rédacteur en chef. À la livraison suivante (26 juin), il va déléguer l’enquête (et l’essentiel de la narration) au trio de reporters. Il reprend quelque fois la narration au cours du récit, souvent pour établir des liens entre les reportages.

8  Octave Hamard était chef de la Sûreté depuis 1902.

9  Les crimes datent de 1888 ; l’assassin londonien eviscérait ses victimes.

10  Enfilade de rappels de drames d’actualité qui ont frappé les contemporains. L’incendie du bazar de la Charité est le plus ancien, il eut lieu le 4 mai 1897, tuant plus de 120 personnes. Pour sa part, la guerre russo-japonaise était encore récente (1904-1905), et Le Matin avait beaucoup couvert les événements à l’aide de reporters et correspondants. Quant aux massacres en Russie, ils ont lieu au début de 1905, préfigurant la Révolution de 1917. Là encore ces événements ont été couverts, Le Matin avait dépêché sur place Gaston Leroux, le père de Rouletabille, qui avait publié une série de reportage célèbres : « L’agonie de la Russie blanche ».

11  Louis Lépine a été préfet de police de 1893 à 1897, et de 1899 à 1913.

12  On comprend que c’est celui que nous identifions comme le rédacteur en chef qui rédige cette partie. Il fait référence à la livraison du 26 juin.

13  L’affaire Humbert est l’une des grandes affaires criminelles de la Belle Époque. Thérèse Humbert, comdanée en 1902, avait escroqué de fortes sommes d’argent en laissant croire à un héritage important d’un millionaire américain.

14  Il arrive souvent que Forest déforme légèrement les noms des personnalités réelles qu’il évoque dans son roman ; on aura reconnu Laurent Tailhade, poète et sympathisant anarchiste, blessé par une bombe en 1894.

15  Ces quotidiens existaient réellement. Progressivement le roman va multiplier les clins d’œil aux confrères, entremêlant l’intrigue avec les bruits médiatiques qu’elle est censée provoquer.

16  Deux publications sérieuses, qui vont confirmer la piste des enquêteurs menant vers le mystérieux docteur Flax !

17  Ces lettres vont devenir incessantes. Elles miment le retentissement médiatique de l’affaire. Certainement fictives, elles pouvaient peut-être tenter les lecteurs réels, et susciter chez eux de véritables réactions.

18  Probablement Raymond Saboureaud (1864-1938), médecin dermatologiste assez connu.

19  En 1906, le rédacteur en chef était Stéphane Lauzanne, longtemps resté à la tête du journal. Il sera arrêté en 1944 pour collaboration, alors que depuis les années 1930 Le Matin s’était déplacé vers l’extrême-droite.

20  Paul Bourget (1852-1835, poète, romancier, critique, est la première personnalité du monde littéraire qui est évoquée dans le roman.

21  Naturaliste, médecin et homme politique auteur d’ouvrages scientifiques, Jean Marie Antoine de Lanessan (1843-1919) fonda le journal le Réveil et prit la direction de la Marseillaise avant de devenir directeur politique du Siècle (1906). Il fut plusieurs fois député radical sous la IIIe République, puis gouverneur général du Tonkin (1891-1894).

22  Henri-Edmond Harduin (1845- ?) fut, de 1873 à 1880, directeur de l’Italie, quotidien publié à Florence, puis à Rome. Il devint ensuite rédacteur en chef du Matin, poste qu’il occupa de 1897 à 1903. Il a aussi collaboré à la Revue économique et financière, de même qu’au Figaro et à La France.

23  Député élu pour la première fois en 1893, Georges Berry (1855-1915) était un républicain progressiste qui a participé à un grand nombre de journaux, notamment au Figaro dans les années 1890.

24  Rappelons que député, Clemenceau (1841-1929) publia le « J’accuse » de Zola dans le journal L’Aurore. Il fonda le journal L’Homme libre (1913) qui parut sous le titre L’Homme enchaîné. Un article de Sylvie Brodziak publié dans le premier dossier de Médias 19 revient sur ses activités de correspondant américain du journal Le Temps, à la fin des années 1860.

25  Quelques grandes affaires qui ont passionné l’opinion. Le lieutenant Anastay avait assassiné une de ses amantes ; il fut guillotiné en 1892. Le meurtre de Gouffé eut lieu pour sa part en 1889.

26  André Hesse a réellement existé ; il était avocat à la cour d’Appel de Paris, avant de connaître une carrière politique (il fut ministre des colonies en 1925).

27  Cette association avait été fondée en 1883. E. Blasco était un journaliste espagnol ; Th. Wolff fut rédacteur en chef du Berliner Tageblatt de 1906 à 1933. Sur les associations de journalistes, voir Marc Martin, « Structures de sociabilité dans la presse : les associations de journalistes en France à la fin du XIXe siècle », dans Sociabilité, pouvoirs, société, Publications de l’Université de Rouen, 1987, p. 497-508.

28  Allusion probable au New York Times, qui avait été acquis par Adolph Simon Ochs, fils d’immigrants allemands, en 1896.

29  Comme pour toutes les personnalités mentionnées dans ce roman, celle-ci a réellement existé. Le comte Tornielli était embassadeur à Paris depuis 1895.

30  Henri Keroul (1857-1921), dramaturge et romancier.

31  Femme de lettres, poète et romancière, de son vrai nom Jeanne Lapanze (1869-1920).

32  Actrice à la Comédie Française à partir de 1879, Jeanne Julia Regnault, dite Bartet (1854-1941) est une des grandes comédiennes de l’époque.

33  Poète symboliste, critique littéraire, Gustave Kahn (1859-1836) collabora à de nombreuses revues, dont La Revue Blanche et le Mercure de France.

34  Toutes ces personnalités, essentiellement issues du monde scientifique, ont existé – sauf une ! À ce stade du roman, Forest amplifie les échos médiatiques et publics du drame des vols d’enfants. Nous entrons dans cette véritable fiction-réalité qui a sans doute fait la saveur de ce roman pour ses lecteurs d’origine.

35  Cette mystérieuse figure – bien sûr complètement fictive – fait son entrée en scène.

Pour citer ce document

Louis Forest, « Le voleur d’enfants (1ere partie) », Commenté par Guillaume Pinson et Pierre-Olivier Bouchard Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/editions/le-voleur-denfants-reportage-sensationnel/le-voleur-denfants-1ere-partie