Le Voleur d’enfants. Reportage sensationnel

Le voleur d’enfants (2e partie)

Table des matières

GUILLAUME PINSON et PIERRE-OLIVIER BOUCHARD

19 juillet 1906

INTERVIEW DU DOCTEUR FLAX — UN GRAND MÉDECIN — HONORAIRES ÉNORMES — BONTÉ QUI SE DISSIMULE — FILS D’UNE SHINA-CHALA

Je me suis présenté ce matin chez le docteur Flax que les savants, réunis hier, ont choisi à l’unanimité pour diriger leurs débats et leurs efforts.

Membre de l’Institut, professeur de pathologie à la Faculté de médecine, commandeur de la Légion d’honneur, etc., etc., le professeur Flax est un homme accablé de tant de distinctions honorifiques qu’il ne sait plus où placer les croix et les rubans. Ses 104 décorations n’ajoutent sans doute rien à son mérite, mais elles prouvent que sa réputation médicale est une des plus solidement, des plus universellement établies. Tous les rois de la terre, tous les milliardaires ont sollicité ses soins. Les monarques les plus pompeux, les souverains qui aiment le plus à éblouir les peuples par le luxe de leurs parades et de leurs costumes, se sont mis en chemise devant lui. Et il paraît que la chemise n’avantage pas plus les princes que nous autres. Le docteur Flax a vu passer sous l’éclat célèbre de ses yeux scrutateurs toutes les misères qui portent un grand nom ou un gros sac.

Maïs aristocrates et ploutocrates, Crésus et nababs ont, sans exception, été obligés, avant de consulter le médecin, de laisser à la porte tout orgueil et toute fierté. On raconte plus d’une histoire sur la façon dont le savant traite ses augustes clients. Il ne leur ménage, paraît-il, ni remarques blessantes, ni constatations déplaisantes, il leur dit la vérité brutale et cruelle. On se répète encore les paroles qu’il osa adresser, devant témoins, à un des plus grands princes d’Europe.

— Votre père, sire, a fait la fête. Faisant la fête, il a été avarié. Avarié, il a eu un héritier. Cet héritier, c’est vous. Il vous a légué une couronne et une tare. Il eût mieux fait de ne vous laisser ni couronne ni tare. À défaut, il eut mieux fait de vous laisser la tare sans couronne. Car la tare n’empoisonne que vous, mais avec la couronne, des millions d’hommes gémiront peut-être un jour de votre décrépitude précoce.

Un homme qui se permet des discours semblables devant un haut seigneur habitué à tout voir s’incliner, à n’entendre certaines vérités que déguisées sous des périphrases courtisanesques, n’est certes pas banal. Ce caractère indomptable n’a pas été pour peu dans la gloire mondiale du professeur.

Mais ce qui a surtout frappé le public, ce sont les sommes fantastiques que le docteur exige de ses patients.

Un procès récent les a dévoilées.

C’est 100,000 francs pour une consultation ordinaire.

Un voyage à Ems a coûté 30,000 marks au richissime Allemand qui s’est offert le déplacement d’un maître aussi coûteux.

L’Américain Abel Strussel, qui a gagné des millions dans la fabrication de certaines poudres — d’où lui est venu le surnom, un peu ironique, de « roi des insecticides » — a dû signer un chèque de 50,000 francs pour une petite opération.

Le professeur Flax — je me permets de l’imprimer, parce que les faits sont de notoriété publique et qu’ils sont rachetés par tant de belles actions — est féroce dans la fixation de ses honoraires. Le docteur taxe ses clients suivant la fortune qu’il leur suppose et ne consent à soigner qu’après payement préalable. J’ai tenu entre les mains une lettre reçue par un grand raffineur qui désirait se faire ausculter par le savant. Et Voici le texte court et sec :

Monsieur,

6,000 francs. Payez d’abord. Venez ensuite dimanche soir, à dix heures un quart précises. Compliments.

FLAX.

On dirait, en vérité que le docteur se flatte d’une sorte de cynisme spécial dans les questions d’argent, qu’il s’enorgueillit d’étaler une avidité implacable, d’afficher une cupidité méchante, pour mieux dérouter ceux qui ne connaissent pas son inépuisable bonté, sa charité toujours en éveil.

Car cet avare, qui semble prendre plaisir à publier son vice, se cache pour distribuer aux uns ce qu’il arrache si bruyamment aux autres.

Que les clients du docteur ne se plaignent point trop fort. Ils ont été, malgré eux, sans doute, les collaborateurs d’œuvres louables et généreuses. Le professeur n’encaisse pas pour lui-même. Il se considère comme un simple intermédiaire chargé de tirer des coffres trop gros de quoi soulager ceux qui ont des coffres trop maigres ou qui n’ont pas de coffre du tout.

Le professeur Flax est, en effet, le bienfaiteur de nos grands hôpitaux de Paris et de province. Ils doivent à sa générosité mille améliorations que les budgets spéciaux ne permettent pas de réaliser. En particulier, il a aidé, de toutes ses forces et de toute sa fortune, les services dans lesquels on soigne les enfants. On sait que le bel hôpital inauguré récemment à Montretout et réservé aux enfants a été construit grâce aux libéralités d’un riche anonyme. Je puis le dévoiler aujourd’hui. Ce philanthrope qui se cache n’est autre que le docteur Flax.

Chaque matin, le professeur se rend à cet hôpital, où il reste jusqu’à midi, soignant ses petits malades ou travaillant dans son laboratoire. Depuis la création de rétablissement de Montretout, le professeur s’est spécialisé dans l’étude des maladies de l’enfance.

Telle est la personnalité à laquelle je suis allé demander quelques éclaircissements sur les projets du Comité scientifique de recherches policières pour l’affaire des voleurs d’enfants.

Le docteur Flax habite au 26 de la rue Cassette, un hôtel sombre, d’aspect peu engageant. La rue n’est pas folâtre. Elle a l’air de s’être endormie sous un précédent régime et de ne s’être pas encore réveillée. Ce n’est certes pas la maison du professeur qui l’égaye. Du dehors, on n’aperçoit qu’un énorme mur, coupé en deux par une formidable porte d’un noir verdâtre, qui semble provenir d’une de ces prisons de jadis, d’où on ne ressortait jamais. Pas une fenêtre, pas une lucarne.

Je sonne.

La porte revêche s’ouvre aussitôt. J’entre. Derrière le mur qui n’est qu’une clôture, on entre dans une cour assez large et mal pavée. Dans le fond, se trouve l’hôtel, une vieille bâtisse de grand aspect, mais morose et froide.

Sur le seuil se tient une espèce de colosse aux yeux verts, qui, d’une voix à faire fuir un moins courageux que moi, me demande, avec un fort accent allemand :

— Qu’ foulez-fous ?

— Interviewer le docteur Flax.

Je passe au cerbère ma carte qu’il manipule dans ses larges mains. Son petit doigt est plus gros que mon pouce.

Parparus ?... Matin ? grommelle-t-il, hésitant. Puis, après un instant de réflexion, il appelle :

— Chrysostome !

Une voix formidable répond une question dans une langue que je suppose être du patois allemand. Je devine qu’elle signifie : Que veux-tu, Wolfgang ?

— Il y a là, hurle en français ledit Wolfgang, un journaliste qui veut interviewer le docteur.

La voix de tonnerre réplique, mais cette fois, je ne comprends pas.

À ce moment, apparaît un homme de taille moyenne, dont le regard est vif, presque scintillant. Nouvelle phrase de jargon. Enfin le nouvel arrivant qui, lui, répond au nom de Numérien, dit au colosse, en bon français, avec un soupçon d’accent étranger, d’une voix admirable qui a des sonorités et des prolongements de cloches.

— Wolfgang, tu peux conduire monsieur auprès du docteur. Inutile d’annoncer.

Je suis le colosse à travers un couloir où il fait noir comme dans un four.

— Donnez-moi la main, me dit mon guide, et il engloutit mes minces phalanges dans ses larges paumes.

Il ouvre des portes, les ferme, me fait traverser des pièces dont les volets sont clos, et où je continue à ne voir goutte. Enfin, devant une portière qu’il soulève, mon guide me déclare :

— C’est là. Je vous attends pour vous ramener.

Et il me pousse dans une grande pièce dont les murs sont garnis, du plafond au plancher, de rayons de bibliothèque.

À gauche, contre une fenêtre, avec l’air de regarder dans la cour, un squelette de singe est suspendu par le fond du crâne à un bâtis en bois.

C’est toute la décoration du cabinet de travail du docteur. Un tapis persan archi usé, de vieux fauteuils de cuir qui, déprimés, semblent avoir gardé la trace des innombrables pesées postérieures qu’ils subirent, un canapé aussi défraîchi des chaises gothiques tout en bois, une immense table plate qui sert de bureau, forment tout l’ameublement.

Le docteur Flax s’est levé, rejetant une couverture de voyage qui lui protège les genoux.

— Bon ! dit-il, sans autre préambule, en me désignant un siège. Je devine ce qui vous amène.

Il ne me laisse pas le temps de placer un mot, et continue :

— Il n’y a rien de plus stupide qu’une interview où un homme qui sait généralement quelque chose cause avec un journaliste qui ne sait rien, mais qui va être obligé d’écrire une colonne sur un sujet qui lui est aussi étranger qu’à moi la théorie du quadrille des lanciers.

— Oh ! monsieur, je ne viens pas aujourd’hui vous demander de renseignements transcendants. Je voudrais seulement apprendre de vous quels sont les projets du comité scientifique de recherches.

— Mais, morbleu ! vous ne le savez donc pas ? Vous ne lisez donc pas les journaux, vous qui les remplissez ? Il était bien inutile de me déranger. Nous voulons rechercher les voleurs d’enfants.

— Oui, mais cette fameuse méthode scientifique ?

— Vous êtes un âne. Allez à l’école. Vais-je vous refaire un cours qui vous a si peu servi lors de vos études de philosophie ? Non. Tout ce que je vous prie de dire à vos lecteurs, c’est qu’il ne faut, malgré tout, pas se faire trop d’illusions sur notre sagacité scientifique. Il n’est point impossible que nous ne trouvions rien. La rigueur de nos déductions peut fléchir, si nous ne sommes pas en présence de données certaines. Mon avis est que ces recherches seront terriblement difficiles. Les voleurs d’enfants me paraissent ne pas être des cerveaux ordinaires. Au revoir, monsieur c’est tout... Non... Répétez encore que je suis très embêté de l’honneur qu’on m’a fait en me bombardant président, et croyez bien que je ne parle pas par fausse modestie. Au revoir, monsieur.

— Une question encore. On dit, docteur, que vous n’êtes pas Français, et...

— On dit cela parce que j’ai la peau brune. Je suis né au Chili, où mon père, un Français, était établi pharmacien. Ma mère était une Shina-Chala, célèbre pour sa beauté et une étrange carnation de peau. Elle m’a laissé la carnation de peau, mais certes pas la beauté.

— Une Shina-Chala ?

— Pour ceux qui l’ignorent, c’est-à-dire pour 999 de vos lecteurs sur 1,000, vous apprendrez qu’une Chilienne Shina-Chala est la fille d’un Chilien Zambo et d’une Chilienne Chola, qu’un Chilien Zambo est né des amours d’un Indien avec une négresse, et que la Chilienne Chola est le résultat du mariage d’un Indien et d’un blanc. Mon sang est donc un mélange des sangs espagnol, français, indien et nègre. Sur ce, monsieur, allez-vous-en. J’ai à travailler.

Sans plus m’écouter, le professeur Flax va se rasseoir à la table qu’il avait un instant quittée et se remet à écrire comme si je n’étais plus là.

Il ne me reste qu’à saluer ce savant bizarre et hautain, dont le visage osseux, sec, avec des yeux sombres aux arcades prononcées, est rehaussé par l’âpreté des traits, la ligne superbe du front et un regard qui plonge en vous jusqu’à la moelle. Si jamais ce regard d’acier s’arrête sur un des coupables, les juges pourront aussitôt apprêter la toge et la toque. Les victimes des voleurs d’enfants seront à la veille d’être vengées.

BARBARUS.

20 juillet 1906

LA RÉUNION DU TROCADÉRO — UN DISCOURS DE LA COMTESSE DE HOUDOTTE — ÉMOUVANTE PRÉSENTATION

La réunion du Trocadéro a eu lieu hier.

L’affluence, l’enthousiasme ont été énormes.

La conférence était annoncée pour deux heures et demie. Plus d’une heure avant, alors que les portes ne sont pas encore ouvertes, une masse considérable de curieux, surtout de femmes, assiège les abords du Trocadéro.

L’immense salle est rapidement remplie.

Bientôt, il ne reste plus un coin.

Les spectateurs sont impatients, bruyants, bavards. Cela n’a rien d’étonnant puisque les spectateurs sont en grosse majorité des spectatrices.

Le bruit des paroles ronfle comme un tonnerre lointain.

Enfin, le rideau se lève. Les conversations s’éteignent. Les mères des enfants enlevés sont assises en demi-cercle sur la scène, autour des notabilités qui ont prêté leur concours aux organisatrices de l’assemblée.

Toutes les mères sont, comme si elles s’étaient passé un mot d’ordre, habillées de sombre.

Cette rangée de femmes affligées est émouvante à regarder.

Quelques-unes sont particulièrement remarquées. Je citerai Mme Clépent, Mme Pompaigne, la baronne de Vautremesse, Mlle Michette de Montrejeau, etc.

La comtesse de Houdotte, qui préside, est entourée des dames qui forment la commission. On se désigne Mme Bartet, dont la silhouette a tant d’élégance, et Daniel Lesueur, dont le regard fin examine curieusement la foule. Autour d’elles, en avant des mères, on se montre encore Marcel Prévost, dont le front clair, net et franc, est tout le reflet de son œuvre littéraire ; Anatole France, dont les yeux pensifs et doux démentent l’aspect d’officier de cavalerie en retraite ; Camille Flammarion, sympathique, bienveillant ; il est à côté de sa femme, qu’on retrouve partout où il faut du dévouement à une noble cause ; le docteur Flax, dont les tempes puissantes paraissent sculptées dans du marbre brun ; Séverine1, merveilleux masque d’intelligence, de bonté, d’énergie ; M. Dubief, ancien ministre de l’Intérieur ; Dujardin-Beaumetz, sous-secrétaire d’État aux beaux-arts ; André Antoine, directeur de l’Odéon, qui a lâché les architectes avec lesquels il étudie la réfection de son théâtre, pour accourir au Trocadéro et illustrer l’estrade de son effigie napoléonienne ; Adolphe Brisson, Gaston Deschamps, Paul Deschanel, René Baschet, Massenet, Louis Forest, Marcel L’heureux, Francis de Croisset, dont les lèvres ironiques ont aujourd’hui un air de gravité ; Adrien-Bernheim, etc2.

D’un coup de sonnette bref et dominateur, qui prouve que la comtesse de Houdotte est bien armée pour diriger une assemblée, la présidente arrête les derniers chuchotements.

— Mesdames et messieurs, s’écrie-t-elle d’une voix non moins ferme et non moins catégorique, ne perdons pas notre temps à exposer des faits connus de tous. Voilà presque un mois que Paris vit dans une sorte de terreur. Ainsi devaient jadis se lamenter les villes dont des hydres dévastaient les alentours. Nous voulons anéantir l’hydre. Nous vous avons appelés au secours. Cet appel a été entendu, du haut en bas de la société parisienne. Nous sommes entourés ici des plus nobles talents, et si je vous lisais les lettres d’excuses de toutes les notabilités qui, invitées par nous ou même non invitées, sont venues nous assurer de leurs sympathies, j’en aurais pour une heure à lire. Nous avons tout le monde avec nous. Nous avons toute la France, tout l’univers... Mais avant de donner la parole à quelques-uns de nos amis, avant de vous proposer moi-même une action qui sera la consécration de nos discours, je veux-vous présenter ici les malheureuses mères dont l’infortune est devenue peu à peu une infortune nationale.

Et alors, dans, un beau mouvement d’éloquence, avec des gestes incroyablement souverains et prenants, la comtesse de Houdotte présente une à une les mères dont les enfants ont été enlevés, ces temps derniers.

À chaque nom, une des pauvres femmes se lève, et, du fond de la foule monte un grand murmure de sympathie. Pour chacune, la comtesse de Houdotte trouve une parole nouvelle d’émotion, de réconfort. À chaque nom, elle raconte l’histoire de l’enlèvement, donne des détails, indique les signalements des enfants, raconte leur beauté, leur gentillesse, leur tendresse. À chaque fois aussi la mère ainsi désignée fond en larmes, au rappel de tous ses chagrins, et ces plaintes communicatives entraînant les spectateurs, on entend, parmi la foule, haletante, des sanglots qui éclatent, tristes échos.

Jamais encore je n’ai vu une foule aussi empoignée, aussi ardente, aussi vibrante.

Quel souvenir inoubliable !

Cette énumération des misères subies, devant celles qui les ont souffertes, en présence de quelques milliers de cœurs battant à l’unisson, a été un spectacle superbe et grand.

Les mères étaient toutes là, sauf une que la comtesse de Houdotte désigna en dernier et pour laquelle elle trouva des mots de pitié encore mieux choisis. Mme Palavacoccini, arrêtée par la honte qui retombe sur elle depuis que son mari est inculpé d’espionnage, n’a pas osé affronter la curiosité de la foule. Elle a sans doute eu tort. Nul n’aurait osé lui reprocher un crime qu’elle ignorait et qui redouble peut-être encore pour elle la compassion générale.

Cette présentation terminée, M. Gaston Deschamps prend la parole. En quelques termes sonores et bien scandés, il explique que les forfaits successifs des voleurs d’enfants dictent un nouveau devoir à tous les cœurs que les malheurs publics ne laissent pas indifférents.

— C’est, ajoute-t-il en terminant, peut-être la meilleure vertu des démocratie que toute misère trouve immédiatement autour d’elle une pitié agissante.

Les préfaces achevées, la comtesse de Houdotte reprend son discours. Certes, il est peu d’orateurs qui peuvent lutter d’éloquence avec cette noble femme, se vanter d’avoir, par la voix et par le geste, une telle influence de suggestion.

Les extraits de ce merveilleux discours que nous publions ne peuvent donner une idée de l’impression qu’il a fait. Les phrases me semblent, lorsque je les relis, comme refroidies. Il leur manque l’âme. La comtesse de Houdotte sait communiquer aux mots une force, une ardeur, un don de conviction, une émotion inimaginables.

UNE IDÉE EXTRAORDINAIRE — LE DÉFILÉ DES MÈRES

Mesdames et messieurs ! s’écrie la comtesse, les paroles que vous venez d’entendre confirment la sympathie universelle qui met autour de nous comme une atmosphère printanière et fortifiante. Mais ce n’est point avec des vœux cordiaux et des souhaits sincères qu’on fait marcher le monde, qu’on arrête des brigands. Il est absolument nécessaire d’agir. Quelle peut être notre action ? Nous n’avons aucunement l’envie de nous mêler aux enquêtes de la politique et de la justice. Le comité de recherches organisé par les plus grands savants de France, et que son président, le docteur Flax, représente ici, remplira cette besogne bien mieux que nous. Laissons-le faire. À nous, femmes, est destiné un autre rôle, celui de peser de toute notre ardeur, de toute notre ferveur sur les pouvoirs publics. On nous a dit qu’ils ont fait leur devoir. Selon la formule de notre affiche, on peut faire plus que son devoir. C’est là ce que nous voulons obtenir. Nous voulons obtenir que l’affaire des voleurs d’enfants soit aujourd’hui la principale préoccupation du gouvernement et que toutes les autres disparaissent devant elle. Nous voulons que le gouvernement organise autour des ravisseurs un si formidable réseau de forces qu’ils ne pourront plus échapper, que Paris aura enfin la paix, et que nos malheureux enfants pourront de nouveau jouer dans les jardins publics, sans craindre le croquemitaine trop réel qui parcourt la ville.

Il importe donc aujourd’hui de donner à notre émotion une forme telle qu’elle oblige tous les journaux à décupler, à centupler l’énorme propagande qu’ils nous font déjà. Il faut qu’il n’y ait plus aucun préfet sûr de l’avenir, aucun député certain de sa réélection, aucun petit fonctionnaire qui se sente à l’abri de la révocation, si tous ne collaborent pas, dans la mesure qui leur est possible, à l’œuvre de la découverte des ravisseurs… Il faut que, dans une affaire de ce genre, tout ce qui touche à l’administration se sente policier dans l’âme, interroge à droite et à gauche, essaye de découvrir des renseignements nouveaux, etc. Dans ce but, il nous faudra peser sur tout le pays, entretenir l’émotion d’une façon considérable et constante. En conséquence, voici ce que je vous propose :

Dans une république, les grandes idées se manifestent dans la rue. Les longs cortèges où des milliers d’hommes, s’avançant d’un pas égal, affirment une opinion collective, sont nécessaires à la vie des peuples libres. Quelle merveilleuse force les anime, se dit alors la foule immobile des endormis, des hésitants et des indifférents, puisqu’ils marchent sans autre discipline qu’une belle pensée commune... C’est ainsi que, par deux fois, on a organisé des cortèges de triomphe qui aboutirent, l’un à un banquet de 30,000 couverts, l’autre à une agape de 50,000 convives. Le Matin, qui ne marchande pas à l’affaire des voleurs d’enfants sa gigantesque publicité, donna ainsi l’essor au superbe principe de mutualité. Cette abstraction obscure qu’était le système mutualiste pour l’immense majorité des citoyens, se concrétisa pour tout le monde, lors de ces miraculeux déploiements d’énergie... Les endormis se réveillèrent enfin avec, dans le cerveau, une idée de plus, une belle idée... les hésitants se décidèrent, les indifférents furent enfin secoués… De même pour nous, manifestons dans la rue, réveillons les endormis, faisons honte aux hésitants, bousculons les indifférents..... Organisons pour après-demain, à travers Paris, un immense cortège, le défilé des mères, qui, marchant d’un boulevard à l’autre, viendra devant l’Élysée et devant le Parlement, apporter les supplications de toutes les femmes de Paris. À notre tête marcheront toutes les victimes que vous voyez ici derrière moi. Nous serons cent mille, nous serons deux cent mille, et il sera bien invraisemblable, si, de tout ce mouvement créé, ne sortira pas le petit indice décisif qui mettra fin à la calamité publique.

La proposition de la comtesse de Houdotte a été acclamée, votée à une unanimité bruyante et résolue.

L’enthousiasme d’agir, ainsi que l’éloquente femme le conseillait, s’est terminé en une sorte de délire, de frénésie lorsque, tout à la fin, notre ami Bernard vint apporter une feuille de papier à la comtesse de Houdotte. Elle la parcourut rapidement et, pâle, tremblante de colère et d’émotion, elle lut :

Un nouvel enlèvement a été signalé à une heure de l’après-midi, celui du petit Aristide Peïnassols, ravi devant la gare Saint-Lazare. Les vêtements ont été retrouvés derrière la Madeleine, juste à l’endroit où furent découverts ceux de Germaine Plaizance.

Ainsi donc, après-demain, Paris verra le spectacle unique de cent mille femmes marchant à travers là ville, procession suppliante, cortège imposant, dont la marche lente sera comme une protestation contre le destin et un espoir pour l’avenir.

CLOVIS BINARD.

Hier, un certain nombre de lecteurs et de lectrices se sont présentés au Trocadéro, pour assister à la conférence de la comtesse de Houdotte. Peut-être ai-je eu tort de préciser tant le lieu, la date et l’heure de cette réunion. Les renseignements du Matin sont d’ordinaire si exacts que le public est tenté d’ajouter foi même aux détails des feuilletons qu’on publie ici.
Cependant, je l’ai écrit sous le titre même de mon œuvre : ceci est un roman. Sans doute, ce sont des incidents vrais qui ont servi de point de départ, c’est sur un danger vrai que j’ai voulu appeler l’attention. Mais cette morale faite aux parents qui ne surveillent pas assez leurs petits, j’ai cherché à l’envelopper dans la forme plus facile et plus saisissante du roman. Or, si les romanciers n’inventaient plus, les hommes politiques seraient seuls à nous forger des fables... Et ce serait beaucoup moins, gai.
(Note de l’auteur3.)

21 juillet 1906

LA GRANDE MANIFESTATION DE DEMAIN

J’ai assisté à la dernière réunion des dames organisatrices qui ont pris l’initiative de la conférence du Trocadéro. Elles ont préparé aujourd’hui le grand cortège qui, demain, traversera la ville sur toute la ligne des grands boulevards.

Voici le texte de la nouvelle affiche que les Parisiens liront sur les murs cette après-midi :

Aux femmes de Paris,

D’après les renseignements parvenus au siège du comité, la manifestation des mères de Paris, décidée à la suite de la réunion du Trocadéro, formera un cortège monstre. Il est donc utile d’en préciser les détails pour éviter tout désordre.

Le comité des dames organisatrices demande à toutes les femmes qui voudront bien faire partie de la manifestation de se couvrir de vêtements de deuil ou de robes sombres, ou, tout au moins, de s’attacher à la manche un brassard noir.

Le cortège partira de la place de la République, se dirigera par les grands boulevards vers l’Opéra, où le conseil municipal de Paris l’attendra.

Il poursuivra son chemin par la Madeleine, la rue Royale, et le Faubourg-Saint-Honoré, afin de passer devant l’Élysée. Le président de la République a promis de recevoir une délégation.

La manifestation reprendra sa route par l’avenue Marigny, les Champs-Élysées, pour se disloquer place de la Concorde, après qu’une délégation aura également été saluée sur les marches du Palais-Bourbon par le président de la Chambre, auquel se sera joint le président du Sénat.

Le cortège partira de la place de la République à neuf heures du matin.

Les manifestantes se seront massées dans les rues adjacentes dès huit heures. Elles pourront lire sur des pancartes toutes les indications nécessaires.

Les femmes du premier arrondissement attendront rue Meslay ; celles du deuxième, rue Notre-Dame-de-Nazareth ; celles du troisième, rue du Temple ; celles du quatrième, rue Béranger ; celles du cinquième et du sixième, boulevard du Temple ; celles du septième, du huitième et du neuvième, boulevard Voltaire ; celles du dixième, du onzième et du douzième, avenue de la République ; celles du treizième, rue du Faubourg-du-Temple ; celles du quatorzième, rue de l’Entrepôt ; celles du quinzième, du seizième et du dix-septième, boulevard Magenta ; celles du dix-huitième, du dix-neuvième et du vingtième, rue du Château-d’Eau.

Toutes ces rues aboutissent à la place de la République. Sur des signaux donnés, les différentes fractions du grand cortège seront successivement conduites par des agents à l’emplacement où elles se fondront dans la masse de la manifestation.

La ligne des grands boulevards sera déblayée dès sept heures du matin et la circulation des voitures sera arrêtée par ordre de la préfecture de police.

Les dames organisatrices.

Pour copie conforme :

ALAIN BERNARD.

LA COMTESSE DE HOUDOTTE – UNE PERSONNALITÉ INTÉRESSANTE

La comtesse de Houdotte, qui s’est révélée hier comme un orateur de génie, la femme que des milliers de voix ont acclamée à la réunion du Trocadéro, est une des plus curieuses personnalités de la grande société parisienne.

On me saura gré d’écrire le portrait complet de cette mondaine qui ne craint pas de se mêler aux passions de la foule.

Avant la journée d’hier, le nom de la comtesse de Houdotte n’était pas complètement ignoré du grand public. Il a été imprimé à diverses occasions : fêtes de charité, manifestations artistiques et sportives, et à propos de drames de famille. Le talent de cantatrice de la comtesse de Houdotte est fort apprécié dans le monde de la musique. Mais jamais encore cette femme, qui a soulevé hier un enthousiasme sans exemple, ne s’est imposée, comme aujourd’hui, à la lumière de l’actualité.

À peine âgée de trente ans, la comtesse de Houdotte a déjà été mariée trois fois et se trouve encore veuve actuellement.

Son premier mari, qu’elle épousa lorsqu’elle n’avait que seize ans, le capitaine Mac-Lerton, de l’infanterie coloniale, mourut à Saint-Louis du Sénégal au moment où il rentrait d’une longue exploration dans l’hinterland de Sierra-Leone. Cette mort fit, à son époque, couler beaucoup d’encre, principalement dans les journaux médicaux ; l’officier avait, en effet, contracté pendant son voyage la terrible maladie du sommeil qui, selon l’opinion d’alors, était spéciale aux nègres. Son décès, prouvant que les blancs sont susceptibles de périr sous les coups de l’inquiétant microbe qu’est le trypanosome de la maladie du sommeil, fut la cause de tontes sortes de discussions et de craintes.

Le second mari de la comtesse de Houdotte fut ce jeune prince japonais Kamayatsu, qui émerveilla le monde savant par des capacités scientifiques si universelles qu’elles rappelaient la gloire légendaire de Pic de la Mirandole. Les brevets d’invention dont il demanda l’enregistrement pendant les trois ans qu’il fut attaché à la légation du Japon, à Paris, embrassent toutes les branches des connaissances humaines. On se souvient de sa fin, qui fut également des plus dramatiques. Il périt, la colonne vertébrale brisée, en luttant avec un professeur, dans une séance de jiu-jitsu.

Le troisième mari, le comte de Houdotte, un vieillard charmant, dont les mots spirituels couraient les boulevards, mourut à l’église, d’une rupture d’anévrisme, le jour même du mariage. Cette cérémonie tragique qui eut lieu il y a six ans, fut, à cette époque, l’objet de bien des commentaires dans la presse.

Frappée par tous ces deuils, la comtesse de Houdotte alla s’isoler en Suisse, pendant un an, dans une grande villa qu’elle acheta à Lungern, sur le Brunig.

De retour à Paris, elle rouvrit son salon. Il est aujourd’hui un des plus intéressants de la capitale. Sa renommée est grande, quoique le bizarre recrutement des invités ne laisse pas que d’étonner un peu.

On y rencontre dans un cadre original un monde plus original encore.

Un détail pour donner le la : Au beau milieu de la pièce, une grande salle octogonale, construite à l’extrémité d’une de ces maisons arrondies que les architectes bâtissent a l’angle rogné des rues, on aperçoit, fiché dans le plancher, un pal, tout simplement.

C’est un instrument historique.

Un ancien prince laotien, ayant jadis déplu à ses sujets, fut condamné par eux à être embroché en grande pompe. Comme ce grand seigneur avait surtout mécontenté le peuple par ses vertus, un parti reconnaissant, malgré tout, obtint une atténuation de la peine. Il fut décidé que le pal, au lieu d’être d’un vulgaire bois durci au feu, bon pour le commun, serait en or.

Avec un peu d’imagination, les invités de la comtesse, tout en suçant des vins doux, ou en se chatouillant les papilles de l’arôme voluptueux d’un thé unique, peuvent se représenter ce spectacle : le prince qui gigote enfilé sur ce pieu étincelant, tandis que la foule danse et s’amuse à la folie.

La comtesse de Houdotte reçoit tous les soirs, sauf le dimanche, et la façon dont elle sélectionne ses invités est des moins banales.

Le lundi soir, elle les convie au petit bonheur, sans choix, selon qu’ils demandent à être présentés. Elle les appelle les dégustés.

La plupart d’entre eux, ne recevant point d’invitation à revenir, ne pénètrent qu’une fois dans le fameux salon.

D’autres, plus heureux, sont admis à faire un stage plus ou moins long, au bout duquel ils sont admis au rang des invités du mardi soir. Sinon, ils deviennent, de la part de la comtesse de Houdotte, l’objet de tant de sarcasmes, de railleries mordantes, qu’ils préfèrent ne plus paraître chez une maîtresse de maison aussi spirituellement méchante.

Les invités du mardi soir, les transvasés, sont donc le résultat du tamisage de ceux du lundi.

Ils passent, après avoir été étudiés par Mme de Houdotte, et lorsqu’ils en sont jugés dignes, dans la classe des éprouvés, qui sont reçus le mercredi soir.

Ceux du jeudi soir, les puissants, sont des anciens du mercredi, devenus plus intimes encore.

Les lumineux, admis à présenter leurs hommages le vendredi soir, sont des amis du jeudi qui ont, une fois de plus, monté en grade.

Être reçu le samedi, parmi les profonds, est la récompense suprême des amis de la comtesse de Houdotte. Ajoutons que, d’après la renommée, les profonds forment une collection unique de beaux caractères et de grandes intelligences.

Ces invités du samedi, une trentaine environ, sont tous des hommes de génie et des hommes des génies les plus divers. Notre grand savant Berthelot, Anatole France, le pianiste Moszkowski, Tristan Bernard, les peintres Henri Martin et Dagnan-Bouveret, Monet, l’ingénieur de marine Laubat, notre ambassadeur à Londres, M. Cambon, l’ingénieur du Bousquet de la Compagnie du Nord, inventeur des plus merveilleuses locomotives qui aient jamais été dessinées ; François de Curel, Antoine, de l’Odéon ; le mathématicien Poincaré, etc., etc., y ont coudoyé Barnum, Jacquelin, le coureur cycliste ; le jockey Stern, etc., etc…4

Tous les hommes vraiment supérieurs, dans toutes les branches de l’activité humaine, se sont donné la main aux samedis de la comtesse de Houdotte.

Chose curieuse ! Beaucoup de nos plus notoires concitoyens n’ont pu dépasser la classe des transvasés ou des éprouvés. Ils sont restés en route et n’ont jamais pu fléchir l’intraitable volonté de la maîtresse de maison, implacable dans ses choix.

Par exemple, Jules Lemaître, Alfred Capus, Faguet n’ont jamais pu dépasser la classe des éprouvés, tandis que des écrivains bien moins connus ont été reçus parmi les invités d’un rang supérieur.

M. Henri Bernstein, l’auteur dramatique, a été reçu parmi les puissants, à la réception du jeudi soir, où il rencontra Méline, Du Buis. Doumic, Rabier, député d’Orléans, Liard, Sylvain, de la Comédie-Française, les frères Melfors (trapèze volant), le cardinal Mathieu, la Loïe Fuller, John Grand-Carteret, Léandre, le tourlourou Paulin, Maurice Barrès, Raoul Gunzbourg, le sénateur Linthilac, Louis Ganne, Bérard, Mollard, du Protocole, etc., etc. L’auteur du Détour5a bien voulu nous raconter sa conversation avec la comtesse de Houdotte, lorsqu’il lui demanda d’être, après un long stage, admis au rang des lumineux.

— Mais non, cher ami, lui a dit la comtesse, vous n’y avez pas droit. Je cherche à m’entourer d’hommes de génie, et non pas d’hommes de talent. Le talent est une chose, en somme, banale, petite, et qui ne s’impose qu’à quelques individus. Le génie est général et son essor s’impose à tous. Je ne dis point que les hommes de génie auxquels j’ai attribué cette qualité, après mûre sélection, soient tous des êtres d’une supériorité constatée, d’une renommée acquise, mais tous ils ont cette flamme unique qui distingue le véritable génie. Il se peut que tous n’emploient pas leur don, soit par dédain, soit par indifférence, soit même par impuissance, mais tous ils ont ces dons que vous n’avez pas. Vous êtes très intelligent, mais vous n’êtes pas intelligent de la façon qui me plaît, et je vous préfère de beaucoup un danseur de corde qui aurait imaginé des tours d’une nouveauté, d’une hardiesse ou d’une beauté inouïe.

Cette organisation de son salon n’est pas pour peu dans la réputation que l’organisatrice du défilé des mères s’est acquise à Paris. L’extraordinaire manifestation de demain, qui bouleversera pour une journée toute l’existence de la capitale, va grandir et populariser l’étrange renommée de la comtesse de Houdotte.

CLOVIS BINARD.

22 juillet 1906

LE TRAVAIL DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DES RECHERCHES — SÉANCE ORAGEUSE

Le comité scientifique des recherches s’est rendu hier matin chez le garde des Sceaux pour lui demander d’autoriser le juge d’instruction et la police à communiquer les pièces et les documents de leurs enquêtes.

M. Sarrien6 a fait remarquer qu’une communication de ce genre était anormale, mais les circonstances étant également anormales, il a consenti.

Les savants délégués se sont alors rendus au Palais de Justice pour s’entendre avec MM. Hamard et Leydet. Afin de n’obliger personne à d’inutiles, transports, le procureur de la République a fait installer, au Palais même, un bureau qui servira au comité scientifique de recherches. Seules, les grandes séances générales se tiendront à l’École des sciences politiques.

Nous savons que la première réunion de travail a eu lieu ce matin.

Les savants ont longuement examiné tous les vêtements des enfants.

Il paraît qu’une constatation très importante a été faite. J’en ignore encore la nature. M. d’Arsonval, que j’ai rencontré dans un couloir, m’a simplement dit :

— Nous avons déjà relevé un détail qui a échappé à l’instruction. Il est du plus grand intérêt.

D’après d’autres indiscrétions, l’assemblée des savants a été très orageuse. Le docteur Flax a voulu diriger les recherches dans un sens qui, dit-on, a déplu à la majorité du comité.

Des mots aigres ont été échangés.

Le célèbre chirurgien a menacé de donner sa démission.

Un des opposants, à qui j’ai promis de taire son nom, m’a révélé que le docteur Flax voulait imposer une méthode trop lente. Chaque assistant devait, d’après lui, écrire ses impressions sur l’enquête. Ces impressions auraient été discutées dans la réunion suivante et il n’y aurait eu que deux réunions chaque semaine.

— Avec ce système, a prétendu mon interlocuteur, les recherches pourraient durer dix ans. Nous sommes plus impatients que cela. À la majorité, nous avons décidé de nous réunir tous les jours et de discuter tous les jours. Le docteur Flax a constaté ce vote avec une certaine mauvaise grâce. Mais il faudra qu’il se soumette ou qu’il se démette. La résolution du comité scientifique de recherches est bien prise. Nous voulons découvrir le voleur par les moyens les plus rapides, et nous le découvrirons.

BARBARUS.

DÉFILÉ DES MÈRES. — UNE DÉMONSTRATION MONSTRE

Grâce à la prodigieuse activité de la comtesse de Houdotte, l’immense procession dont Paris a eu aujourd’hui le spectacle, a pu être organisée en trente six heures.

Aucun désordre!

Pas un à-coup !

Toutes les précautions avaient été bien prises.

M. Lépine, qui s’était d’ailleurs entendu avec le comité des dames organisatrices, a dirigé lui-même, le service d’ordre, et, comme toujours dans ces occasions, le préfet de police a été vu partout à la fois, multipliant ses instructions, rapide et net, remarquable de calme, d’esprit de décision.

À combien peut-on évaluer le nombre des manifestantes ? Il est assez difficile de le dire exactement. Le chiffre de 250,000 approche certainement de la vérité.

Presque toutes les femmes avaient obéi aux instructions du comité.

Les neuf dixièmes d’entre celles qui se rendirent place de la République pour le défilé portaient des robes de deuil. Beaucoup même avaient jeté sur leur chapeau des voiles de crêpe.

À neuf heures du matin, la place de la République, qui avait été déblayée auparavant par des gardes de Paris, offre un coup d’œil inoubliable.

De toutes les rues avoisinantes, de tous les boulevards, convergeant vers la statue comme vers un phare, les manifestantes arrivent en longues théories sombres.

Les musiques, dont la participation bénévole a été si prompte, ont été réunies dès huit heures au pied du monument.

Les agents, porteurs de pancartes sur lesquelles on lit les indications nécessaires à la formation du cortège, n’ont aucun mal en présence d’une foule obéissante et recueillie.

À l’heure dite, la procession se met en marche, se dirigeant vers l’Opéra, par la ligne des grands boulevards.

En tête, précédant une musique qui joue des airs de marche lente, deux lignes de gardes à cheval ; puis vient un petit groupe qui attire tous les yeux : les mères des enfants enlevés par les ravisseurs.

Elles avancent lentement, précédées d’un cordon d’agents que dirigent trois officiers de paix.

Les trottoirs sont noirs de monde.

À toutes les fenêtres, les spectateurs s’écrasent.

Partout une sorte d’atmosphère de tristesse et de compassion. Peu de cris. Mais un hommage ému magnifique s’impose, au passage des mères, à tous les hommes qui les contemplent.

À mesure que la procession avance, toutes les têtes se découvrent dans un grand salut de condoléance et de fraternité.

Derrière la musique, qui sépare les manifestantes des mères de famille, marchent la comtesse de Houdotte et les autres organisatrices de la manifestation des mères de Paris.

Au passage de cette femme à qui on doit ce défilé monstre, de discrets applaudissements retentissent.

D’un de ces gestes brefs qui, on ne sait pourquoi, dominent les foules, en levant à peine la main, la comtesse de Houdotte arrête net les acclamations naissantes.

Les femmes qui participent au cortège attendent patiemment leur tour dans les rues avoisinant la place de la République. Tout s’accomplit selon la stratégie qu’avaient préparée les organisatrices.

En passant boulevard Poissonnière, devant l’hôtel du Matin, les mères sont saluées par notre rédacteur en chef7.

Mme de Houdotte prend alors la parole et, en quelques mots vivement approuvés par les mères qui l’entourent, elle remercie le journal qui a, le premier, parlé de l’affaire des voleurs d’enfants ; qui a, le premier, dénoncé ce malheur public, et qui enfin, comme toujours, a, dans cette affaire, mené une ardente campagne pour le bien général.

Après ce court arrêt, le cortège reprend sa promenade, sans interruption maintenant, jusqu’à la place de l’Opéra.

Là il fait un crochet autour du carré de macadam dans lequel débouche la station du Métropolitain. Le conseil municipal s’est réuni sur les marches de l’Opéra. M. Chautard en descend et, allant vers le groupe des mères, il les assure de toute la bonne volonté du conseil. Il leur déclare qu’il approuve de toutes ses forces cette procession qui va, par son retentissement, amener certainement les meilleurs résultats.

Après avoir ainsi parlé, M. Chautard se place avec le conseil municipal, ainsi qu’il avait été prévu, en tête du cortège qui poursuit sa lente et impressionnante promenade. On va ainsi par la Madeleine, la rue Royale et le Faubourg-Saint-Honoré, jusque devant l’Élysée.

Le conseil municipal, suivi du groupe des mères et des dames organisatrices, pénètrent alors dans la cour du palais, et, deux minutes après, elles sont reçues par M. Fallières.

DISCOURS DE M. FALLIÈRES

Le président de la République prononce les paroles suivantes :

— Mesdames, comme le monde entier, j’ai pris ma part de vos chagrins et de vos douleurs. J’ai, dans bien des nuits sans sommeil, évoqué votre peine et cherché les moyens d’y remédier. J’ai fait appeler auprès de moi les principaux de ceux à qui incombe la tache de débarrasser Paris des voleurs d’enfants. Je les ai exhortés moi-même du mieux que j’ai pu, afin d’augmenter leur zèle. Je me suis rendu compte alors qu’ils avaient fait tout ce qui leur était humainement possible de faire. Leurs efforts se brisent contre une sorte d’implacable totalité : mais c’est le propre des âmes fortes de n’être point découragées par l’échec, de se sentir plus vaillantes à mesure que les obstacles se dressent. Aussi soyez assurées que tous ceux qui sont chargés, et de découvrir les coupables, et de retrouver vos enfants, ne se lassent point et ont parfois une défaillance que pour mieux se retremper et se ressaisir... Je pense, mesdames, que vos enfants vous seront rendus un jour. Tant qu’une preuve décisive ne me sera pas apportée qu’il leur est arrivé malheur, je persiste à croire qu’ils sont en vie, et qu’ils vous reviendront. Vous les retrouverez alors à peine changés, comme s’ils revenaient simplement d’un assez long voyage.

Au nom de toutes les femmes, la comtesse de Houdotte remercie le président de la République de son discours, que le ton de la voix a rendu si pathétique.

Cette visite accomplie, les mères sortent du palais de l’Élysée pour reprendre leur route.

Néanmoins, brisée de fatigue et d’émotion, Mme Pompaigne, qui s’est évanouie pendant le discours du président, est retenue quelques heures à l’Élysée. Mme Fallières, qui lui a prodigué mille soins, l’a reconduite elle-même, en voiture, jusqu’à la maison.

DEVANT LA CHAMBRE — TROIS-NOUVEAUX ATTENTATS — DISPARITION DE SŒUR THÉRÈSE.

Après avoir, passé par l’avenue Marigny, le cortège oblique à gauche, par les Champs-Élysées et se rend à la Chambre des députés, où il est accueilli sur le seuil par M. Brisson, à côté duquel se trouve M. Antonin Dubost, le président du Sénat. Après un nouvel échange de discours, la procession retourne place de la Concorde, où s’opère la dislocation de l’immense foule des femmes en deuil.

Le défilé des mères restera longtemps dans la mémoire des Parisiens comme une des manifestations les plus émouvantes qui aient jamais ému le cœur de la capitale.

Mais, comme s’ils avaient cherchée exaspérer la population, comme s’ils voulaient narguer tous les efforts et jeter un défi à toute la nation, les voleurs d’enfants se sont encore signalés aujourd’hui par de sinistres exploits.
Ils ont exercé leur effroyable industrie pendant le défilé.

Trois petites filles ont disparu. Alice Change, Fernande Bonnéglise et Louise Accesson ont été enlevées pendant la manifestation. Toutes trois se trouvaient avec leurs parents parmi les spectateurs. Elles étaient, au moment du vol, l’une au carrefour du boulevard de Sébastopol et du boulevard Saint-Denis, l’autre au coin de la rue Poissonnière et du boulevard Bonne-Nouvelle, la troisième à l’angle du boulevard Montmartre et de la rue Montmartre. Selon la coutume, les vêtements ont été retrouvés avec des mèches de cheveux.

On n’ose vraiment, devant tous ces attentats, faire l’addition des enfants enlevés depuis un mois. Ces rapts, accomplis le jour même où toute la ville protestait par un cortège contre les crimes des voleurs d’enfants, auront un écho plus lugubre encore que les autres.

On nous signale également une autre disparition qui n’a aucun rapport avec celle des enfants, mais qui est néanmoins particulièrement curieuse. Elle a, en effet, été dénoncée par une des principales personnalités qui s’occupent de la recherche des voleurs d’enfants.

Le docteur Flax vient d’avertir la police que sœur Thérèse, qui dirigeait le service d’infirmerie de son hôpital d’enfants de Montretout, n’a plus donné signe de vie depuis, trois jours.

On l’a vue sortir de l’hôpital mardi, à onze heures du matin, et depuis elle n’est plus rentrée. Malgré toutes les démarches, et toutes les recherches qui ont été opérées, on a perdu sa trace.

CLOVIS BINARD.

L’abondance des matières m’oblige à remettre au prochain numéro la publication d’une longue étude que je viens de terminer.

J’ai entrepris, à propos des voleurs d’enfants, un patient travail qui m’a conduit à une conclusion inattendue, stupéfiante, invraisemblable. Je suis effrayé moi-même du résultat que j’ai obtenu.

Qu’on me permette de n’en pas dire plus long pour aujourd’hui.

C.B.

23 juillet 1906

ÉTONNANT TRAVAIL DE CLOVIS BINARD SUR LE PLAN DE PARIS

J’annonçai hier un travail curieux et une conclusion stupéfiante. Il n’est malheureusement que curieux. Elle n’est malheureusement que stupéfiante. Le tout prouvera combien, lorsqu’on cherche à faire une enquête avec des petites preuves accumulées, on arrive parfois à se tromper de la meilleure foi du monde; comment un faisceau de petites preuves n’est pas une preuve, et comment il faut être bien prudent lorsqu’on accuse les gens et qu’on affirme catégoriquement en citant le nom : un tel est coupable.

Depuis le début de l’affaire des voleurs d’enfants, j’ai pris l’habitude de noter, au jour le jour, par une petite croix, sur un plan de Paris, tous les endroits où, d’après les parents, les enfants ont été enlevés.

Pourquoi me suis-je livré à ce petit travail ?

Je ne saurais répondre.

Je n’avais aucune arrière-pensée.

Je ne me doutais pas que j’arriverais par ce moyen à des remarques fort intéressantes.

Mon père était un maniaque qui m’a laissé beaucoup de ses habitudes en héritage. Il ne m’a même pas laissé que cela. Il était de ceux qui suivent les guerres en plantant de petits drapeaux sur des cartes géographiques. Comme lui, je prends plaisir à ces petits divertissements innocents.

Voilà pourquoi j’ai semé de petites croix mon plan de Paris.

Mes petites croix m’ont conduit tout d’abord à une observation nouvelle.

Presque tous les enfants ont été volés à des coins de rues. Ce détail n’avait pas encore été remarqué. Il n’a, par lui-même, aucune importance. C’est seulement une constatation inédite. Les voleurs d’enfants ont calculé qu’il leur était plus commode de ravir les petits à un carrefour qu’au milieu de la rue. Le contraire eût été étonnant.

Observation beaucoup plus importante : Les enfants n’ont été enlevés que dans certains quartiers, et ces quartiers ne sont pas distribués, sur la carte de Paris, d’une façon indifférente pour l’enquête.

Pour rendre ma pseudo-démonstration plus claire, il faut que je me livre ici à quelques considérations sur la topographie de Paris.

ŒUF, BALLON, SOLE OU TÊTARD ?

Paris a la forme d’un œuf, dont le gros bout très aplati, serait à l’est, et le petit bout, un peu déformé, au sud-ouest, avec une sorte de calotte formée par le Bois de Boulogne.

Les plans vendus dans le commerce comprennent tous certaines parties des communes environnantes, de façon à encadrer l’œuf central d’un rectangle.

L’extrême nord et l’extrême sud de l’ovoïde touchent presque aux deux bases de cette figure géométrique, à la porte de Gentilly, à la porte d’Italie, à la porte Pouchet, et à la porte de la Villette.

À l’ouest, la frontière est marquée, comme nous l’avons dit, par la ligne qui comprend le bois de Boulogne ; à l’est, la porte de Vincennes marquerait la frontière extrême, si le bois de Vincennes ne formait pas une avancée très accentuée.

Cet appendice de verdure oblige les éditeurs à publier, en marge du plan de Paris, partie des plans de Saint-Mandé, de Bagnolet, des Lilas, du Pré-Saint-Gervais et de Pantin, dont ils se dispenseraient sans cette excroissance.

J’ai remarqué cependant que quelques imprimeurs, à l’inintelligence et à l’économie desquels il faut rendre hommage, laissent de grands blancs à la place des villes voisines. Paris a ainsi l’air d’un immense ballon dirigeable, dont le bois de Vincennes est le gouvernail.

J’ai déjà, en quelques lignes, comparé Paris à un œuf et à un ballon dirigeable, et je m’aperçois qu’on pourrait le comparer encore à un têtard ou à une sole. Le bois de Vincennes constituerait la queue. Mais je m’arrête, par crainte de laisser, dans l’esprit de mes lecteurs, quelques doutes sur la précision des comparaisons géographiques.

Œuf, ballon dirigeable, sole ou têtard, Paris peut être divisé en quatre zones relativement égales, en joignant par deux lignes qui se coupent à angle droit les milieux des quatre côtés du grand rectangle dont on entoure ordinairement la ville.

La ligne nord-sud ainsi tracée entre dans Paris par la porte de Montmartre, coupe le boulevard Ney, la rue Championnet, la place Pigalle à l’angle de la rue Duperré, la rue Lafayette, non loin de la rue Saint-Georges, et, parallèlement à cette voie, le boulevard des Italiens à l’angle de la rue Taitbout, la rue des Petits-Champs, passe par-dessus le monument de La Fayette et l’Institut, longe à peu près la rue de Seine et la rue de Tournon, arrivé à l’Observatoire par le jardin du Luxembourg et l’avenue de l’Observatoire, croise le boulevard Arago, la place Saint-Jacques, la rue d’Alésia, l’avenue Reille, et sort de la ville, en traversant le boulevard Jourdan, après avoir pénétré dans le parc Montsouris.

La ligne ouest-est coupe le lac inférieur du bois de Boulogne au-dessus du carrefour des Cascades, coupe le boulevard Suchet, la rue de la Pompe, le boulevard Delessert, traverse la Seine, marche sur le pied nord de la tour Eiffel, coupe l’avenue Rapp, l’avenue Bosquet, l’esplanade des Invalides devant l’hôtel des Invalides, coupe le boulevard Saint-Germain, au coin de la rue de Bellechasse, retraversa la Seine, du pont du Carrousel au pont des Arts, coupe la rue de Rivoli à angle aigu, la rue Vieille-du-Temple, le boulevard Beaumarchais, le boulevard Richard-Lenoir, le boulevard Voltaire, la rue de la Roquette, entre dans le cimetière du Père-Lachaise par l’extrémité inférieure du cimetière des Israélites, coupe la rue des Pyrénées et enfin le boulevard Davoust, qui forme la voie-frontière à l’orient de la capitale.

Les deux lignes nord-sud et ouest-est se croisent ainsi en un point situé sur la Seine, non loin du pont des Arts.

Le grand rectangle qui entoure Paris est, par ce procédé, divisé en quatre rectangles plus petits, comprenant les régions nord-ouest, nord-est, sud-ouest et sud-est de la capitale.

TOPOGRAPHIE DES ENLÈVEMENTS

Eh bien ! tandis que dix-huit enfants ont été enlevés dans le rectangle nord-ouest, tandis que huit enfants ont été ravis dans l’angle nord-est, trois enfants ont été enlevés dans le rectangle sud-est, et deux enfants seulement dans le rectangle sud-ouest.

Des deux enfants ravis dans le rectangle sud-ouest, Isidore Bimorel a été pris presque sur la ligne frontière qui divise Paris en deux. On peut donc le compter parmi les enfants enlevés dans le rectangle nord-ouest.

De même pour Bouquet de Gobely-Franthéon. C’est par pur hasard et exceptionnellement, ses parents habitant rue Pergolèse, qu’il se trouvait près de l’Institut Pasteur.

En somme, aucun enfant enlevé n’appartenait au rectangle sud-ouest, tandis que vingt enfants appartenaient au rectangle nord-ouest.

Examinons le rectangle nord-est.

La bissextrice de l’angle des grandes lignes Est-Ouest, Nord-Sud qui se trouve au milieu de Paris, divise ce rectangle en deux parties égales. Or, tous les enfants enlevés dans ce rectangle l’ont été dans le secteur le plus rapproché du rectangle nord-ouest, qui a déjà été le plus frappé par les voleurs d’enfants.

Ainsi, Paris a été très diversement atteint par les rapts.

Cette observation a fait germer en moi une idée nouvelle, celle que les voleurs d’enfants doivent habiter dans un des rectangles à peu près épargnés par les ravisseurs. Cette idée était corroborée par l’enquête de M. Leydet sur la direction que prit le coupé dans lequel Gontran de Vautremesse fut emporté, après le rapt du Nouveau-Cirque. Cette voiture se dirigea vers le rectangle sud-ouest, où les voleurs ont peu opéré.

BIZARRE CONVERGENCE DE CERTAINES LIGNES TRACÉES SUR LE PLAN DE PARIS. — LA MAISON DU DOCTEUR FLAX.

Ayant fait ces observations, je traçai sur mon plan des lignes joignant les endroits où les enfants ont été volés aux endroits où leurs vêtements ont été retrouvés.

On a remarqué, en effet, à propos de plusieurs enlèvements, que les vêtements ont été découverts très peu de temps après les rapts, dans certains cas, quelques minutes seulement après l’attentat.

On peut supposer que le forfait commis, les voleurs d’enfants s’empressent d’entraîner les enfants au plus tôt vers leur repaire. Ils se débarrassent donc des vêtements sur leur route. La direction générale de l’habitation vers laquelle ils mènent les victimes doit donc être indiquée par des lignes reliant, je le répète, les endroits où les enfants ont été enlevés et les endroits où les vêtements ont été retrouvés.

Ayant joint ces deux points, j’ai prolongé ces lignes et constaté qu’elles convergent presque toutes vers un même pôle, situé un peu à l’ouest du jardin du Luxembourg, tout contre la rue Vaugirard, dans les environs de la rue d’Assas. Lorsqu’on examine un plan de Paris sur lequel toutes ces lignes ont été dessinées, on remarque qu’elles forment autour de l’Université catholique, qui est située à cet endroit, comme les rayons d’une roue, réunis à un même moyeu.

La plupart de ces lignes ne se croisent pas cependant tout à fait au même point. Elles sont, les unes un peu à gauche, les autres un peu plus à droite. Un certain nombre, néanmoins, se coupent à une même place, et cette place n’est autre que celle qu’occupe l’hôtel du docteur Flax, le président du Comité scientifique des recherches.

Les lignes Bouquet de Gobely Franthéon, Isidore Bimorel, Wenceslas Lévy, Philippe Soleillaut, Alice Poilarre, Philippe Ordin Rosier, Pierre Candelaur, Germaine Plaizance, Fernand Pig, Frantz Vetyolle, Ange Pompaigne, Victorine Artesy et Justin Chipé se rejoignent toutes sur la maison même du célèbre chirurgien.

Et voilà !

Et voilà comme on peut se tromper lorsqu’on essaye de plier, bon gré, mal gré, des faits secs et brutaux à de purs raisonnements de logique, à des principes préconçus.

Mes lignes auraient convergé sur n’importe quelle autre maison que celle du docteur Flax que j’aurais très certainement accusé les voleurs d’enfants d’avoir fait leur repaire de cette demeure-là.

Je les aurais accusés de se diriger vers cette habitation en suivant le plus court chemin pour aller de l’endroit où les enfants sont enlevés à l’endroit où ils sont cachés.

Je les aurais accusés sans remords et en toute conscience, d’abandonner les vêtements, sans perdre de temps, le long de cette ligne à peu près droite.

Heureusement que le hasard, qui fait parfois bien les choses, dirige ces lignes sur la maison qu’occupe le président du Comité scientifique de recherches, sur la maison de l’homme qui s’est donné le plus de mal pour découvrir les voleurs d’enfants, sur celui que la confiance générale de ses collègues a chargé de diriger les discussions qui doivent aboutir à la punition des crimes dont Paris gémit.

Et tous mes beaux calculs sont à l’eau.

Voilà qui me rend très modeste, voilà qui augmente en moi une vieille méfiance pour tous les travaux d’expert, pour toutes les minutieuses recherches de spécialistes, coupeurs de cheveux en quatre, au nom desquels tant d’innocents ont été condamnés.

CLOVIS BINARD.

Les divergences d’opinion entre le docteur Flax et certains membres du comité scientifique de recherches augmentent et s’aggravent. On raconte qu’une violente discussion a eu lieu entre le président et le docteur d’Arsonval et qu’elle aura, sans doute, des suites sérieuses.

Notre confrère Le Rappel prétend même qu’un des assistants avait interpellé le docteur Flax en ces termes :

— On jurerait qu’après avoir accepté la présidence de notre assemblée, chargée de découvrir scientifiquement les voleurs d’enfants, vous vous ingéniez aujourd’hui à ralentir nos travaux. Cette situation ne peut durer. Mais soyez tranquille. Nous trouverons le ravisseur, malgré vous... Et peut-être avant vingt-quatre heures !

Menace énigmatique, diversement commentée, et dont le public attend l’explication avec une vive impatience.

24 juillet 1906

UNE ACCUSATION EXTRAORDINAIRE

Je n’ai publié mon article d’hier que pour prouver combien des coïncidences accumulées peuvent tromper.

Je n’ai jamais eu la moindre intention d’accuser le docteur Flax d’avoir enlevé les enfants.

C’est même l’absurdité évidence de cette idée qui m’a poussé à montrer comment parfois l’erreur peut naître, de bonne foi, dans l’esprit de ceux qui sont chargés de rendre la justice.

Mais voici que l’affaire se corse, et je ne sais plus que penser.

Le document suivant est signé par M. de Varigny, au nom de huit des plus éminents membres du Comité scientifique des recherches. Nous ne le publierons néanmoins pas sans une certaine hésitation.

Il n’est pas possible que ces savants aient raison.

Ce serait tellement inouï !

Livrons donc ce texte au public, sans autre commentaire.

CLOVIS BINARD.

ACTE D’ACCUSATION

Au peuple de France, aux juges.

Nous, soussignés, déclarons avoir découvert les voleurs d’enfants, et nous les désignons à la vindicte publique.

Nous avons accepté de faire partie du Comité Scientifique de Recherches, en toute bonne foi, en toute sincérité.

Nous nous sommes livrés à une enquête sévère avec toutes tes forces de notre intelligence et de notre patience.

Ce n’est donc pas à la légère que nous venons accuser un homme d’avoir commis un des crimes les plus monstrueux de l’humanité.

Mais, malgré toute la prudence que nous nous sommes imposée, les faits parvenus à notre connaissance sont suffisants pour motiver une action immédiate, énergique.

La présente dénonciation va frapper la terre entière d’étonnement et d’indignation.

Celui que nous allons vouer à la colère générale est peut-être le dernier auquel l’opinion aurait songé. Il était, suivant toutes les apparences, au-dessus de tout soupçon.

Mais, si la vérité n’est pas vraisemblable, elle n’en est pas moins la vérité.

Notre accusation formelle, catégorique, a été scrupuleusement étudiée. Elle n’est pas une œuvre de haine, de paradoxe, d’extravagance.

Nous accusons le docteur Flax, membre de l’Institut, professeur de pathologie à la Faculté de médecine, commandeur de la Légion d’honneur, d’être l’auteur des nombreux vols d’enfants qui ont attristé Paris.

Nous accusons le propre président du Comité Scientifique de Recherches d’être le criminel que ce comité avait reçu mandat de découvrir.

Nous accusons, d’autre part, la comtesse de Houdotte d’être complice de docteur Flax, voleur d’enfants.

Nous accusons la propre présidente du Comité féminin de Recherches d’être complice du criminel que ce comité s’était donné mission de découvrir.

Nous accusons aussi les trois Frères Widernunhut, au service du docteur Flax, de l’avoir aidé dans la perpétration des rapts.

Tel est, en quelques propositions claires et nettes, le résultat inattendu de notre travail.

Nous devons à la vérité de reconnaitre que plusieurs de nos collègues du Comité Scientifique de Recherches ont refusé d’étayer de leur signature cet acte d’accusation Ils obéissent à des scrupules fort honorables, devant lesquels nous nous inclinons.

Les uns sont arrêtés par leur grande admiration pour le savant qu’est le docteur Flax ; les autres arguent d’une vieille amitié qui rend la dénonciation odieuse ; les autres encore s’abstiennent parce que leurs convictions ne sont pas encore suffisamment assises.

Quant à nous, nous estimons que, quel que soit l’indiscutable génie scientifique du docteur Flax, nous ne pouvons nous soustraire au devoir que nous nous sommes imposé à nous-mêmes, au nom de la conscience publique.

Les preuves de la complicité du docteur Flax, de la comtesse de Houdotte et des frères Widernunhut sont nombreuses et concordantes.

Nous indiquerons, en premier lieu, le merveilleux travail que M. Clovis Binard a livré hier à la publicité.

C’est un chef-d’œuvre de sagacité qui a corroboré dans notre esprit un soupçon latent que nous osions à peine nous communiquer.

Il a donné soudain un corps, à une accusation que quelques-uns d’entre nous avaient vaguement esquissée, sans oser se prononcer catégoriquement.

PREMIÈRES PREUVES. — UN DES COUPABLES DOIT ÊTRE UN MÉDECIN

Dès les premières investigations de Comité Scientifique de Recherches, dès la première minute où les pièces ont été remises, quelques-uns d’entre nous ont pensé que le voleur d’enfants devait être un médecin, et probablement un chirurgien.

En effet, primo, tous les vêtements des enfants volés ont une très légère odeur d’iodoforme. Les petits ont été enlevés par des mains imprégnées de ce parfum professionnel, si tenace, si pénétrant.

Un des membres du Comité Scientifique de Recherches est doué d’un odorat exceptionnel. Nous ne le désignerons pas autrement, parce que notre œuvre est une œuvre collective. Néanmoins nous devons dire que la finesse de son nez est prodigieuse. Il appartient à cette catégorie rare des médecins qui sentent la mort. Il leur suffit d’entrer dans une chambre où il y a un mort pour constater le décès, rien qu’à l’odeur de l’atmosphère. Bien plus, ils sont capables, de pronostiquer souvent la mort prochaine. Notre secrétaire, M. de Varigny, a publié un curieux travail sur ce flair tout particulier.

C’est grâce à la subtilité de l’odorat de notre confrère que les exhalaisons iodoformiques nous ont été dévoilées.

Une fois que notre attention a été attirée sur cette odeur, nous avons tous pu constater, avec plus ou moins de difficulté, la réalité de l’observation.

L’idée que le ravisseur pouvait être un médecin entra ainsi dans nos esprits.

Secundo : Dans le paquet des vêtements de la petite Victorine Artesy, qui a été retrouvé quai Saint-Bernard, on a découvert les débris d’un thermomètre de médecin. Cet instrument sera tombé par hasard de la poche du docteur et se sera brisé au moment où le ravisseur serrait le paquet.

Tertio : L’examen des papiers dans lesquels ont été emballés les vêtements d’enfants renforce cette idée.

Lors des premiers vols, on discuta longuement dans la presse au sujet des journaux dont le voleur se servait pour faire ses paquets.

C’étaient pour la plupart des journaux politiques quotidiens, mais on découvrit aussi, à ce moment-là, un exemplaire de la Presse Médicale. Depuis cette époque, quelques autres journaux ont servi aux voleurs, et on a découvert un second exemplaire de la Presse Médicale.

Or, c’est le seul journal spécial qui ait ainsi été retrouvé. Il n’y a, parmi les documents de l’enquête, ni Moniteur de la Métallurgie, ni Journal de l’Épicerie, et pourtant si, comme on le pensait, le voleur achetait les premières feuilles venues, il est vraisemblable qu’on eut découvert d’autres gazettes professionnelles. Nous sommes donc conduits à penser, par une troisième remarque, que le voleur est un médecin.

Nous savons, en outre, que le docteur Flax est un grand liseur de journaux, qu’il achète toutes les feuilles politiques, qu’il les lit dans sa voiture et que, chaque matin, lorsqu’il arrive à l’hôpital, le concierge, qui en a l’ordre, vient nettoyer le coupé et distribuer les exemplaires au personnel.

Il est évident que si nous n’avions que des preuves de ce genre contre le chirurgien, nous n’oserions pas soutenir notre accusation.

Nous ne les notons que pour montrer le sentier que nous avons suivi.

À PROPOS DE LA FORTUNE DU VOLEUR

Fidèles à notre méthode de commencer par les preuves les moins fortes pour aboutir aux preuves les plus certaines, nous rappelons en second lieu que, d’après les observations de la police et de la justice, le voleur doit être un homme riche.

On se souvient qu’il rend les bijoux de ses victimes, qu’il a envoyé 3,000 francs aux parents du petit Loubé.

Nul n’ignore que le docteur Flax est très fortuné, que sa clientèle est des plus étendues, qu’il fait payer pour ses consultations des prix exorbitants.

Nous ajoutons que les trois billets de 1,000 francs adressés à Mme et à M. Loubé semblent avoir cette odeur caractéristique d’iodoforme que nous avons relevée sur les paquets.

L’HOMME DISTINGUÉ

Nous accusons le docteur Flax d’être « l’homme distingué » dont il a été question à plusieurs reprises dans les dépositions des témoins qui ont été entendus.

Il sera facile de vérifier cette assertion par des confrontations.

LES VOITURES

Depuis le début de la « Grande affaire », il a été question de trois voitures.

On a vu successivement, auprès des endroits où les enfants ont été volés, un coupé de maître très soigné, une automobile à châssis long et une automobile à châssis plus court.

Le docteur Flax possède trois voitures répondant à ces descriptions.

Son coupé est un véhicule élégant, extrêmement soigné et très luisant. On se souvient qu’un cocher de l’Urbaine fut, lors de l’enlèvement de Gontran de Vautremesse devant le Nouveau-Cirque, frappé de l’éclat du verni de la voiture dans laquelle on suppose que s’échappa le voleur d’enfants.

La voiture, automobile à châssis long que possède le docteur Flax est peinte en deux couleurs. Sur un vert bleu foncé sont dessinées de discrètes lignes rouges, également reproduites autour des jantes et le long des rayons des roues. Le soldat qui observa cette automobile lorsqu’elle s’arrêta devant l’église Saint-Augustin pour le vol d’Émile Loubé a déclaré qu’elle était vert sombre. S’il n’a point parlé des filets rouges, c’est qu’ils ne sont point très apparents, et qu’en vitesse ou à distance, ils doivent passer inaperçus. Qu’on mette donc ce jeune soldat en présence de la grande automobile du docteur Flax pour la lui faire reconnaître.

La troisième automobile, plus petite, qui fut remarquée sur le pont de l’Europe, lors de l’enlèvement de Germaine Plaizance, est, sans nul doute, le troisième véhicule dont le docteur Flax se sert de temps en temps.

Ainsi nos accusations se précisent, et nous sortons du domaine des déductions pour entrer dans la voie des faits précis.

L’HEURE DES VOLS — COÏNCIDENCE PROBANTE

Il a été peu remarqué que les rapts ont été tous commis dans l’après-midi, à l’exception de ceux qui eurent lieu le jour du défilé des mères.

Or, selon nos soupçons, nous croyons que le docteur Flax opéra lui-même tous les enlèvements.

N’est-il pas curieux, dès lors, qu’aucun des trente et un vols n’ait été commis à une heure où le chirurgien était, de notoriété publique, occupé à d’autres besognes ?

Le professeur s’en va tous les matins à l’hôpital de Montretout qu’il a fondé, et il n’en revient qu’à midi. Le concierge de cet établissement tient le registre de toutes, les entrées et de toutes les sorties. Nous avons examiné ce livre. La présence du docteur Flax est notée tous les jours, à l’exception de celui du défilé des mères. Coïncidence frappante, trois enfants furent, par exception, enlevés ce matin-là.

Nous disposons encore de beaucoup d’autres preuves ; mais, jugeant que, dans des circonstances aussi graves, nous aurons à lutter contre toutes sortes de polémiques, nous ne voulons pas épuiser d’un seul coup toutes nos munitions, et nous attendons l’ennemi de pied ferme.

Pour nous, l’arrestation du docteur Flax, de la comtesse de Houdotte et des frères Widernunhut s’impose, et aujourd’hui même.

Au nom de huit membres du Comité Scientifique de Recherches :

M. DE VARIGNY.

25 juillet 1906

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyenne des notes hebdomadaires envoyées par nos lecteurs pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

Image1

En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 35 pour Bernard, de 45¼ pour Barbarus, et de 71½ pour Clovis Binard, nous constatons que Bernard reste dernier avec 37½, Barbarus second avec 58½. Binard a grandement augmenté son avance avec 116¼. Il semble désormais imbattable.

L’ÉMOTION À PARIS — FLAXISTES ET ANTIFLAXISTES — L’OPINION DES JOURNAUX

Le document livré à la publicité par les dissidents du Comité Scientifique de Recherches a provoqué dans tout Paris une émotion intense.

Ce matin, la capitale s’est réveillée, divisée en deux camps égaux : les flaxistes et les antiflaxistes8. Les flaxistes estiment que les accusations portées contre le célèbre chirurgien ne tiennent pas debout. Les antiflaxistes sont d’un avis diamétralement opposé et suivent les accusateurs avec une ardeur communicative.

La Lanterne réclame l’arrestation immédiate des personnes désignées dans l’acte d’accusation des savants. On a, dit-elle, arrêté bien des inculpés sur lesquels pesaient des charges moindres.

L’Humanité observe qu’il faut être très prudent. On risque, dit le journal de M. Jaurès, de faire renaître une sorte d’affaire Dreyfus médicale.

L’Écho de Paris est nettement flaxiste. Nous ne pouvons croire, lit-on dans ce journal, que les accusations portées contre le plus célèbre chirurgien de la terre soient exactes. En somme, on ne nous apporte aucune preuve décisive. Ce sont des indices, et certains de ces indices ne sont même pas sérieux.

Le Figaro est du même avis et prend position en faveur du docteur Flax, tandis que Le Gaulois, au contraire, est opposé au professeur.

Le Temps réserve son opinion. On ne peut encore, dit-il, se faire une idée précise des faits. La question est beaucoup trop grave pour qu’on se permette d’obéir aux suggestions des accusateurs du docteur Flax, ou de suivre sans réflexion ses défenseurs. Nous attendons les autres preuves qui nous ont été promises.

Nous ferons seulement remarquer, dès aujourd’hui, qu’on ne nous parle pas des mobiles. Si le chirurgien a enlevé des enfants, si ses complices l’ont aidé dans ses rapts, c’est sans doute dans un certain but. Nous avouons que nous ne l’apercevons pas. Nous serions très heureux qu’on voulût bien nous l’expliquer.

Nous observerons l’attitude sage de notre confrère et nous nous contenterons d’exposer les opinions pour et contre, laissant jusqu’à nouvel ordre à nos lecteurs le choix d’une conclusion.

BARBARUS.

CHEZ LE DOCTEUR FLAX — UNE DÉFENSE ÉNERGIQUE

J’ai essayé d’obtenir une entrevue de la comtesse de Houdotte, mais en vain. Une consigne implacable cadenasse la porte.

J’ai été plus heureux chez le docteur Flax.

Son énorme portier — un de ces frères Widernunhut, que les savants dissidents accusent de complicité — m’accueille avec son plus gracieux sourire, et me conduit tout de suite près de son maître.

Je ne puis m’empêcher, en passant, de rappeler qu’on a parlé de géants dans cette affaire, et que, pour un géant, l’introducteur du docteur Flax est, en vérité, un géant.

Encore troublé par cette remarque, je suis introduit dans le cabinet du docteur, qui me reçoit avec le plus grand calme.

— Sans être sorcier, dit-il, je devine ce qui vous amène. C’est l’accusation saugrenue dont je suis l’objet, ainsi que d’autres personnes... Ah! monsieur, ce serait à rire, s’il n’était pas si triste de voir de véritables savants, des esprits qu’on pourrait rêver sérieux, réfléchis, se lancer à corps perdu dans une accusation de ce genre... Voilà qui doit nous rendre bien timides quand nous parlons des progrès du cerveau humain... Tenez, je vais vous faire toucher du doigt l’incohérence de ce qu’on me reproche... Dites-moi un peu pourquoi on mêle la comtesse de Houdotte à cette affaire ?

— Vous connaissez cette dame ?

— Oui. Je fais partie des invités qu’elle veut bien recevoir le samedi soir, de ceux qu’on appelle les profonds ; mais, de là à obtenir d’une femme du monde la complicité étrange dont on veut bien l’accuser, il y a, n’est-ce pas, un joli pas à franchir !... Nos intimes, qui savent quelles sont nos relations, ont dû s’esclaffer à la lecture de semblables hérésies... Comme le fait très bien remarquer Le Temps, les savants qui se sont aventurés à ces inculpations de pipelets se sont gardés de dire pour quelle raison j’aurais enlevé des enfants...

— En effet.

— Enlever des enfants ! Mais je vous le répète, pourquoi, pourquoi ?... J’ai fondé à Montretout un hospice pour les petits... Il y en a là-bas trois et quatre cents que je soigne du mieux possible et, — je puis le déclarer aujourd’hui publiquement, puisqu’on m’y oblige — à mes frais… Alors ?... Voyez-vous, toutes ces divagations sont nées de la jalousie de quelques confrères... Tous les rédacteurs de l’accusation ne sont pas des hypocrites. Il y en a parmi eux au moins deux qui se sont laissés entraîner... Mais les autres !... Ils m’en veulent tout simplement d’avoir réussi mieux qu’eux, et ils cherchent à me perdre par ce moyen futile et grotesque... Avez-vous remarqué une phrase ? On me reproche ma clientèle étendue et les prix soi-disant exorbitants auxquels je tarife mes soins !... Des prix extravagants ?... Est-ce donc un prix extravagant que de soigner des centaines d’enfants gratuitement, en versant de mes propres deniers tous les débours qui sont considérables ?... Certes. J’ai fait payer cher à quelques richards... Mais cet argent m’a servi au bien des autres... Pour moi, je n’ai pas beaucoup de besoins... J’habite ce vieil hôtel vermoulu et tranquille, dont le loyer n’est pas exagéré… Je couche sur un lit de fer... Je vis d’une côtelette et d’un œuf à la coque... Ça n’est donc point pour satisfaire des appétits de luxe que j’exploite mes clients riches. C’est uniquement pour subvenir aux dépenses de mon hôpital, à celles de mes recherches scientifiques...

— Maître, quelques-unes des preuves avancées contre vous ont certaines apparences de vérité.

— En effet, je possède trois voitures : un coupé, une automobile à châssis court et une autre auto à châssis long. Qu’est-ce que cela démontre ?... Cela ne prouve rien de plus que l’amusant travail auquel vous vous êtes livré sur le plan de Paris... Vous avez été plus prudent, vous. Vous n’avez pas conclu, du fait que toutes les lignes tracées par vous convergent vers la rue Cassette, que je doive être le ravisseur... Certaines de ces lignes se croisent aussi au-dessus de l’Institut catholique, mon voisin. Vous auriez pu tout aussi bien accuser les professeurs de cet établissement... Au fond, il se passe en ce moment à mon propos ce qui se passe généralement lors de toutes les erreurs judiciaires. On s’imagine que quinze coïncidences valent une preuve, que cent indices valent une preuve, que cent beaux raisonnements valent un fait. Or cela n’est pas... Voltaire a dit, à propos de Calas, que cent bouts de preuves ne constituent pas une preuve. Et cette vérité est une vérité éternelle qu’on devrait écrire au fronton de tous les palais de justice.

— Que comptez-vous faire contre vos accusateurs ?

— Rien. J’attendrai les événements. Je me tiens à la disposition des juges. Cette affaire a été exposée trop publiquement pour que le parquet puisse la traiter par l’indifférence... Je suis prêt à fournir les explications qu’on me demandera... Tout se terminera à la confusion de mes détracteurs... Comprenez bien que, si j’étais coupable en quoi que ce soit, j’aurais fait mes paquets tout de suite après votre article sur le plan de Paris, j’aurais mis entre la justice et moi la barrière d’une longue distance... Notez encore qu’il est invraisemblable que les deux personnes qui sont à la tête du mouvement destiné à entretenir l’agitation publique pour obtenir la découverte des voleurs d’enfants soient précisément celles qu’on accuse aujourd’hui... Vous imaginez bien que la comtesse de Houdotte, si elle avait participé en quoi que ce soit à tous ces enlèvements, n’aurait point attiré l’attention sur elle, n’aurait point organisé la réunion du Trocadéro, le défilé des mères et entraîné avec tant de courageuse énergie un mouvement d’opinion qui n’a d’autre but que de surexciter les recherches de la justice... Quant à moi on m’a trouvé un des premiers lorsqu’on a proposé de créer un comité scientifique de recherches. J’ai cru que mon devoir m’obligeait à en faire partie. Je n’ai pas hésité. Est-ce l’attitude d’un voleur d’enfants ?... Enfin bref, monsieur, nous pataugeons dans l’incohérence, nous nous noyons dans l’illogisme et l’absurdité... Il me semble que je plaisante lorsque je me défends devant de tels accusateurs qui paraissent, eux, avoir fait la gageure d’accumuler contre leur thèse toutes les contradictions du raisonnement humain.

Sur ces mots, prononcés avec une sorte de ricanement qui est un sourire, je prends congé du docteur Flax, que cette affaire paraît avoir plutôt mis en gaieté, si tant est qu’un semblable homme puisse montrer des signes d’hilarité.

Le lecteur de journal est en général fort exigeant. Il n’admet pas qu’un rédacteur n’ait pas d’opinion sur un problème qu’il a étudié.

Tout en écrivant, je réfléchis que demain des centaines de milliers de Français vont se demander si je crois à la culpabilité du chirurgien, ou si je n’y crois pas. Je suis tenté de leur répondre que je crois à la culpabilité ou à l’innocence du docteur selon le dernier qui a parlé. Quand j’examine les arguments du Comité Scientifique de Recherches, ils me paraissent convaincants. Quand je médite sur les raisons que m’a données le docteur Flax, je pense bientôt qu’elles sont excellentes. Dans ces conditions, comment prendre parti ?

Néanmoins, comme l’équilibre d’une balance n’est jamais parfait et qu’un des plateaux penche toujours d’un côté, ne serait-ce que d’un cent millionième de millimètre, j’ai une certaine tendance à croire plutôt à l’innocence du docteur Flax.

Son dernier argument m’a surtout paru frappant.

La comtesse de Houdotte ne se serait pas hasardée à déchaîner l’opinion publique contre les voleurs d’enfants si elle-même faisait partie de cette bande sinistre. Même remarque pour le docteur Flax. On objectera peut-être qu’en agissant ainsi les complices ont voulu, par un, coup de maître, détourner les soupçons. Cette thèse parait peu vraisemblable.

CLOVIS BINARD.

CHEZ M. LEYDET

Depuis l’intervention des savants, M. Leydet, selon le cliché, se renferme dans un mutisme absolu. Il n’y a pas eu moyen de lui faire dire une seule parole au sujet des voleurs d’enfants et des accusations portées contre le docteur et la comtesse. Tout au plus, ai-je surpris un regard ironique lorsque j’ai parlé du document signé par les savants dissidents.

Le procureur de la République et M. Leydet ont été appelés d’urgence par téléphone au ministère de la justice. Ils ont eu une longue entrevue avec M, Sarrien, Je n’ai pu savoir à quel propos.

Au Palais, on pense que l’affaire va se compliquer, parce que le docteur Flax est, dit-on, décidé à poursuivre énergiquement ses calomniateurs.

ALAIN BERNARD.

27 juillet 1906

DISLOCATION DU COMITÉ SCIENTIFIQUE

L’acte d’accusation contre le docteur Flax, la comtesse et les domestiques du chirurgien, paru avant-hier dans nos colonnes, a mis fin à l’existence du Comité Scientifique de Recherches.

C’est le docteur Flax lui-même qui a présidé la dernière séance.

Elle a eu lieu hier au soir, à l’École des sciences politiques.

Les savants qui se sont séparés du groupe principal pour signer les preuves qu’ils croient avoir découvertes contre le grand chirurgien se sont naturellement abstenus. Les autres étaient tous présents. On était curieux de savoir si le docteur Flax viendrait présider. On s’attendait généralement à une lettre d’excuse. Son entrée a donc fait sensation.

Il a tout de suite pris la parole, très calme, très maître, de lui.

— Messieurs, a-t-il dit, je ne puis, dans les circonstances actuelles, que donner ma démissiez de président du Comité Scientifique de Recherches. Je n’avais pas brigué cet honneur. Je le considérais même comme une charge. Je l’ai accepté parce qu’il ne m’a pas été possible de reculer devant l’unanimité de vos marques de confiance... En quelques heures tout a changé. Je suis maintenant l’objet des haines de ceux-là même qui ont voté pour moi... Je me retire donc, et non seulement du fauteuil présidentiel, mais aussi du comité... On ne m’accusera donc plus d’empêcher, par ma présence, la lumière de couler à flots sur cette affaire. Mon attitude est naturelle. Je pense que vous l’approuvez tous.

Des applaudissements ont éclaté, mais beaucoup moins énergiques qu’on eût pu les attendre. Un certain froid figeait visiblement la réunion. M. Mercadier s’est levé, et, de sa place, a répondu au docteur Flax :

— Je parle au nom de mes collègues qui n’ont pu suivre ceux de nos amis que, dans la presse, on désigne sous le nom de savants dissidents. J’estime qu’il est de notre dignité à tous de mesurer aujourd’hui nos paroles. Il me suffira donc de qualifier de... regrettable, la démarche des collègues qui se sont brusquement séparés de nous lorsque nous n’avons pas voulu les accompagner à travers les écueils de déductions hasardeuses... Nous admettons parfaitement que notre président, en présence de la situation qui lui est faite, démissionne et renonce à l’œuvre qu’il s’était tracée. Mais nous lui devons tous une marque de solidarité, afin qu’il n’y ait pas de doute sur nos sentiments. Je vous propose donc, messieurs, de nous licencier et de ne plus siéger, puisque le docteur Flax ne peut plus présider. Nous laisserons toutes les responsabilités au petit groupe des savants dissidents, et la responsabilité de leurs accusations, et la responsabilité de la dislocation d’une assemblée dont les efforts eussent pu être fort utiles dans l’affaire des ravisseurs d’enfants.

La proposition de M. Mercadier a été acceptée avec empressement. Les savants, semblait-il, avaient hâte de se débarrasser de l’ennui d’avoir à prendre une attitude au milieu de toutes les disputes qui sont nées et qui vont naître. Ils sont, pour la plupart, aussi liés avec le docteur Flax qu’avec ses adversaires. La majorité est très certainement et très visiblement en faveur du chirurgien, mais cette sympathie ne se manifeste pas bruyamment et d’une façon expansive. C’est, si l’on veut, une sympathie froide.

Pour être juste, il faut ajouter que, même dans cette réunion, certains savants estimaient qu’il fallait attendre les événements avant de se prononcer et que, si l’accusation paraissait absurde, il était également absurde de penser que les hommes notoires qui l’ont rédigée se sont précipités dans cette affaire, tête baissée et sans réfléchir.

Il est évident, pour tous ceux qui ont assisté à cette dernière réunion du Comité Scientifique de Recherches, que si le docteur Flax a des admirateurs, il n’a pas d’amis.

CLOVIS BINARD.

NOUVELLE INTERVENTION DES SAVANTS DISSIDENTS

Les savants dissidents nous communiquent les notes suivantes :

Nous avons promis de ne pas nous en tenir aux preuves énoncées dans le document publié avant-hier.

Outre la nécessité tacite de ne pas émousser nos armes dès la première rencontre, nous avons été obligés également de nous livrer à de délicates enquêtes pour corroborer certains de nos doutes.

Nous nous présentons aujourd’hui devant le public avec un nouveau faisceau de preuves.

L’ATTITUDE DU DOCTEUR FLAX — UNE RUSE — QUI LANÇA L’IDÉE DU COMITÉ SCIENTIFIQUE DE RECHERCHES ?

Avant tout, nous voulons ruiner un argument que les flaxistes développent avec abondance. On nous objecte que le docteur Flax ne se serait point fait nommer président du Comité Scientifique de Recherches, s’il avait été le coupable.

Notre réponse sera simple.

Nous sommes convaincus que le docteur Flax a voulu détourner les soupçons par cette manœuvre et que la comtesse de Houdotte a fondé le comité des dames dans un but analogue.

Leur calcul a été juste. La ruse a merveilleusement réussi. Les faits le démontrent.

Nous n’aurions point aujourd’hui à lutter contre une majorité de flaxistes, à remonter un courant puissant, si le chirurgien et sa complice n’avaient pas pris la précaution d’amadouer l’opinion publique. Notre accusation semble encore pure folie à tous nos concitoyens qui, depuis quelques jours, se sont habitués à considérer le docteur Flax et la comtesse comme les ennemis par excellence des ravisseurs d’enfants.

L’esprit critique est une qualité dont les Français sont incroyablement peu doués. L’art de discerner le vrai du faux par l’étude des documents et le contrôle des vraisemblances et des invraisemblances est des plus rares chez nous.

Nous nous rendons donc bien compte que nos imputations perdent toute leur force par suite du change ainsi donné au public.

Pour nous, nous le répétons de toutes les forces de notre conviction, le docteur Flax s’est fait nommer président du Comité Scientifique de Recherches dans le seul espoir d’égarer l’opinion.

Il est certes exact que le chirurgien a protesté lorsque nous l’avons nommé à la présidence de cette assemblée, et qu’il s’est laissé prier, mais sa protestation n’est pas allée jusqu’à la renonciation.

Il s’est laissé faire douce violence.

Nous sommes certains qu’au fond du cœur, malgré son aspect bourru et son langage fâché, il était enchanté d’un vote contre lequel il s’élevait seulement pour la galerie. L’honneur qu’on lui faisait, réalisait le plus cher de ses vœux, le projet secret qui devait empêcher à jamais la vérité de se faire jour.

Autre aspect de la même question : le bruit a couru dans la presse que le Comité Scientifique de Recherches était né d’une sorte de génération spontanée. Lors du dernier congrès de chirurgie, quelques savants, dont les noms sont restés ignorés, auraient proposé la réunion de ce comité, et l’idée aurait fait son chemin sans qu’on en connaisse l’auteur. Or, l’auteur, c’est le docteur Flax. C’est lui qui, le premier, a parlé de la méthode scientifique à employer pour les recherches policières. C’est lui qui a émis l’opinion qu’un syndicat de savants pourrait arriver à un résultat là où la police et la justice avaient échoué jusqu’alors. C’est lui qui lança le projet, avec négligence, comme s’il n’y attachait aucune importance, mais avec beaucoup d’esprit de suite et d’insistance dissimulée.

Nous avons des témoins.

Le docteur Poirrier se rappelle fort bien que le chirurgien, aujourd’hui sur la sellette, lui parla, le premier, du Comité Scientifique de Recherches. L’éminent savant ne nous donnera pas un démenti, malgré toute son amitié pour son collègue.

Une rouerie aussi prodigieuse, une tactique aussi puissamment adroite, sembleront impossibles aux braves gens qui ne connaissent pas le docteur Flax. Nous ne faisons aucune difficulté pour avouer à nouveau que le professeur, accusé par nous, est un des plus étonnants cerveaux de notre humanité moderne. Toutes ses conceptions sont frappées au coin du génie. Il n’est donc point étonnant que, dans l’affaire des voleurs d’enfants, il se soit prémuni d’une arme défensive, unique, exceptionnelle.

LES MOBILES RESTENT INCONNUS

Lorsqu’il interroge un inculpé, qu’il pèse les charges, une des premières préoccupations du juge consiste à découvrir les mobiles du crime. Sa conviction n’est définitivement acquise, son esprit n’est satisfait que lorsqu’il a compris les vrais motifs de l’acte.

On nous a donc sommés, d’expliquer les raisons pour lesquelles le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et les frères Widernunhut auraient enlevé 31 enfants.

Nos partisans nous crient de toutes parts : le célèbre chirurgien n’a-t-il pas enlevé les enfants pour pratiquer sur eux des expériences scientifiques ?

Nous ne croyons pas à la vérité de cette accusation.

En quoi des expériences scientifiques de ce genre peuvent-elles intéresser la comtesse de Houdotte, complice du docteur Flax ? Cette grande dame s’exposerait-elle aux châtiments exemplaires que mériteraient des recherches médicales de cette cruauté pour la gloire de découvrir quelque nouveau remède, quelque nouvelle loi physiologique ? Nous ne le pensons pas.

Nous avouons donc notre impuissance absolue à expliquer, pour l’instant, les causes morales des rapts.

L’enquête seule, poursuivie à fond, révélera un secret que nous n’arrivons pas encore à percer.

Nous prévoyons que notre loyauté à exprimer ces hésitations va nous attirer mille attaques de la part des flaxistes.

Nous n’en continuerons pas moins l’accumulation de preuves. Notre démonstration nous semble suffisante pour persuader les hésitants. Il restera pour plus tard à découvrir le mobile qui nous demeure encore inconnu.

LE RÔLE DE LA COMTESSE HOUDOTTE — PORTRAITS RECONNUS

Dans cette affaire, nous voyons apparaître le nom de la comtesse de Houdotte pour la première fois, lors de l’enlèvement de Gontran de Vautremesse devant le Nouveau-Cirque.

Par un hasard que nous nous expliquons bien aujourd’hui, cette dame se trouvait dans le couloir du cirque, au moment où le baron de Vautremesse, accompagné de son second fils, en sortait. Le baron salua la comtesse de Houdotte, avec laquelle, selon les journaux, il échangea quelques mots. Ce fut pendant cette courte conversation que l’enfant descendit seul sur le trottoir et fut subitement escamoté.

Depuis cette époque, l’enquête nous a révélé qu’une femme a participé à la plupart des enlèvements. Cette femme a été vue par M. Keroul, auteur dramatique, et par Mme Palavacoccini, la grand’mère.

Nous avons montré le portrait de la comtesse de Houdotte à M. Keroul.

Sans affirmer d’une façon catégorique qu’il reconnaît la voleuse, cet homme de lettres déclare néanmoins qu’il est frappé par une certaine analogie.

Quant à Mme Palavacoccini, elle est beaucoup plus affirmative. Pour elle, la personne dont nous lui présentons l’image est bien celle qui rencontra les deux géants au coin de la rue Rennequin, quelques secondes après l’enlèvement du petit Paolo.

Nous gardons en réserve quelques preuves encore plus convaincantes pour les incrédules qu’on ne peut pas persuader d’un seul coup.

Pour les membres dissidents du Comité Scientifique de Recherches.

H. DE VARIGNY.

28 juillet 1906

TROIS RÉUNIONS PUBLIQUES

La division entre les flaxistes et les antiflaxistes, entre les partisans du docteur et ceux des savants dissidents augmente d’heure en heure.

Les deux camps sont animés d’une égale passion.

Allons-nous retrouver les jours de l’affaire Dreyfus, l’époque où il fallait avoir pris parti, où la moitié de la France pensait énergiquement autrement que l’autre moitié ?

Va-t-on voir se renouveler les discussions rageuses et incessantes qui ont amené tant de brouilles entre de vieux amis, et jusque dans les familles les plus unies ?

Va-t-on ne plus pouvoir s’asseoir à une table au milieu de camarades sans craindre que tout à coup un mot ne déchaîne des divergences de pensées, bruyantes et catégoriques ?

Hier au soir, rue d’Allemagne, à la sortie des ateliers, vers sept heures, deux ouvriers, l’un flaxiste et l’autre antiflaxiste, se sont lardés de coups de couteau. L’un d’eux, gravement atteint, a dû être transporté à l’hôpital et les médecins ne répondent pas de ses jours. Est-ce que cette petite bataille va donner le signal d’une mêlée plus grande où nous serons tous engagés ?

Trois réunions publiques contradictoires sont annoncées pour ce soir. L’une aura lieu au cirque d’Hiver, l’autre au théâtre Trianon, la troisième à l’hôtel des Sociétés savantes. Pourvu que les spectateurs n’essayent pas de renforcer les arguments des orateurs par des gestes trop expansifs !

BARBARUS.

LES JOURNAUX DE CE MATIN

Les journaux de ce matin continuent la campagne et accentuent l’attitude qu’ils ont choisie au lendemain de l’acte d’accusation des savants dissidents.

Qu’on arrête les coupables ! s’écrie La Lanterne. Pour nous, les preuves sont suffisantes. Nous nous demandons vainement ce qu’on attend. On voudrait permettre au docteur Flax et à ses acolytes de s’échapper qu’on n’agirait pas autrement. Si, lors de la fameuse affaire Humbert, le parquet avait agi avec énergie, s’il avait suivi les indications précises de ceux qui voyaient clair, on n’eût pas eu à organiser une chasse aux escrocs à travers toute l’Europe, des milliers et des milliers de francs eussent été épargnés, et le cours de la justice n’eût pas été retardé.

Quelles influences se mettent donc en travers ?

À quelle main puissante et mystérieuse faut-il attribuer cette timidité soudaine des autorités judiciaires ?

La démonstration des savants dissidents est très claire. La comtesse de Houdotte a été formellement reconnue par Mme Palavacoccini grand’mère. Il n’y a aucune raison de différer l’action de la police.

On abuse vraiment trop, dans le camp des amis du chirurgien, de l’ignorance où nous restons des mobiles du crime.

Le crime existe.

Nous en connaissons les auteurs.

Quand même nous ignorerions les raisons de leurs actes maudits jusqu’à la fin des éternités, ce ne serait point un motif pour ne pas punir qui doit être puni, pour ne pas rassurer ainsi la population parisienne.

L’Écho de Paris proteste, avec une force égale, contre les prétentions des antiflaxistes.

On continue, dit cette feuille, à nous accabler de ragots de concierge et de racontars stupides. Et voilà ce qu’on appelle des preuves !

M. Keroul n’a pas reconnu la comtesse de Houdotte sur le portrait qu’on lui a montré. Il a simplement cru remarquer certaines ressemblances. Et ce vague témoignage suffit à quelques-uns pour accuser une femme du monde dont le dévouement à la cause des victimes des voleurs d’enfants a été admirable !

Il y a bien aussi la déposition de Mme Palavacoccini, de la mère du trop célèbre espion. Cette vieille dame, qui porte des besicles, n’a pas hésité, elle. Mais, en supposant qu’elle soit sincère, qu’elle ne cherche pas à faire profiter l’espion Pietro Palavacoccini de la sympathie qu’inspire le petit Paolo Palavacoccini, il n’est pas possible d’admettre ses assertions sans un doute parfaitement fondé.

Nous croyons d’ailleurs savoir que cette opinion est partagée au parquet, et qu’aucun juge n’osera se donner le ridicule de lancer un mandat d’amener contre le chirurgien ou contre la comtesse.

TROISIÈME SÉRIE DE PREUVES DES SAVANTS DISSIDENTS

Poursuivant leur campagne, en dépit de tous les anathèmes, les savants dissidents livrent aujourd’hui à la publicité une nouvelle série de preuves. Les voici :

L’ATTITUDE DU DOCTEUR FLAX — NOUVEAUX ARGUMENTS

Nous revenons aujourd’hui sur cette question de l’attitude du docteur Flax au moment de l’organisation du Comité Scientifique de Recherches.

Nous avons révélé que c’est par de petites intrigues, par des mots adroitement semés, que le docteur Flax lança l’idée de ce groupement de savants et, finalement, se fit nommer président.

Nous ajoutons aujourd’hui, qu’à partir de ce moment-là, il n’a plus eu qu’un seul but, celui de briser net les efforts des savants dévoués, désireux de se mettre sérieusement à la tâche.

Dès la première réunion de la sous-commission, le docteur Flax proposa une méthode de travail qui devait renvoyer le résultat aux calendes grecques, et nous empêcher d’aboutir à jamais.

Nous avons protesté et l’écho de ces discussions a retenti dans la presse.

Ce n’est qu’à une faible majorité que nous avons réussi à imposer notre volonté à notre président. Il a donc fait au début tout le possible pour nous empêcher de voir clair. Ses manœuvres furent, comme toujours, fort habiles. Nous comprenons aujourd’hui seulement les motifs de son adroite obstruction et de l’impraticable et inféconde méthode de travail par laquelle il tenta de nous immobiliser.

LA QUESTION DES GÉANTS

Le docteur Flax a trois hommes étranges à son service, trois caractères bizarres, dévoués corps et âme au maître.

Nous avons accusé les frères Widernunhut de complicité. Nous répétons aujourd’hui notre accusation avec une conviction nouvelle.

Tous ceux qui ont été chez le docteur Flax, dans son hôtel de la rue Cassette, ont remarqué ces trois gardes du corps, dont deux sont de taille phénoménale.

Que sont-ils au juste ? Qui sont-ils ?

Nous l’ignorons encore.

L’un de nous qui, à l’hôpital de Montretout, eut un jour à faire à l’ainé, Chrysostome Widernunhut a été frappé de l’érudition de ce colosse. C’est un véritable savant. Il étonna notre confrère par ses connaissances bactériologiques.

Le docteur Flax se fait aider dans son laboratoire de Montretout tantôt par l’un, tantôt par l’autre des frères Widernunhut.

À l’hôpital d’enfants, tout le monde sait que ces trois hommes sont doués d’aptitudes remarquables pour les études médicales, que le docteur Flax écoute leurs avis avec une déférence égale à celle qu’eux-mêmes lui témoignent à chaque minute. Néanmoins ils lui servent aussi de domestiques, de cochers, de conducteurs d’automobile. Ils introduisent les visiteurs dans l’hôtel de la rue Cassette, et comme on n’a jamais vu de cuisinière entrer dans cette demeure, on suppose qu’ils préparent également les plats du déjeuner et du dîner. Cette opinion est d’ailleurs corroborée par les observations des voisins. Un des frères s’en va chaque matin au marché et s’occupe des achats nécessaires au ménage. Les factures présentées à l’hôtel de la rue Cassette sont toujours payées par un de ces êtres extraordinaires. De même, beaucoup de clients ont versé les honoraires du médecin entre les mains d’un des Widernunhut.

Deux de ces hommes sont des géants, aussi amples qu’ils sont grands. Or est-il besoin de rappeler, qu’à plusieurs reprises, des géants ont été observés dans le voisinage des lieux où ont été enlevés des enfants ?

La baronne de Vautremesse se souvient, vaguement il est vrai, d’avoir été, quelques instants avant le rapt de son premier enfant, croisée par un homme de taille anormale. Des géants ont été vus lors de l’enlèvement de Germaine Plaizance. Deux autres géants se sont également trouvés, comme par hasard, au coin de la rue Rennequin, à l’instant où Paolo Palavacoccini disparut d’une façon si subite. On nous oppose que, d’après les témoins, un de ces géants était barbu, tandis que les frères Widernunhut sont rasés comme des acteurs. Étaient également barbus les deux colosses qui furent remarqués autour de la station du Métropolitain de l’Europe, au moment du vol de Germaine Plaizance. Mais rien ne nous prouve que ces barbes n’étaient pas postiches. Nous continuons donc à prétendre que les géants de l’enquête sont les deux frères Widernunhut : Wolfgang et Chrysostome.

Le troisième, Numérien, qui est de taille moyenne, est, d’après nous, le conducteur d’automobile qui fut aperçu devant l’église Saint-Augustin. Il est également l’homme qui acheta un flacon de colle dans la papeterie de la rue du Havre, colle qui servît à confectionner le billet par lequel fut annoncé à M. Clovis Binard l’enlèvement de Gontran de Vautremesse. La demoiselle de magasin qui déposa devant M. Leydet affirma, en effet, que l’acheteur avait un léger accent étranger. Numérien Widernunhut, quoique parlant couramment le français, ne prononce pas cependant les mots avec une pureté absolue.

Ses deux frères, eux, ont un accent beaucoup plus lourd. Il a été observé par Mme Palavacoccini pendant la conversation qu’elle eut avec eux, avenue Niel. Nous venons de recevoir ce renseignement de la bouche même de la vieille dame. Il nous parait de la plus haute importance et convaincra les plus incrédules.

À PROPOS D’UNE INDISPOSITION DU DOCTEUR FLAX

Nous avons lieu de croire que le docteur Flax a participé, en personne, à chacun des enlèvements. Nous avons, pour penser ainsi, quelques raisons, dont la principale est la suivante : le chirurgien fut indisposé quatre jours, pendant lesquels il resta couché dans une chambre qu’il s’est fait installer à l’hôpital de Montretout. Si nous nous en rapportons au registre de la police, aucun rapt n’a été signalé pendant ces quatre journées-là.

À PROPOS DE L’ENLÈVEMENT DE GONTRAN DE VAUTREMESSE — LA DIRECTION DES VOITURES SUSPECTES.

Le juge d’instruction a été, on le sait, amené, par toutes sortes de déductions, à penser que les voleurs d’enfants savaient que le fils du baron de Vautremesse irait au Nouveau-Cirque le soir de l’attentat, et que l’enlèvement était prémédité et préparé.

M. Leydet rechercha les personnes qui avaient pu apprendre le projet de mener l’enfant au cirque ce soir-là. Il fut obligé de reculer devant la quantité de ceux qui avaient été renseignés.

Il est avéré aujourd’hui que, parmi ces personnes au courant, se trouvait le docteur Flax, qui est le médecin de la famille de Vautremesse.

Le professeur rencontra la baronne, la veille du rapt. Il lui demanda des nouvelles de son enfant, et il lui conseilla de procurer quelques distractions au petit Gontran, très déprimé par le chagrin d’avoir perdu son frère. Il suggéra lui-même le Nouveau-Cirque. Ce sont encore là de bien étonnantes coïncidences !

Nous voulons, de plus, attirer l’attention sur un autre point : la direction des voitures dans lesquelles les enfants ont été enlevés.

Le coupé qui emporta Gontran de Vautremesse et qui, parce qu’il passa par la rue de l’Université, induisit en erreur le juge d’instruction, pouvait parfaitement, par un petit détour, se diriger vers la rue Cassette.

L’automobile dans laquelle fut emporté Émile Loubé descendit le boulevard Malesherbes. C’est aussi la direction de la rue Cassette.

De même, l’autre automobile qui servit au rapt de Germaine Plaisance partit par la rue de Londres. C’est également le chemin pour aller du pont de l’Europe à la rue Cassette.

Ces preuves s’ajoutent à celles que M. Binard a réunies en étudiant les lieux ou les vêtements ont été abandonnés, par rapport aux lieux où les rapts ont été accomplis.

De même que toutes les lignes tracées sur le plan de Paris par M. Binard, convergeaient vers la rue Cassette, de même toutes les preuves accusatrices convergent vers le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et les frères Widernunhut, avec une rigueur implacable et vengeresse.

Qu’attend-on, en vérité, pour agir énergiquement contre eux et apprendre peut-être enfin ce que sont devenus les enfants ?

Pour les membres dissidents du Comité Scientifique de Recherches,

H. DE VARIGNY.

29 juillet 1906

LES RÉUNIONS D’HIER — COUPS, INJURES, TAPAGE

Les réunions publiques d’hier au soir ont été des plus tumultueuses.

Dans les trois salles où s’étaient assemblés les flaxistes et les antiflaxistes, les camps opposés étaient à peu près égaux, les uns acharnés contre le docteur, les autres passionnés à le défendre.

Au Cirque d’Hiver, M. Abel Deval a tenté d’expliquer qu’en présence du problème qui se dresse devant l’opinion publique, l’arrestation du chirurgien devient une nécessité autant pour apaiser les passions que pour assurer la sécurité du savant.

— Lui-même, s’est-il écrié, a grand intérêt à ne pas rester sous le coup d’accusations qui, si elles ne reçoivent aucune sanction juridique, le suivront partout à travers la vie.

Ces paroles, en somme modérées, n’ont été du goût d’aucun des auditeurs. L’éloquence du conférencier n’a pas suffi à calmer la salle. Les uns estimaient qu’il ne menait pas assez à fond la charge contre le chirurgien, et les autres qu’il exagérait.

Aussi, lorsque des opinions plus violentes ont été exprimées, le tapage s’est déchaîné et des horions ont été échangés.

M. Ernest Lajeunesse9 a voulu défendre le chirurgien. Il a été aussi hué qu’acclamé et sa voix, qui n’est pas une voix d’orateur, s’est perdue au milieu des sifflets et des bravos.

Il en a été de même pour M. Viviani10 et pour M. Léo Claretie11, l’un pour, l’autre contre.

Le commissaire de police a dû intervenir. Ne pouvant réussir à ramener le calme, il a fait éteindre le gaz.

La sortie s’est effectuée dans le plus grand désordre. Quelques personnes ont dû être portées dans les pharmacies voisines, Parmi les blessés, il y a M. Courteline, qui se promène aujourd’hui avec un joli pochon sur l’œil.

— C’est bien fait, m’a dit le célèbre auteur comique, fallait pas que j’y aille. J’y ai gagné cependant une observation intéressante. C’est qu’à la tribune, les orateurs ont l’air d’avoir bien plus de talent, lorsqu’on les empêche de parler.

Au théâtre Trianon et à l’hôtel des Sociétés savantes, les réunions contradictoires offrirent des spectacles analogues.

À la sortie, les spectateurs manifestèrent bruyamment. Les rues servirent de champs de bataille, où, heureusement, les armes principales furent des injures et des invectives. Ça ne tue pas.

Comme sur un mot d’ordre, trois colonnes d’antiflaxistes, parties de trois points éloignés de la ville, se rendirent, après les réunions, place Saint-Sulpice, où elles se rejoignirent.

À ce moment-là, ignorant le but de cette promenade, les flaxistes s’étaient peu à peu dispersés.

Sur la place, trois ou quatre cents manifestants s’organisèrent alors en monome pour venir protester sous les fenêtres du docteur Flax. La rue Cassette, peu habituée à tant de bruit, se réveilla vers minuit, aux clameurs de : « Conspuons Fla-Flax ! Conspuons Fla-Flax ! Conspuons ! »

De nombreux manifestants, qui n’étaient certainement pas partis sans de mauvaises intentions, avaient les poches bourrées de pierres. Mais ils furent déçus en arrivant devant la maison du docteur. Elle est des mieux protégées.

On n’aperçoit, de la rue, qu’un grand mur percé au milieu d’une énorme porte, à l’aspect solide et rébarbatif. Tous les efforts se brisèrent devant cet obstacle. Le bois fut à peine éraillé par des coups de couteaux rapidement émoussés à ce jeu.

Furieux de ne pouvoir rien détériorer chez le docteur, les manifestants se retournèrent alors contre les immeubles voisins, qui n’en pouvaient mais. Des portes plus faibles cédèrent sous les poussées furieuses, des sonnettes furent arrachées, des fenêtres défoncées, des réverbères renversés.

Une vingtaine d’arrestations ont été opérées. Quelques-unes seront maintenues. La plupart des manifestants tombés sous la main des agents en seront quittes pour une nuit au poste.

ALAIN BERNARD.

LA DEMOISELLE QUI VENDIT LA COLLE

Nous avons trouvé dans notre courrier de ce matin la lettre suivante, dont il est inutile de souligner l’intérêt :

Monsieur le rédacteur en chef,

Je suis tout à fait avec les antiflaxistes et j’ai pour cela des motifs que d’autres n’ont pas.

Je suis donc obligée de vous expliquer tout d’abord qui je suis.

Je suis la demoiselle de magasin de la papeterie du passage du Havre. C’est moi qui ai vendu le papier et la gomme arabique dont un des voleurs se servit pour envoyer à votre collaborateur Clovis Binard un avertissement sensationnel avant le rapt de Gontran de Vautremesse.

J’ai raconté au juge d’instruction que cet homme avait un léger accent étranger.

Les savants dissidents ont conclu de ma déposition que l’acheteur mystérieux était le troisième des frères Widernunhut, celui qui est de taille moyenne et s’appelle Numérien.

Qu’on me mette en sa présence. Je le reconnaîtrai facilement.

Mais je puis aujourd’hui ajouter un détail intéressant.

L’autre jour, en lisant l’interview du docteur Flax par M. Clovis Binard, j’ai été frappée par un détail qui, sans doute, n’a frappé que moi. Votre collaborateur a raconté que ce Numérien Widernunhut possède « une voix admirable, qui a des sonorités et des prolongements de cloche ».

Eh bien ! l’homme qui est venu, avant le vol de Gontran de Vautremesse dans la papeterie où je suis employée, avait, outre son accent étranger, une voix semblable à celle qu’a décrite votre collaborateur.

Je n’en ai rien dit au juge, parce que je ne sais pas analyser mes sensations aussi bien qu’un journaliste.

Mais, maintenant, je me rappelle parfaitement que le monsieur qui me demanda du papier et de la colle était doué d’une voix admirable, qui avait des sonorités et des prolongements de cloche.

ALICE NOUROUEUX.

Encore une preuve dont les antiflaxistes vont s’emparer avec joie.

INTERVIEW DU BARON DE VAUTREMESSE

Je me suis rendu chez le baron de Vautremesse, afin de recueillir ses impressions sur le débat qui a surgi.

— Je suis très perplexe, m’a-t-il dit. Que penser ? Le docteur Flax a été, à plusieurs occasions, appelé au chevet de malades, dans ma famille. Si je n’ai pas toujours eu à me féliciter de ses manières brusques et cassantes, j’ai été on ne peut plus satisfait de ses soins. C’est un médecin de génie. Je n’ose croire à sa culpabilité... D’abord, pourquoi aurait-il enlevé des enfants ?... Tant que cette question ne sera pas élucidée, tout restera obscur... N’est-il pas victime d’une série extraordinaire de coïncidences ?... Cela s’est déjà vu... Je n’ai pas besoin de rappeler mille erreurs judiciaires qui n’ont pas été le fait de la légèreté des juges, mais bien d’un véritable complot des événements... Et cependant, quand je lis les preuves publiées par les savants dissidents, je me sens convaincu... Il est certain que le docteur Flax savait que notre petit Gontran irait au cirque le soir du rapt, qu’il avait conseillé cette distraction... Il est exact aussi que j’ai rencontré la comtesse de Houdotte une minute avant le rapt, que je me suis arrêté pour lui dire quelques mots de politesse, qu’elle est montée dans sa voiture à l’instant même où je me suis aperçu de l’enlèvement... Si je ne m’étais pas arrêté ainsi, je n’aurais pas quitté mon fils une seule seconde, et le ravisseur n’eut pu l’emporter dans l’obscurité... Est-il permis d’en conclure que la comtesse de Houdotte, que je connais de longue date, qui est une femme de grande intelligence et de grand cœur, se soit trouvée là tout exprès, pour me séparer de Gontran. Je ne puis le croire, et par moments, je le crois tout de même.

Le baron de Vautremesse, un nerveux et un violent, semble tout déprimé par les incertitudes au milieu desquelles il vit.

— Allez, monsieur, ajoute-t-il, lorsque je prends congé de lui, quel qu’il soit, le ravisseur nous paiera nos larmes. Je me suis juré qu’en plus des peines de la justice, il aurait à faire à moi directement.

BARBARUS.

CHEZ LA COMTESSE DE HOUDOTTE — LE DOCTEUR FLAX AMOUREUX

J’ai eu la faveur d’être reçu un instant par la comtesse de Houdotte.

La consigne implacable qui ferme la porte à tous les journalistes a été levée pour moi. Je dois cette préférence à l’intervention bienveillante de Mme Sarah Bernhardt, qui est une des amies de la comtesse.

La comtesse m’apparut, superbe et majestueuse, à l’entrée du salon où j’attendais. M’accueillant dans le cadre d’une portière soulevée, elle m’invita à passer dans un antre salon, la fameuse pièce où se trouve le pal en or.

— Monsieur, me dit cette remarquable femme, dont chaque attitude est une séduction, je vous reçois sur les instances de mon amie, Mme Sarah Bernhardt… elle prétend que j’ai tort de ne pas mettre les journaux dans la confidence de mes pensées, que j’ai tort de ne pas me défendre... Elle pense que, dans ma situation, il faut se faire des amis dans la presse, sous peine de se faire des ennemis... Cependant je n’aurais pas répondu à vos sollicitations s’il ne s’était agi que de protester contre les élucubrations « des savants dissidents » qui me paraissent tous, à cette heure, frappés d’aliénation mentale... Mais il y a une calomnie qui commence à circuler et que je ne puis laisser grandir. On m’accuse, dans les feuilles antiflaxistes, d’être la maîtresse du docteur Flax... Il est douloureux d’avoir à défendre sa réputation dans les gazettes. Néanmoins, dès lors qu’elle est discutée aux colonnes des journaux, il est excusable d’essayer de mettre fin, par la même voie, à ces honteuses polémiques. Voici la vérité, toute la vérité :

... Je connais le docteur Flax depuis longtemps. J’ai toujours eu pour son génie la plus grande admiration. Il fait partie du Cercle des « profonds » que je reçois le samedi soir... Le docteur Flax a été, est peut-être encore très épris de moi... Il a demandé ma main. Je la lui ai refusée... J’estime qu’après trois expériences de mariage, je ne dois pas tenter un nouvel essai. (Ceci fut dit en souriant.) Depuis l’époque ou j’ai dû expliquer ma décision au docteur Flax, il n’a plus été question d’amour entre nous... Vous remarquerez que je m’exprime franchement, sans honte, sans gêne et que je ne cache pas la petite part de réalité ramassée par les commères qui m’accablent. M’en saura-t-on gré ? Ah ! je vous répète, monsieur, qu’il est invraisemblable d’avoir à raconter des détails de cette sorte à un reporter. Mais n’y suis-je pas obligée pour fermer la bouche aux malveillants ?

— Ne pourriez-vous, madame, ajouter un mot décisif pour prouver votre innocence ?

— Non. C’est à mes accusateurs à prouver ma culpabilité.

— Ils estiment l’avoir prouvée.

— C’est qu’ils se contentent de peu. Nous le démontrerons victorieusement quand le moment sera venu.

Sur ces mots, tranquille, sûre d’elle, souriante, la comtesse de Houdotte me tendit la main et je pris congé d’elle.

Un tel calme, au milieu des clameurs hostiles, au moment ou on assure que la justice va, sous la pression de l’opinion publique, et bon gré mal gré, procéder à une enquête, est singulièrement impressionnante. J’avoue qu’après cette visite, je me demande de plus en plus si les savants dissidents ne se sont pas fourvoyés, ne se sont pas égarés, malgré toutes les bonnes raisons qu’ils semblent apporter, sur une piste aussi retentissante que fausse.

CLOVIS BINARD.

30 juillet 1906

UNE DÉMARCHE DU JUGE D’INSTRUCTION

L’antagonisme des flaxistes et des antiflaxistes ne fait que grandir. Dans les journaux, les opinions continuent à se heurter avec la dernière violence.

La situation devenant grave, de longues entrevues ont eu lieu entre le juge d’instruction et le procureur de la République.

Que sortira-t-il de ces entretiens ?

Deux solutions sont seules possibles.

Ou obéir aux injonctions des antiflaxistes, arrêter le docteur, la comtesse et les frères  Widernunhut, ou demeurer dans l’inaction.

Dans le premier cas, on s’expose peut-être à une erreur policière lamentable.

Dans le deuxième, on ne fera que surexciter les passions des enragés qui croient à la culpabilité du chirurgien.

Nous avons appris que pour sortir de cette impasse, M. Leydet a reçu l’ordre de se rendre chez le docteur Flax, afin de consulter le chirurgien sur l’opportunité de certaines mesures. C’est dire qu’au parquet on ne croit pas aux preuves publiées par les savants dissidents. Ce serait vraiment la première fois qu’un juge d’instruction irait demander son avis à un inculpé.

CHEZ LE DOCTEUR FLAX — LES TROIS OGRES JOUENT AUX CARTES — LES PROJETS DU DOCTEUR.

Je suis retourné chez le docteur Flax.

Avant de pénétrer chez le chirurgien, j’entre dans la chambre du rez-de-chaussée, où je m’entretiens quelques instants avec les trois frères Widernunhut.

Ils ont l’air aussi calme que leur maître et que la comtesse. Les deux géants, cette fois amadoués, m’accueillent avec de bons sourires et répondent aimablement à mes questions.

Les deux colosses ont des voix énormes. Lorsqu’ils plaisantent, ils font trembler les vitres. J’observe à nouveau, par contre, la voix harmonieuse et d’une sonorité métallique du troisième frère, de celui qui est de taille moyenne, Numérien Widernunhut.

— De quel pays êtes-vous ? ai-je demandé.

— Nous sommes des Souabes, me répond Chrysostome... Notre histoire n’est pas longue à raconter. Notre père a émigré à Paris... Il était fabricant de formes en bois pour cordonniers. On ne devient pas très riche dans ce métier... Nous, nous voulions étudier. Ça nous démangeait, mais nous n’en avions pas les moyens... Un beau jour, notre père se casse la jambe dans la rue, juste au moment où le docteur Flax passe... Le chirurgien le ramène à la maison. On fait connaissance. Nous lui plaisons, et il paye les frais d’études de Numérien, qui va étudier à Zurich… Là, mon frère prend tous ses grades à la faculté... Numérien est le seul d’entre nous qui ait des diplômes. Quant à nous, nous avons travaillé la médecine en aidant le docteur Flax... Nous en savons, croyez-le bien, autant que plus d’un maître des hôpitaux, mais, comme nous n’avons pas de parchemins officiels, nous ne pouvons pas exercer. D’ailleurs, nous n’y tenons pas. Il nous suffit de participer aux recherches de laboratoire du docteur... Cette vie nous plaît. Nous vivons ici avec lui, moitié collaborateurs, moitié amis, moitié serviteurs.

— Et tant pis, ajoute Wolfgang en ébranlant la table d’un coup de poing, tant pis pour ceux à qui ça ne plaît pas !

— Maintenant, reprend Chrysostome, nous ne pouvons pas nier que nous sommes des géants... Wolfgang et moi, nous vous dépassons de quelques dizaines de centimètres en hauteur et en largeur... Est-ce que cela prouve que nous volons des enfants ?... Nous sommes très grands, très épais, très forts. Mais enfin, si les échantillons de notre espèce sont rares, ils existent néanmoins en certain nombre. Pourquoi s’obstine-t-on à n’en vouloir qu’à nous, entre tous les géants de l’univers ?

— Je ne dis point, continue Numérien, que les preuves accumulées par les savants dissidents ne soient pas troublantes... Quand je les lis dans les journaux, je m’efforce de m’abstraire de moi-même, d’examiner les arguments objectivement. Eh bien ! si je n’étais pas sûr de notre innocence à tous, parce que j’en suis sûr tout simplement, je douterais peut-être par instants... Moi, je m’explique très bien l’attitude des savants dissidents devant des coïncidences qui sont stupéfiantes... Ces trois voitures, le coupé et les deux automobiles... Cette dame qu’on rencontre dans cette affaire et qui ressemble à la comtesse de Houdotte... Cet homme élégant qui ressemble au docteur Flax... Ces deux géants qui ressemblent à mes frères. Je remarque cependant que les géants signalés étaient barbus, tandis que mes deux frères sont rasés... Cet homme qui a ma voix, mon accent, et qui achète du papier dans une papeterie... J’observe aussi que mon sosie avait une moustache et que je suis complètement imberbe... Enfin, ces multiples petits détails qui concordent ou ont l’air de concorder, peuvent parfaitement tromper des hommes sincères... Aussi, quant à moi, je ne les considère ni comme des méchants, ni comme des jaloux. Ce sont simplement des hommes qui se trompent, qui sont logiquement induits en erreur par une série d’indices convaincants, mais faux.

— Moi, dit Chrysostome en riant d’un rire qui secoue toute sa formidable cage thoracique, je répète toujours la même question... Pourquoi aurions-nous enlevé des enfants ? Pourquoi faire, mon Dieu ? Nous en soignons quatre cents dans notre hôpital de Montretout. Ils nous donnent bien du fil à retordre, ces gamins ! Que voulez-vous que nous fassions des autres, maintenant ?... On sait, continue-t-il en forçant son gros rire, que les ogres sont des géants, et alors, réciproquement, les géants doivent être des ogres... Écrivez donc dans votre journal que nous les mangeons, ces petits enfants, que nous en faisons des petits pâtés, dont nous nous délectons à déjeuner et à dîner.

— Si vous voulez voir le docteur Flax, interrompt gaiement Wolfgang, venez tout de suite. C’est l’heure. Nous vous montrerons une autre fois, quand vous repasserez, nos bottes de sept lieues, que nous conservons dans un placard.

— Oui, oui, venez, dit Chrysostome, je vous remontre le chemin.

Et, toujours riant de ses lourdes plaisanteries, il me conduit vers le chirurgien.

— Vous tombez bien, monsieur, s’écrie le docteur... Je viens, en effet de prendre une décision que je tiens à porter à la connaissance du public... Il faut en finir avec toutes ces histoires de brigands... Je me rends bien compte maintenant qu’il n’est possible de lutter avec une opinion publique déchainée qu’en permettant une enquête complète et au grand jour... Les autorités policières et juridiques ne croient pas — ai-je besoin de vous le dire ? — à ma culpabilité. Il y a bien longtemps que j’eusse été arrêté si mon innocence n’était pas reconnue en haut lieu. Mais il ne suffit pas d’être innocent. Il faut arriver à convaincre les autres de cette innocence. Dans une république où chacun dit son mot, est coupable celui qu’on croit coupable, est innocent celui qu’on croit innocent, il faut donc que je réussisse à persuader tout le monde... Aussi, veuillez prendre copie de la lettre que viens d’écrire au procureur de la République. La voici :

Monsieur le procureur de la République,

décidé à mettre fin à l’agitation dont l’accusation lancée par quelques-uns de mes collègues a été l’origine, je viens vous prier d’inculper Mme la comtesse de Houdotte, les frères Widernunhut. et moi-même. Une inculpation formelle, officielle permettra à la justice une enquête approfondie.

Qu’on nous confronte avec tous les personnages qui prétendent nous avoir rencontrés.

Qu’on fasse toutes les perquisitions que suggérera aux enquêteurs leur expérience professionnelle.

Nous nous soumettons, par avance, avec la meilleure bonne volonté, à tous les dérangements indispensables à la manifestation de la vérité.

C’est la seule façon pour nous tous de répondre à nos ennemis et de terminer cette lamentable affaire.

Veuillez agréer, etc...

FLAX.

Après m’avoir dicté cette lettre, le docteur ajoute :

— J’espère qu’après on voudra bien nous laisser en paix.

Je m’apprête à me retirer, lorsque le docteur Flax me retient.

— Un mot encore, dit-il. Hier, lors de la visite que vous lui avez rendue, Mme la comtesse de Houdotte a protesté contre certains de vos confrères... Ils ne craignent pas, ces malheureux, de faire de la copie avec des sentiments intimes qui, même si nous étions coupables, devraient rester sacrés... Je ne peux pas laisser continuer cette odieuse campagne sans dire, moi aussi, une parole de dégoût... Non, monsieur… non, monsieur, la comtesse de Houdotte n’est pas ma maîtresse... Je n’ai jamais songé à lui proposer un de ces concubinages officieux dont s’accommodent tant de nos contemporains... J’aime la comtesse de Houdotte... Je ne le nie pas... Je lui ai offert d’être ma compagne pour la vie. Elle s’y est refusée. Et voilà tout... Tant pis pour les fouineurs de scandales et les chacals de salons... Ils ne pourront déterrer aucune infamie dans mes relations avec la comtesse de Houdotte.

— Pensez-vous, dis-je au chirurgien, au moment de me retirer, que le parquet vous suivra et qu’il se prêtera a cotte enquête que vous lui demandez pour la galerie ?

— Mais certainement oui, monsieur. Je n’ai aucune raison de vous cacher que j’agis d’accord avec le juge d’instruction.

— Alors la malignité publique ne va-t-elle pas prétendre que les recherches ne seront pas sérieuses ?

— Elle ne le pourra pas, parce que les moindres documents seront publiés.

En repassant devant la grande loge du rez-de-chaussée, une vaste pièce spacieuse et peinte en gris, j’aperçois les trois frères Widernunhut en train de jouer paisiblement aux cartes.

Pour une femme qu’on accuse des plus noirs forfaits, pour des hommes accusés de toutes sortes de crimes, la comtesse, le docteur Flax et les frères Widernunhut gardent, je ne saurais assez le répéter, des attitudes d’un sang-froid étonnant.

CLOVIS BINARD.

Les savants dissidents continuent, eux, d’accumuler des preuves contre le docteur Flax. Voici le nouveau document qu’ils nous envoient.

NOUVELLE PREUVE DE LA CULPABILITE DU DOCTEUR FLAX — LA PREUVE PAR LE BALLON.

À la série de nos démonstrations, nous, ajoutons aujourd’hui une preuve directe, un témoignage irrécusable.

Quelqu’un a VU le docteur Flax, en train d’opérer lui-même, lors du dernier enlèvement signalé par la police.

Le jour du défilé des mères, le comte de La Vaulx12, le célèbre aéronaute, a tenté le record du voyage en ballon de Paris en Algérie. Cette tentative a été, on le sait, couronnée de succès. Le hardi voyageur est descendu dans le désert, au sud de Biskra. Il nous adresse la dépêche suivante :

Biskra. — Apprends par journaux locaux accusation contre docteur Flax. Offre mon témoignage. Je passais ballon au-dessus boulevard Montmartre, départ Algérie, quand ai vu avec lorgnette, à endroit où a été enlevée Louise Accesson, docteur Flax et Numérien Widernunhut que connais depuis longtemps. —Signé : DE LA VAULX.

Ceci est un flagrant délit.

Il faudra bien, un jour, devant nos continuelles énumérations de preuves, que le parquet explique son inaction, que les flaxistes, qui jusqu’alors considèrent nos efforts avec dédain, discutent les faits précis, certains, que nous ne cessons de dévoiler, que nous ne cesserons de révéler tant que la justice gardera son incompréhensible attitude d’indifférence et d’immobilité.

Pour les membres dissidents du Comité Scientifique de Recherches :

H. DE VARIGNY.

31 juillet 1906

COUP DE THÉÂTRE — LA CULPABILITÉ DU DOCTEUR FLAX

Les flaxistes vont recevoir ce matin, en ouvrant leur journal, un de ces coups dont ils ne se relèveront pas.

Aussi invraisemblable, aussi incroyable que cela paraisse, le docteur Flax, les frères Widernunhut et la comtesse de Houdotte sont les coupables.

Le doute n’est plus possible.

Déjà, dans la nuit, une certaine hésitation avait régné au ministère de l’Intérieur, où M. Sarrien, ministre de la justice, en compagnie du procureur de la République et de M. Leydet, juge d’instruction, avait rendu visite à son collègue de l’intérieur.

C’est dans cette conférence qu’une décision a été prise : celle de procéder dès le lendemain, et non plus pour la forme cette fois, à l’arrestation du chirurgien et de ses complices.

Que s’était-il passé pour entraîner ainsi subitement l’action gouvernementale et judiciaire ?

Fort peu de chose. Il n’y avait, contre le docteur, la nuit dernière, pas une preuve de plus que la veille.

La décision des deux ministres traduit simplement le triomphe de M. Hamard, chef de la Sûreté.

M. Hamard avait, lui, depuis le premier jour, été convaincu par les preuves des « savants dissidents ». Il avait essayé, de toute son influence, d’amener l’incarcération immédiate des criminels, mais il s’était heurté à l’incrédulité du parquet.

Ce conflit avait tellement tourné à l’aigre qu’il avait fini par émouvoir les ministres.

C’est cet antagonisme qui a provoqué une conférence nocturne entre MM. Clemenceau et Sarrien. On y a longuement discuté, analysé les preuves fournies par les savants dissidents. Le chef de cabinet du ministre de l’intérieur proposa, pour sortir d’embarras, d’appliquer à la discussion le calcul de Bentham... À chaque preuve pour ou contre, on donna des cotes, comme nos lecteurs font hebdomadairement pour Bernard, Binard et Barbarus. Toutes ces cotes furent additionnées et on prit la moyenne.

Si nos renseignements sont exacts, l’arrestation du docteur Flax a été décidée par deux cent quarante-quatre points contre deux cent quarante.

LES MANDATS D’AMENER — UNE SURPRISE DU JUGE — LE DOCTEUR ET SES COMPLICES ONT FUI

Le parquet a donc été obligé de se soumettre, de signer enfin l’emprisonnement des frères Widernunhut, de la comtesse de Houdotte et du docteur Flax. Les mandats d’amener ont été exécutés ce matin ou, pour être plus exact, ils n’ont pas été exécutés.

En vue d’une perquisition immédiate à laquelle il voulait assister, le juge d’instruction se rendit lui-même rue Cassette, ce matin, à huit heures.

Il sonna vainement à la porte de l’hôtel.

Nul ne répondit a l’appel de la cloche, dont le son lourd et sinistre fut entendu de la rue.

Le juge eut beau insister. Il dut bientôt se rendre à l’évidence : ou l’hôtel était vide, ou ses habitants refusaient de se montrer.

Or, d’après les engagements qu’il avait pris la veille avec le juge d’instruction, le docteur Flax devait être à la maison, à la disposition de la justice.

Très désappointé par ce silence, et commençant à soupçonner la vérité, le juge fit téléphoner à l’hôpital de Montretout, pour apprendre si le docteur n’était pas allé visiter ses malades. Il fut répondu qui ni le docteur, ni les frères Widernunhut n’avaient paru depuis la veille.

Avant de faire forcer la porte par un serrurier, M. Leydet se rendit en hâte chez la comtesse de Houdotte, dans l’espoir qu’il serait plus heureux de ce côté.

Le juge fut reçu par les domestiques.

Ils lui apprirent que leur maîtresse était partie depuis la veille au soir, à six heures, heure à laquelle elle avait pris le train à la gare du Nord.

Elle s’était, selon eux, rendue à la campagne, dans une petite propriété qu’elle possède à l’orée des bois, au bout de la petite ville de Pierrefonds, tout près de la maison où notre collaborateur Michel Zévaco écrivit son prestigieux, son héroïque et charmant Capitan13. La comtesse va, paraît-il, assez souvent se reposer un ou deux jours dans cette paisible retraite.

Un télégramme expédié à la gendarmerie de Pierrefonds convainquit rapidement le juge que si la comtesse de Houdotte était, comme l’affirme sa femme de chambre, montée dans le train, elle n’était pas arrivée à destination.

Son signalement fut envoyé aussitôt aux gares intermédiaires entre Paris et Compiègne.

Il a été prouvé, par ce moyen, que la comtesse est descendue à Chantilly et qu’en sortant de la gare elle, est montée dans une automobile qui s’est précipitée à travers la forêt, vers on ne sait quel but.

Après avoir échoué chez la comtesse de Houdotte, le juge, très inquiet de ses premières constatations, très énervé, revint à l’hôtel de la rue Cassette.

Là un serrurier tenta, sans résultat, de rompre le verrou qui retient les énormes battants de la porte. L’ouvrier ne réussit qu’à briser ses instruments.

Devant cette impossibilité d’ouvrir la porte, on essaya de pénétrer dans l’hôtel par les maisons avoisinantes.

Cet essai demeura également vain.

Tous les murs donnant sur la cour de l’hôtel du chirurgien sont armés de grands piquants, sur lesquels on se déchirerait certainement si on voulait pénétrer par ce côté. On se demande pour quels motifs le docteur a ainsi cuirassé de pointes les abords de sa maison. Car c’est lui qui, il y a déjà plusieurs années, fit exécuter ce travail de défense.

Il faudra donc entrer par la porte de la rue Cassette. Elle sera ouverte demain, au moyen d’un pétard de dynamite.

J’ai pu causer avec M. Hamard qui est, naturellement, triomphant.

— Parbleu ! me dit le chef de la Sûreté, ils ne nous ont pas attendus... Ce ne sera peut-être pas facile maintenant de pincer ces grands chenapans qui courent par les routes d’Europe... Mon idée est qu’ils doivent chercher à gagner la Grèce, pays avec lequel nous n’avons pas de traité d’extradition... Ils pourront vivre là-bas paisiblement, à moins que les pères et les mères qui furent leurs victimes n’envoient une expédition maritime contre eux.

Mais que sont devenus les enfants ?

CLOVIS BINARD.

Les journaux antiflaxistes ont beau jeu aujourd’hui. Ils chantent victoire, sans grand souci de modestie.

— Nous l’avions bien dit, s’écrie La Lanterne. Comme toujours, on n’a pas voulu nous écouter.

Il est à supposer que le chirurgien, dont la réputation scientifique était exagérée, a remué toutes les puissances, toutes les influences pour endormir la justice et préparer paisiblement sa fuite.

C’était à prévoir.

Au lieu de suivre les indications de quelques savants hardis et généreux qui n’ont pas hésité à mettre les pieds dans le plat sacré, on a préféré lambiner, tergiverser.

Et maintenant, ce sont les contribuables qui vont payer les frais ! Nous allons, de nouveau, avoir à solder des centaines de mille francs de télégrammes pour avertir les polices internationales. Des inspecteurs vont être envoyés, un peu partout, qui voyageront à nos frais. Voilà le premier résultat de l’extraordinaire amabilité, de la bienveillance suspecte avec laquelle on a traité, ces jours derniers, le docteur Flax et ses tristes amis.

Ne se trouvera-t-il personne au Parlement pour demander où sont les responsabilités, pour demander qui payera, au moins moralement, cette monstrueuse gaffe, si on peut appeler poliment gaffe une sorte de complicité dans les événements.

Les journaux flaxistes se montrent naturellement déçus et embarrassés.

La plupart n’hésitent pas à reconnaître loyalement leur erreur.

La fuite du docteur Flax et de ses amis, écrit Le Figaro, reste pour nous un problème dont l’obscurité n’est pas près d’être dissipée.

Si, malgré tout ce que nous avons pu croire, le chirurgien est coupable des rapts, si vraiment les savants dissidents ont raison, ont découvert la vérité, il ne nous est pas encore possible d’admettre malgré tout, que le célèbre professeur soit l’effrayant criminel que certains décrivent.

Le docteur Flax, la comtesse de Houdotte, les frères Widernunhut ont enlevé les enfants, soit ! Ce sont des faits qui paraissent aujourd’hui démontrés.

Mais dans quel but ?...

Pour les assassiner ?...

C’est trop invraisemblable !...

Quoique les événements leur donnent raison, nous ne pouvons suivre les antiflaxistes, qui n’hésitent pas à lancer des accusations extrêmes.

L’OPINION DE M. D’ARSONVAL

Le célèbre physicien, qui a, l’un des premiers, envers et contre tous, découvert une vérité de plus, est, dans la victoire, très sobre et très modeste.

— Mon Dieu ! m’a-t-il dit, lorsque je suis allé le déranger dans son laboratoire, où je lui ai appris l’échec de M. Leydet devant la porte de la rue Cassette, tout cela ne m’étonne pas... Nous l’avions prévu et prédit, mes collègues dissidents et moi... On marche toujours dans la bonne voie, lorsqu’on est guidé par le seul souci de la vérité, qu’on ne se laisse entraîner à droite et à gauche ni par ses désirs, ni par ses sentiments, ni par ses amis. Mais ce n’est pas sans une certaine tristesse que je constate combien nous avions raison... Quels que soient les motifs pour lesquels les coupables ont enlevé trente et un enfants, il n’en reste pas moins vrai que le docteur Flax est un savant d’un génie profond, peut-être le plus beau cerveau qui ait jamais illustré la science française. Il est navrant qu’un tel esprit sombre dans une affaire dont — je ne veux pas m’expliquer à ce sujet — on devine des dessous assez vilains...   Quant à notre rôle, à nous qu’on nomme les savants dissidents, il est terminé... Du moment que la justice se décide, tardivement, à se mettre en route, nous n’avons plus qu’à la laisser marcher... Je vais télégraphier à mes collègues de ne pas livrer à la publicité les nouvelles preuves que nous voulions publier aujourd’hui. Nous les remettrons au juge d’instruction, qui agira comme bon lui semblera. Nous, nous allons nous taire désormais et rentrer dans nos laboratoires, que nous avons trop souvent quittés ces temps derniers.

Et, comme pour illustrer ses paroles, M. d’Arsonval se penche sur un chalumeau, à l’aide duquel, sous les flammes bleues et blanches, il étire en pointe effilée un long tube de verre qui pleure des larmes incandescentes.

BARBARUS.

Un officier d’artillerie vient d’être désigné pour faire sauter à la dynamite la porte de l’hôtel de la rue Cassette. Cette opération est imminente. Elle aura sans doute eu lieu à l’heure où paraîtront ces lignes.

Découvrira-t-on les enfants dans la maison si hermétiquement fermée du docteur Flax ?

B.

1er août 1906

PERQUISITION DANS L’HOTEL DU DOCTEUR FLAX — OUVERTURE DE LA PORTE — LA DYNAMITE

Un fort service avait été commandé pour l’ouverture de la fameuse porte.

L’opération annoncée dans les journaux du soir, pour huit heures, a eu lieu a quatre heures du matin.

La police a voulu, par une fausse indication, éviter d’avoir à protéger une foule de badauds contre leur propre imprudence. Bien lui en a pris, car, dès six heures, alors que tout était déjà terminé, alors que d’affreuses constatations étaient déjà faites, une armée de curieux a essayé de prendre d’assaut la rue Cassette.

Pendant toute la journée, de solides cordons d’agents ont barré le passage rue de Vaugirard, rue de Rennes, rue Carpentier, rue de Mézières, et rue Honoré-Chevalier. On a ainsi empêché l’envahissement de l’hôtel du professeur Flax, qui eut, sans doute, été saccagé, moins par des voleurs ou des furieux que par les chercheurs de souvenirs, forcenés démolisseurs qu’on rencontre dans toutes les catastrophes.

La consigne était si sévère qu’elle a donné lieu à un incident amusant. Le président du Sénat rentrant dans son palais, a été obligé de parlementer (ce mot à l’air ici d’un jeu de mots) avec un brigadier, qui s’obstinait à l’empêcher de passer. Il a fallu l’intervention d’un officier de paix, tout confus, pour permettre à M. Antonin Dubost de franchir la zone en quarantaine et de regagner son domicile.

Le secret du moment choisi pour l’éclatement du pétard de dynamite n’avait pu être complètement gardé.

N’avait-il pas fallu prévenir, outre quelques journalistes de la grande presse, les voisins de l’hôtel du docteur Flax ?

L’ébranlement de l’air par la détonation pouvait briser des vitres ; des matières lancées par l’explosif pouvaient blesser quelques personnes, coupables seulement d’habiter dans les environs.

Des précautions étaient donc indispensables.

Un avis de la préfecture de police, porté hier au soir, avait donc averti tous les intéressés que la fulmination serait provoquée, à quatre heures du matin, et qu’il était prudent à cet instant-là, de tenir les volets fermés et les fenêtres ouvertes .

Aussi, lorsque dès minuit, M. Touny14 vient poster ses agents, a-t-il à refouler déjà quatre ou cinq cents curieux qui ont eu le bon tuyau.

Il est trois heures et demie lorsque M. Lépine, accompagné d’un de ses secrétaires, du colonel des pompiers, du procureur de la République et de M. Leydet, rejoint, devant la maison aujourd’hui universellement connue, M Hamard et ses hommes, déjà en fonction depuis un bon moment.

Quelques minutes après, paraît le lieutenant d’artillerie Lambarol, avec un sous-officier, quelques soldats et deux grandes voitures surchargées de sacs de sable.

On délibère un court instant.

Après quoi, l’officier va placer sous la porte, dans un trou percé la veille, le pétard muni d’une mèche blanchâtre d’un mètre cinquante environ.

Ce travail terminé, les hommes construisent une grande barricade en entassant les sacs de sable sur le trottoir et dans la rue. Elle est destinée à briser l’élan des morceaux de bois et de pierre, que le pétard va transformer en projectiles.

On voit que toutes les précautions ont été prises pour éviter tout dommage aux immeubles d’à côté.

Néanmoins, M. Lépine est inquiet et à chaque instant il lève les yeux sur Les fenêtres voisines.

— L’expérience apprend à se méfier, me dit-il. Derrière ces volets, il y a plus d’un jeune monsieur et plus d’une vieille demoiselle qui grillent de savoir ce qui se passe dans la rue. Je crains que, malgré mes recommandations pressantes, la curiosité l’emportant sur la prudence, un de ces amateurs de sensations neuves ne mette le nez dehors juste au moment où il ne faudra pas.

L’agitation silencieuse de tous ces soldats qui travaillent devant l’hôtel du docteur Flax, de tous ces magistrats et ces policiers qui vont et viennent dans la nuit, à la lueur de torches portées par des pompiers, a quelque chose de fantastique.

Il me semble vivre là, dans l’ombre, un de ces contes étranges auxquels se plaisent certains romanciers d’imagination fébrile. Je vais peut-être écrire une phrase très absurde, mais je l’écris sans hésitation, car elle exprime, ma pensée. L’immobilité de la maison du professeur Flax est impressionnante au possible.

On m’objectera sans doute que les maisons qui marchent ou qui se contentent même de remuer sont plutôt rares. Évidemment. Néanmoins, celle devant laquelle nous déambulons, ombres attentives, paraît plus immobile que les autres, d’une immobilité plus puissante, plus hostile. On dirait qu’elle cache un piège où nous disparaîtrons tous, qu’un abîme s’ouvre derrière la lourde porte.

À quatre heures moins cinq, nous laissons les artilleurs à leurs derniers préparatifs, nous tournons le coin de la rue Cassette, pour aller nous abriter derrière les murailles épaisses du couvent des Carmes déchaussées.

Et nous attendons, sans souffler mot, le cœur serré d’une appréhension vague et sans motif. J’ai eu soin de régler ma montre sur celle de l’officier chargé d’allumer la mèche. À la lueur d’allumettes successives, je surveille la marche saccadée de l’aiguille à secondes.

À quatre heures quatre minutes, un coup sec et faible nous parvient.

Nous restons tous très étonnés.

La détonation n’a pas fait plus de bruit qu’un pneumatique qui crève.

Il paraît cependant qu’ailleurs l’ébranlement a été beaucoup plus considérable. Du côté de la place Saint-Sulpice, quelques immeubles ont vibré du haut en bas.

Nous accourons tous pour examiner les résultats de l’explosion.

Ils sont satisfaisants.

Le petit trou de mine s’est élargi en un passage béant, à travers lequel un homme peut se glisser. Une partie du mur est arrachée.

Aucune des maisons environnantes n’a été atteinte, grâce à la barricade dont quelques sacs sont éventrés. Un sable rouge en coule avec abondance. Ils ont l’air de saigner.

Je ramasse, tordu, aplati, déchiqueté, un morceau des formidables gonds qui retenaient le battant de droite.

Il sera exposé dès aujourd’hui dans nos vitrines, avec quelques autres petits objets que j’ai trouvés dans la maison du docteur et que je me suis appropriés pour la curiosité de nos lecteurs. On pourra contempler ainsi un bistouri, le fémur d’un animal antédiluvien, un porte-plume en bois d’ébène, une page manuscrite de Flax, au haut de laquelle on lit : « Essai sur la substance essentielle du cerveau », etc., etc.

Je me suis également emparé d’une pipe de bois qui a dû appartenir à un des frères Widernunhut. Elle est marquée d’un H et porte l’inscription allemande : Liebe mich, ich liebe dich. (Aime-moi, je t’aime.)

On cultivait l’idylle dans cet hôtel du crime.

UN SPECTACLE EFFROYABLE — TROUVAILLE TRAGIQUE

Sitôt la brèche agrandie, je pénètre dans l’hôtel, à la suite des magistrats et des autorités de police.

Quelle extraordinaire et funèbre visite !

Je m’en souviendrai jusqu’à mon dernier souffle.

Nous avons tout d’abord examiné l’armature compliquée des serrures de la porte. Jamais entrée de forteresse n’a été plus solidement construite. De tous côtés se croisent, se soutiennent et se commandent des barres de fer dont le jeu assurait le maximum de résistance.

À la queue leu leu, éclairés par des lanternes portées par des agents, nous inspectons une chambre après l’autre, assez rapidement, depuis la grande loge où se tenaient les frères Widernunhut jusqu’au cabinet de travail et au salon, que j’ai déjà eu l’occasion de décrire.

Rien n’a été changé.

Tout au plus remarque-t-on un peu plus d’ordre.

Nous ne découvrons rien d’extraordinaire jusqu’au moment où M. Hamard ouvre la porte d’une petite pièce qui se trouve tout à côté de la chambre à coucher du docteur.

Oh ! l’affreuse vision d’horreur !

Je ne puis expliquer l’effroi qui nous prend alors tous à la nuque.

J’ai vu, à l’éclat misérable des lanternes, pâlir des hommes qui n’ont peut-être jamais pâli. M. Hamard est blême. Le juge manque se trouver mal. Le procureur ne peut rester.

Aux exclamations poussées par ceux qui sont entrés les premiers répondent les interrogations de ceux qui, restés encore dehors, ferment notre petit cortège.

On se bouscule. On se pousse. On se presse.

Et chacun, dès le premier coup d’œil jeté dans cette chambre infâme, sent battre son cœur, brusquement et brutalement affolé.

Elle est là, la solution de l’énigme tant cherchée !...

La réponse à toutes les angoissantes questions de l’affaire des rapts est devant nous, effroyable et sinistre, dépassant tout ce qu’on peut rêver de macabre.

M. Hamard, que l’émotion surexcite, jure.

— Mais, sacrebleu ! levez donc vos lanternes, qu’on puisse mieux voir !

Les agents obéissent, dressent les bras tant qu’ils peuvent.

Ils tremblent d’émotion.

On devine leur trouble aux vacillements agrandis des ombres projetées sur les murs.

La pièce est tendue d’un petit papier bleu sur lequel sont semés d’innocents bouquets de myosotis. Elle ne contient aucun meuble. Elle n’est ornée que d’un seul cadre qui a l’air d’avoir été oublié là depuis longtemps. Il contient une vieille image d’Épinal représentant le premier train de chemin de fer de la ligne de Paris à Saint-Germain.

Excepté ce dessin naïf et une longue planche tout le long du mur, en face la porte, à hauteur d’homme, la pièce est entièrement nue.

Sauf encore que sur la planche on voit, rangés soigneusement les uns à côté des autres, une trentaine de crânes, une trentaine de petits crânes d’enfants.

Nous nous regardons frémissants.

Ainsi donc, le professeur a tué ses petite victimes.

Toutes les insultes, toutes les exécrations, toutes les malédictions sont permises contre ce nom de Flax qui n’était jusqu’alors prononcé qu’avec admiration et respect.

La certitude d’un des plus grands forfaits de l’humanité est maintenant acquise.

Elle est écrite sur cette planche, dans le ricanement immobile de ces petites mâchoires, dans le regard fixe de ces petites orbites sans yeux.

— Il faudrait compter les crânes, dit M. Lépine au chef de la Sûreté.

Nous comprenons la pensée du préfet de police. 31 enfants ont été enlevés. Sont-ils tous représentés là par ces os affreux qui semblent la caricature de la vie ? Si le chiffre qu’on va trouver est supérieur à 31, il prouvera qu’il y a eu des enlèvements encore ignorés.

M. Hamard compte à voix sourde :

— Un, deux, trois, quatre...

Nous écoutons cette énumération dramatique, plus haletants à mesure qu’elle se rapproche du chiffre des rapts connus.

— 25, 26, 27... Messieurs, il y a 31 crânes.

Cette lugubre découverte terminée, M. Lépine nous fait sortir et les scellés sont apposés sur l’unique porte de la chambre. Deux agents la garderont jusqu’à nouvel ordre.

La suite de la visite à travers l’hôtel n’a rien appris à la justice.

Quant à moi, oppressé, le cœur lourd, il me semble qu’en quittant le seuil de la maison maudite, j’entre, délivré dans un autre monde, un monde de joie et de liberté. Pourtant, le jour gris qui se lève n’est guère fait pour inspirer de telles idées. Mais tout est relatif.

La journée a été décisive. L’affaire des voleurs d’enfants est entrée dans une phase nouvelle.

CLOVIS BINARD.

2 août 1906

LES MANIFESTANTS EN CORRECTIONNELLE

Les cinq manifestants qui ont brisé des portes, lors de l’envahissement de la rue Cassette par les antiflaxistes, ont été condamnés à des peines fort légères par M. Poncet, président de la huitième chambre correctionnelle : un jour de prison avec la loi Bérenger.

Il est certain que les sinistres découvertes d’hier ont servi de circonstances atténuantes aux coupables.

ALAIN BERNARD.

NOTRE CONCOURS

Moyenne des notes hebdomadaires pour la dernière semaine de concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

Image2

En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 37½ pour Bernard, de 58½ pour Barbarus et de 116¼ pour Binard, nous constatons que Bernard reste toujours bon dernier avec 42 points ½, que Barbarus le suit avec 68¾, et que Binard accentue son avance avec 149 points ½, Binard semble, de plus en plus, imbattable.

AUX TROUSSES DES COUPABLES

Ainsi donc, le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et les frères Widernunhut ont commis un des plus effroyables crimes de l’humanité. 31 enfants ont été ravis à leurs parents ; 31 petits crânes ont été découverts dans l’hôtel désormais sinistrement célèbre de la rue Cassette.

Quand je me souviens de ce spectacle, de la lumière falote tenue par les agents et léchant les lugubres ossements de leurs lueurs vacillantes, je me sens pris de frissons. Il me semble que je rêve éveillé un terrifiant cauchemar.

Au risque de passer pour un peureux et un faible, je n’hésite pas à écrire que ces crânes, ricanant et grimaçant, m’ont poursuivi toute la nuit à travers mon sommeil, qu’ils ont dansé devant moi de macabres quadrilles.

Maintenant encore, il me suffit de fermer les yeux pour revoir devant moi, alignés par une main méticuleuse, les trente et une masses pierreuses qui furent l’armature de 31 cerveaux vivants. Je garde, malgré une vision assez fugitive, une image tellement violente de ce spectacle que je pourrais donner des noms à ces crânes, les reconnaître si on les mêlait.

Ah ! dans mes souvenirs pourtant émouvants de journaliste, la petite chambre au papier de myosotis bleu restera comme un des souvenirs les plus atroces.

Le devoir des autorités est maintenant tout tracé. Elles ont laissé échapper ces criminels uniques dans l’histoire, il faut qu’elles n’aient ni cesse ni répit avant de leur avoir fait expier ces monstrueux forfaits.

Je ne suis pas de ceux qui, aujourd’hui, tombent à plate couture sur ceux qui se sont laissés berner par Flax.

J’aurais mauvaise grâce.

J’ai suivi l’enquête fidèlement, avec passion. J’y ai collaboré. Je suis un des premiers qui se soient occupés de l’affaire des voleurs d’enfants. J’en connais tous les petits côtés. Et cependant, sans être nettement flaxiste, j’estimais jusqu’à hier qu’il fallait n’avancer qu’avec la plus grande prudence.

Il ne me siérait donc pas d’accuser de légèreté ou même, ainsi que certains n’hésitent pas à l’écrire, de complicité, le parquet, que la grande notoriété du professeur éblouissait au point de laisser dans l’ombre les preuves pourtant convaincantes des savants dissidents.

Les signalements des coupables ont été télégraphiquement envoyés à toutes les polices d’Europe. On peut espérer que ces précautions auront un bon résultat. Deux hommes d’un aspect aussi caractéristique que Chrysostome et Wolfgang Widernunhut ne peuvent longtemps passer inaperçus. Le crime a fait trop de bruit pour que mille dénonciations n’éclatent pas sous leurs, pas.

La police a naturellement pris les mesures usuelles. Des agents spéciaux ont été expédiés dans tous les grands ports de mer.

L’avis général, à l’administration du quai des Orfèvres, est que les coupables ont du se séparer et qu’ils voyagent chacun de leur côté.

Le docteur Socquet, médecin légiste, a été chargé de l’examen médico-légal des petits crânes. Ses recherches commenceront après-demain. Les scellés resteront apposés encore aujourd’hui sur la porte de la chambre où, les enfants mutilés dorment leur immobile sommeil.

NOUVELLE PERQUISITION

La perquisition a continué toute la journée dans l’hôtel du docteur Flax, La première visite avait été très superficielle, en somme. La découverte des crânes avait tellement élucidé les doutes qu’on n’avait pas jugé à propos d’aller très avant.

Dans les écuries, on a trouvé les deux automobiles dont il a souvent été question, le coupé et le cheval qui, tous les quatre, servirent pour les vols d’enfants.

Le jeune soldat qui observa la grande automobile devant la caserne de la rue de la Pépinière au moment de l’enlèvement d’Émile Loubé l’a formellement reconnue.

De même, les témoins qui aperçurent l’automobile à châssis court que Flax utilisa pour ravir la petite Germaine Plaizance ont déclaré qu’ils l’identifiaient sans l’ombre d’une hésitation.

On s’est heurté à plus de difficultés pour le coupé, qui ressemble à beaucoup d’autres véhicules du même genre. Mme Clépent, M. Gilbert Baroutou, le père Mab, l’ouvreur de portières du Nouveau-Cirque, Mme Palavacoccini grand’mère, le cocher de l’Urbaine qui stationnait le soir en tête de file devant l’établissement de la rue Saint-Honoré, le chauffeur du baron de Vautremesse, enfin le cocher de Mme de Houdotte et son valet de pied n’ont pu être affirmatifs. C’est peut-être ce coupé-là, ont-ils dit ; c’est peut-être un autre.

LE COCHER DE LA COMTESSE DE HOUDOTTE — DE NOUVEAU LES « TARRRAPATTATA ! »

Cependant la déposition du cocher de la comtesse de Houdotte a permis des reconstitutions plus précises et bien curieuses.

Elles prouvent une fois de plus qu’il ne faut jamais, lors d’une enquête, négliger les petits détails.

Tout d’abord, le récit de cet homme démontre combien la ruse des coupables fut étudiée et prodigieuse.

Ce cocher est un très brave homme, un bon Lorrain sans façons.

— Je ne suis, a-t-il déclaré à M. Leydet, au service de la comtesse de Houdotte que depuis peu de temps... Elle m’avait engagé quelques jours seulement avant l’enlèvement de Gontran de Vautremesse, exactement huit jours... Moi, je n’en reviens pas, de tout ce qui arrive... Je vous assure que j’ai mené madame au Cirque d’Hiver et que je l’ai ramenée sans avoir le moindre soupçon qu’elle venait d’être complice du rapt d’un enfant. Le valet de pied qui était à côté de moi vous en dira exactement autant... Et comment aurais-je cru à sa culpabilité ? Dès qu’elle a lu les journaux, le lendemain du vol du petit Gontran, elle, m’a fait venir dans son salon : — « Savez-vous lire ? » m’a-t-elle demandé. — « Mais oui, madame. » — « Eh bien ! tenez, parcourez donc tous ces journaux. Vous apprendrez qu’un enlèvement, un de ces enlèvements d’enfants dont on parle tant en ce moment, a eu lieu juste à l’instant où nous quittions le Nouveau-Cirque. » Alors, moi, j’ai lu les journaux et j’ai raconté à madame ce que je savais, c’est-à-dire rien. — « Il est néanmoins nécessaire, m’a-t-elle répondu, de vous mettre à la disposition de la justice ; il lui faut parfois de bien légers indices pour suivre la trace des coupables. Je vais écrire au juge d’instruction que vous vous tenez à ses ordres. » Après cette conversation-là, monsieur le juge, vous pouvez bien vous douter que j’étais à mille lieues de la croire coupable ou complice. C’aurait vraiment été extraordinaire.

Cette partie de la déposition du cocher montre bien que tout, dans l’aventure des ravisseurs d’enfants, était combiné, machiné.

En envoyant son cocher et son valet de pied chez le juge d’instruction, la comtesse de Houdotte inaugurait le système qui conduisit le docteur Flax et elle-même à se mettre au premier rang de l’affaire des voleurs d’enfants, à faire du zèle pour la découverte des coupables.

Comment soupçonner un homme et une femme qui se donnent tant de mal pour éclairer la justice et diriger l’opinion dans le bon sens ?

M. Leydet, après avoir noté la déposition du cocher, s’est appliqué à une expérience tout à fait concluante. Il avait fait amener au quai des Orfèvres, devant le petit dépôt des pompiers qui se trouve adossé au Palais de Justice, le cheval du docteur Flax et deux autres juments empruntées a l’écurie d’une grande remise.

— Vous avez prétendu autrefois, a-t-il dit au cocher, que vous reconnaîtriez le cheval du docteur Flax au bruit des sabots de la bête. Le cheval qui, devant le Nouveau-Cirque, dépassa votre voiture, faisait, selon vous, en courant, un bruit caractéristique : Tarrrapattata !... Eh bien, voici trois chevaux, nous allons les faire courir devant vous. Vous me direz, en écoutant le bruit des fers sur le macadam, quel est le cheval du docteur Flax.

— Attendez ! monsieur le juge, a répliqué le cocher... je ne le reconnaîtrai que si ce cheval est celui qui m’a dépassé dans la fameuse nuit.

— Naturellement.

— Eh bien ! si une de ces bêtes court en faisant le bruit : tarrrapattata, tarrrapattata, je la reconnaîtrai sûrement.

L’expérience fut tentée sur-le-champ. On commença par le cheval du docteur Flax. Le cocher ne fut pas long à faire arrêter la bête.

— Parbleu ! C’est la jument !

Le juge fit ensuite apporter le phonographe sur lequel il enregistra, il y a quelque temps, les tarrrapattata chantés par le cocher dans ses premières dépositions. L’expérience a, de même, été concluante.

S’est-on assez moqué autrefois de l’enquêteur apprenant à faire des tarrrapattata, tarrrapattata, lors des débuts de l’affaire !

Tous les journaux de caricatures nous l’ont montré, à quatre pattes, apprenant à piaffer et à ruer. Toutes les revues de cafés-concerts ont consacré un numéro à cette façon de découvrir des preuves.

Le résultat est là aujourd’hui pour démontrer que l’expérience n’était point si sotte et qu’il est trop facile de se moquer lorsqu’on ne comprend pas les raisons des choses.

On a également perquisitionné chez la comtesse de Houdotte, mais aucune trouvaille intéressante n’a payé les patientes recherches du parquet.

Ni les policiers ni le juge chargés de l’instruction n’ont encore pu déterminer les mobiles des crimes.

On voudrait savoir, deviner, mais toutes les hypothèses semblent saugrenues et résistent encore à l’examen.

Pour quelles raisons les criminels ont-ils tué ? Sous l’empire de quelle folie, de quelle monstrueuse idée fixe ? Et pourquoi aussi ont-ils conservé, dans la chambre au papier de myosotis tous ces crânes, dépouillés comme des pièces anatomiques ?

CLOVIS BINARD.

3 août 1906

L’ENQUÊTE — PAUVRES GÉANTS

Lorsque des criminels notoires s’échappent, le passage des coupables est toujours signalé à tous les carrefours du territoire et de l’Europe.

Il en est de même aujourd’hui.

Non seulement on a vu le docteur Flax à Pont-à-Mousson, à Cologne, à Bayonne, a Rotterdam, à Clermont-Ferrand, à Ostende, à Noisy-le-Sec, à Nice, à lnspruck et ailleurs encore ; non seulement la comtesse de Houdotte a été vue au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, mais on a procédé à l’arrestation de quatre hommes, dont la stature est, par malheur pour eux, au-dessus de la moyenne.

Comme il est assez difficile de passer inaperçu quand on a une taille de tambour-major, il devient dangereux en ce moment d’être doté par la nature d’une surface imposante. Mille regards soupçonneux suivent la marche des pauvres gens pour qui le sort a été trop prodigue d’os et de muscles.

Les quatre géants arrêtés ont été relâchés après avoir subi de sévères interrogatoires.

L’un a vu les gendarmes se précipiter sur lui à la descente du train, à Pagny-sur-Moselle. C’est un fabricant de balais qui revenait d’Alsace-Lorraine, où il voyageait pour ses affaires.

Le second parut suspect à la police de Lyon. Il cherchait à se faire engager comme phénomène au cirque Rancy.

Le troisième est un officier des gardes, un de ces colosses dont Guillaume II aime à s’entourer dans ses voyages.

Le quatrième enfin n’est autre que le poète bien connu Hugues Delorme15.

Il était bien tranquillement attablé dans un café d’Asnières, en train d’écrire un sonnet, lorsque deux hommes, qui l’avaient suivi et qui s’étaient assis à côté de lui, lui firent signe de sortir.

— J’ai quelque chose de très important à vous dire, lui souffla l’un d’eux.

Hugues Delorme obéit à cette étrange invitation.

À peine dans la rue, il apprit qu’il était mis en état d’arrestation comme complice des vols d’enfants.

Poète, mais journaliste aussi, notre confrère ne protesta pas, voulut profiter de l’aubaine, curieux d’apprendre comment on allait le traiter. Malheureusement pour lui, le commissaire de police devant lequel il fut mené le reconnut et lui fit des excuses. L’aventure en resta là, au grand chagrin du poète, qui eût été fort aise de se faire passer quelques jours pour un des frères Widernunhut.

NOUVELLES PERQUISITIONS — UNE LETTRE DE LA COMTESSE   DE   HOUDOTTE

Les perquisitions, tant à l’hôtel du docteur Flax que dans l’appartement occupé par la comtesse de Houdotte, ont été continuées avec le plus grand soin. Tous les plus petits coins ont été visités, fouillés. On a même dépavé le sol des caves, formé, rue Cassette, de grosses pierres qui n’ont pas été remuées depuis deux ou trois siècles.

Ainsi que le juge d’instruction a pu le constater, le docteur Flax vivait de la façon la plus simple, presque de la façon la plus ascétique.

Dans les grandes pièces de l’hôtel, les meubles sont tous grossiers et rudes, des meubles de paysans en bois blanc. Seuls, le cabinet de travail que j’ai décrit et le salon d’attente pour les clients montrent un certain luxe, d’ailleurs pâle, usé, fané. La chambre à coucher ne contient qu’un étroit petit lit de fer et un lavabo de collégien.

Les chambres occupées par les frères Widernunhut sont les plus confortablement arrangées de toute la maison.

Les gardes du corps de Flax possédaient, eux, de grands lits de cuivre à leur taille et un ameublement de bois sculpté. N’exagérons pas le luxe de ces sculptures. Elles sont dues au travail lourd de ces ouvriers suisses qui taillent le bois d’une façon si particulièrement épaisse. Dans chacune des pièces, on voit également un grand coucou suisse, au haut duquel un coq sort, de temps en temps, pour venir chanter les quarts, les demies et les heures.

Les papiers saisis n’ont rien appris de nouveau. Flax avait l’habitude de brûler toutes ses lettres et toutes les paperasses. On n’a trouvé que d’abondantes notes, rédigées au jour le jour, sur les maladies des petits.

Dans le laboratoire, les enquêteurs ont découvert parmi l’ordinaire attirail des chirurgiens, des physiologistes et des chimistes, un bocal contenant une centaine de petites dents ayant appartenu à des mâchoires d’enfants.

Les recherches continuées chez la comtesse de Houdotte ont été des plus longues, des plus méticuleuses. L’activité des policiers a été mise à dure épreuve par l’inouï fouillis du luxe et des bibelots.

Dans le tiroir d’un petit secrétaire, le juge a saisi une courte lettre adressée par le docteur Flax à sa complice.

La voici ; elle est datée du 15 janvier 1906.

Ma chère amie,

Ah ! que j’aurais voulu pouvoir vous envoyer, pour vos étrennes, mieux que le banal bouquet de fleurs que je vous ai apporté !

Je vous avais promis d’avoir terminé, pour la fin de l’année, mon grand travail sur le génie humain. Je pensais vous l’offrir, en hommage pour l’an, nouveau.

Je sais combien vous y tenez, avec quelle passion ! Je me rappelle souvent vos grands rêves, réalisables si mes théories sont exactes.

Mais vous êtes la discrétion même. Je n’ai surpris dans vos regards aucun reproche pour mon retard.

Et pourtant, toute la curiosité de votre âme est tendue vers ce travail ! Prenez patience. Vous ne subirez plus une longue attente. Je suis en train de donner les dernières touches au tableau d’ensemble.

Et après, nous verrons...

Maintenant, j’en suis sûr, chère amie, l’avenir est à nous.

Bien à vous,

FLAX.

Cette lettre prouve, qu’au moins à l’époque ou elle a été écrite, les relations entre le docteur Flax et la comtesse de Houdotte étaient purement amicales. Elle ne contient pas le moindre mot d’amour. C’est seulement la lettre d’un savant écrivant à une femme qui s’intéresse à ses travaux.

La comtesse de Houdotte devait avoir, pour ces études du chirurgien, une prédilection particulière, puisqu’on a trouvé toute une série de notes prises par elle et enfermées dans un carton sur lequel est tracé, à la première page, en lettres de ronde .

L’homme de génie — L’avenir du monde par l’homme de génie.

Sous ce titre sont transcrites des observations et des pensées ingénieuses sur l’homme de génie et sa destinée sur cette terre.

Ce sont, pour la plupart, des idées assez paradoxales. Par exemple : Les peuples supérieurs sont ceux où il existe proportionnellement le plus grand nombre d’hommes de génie. Le Français est, par rapport au nègre, un être supérieur, non pas parce que chaque individu comparé à un autre individu est d’essence meilleure, mais parce que nous possédons plus de compatriotes de génie que les nègres. La mentalité des nègres, des Chinois, des paysans russes, de certains ouvriers ou paysans français, gorgés d’alcool, n’est point intrinsèquement, supérieure à celle des nègres. Elle l’est uniquement par le voisinage et le reflet de plus d’hommes de génie.

Ces échantillons des pensées de la comtesse montrent que cette femme extraordinaire n’était guère occupée des mille frivolités auxquelles se complaît la mondaine parisienne.

CLOVIS BINARD.

IL Y A ENCORE DES FLAXISTES

Il y a encore des flaxistes, c’est-à-dire des partisans convaincus de l’innocence du docteur Flax.

Entre autres, M. Jean Ajalbert16, cet homme de lettres qui, non content de la notoriété littéraire, a voulu conquérir les lauriers de l’explorateur.

Je l’ai rencontré boulevard Malesherbes, au moment où il baignait au soleil sa forte charpente auvergnate.

— Je suis, m’a dit M. Jean Ajalbert, un vieil ami de Flax. C’est un homme absolument hors du banal, du commun, un homme qui ne ressemble à personne. Mais il est incapable d’aucune sorte de forfaits. Je ne pense pas m’aventurer en soutenant, avec énergie, envers et contre tous, qu’il n’y a pas de crime ! Évidemment, on a trouvé des crânes ! Évidemment, les preuves concordent. Évidemment, elles semblent convaincantes au premier abord. Mais, moi, je reste persuadé qu’il y a là-dessous un mystère qui, lorsqu’il sera dévoilé un jour, étonnera tout le monde. Amis et ennemis obtiendront alors une explication satisfaisante pour les plus difficiles, et l’innocence du chirurgien éclatera clairement. J’en suis sûr.

— Pourtant cette lugubre découverte, rue Cassette ?

— Je vous répète, sans vouloir ou pouvoir m’expliquer autrement, qu’en dépit des plus violentes apparences, je ne crois pas à la culpabilité du célèbre chirurgien.

— Mais, monsieur, le docteur Flax a fui, la comtesse de Houdotte a fui, les frères Widernunhut ont fui. N’ont-ils pas avoué, par ce départ précipité, inattendu ?

— Ils ont eu raison de fuir. J’ai désapprouvé mon ami lorsqu’il a proposé de se soumettre à une sorte d’inculpation volontaire, afin de convaincre le public. Il n’aurait pas changé l’opinion de ses adversaires. Il serait, en dépit d’un jugement favorable du tribunal, toujours resté le voleur d’enfants pour la majorité des Français. Et, en attendant, il se serait exposé à toutes les calomnies possibles et imaginables... Ils ont donc eu raison de fuir. La formule est toujours exacte. Accusé d’une certaine façon d’avoir volé les tours de Notre-Dame, il vaut mieux gagner la frontière. Le docteur et ses amis ont vu s’organiser contre eux une de ces accusations énormes, anonymes, collectives, comme parfois il en naît presque spontanément dans les républiques, coups de grisou moraux des démocraties. Ils eussent été sots en continuant à braver la clameur populaire qui les a condamnés par avance. Mais attendons. L’heure de la justice finit toujours par sonner.

Après les terrifiantes perquisitions dans l’hôtel du docteur, l’optimisme de M. Jean Ajalbert parait quelque peu exagéré. Nos lecteurs se demanderont sans doute si le sympathique littérateur ne se laisse pas aveugler par l’amitié.

BARBARUS.

ÉTONNANTE DÉMARCHE DES MÈRES

Mmes de Vautremesse, Clépent et Mme veuve Peïnassols se sont rendues chez le juge d’instruction pour une démarche, en vérité, discutable.

Parlant au nom de toutes les mères, victimes des voleurs d’enfants, elles ont revendiqué le droit d’être admises à contempler, dans la chambre où ils sont encore sous scellés, les trente et un petits crânes de leurs enfants.

C’est un pieux pèlerinage, selon elles.

Il sera fait droit, paraît-il, à cette demande, qui semble étrange.

Pour excuser, le sentiment qui guide les malheureuses femmes, il faut s’imaginer leurs affres depuis qu’a commencé cette affaire. Ainsi on comprendra peut-être des exigences qui, au premier abord, paraissent incompréhensibles et malsaines.

Je pense pouvoir assister demain, si elle est autorisée, à la visite des mères aux crânes de leurs enfants. Elle ne peut manquer d’être émouvante.

BARBARUS.

4 août 1906

MACABRE PÈLERINAGE — UNE SCÈNE DE FOLIE COLLECTIVE

Après avoir longuement hésité, on a fait droit au désir des mères de rendre une dernière visite à ce qui reste de leurs petits enfants.

Cela a été une scène épouvantable.

On eût dû peut-être l’éviter.

À onze heures du matin, une vingtaine des mères accompagnées soit du mari, soit d’un parent, se sont trouvées réunies dans la cour de l’hôtel de la rue Cassette. Quelques-unes des femmes auxquelles le ravisseur a pris leur petit n’avaient pas osé affronter ce triste spectacle. Elles ne regretteront pas cette abstention, lorsqu’elles liront ce qui s’est passé.

Avant de conduire les personnes présentes dans la funèbre chambre au papier de myosotis bleu, M. Hamard, qui dirige la caravane, insiste encore une fois pour empêcher cette affreuse visite. Il se heurte à des décisions nettement prises.

Le docteur Socquet est présent. Le médecin légiste, qui doit, après la visite, emporter les têtes, s’est fait accompagner d’une grande voiture fermée contenant trente et une cloches à fromage. Elles sont destinées à couvrir chacun des crânes, pendant le transport.

Afin d’éviter aux nerfs des parents une secousse trop brutale, le chef de la Sûreté pénètre d’abord tout seul dans la petite chambre. Il ouvre les volets pour éviter aux spectateurs la brusque apparition des ossements à la lumière subite du jour. Après quoi, il introduit les visiteurs.

Nous assistons alors à un spectacle pénible, angoissant, terrible.

Que se sont donc imaginé les mères lorsqu’elles ont demandé l’autorisation d’entrer dans ce cimetière ?

Ont-elles cru qu’elles reconnaîtraient leur enfant, qu’il leur apparaîtrait une dernière fois ?

Devant cet alignement de têtes sans chair, sans muscles, elles sont toutes saisies d’une déception mêlée d’une terreur glacée.

Quelle est, au milieu de ces trente et une petites masses inertes, celle qui est jadis née de leurs efforts, dans la douleur et dans la joie ?

Quelle est celle qui, douée de mouvements, de gestes, de rires, de regards, s’est jadis appuyée tendrement sur leur sein ?

Non seulement l’horreur du spectacle leur serre la gorge, mais aussi leur impuissance à reconnaître celui ou celle qu’elles ont tant chéri, qu’elles pleurent depuis si longtemps avec des larmes de sang.

Pressées les unes contre les autres, s’excitant entre elles de leurs pleurs, de leurs sanglots, de leurs gémissements, elles sont, pour la plupart, mûres pour une de ces folies collectives qui s’emparent des foules émues et torturées.

Tout d’un coup, au milieu de cette scène de désolation, on voit Mme Pompaigne écarter ses voisines d’un geste puissant, saccadé.

— C’est lui ! murmure-t-elle.

Puis, pâle elle-même comme une morte, elle se précipite sur un des petits crânes. Elle s’en empare d’une main fébrile, et, les bras croisés, elle le serre contre elle, le berce.

Elle a cru, elle, reconnaître son fils, le petit Ange, dont la disparition l’a tellement frappée qu’elle a voulu se suicider, il y a un mois, en compagnie de son mari.

— C’est lui ! répète-t-elle avec des yeux effrayants de tendresse hallucinée. C’est lui ! je savais bien que je le retrouverais... Ange !... Ange !... Mais parle donc !

Et, s’adressant aux personnes qui l’entourent, elle continue :

— N’est-ce pas qu’il est beau, mon petit Ange, avec ses cheveux bouclés et ses yeux tout bleus ?... Les voleurs d’enfants ne l’ont pas enlevé puisqu’il est là et que je le tiens.

Muettes d’horreur, blanches de peur et de saisissement, les autres mères écoutent.

Et l’hallucinée continue, sans se lasser, à raconter son rêve comme une réalité. Elle cause avec son fils. Elle lui murmure des mots tendres. Elle lui chante un couplet à dormir. Elle lui raconte des histoires : Il était une fois un petit garçon qu’on appelait le Petit Poucet...

M. Hamard et le docteur Socquet tentent vainement de calmer le délire de la pauvre femme.

— Non, non, crie-t-elle, je le garde, maintenant. Je ne veux plus le quitter... Nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas ?

On veut lui arracher son pitoyable jouet, on veut la faire sortir. Elle résiste, et ses hurlements d’angoisse furieuse sont entendus jusque dans la rue.

Pour mettre fin à ce spectacle, le docteur Socquet va se décider à employer la force lorsque, dans le fond de la petite pièce où nous tremblons les uns contre les autres, éclate une autre voix de femme.

— Elle a raison ! Elle a raison ! Moi je le reconnais aussi mon petit Frantz. Laissez- moi approcher... Laissez-moi approcher... Je veux lui parler…

Et, écartant ceux qui tentent de l’arrêter, Mme Vetyolle se jette à son tour sur un des crânes qu’elle embrasse frénétiquement.

Alors c’est comme une effroyable contagion.

Chacune des femmes présentes s’empare d’une des têtes d’enfants, se met à la caresser, à lui murmurer des paroles de douceur.

Les mots me manquent pour raconter l’atrocité de cette folie soudaine qui s’empare de toutes, comme sous la baguette d’un mauvais sorcier.

Dans le bruit des larmes effrénées, des cris rauques, des rires brefs, des gestes insensés, les hommes se concertent rapidement.

— Il faut, dit le docteur, les faire sortir une à une, sans quoi nous aurons à soutenir une lutte effroyable d’où nous ne sortirons sans doute pas vainqueurs.

On appelle des agents.

On leur ordonne de faire la haie dans le couloir qui donne sur la petite pièce au papier de myosotis.

On se met cinq, six, sept pour pousser dehors la première femme qui se trouve devant la porte. Elle résiste ; elle supplie ; elle se débat follement. Lorsqu’elle est enfin jetée au milieu des agents, ils s’en emparent, la descendent malgré une révolte féroce, jusque dans la loge des frères Widernunhut.

Là il faut lui arracher le crâne qu’elle presse sur son sein, de toute la fureur de bras superexcités par l’amour maternel, la colère et la crise mentale.

La première femme ainsi traitée est Mme de Vautremesse. Il lui faut plus de dix minutes pour se remettre. Transportée de la loge dans le cabinet du docteur Flax, elle reprend peu à peu son sang-froid sous l’action de compresses froides. Elle se réveille lentement, et passant à plusieurs reprises ses mains sur les yeux, elle répète :

— Qu’est-ce qui m’est donc arrivé ? Il me semble que j’ai été folle.

Mme de Vautremesse est une femme énergique et brave, sur laquelle les nerfs ont peu d’empire. On s’imagine alors l’effet qu’a dû produire la contemplation de la longue rangée de petits crânes sur d’autres femmes puis faibles, plus impressionnables, anémiées, fatiguées par des journées et des journées de larmes.

Ce n’est qu’après deux heures d’efforts et de soins, que nous réussissons à calmer toutes celles que la subite frénésie de Mme Pompaigne a entraînées brusquement vers la démence.

La scène dont j’ai été le témoin aura certainement un grand retentissement dans le monde scientifique. Elle sera citée comme un bel exemple de ces folies collectives dont ont été souvent victimes, sous l’empire d’émotions intenses, des personnes à l’esprit le plus calme et le plus sain.

— Nous avons assisté, m’a dit le docteur Socquet, à un des plus extraordinaires exemples d’exaltation contagieuse que la science ait jamais enregistrés.

Tandis que les mères enfin revenues de leur surexcitation, rentrent à la maison, le cerveau brisé par la dépense nerveuse et le chagrin, le docteur Socquet s’occupe de retrouver les petits crânes qui, dans la bataille, ont un peu souffert, et se trouvent au hasard, l’un à droite, l’autre à gauche, sur une table, sur un meuble, sur une cheminée.

Après avoir enfin retrouvé son compte, le médecin légiste, qui veut écrire son rapport au plus tôt, les emporte dans sa voiture, sous les cloches à fromage.

CLOVIS BINARD.

Les recherches policières pour découvrir la retraite du docteur Flax, de la comtesse de Houdotte et de leurs énormes complices se poursuivent avec toute l’activité désirable. Un des agents de la Sûreté a obtenu des renseignements qui permettront, on l’espère, de déterminer exactement dans quelle direction l’étrange amie du docteur Flax a fui. On se préoccupe également beaucoup, au Parquet, de rechercher ce que les criminels ont pu faire des corps des enfants, puisque seules les têtes ont été retrouvées.

QU’EST DEVENU ALAIN BERNARD ?

Nous avons reçu d’un certain nombre de lecteurs des lettres où ils se plaignent de la rareté des articles d’Alain Bernard. Ce sont naturellement toujours d’éternels parieurs qui nous écrivent, et qui espèrent stimuler ainsi le zèle du reporter sur lequel ils ont placé leur argent.

Depuis quelques jours, en effet, notre collaborateur s’était comme recueilli. Il n’avait pris part à notre enquête que d’une façon très paresseuse.

Nous avions tous été frappés comme d’un changement dans son caractère. Ce grand garçon, à l’ordinaire d’allure tranquille et paisible,  semblait préoccupé, nerveux.

Or, Alain Bernard a disparu d’une façon inquiétante, et nous ne pouvons cacher plus longtemps notre souci à son sujet.

Avant hier, il nous apporta les quelques lignes que nous avons publiées et ou il relatait les condamnations des manifestants de la rue Cassette.

Notre rédacteur en chef qui voulait le charger d’une mission, l’avait prié de repasser au journal le soir même, à onze heures.

Alain Bernard accepta le rendez-vous, mais ne s’y rendit pas.

On envoya à son domicile un garçon de courses, qui ne le rencontra pas.

Alain Bernard n’avait plus paru chez lui depuis le matin. Sa concierge, qui lui sert de femme de ménage, en est garante. On attendait un mot d’excuses, un coup de téléphone, un télégramme. Rien n’est arrivé. Pas plus que la veille au soir, Alain Bernard n’est venu hier au journal.

Je me suis rendu à plusieurs reprises à son domicile. La concierge éplorée n’a pu que me répéter à chaque fois qu’Alain Bernard n’était pas rentré. Je me suis introduit avec la clef qu’il laisse dans la loge, dans son appartement, et n’ai point trouvé trace de son passage. Nous n’avons donc plus de nouvelles de notre collaborateur depuis le moment où il nous apporta sa dernière petite information judiciaire.

Ce jour-là, il me dit fiévreusement, et en accompagnant ses paroles de petits gestes nerveux :

— Mon vieux, je crois que je suis sur la trace de quelque chose d’épatant.

Et il répéta trois fois d’épatant, d’épatant, d’épatant, mon vieux.

Après quoi il me quitta avec précipitation.

Qu’est-il devenu depuis ?

Et sa disparition a-t-elle quelque rapport avec l’affaire des voleurs d’enfants ?

Faut-il craindre que la recherche de ce quelque chose d’épatant n’ait entraîné notre ami dans quelque embûche ? Nous sommes quelques-uns à le craindre.

Nous avons signalé la disparition d’Alain Bernard à la police qui, décidément, a, en ce moment, beaucoup de besogne.

BARBARUS.

5 août 1906

LE RAPPORT DU DOCTEUR SOCQUET — ÉTONNANTES RÉVÉLATIONS DU SAVANT

Le docteur Socquet n’a pas été long à déposer son premier rapport entre les mains de la justice. Il l’a envoyé dès ce matin au Parquet. Le médecin légiste n’a pas voulu me communiquer le texte même de son travail, mais il a obligeamment répondu à mes questions.

— Qu’avez-vous découvert, docteur ?

— Il m’a suffi d’un examen superficiel pour m’arrêter à une remarque des plus importantes. J’avais eu déjà comme une idée de la chose, hier, au moment de cette scène de sabbat à laquelle vous avez assisté. Je vous avoue que, très ému par cette folie qui s’est emparée presque d’un seul coup de toutes les mères, je n’ai pas osé dire tout de suite ce que je devinais... Mais, je vous le répète, j’avais déjà d’étranges soupçons. Et je crois bien que le résultat de mes recherches stupéfiera tout le monde. Une fois rentré, j’ai placé tous les petits crânes devant moi sur une table, et j’ai commencé par séparer les têtes des filles de celles des garçons. Or, dites-moi combien le voleur d’enfants a-t-il enlevé de garçons et combien a-t-il enlevé de filles ?

— Il a enlevé trente et un enfants, dont vingt-cinq garçons et six filles.

— Eh bien ! je n’ai pu compter, parmi les crânes que j’ai rapportés de l’hôtel du chirurgien, que deux ossements de fillettes contre vingt-neuf de petits garçons.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela peut signifier que ce ne sont peut-être pas les trente et un crânes des trente et un enfants ravis que la police a découverts chez le docteur Flax.

— Oh ! voilà qui va remonter le courage des rares partisans restés fidèles au docteur Flax. Mais est-ce que vous êtes sûr de pouvoir reconnaître exactement le sexe d’après les crânes ?

— Parfaitement. C’est élémentaire. Pour plus de sûreté, j’ai recommencé l’expérience avec trois ou quatre experts en anatomie. J’ai replacé les têtes de filles parmi les têtes de garçons, et j’ai prié mes collègues de vouloir bien opérer le tri. Ils n’ont pas hésité. Nous avons beau recommencer notre examen, nous arrivons toujours au même résultat : vingt-neuf crânes de garçons et deux de filles.

— Mais alors, m’écriai-je, c’est que vous ne possédez pas les crânes de tous les enfants enlevés. C’est que les rapts de quatre garçons dont vous avez examiné les restes n’ont pas été déclarés à la police. Il faudrait donc ajouter quatre garçons aux victimes connues ? D’autre part, comme nous savons que six filles ont été volées et que vous n’avez retrouvé que deux crânes féminins, il faut encore ajouter quatre enfants à la sinistre liste. Le chiffre total des rapts serait ainsi de trente-cinq enfants volés.

25 garçons, dont l’enlèvement a été déclaré et dont on possède les crânes ;

4 garçons, dont l’enlèvement n’a pas été déclaré, et dont on ne connaît que les crânes ;

2 filles, dont l’enlèvement a été déclaré et dont on possède les crânes ;

4 filles, dont l’enlèvement a été déclaré et dont nous ne possédons pas les crânes.

Total : 35 victimes.

Le docteur Flax a donc tué non pas 31 enfants comme on le croyait, mais 35.

— Je vous ai laissé parler, monsieur, répond le docteur Socquet, pour avoir le plaisir de vous voir commettre la même erreur que moi, au début de mon examen. Erreur vite corrigée par une observation plus approfondie des crânes. Vos calculs démontrent cependant qu’on a été frappé à tort par ce chiffre de 31 crânes, attribué à première vue aux 31 enfants disparus. Ils ne sont exacts que sur ce point. Si les enfants disparus sont représentés par les crânes découverts dans la chambre au papier de myosotis, il en manque évidemment quatre. Mais, maintenant, je vais plus loin, et je vous autorise à écrire que, d’après moi, les crânes de la rue Cassette n’appartiennent à aucun des petits dont il a été question ces temps derniers.

— Ah ! ? ! ? ! ?

Mes yeux doivent exprimer une stupéfaction profonde, puisque le docteur Socquet sourit en me demandant :

— Ça vous étonne, hein ?

— En effet. Les crimes du docteur Flax me semblent en nombre assez considérable pour ne pas en allonger encore la liste. Songez donc à cette hécatombe de pauvres petits ! Il aurait donc assassiné, outre les 31 enfants dont la disparition a été constatée par la police, 31 autres enfants dont les restes ont été retrouvés ? Cela en ferait 62 en tout.

— Vous raisonnez trop vite, cher monsieur. Rien dans mes paroles ne peut prêter à croire que les crânes de l’hôtel du docteur sont des crânes appartenant à des enfants assassinés.

— Pourtant !

Non, ce sont, d’après moi, des enfants morts de leur belle mort. Ce sont des préparations anatomiques qui ont servi au docteur Flax pour ses études. J’en ai les preuves. Elles ont échappé tout d’abord au milieu de l’émotion et du désarroi. La première n’a rien de médical. Elle eût pu être faite par n’importe qui. Sous le maxillaire inférieur de chaque crâne, le docteur a collé une petite étiquette sur laquelle on lit des chiffres qui n’ont rien de cabalistique. Ils représentent simplement les mesures en longueur, en largeur et en hauteur de la boîte crânienne. Mais je possède des preuves beaucoup plus sérieuses. Ces préparations anatomiques ne sont pas récentes. Elles datent d’il y a trois, quatre, cinq mois, peut-être beaucoup plus, mais certainement pas moins. On ne parlait pas encore des voleurs d’enfants que ces crânes étaient sans doute déjà où on les a trouvés.

— Savez-vous que vos observations vont faire un joli tapage ? Les flaxistes, un moment déçus par les dernières découvertes, vont reprendre leur campagne.

— Moi, reprend le docteur, je ne suis ni flaxiste ni antiflaxiste. Je me contente de faire mon métier et de raconter ce que je sais de façon certaine... Et si Flax n’a pas assassiné les trente et un enfants dont les crânes sont sur ma table, ça ne prouve pas qu’il n’ait pas assassiné les trente et un enfants qui ne s’y trouvent pas... Allez ! Publiez sans hésitation que les os que j’ai examinés ont été tout simplement des instruments de travail pour le savant anatomiste. La plupart portent sous l’oreille gauche la trace d’une trépanation. Sans doute le chirurgien cherchait-il soit à se faire la main pour des opérations, soit à découvrir quelque nouvelle vérité scientifique... Il n’est cependant pas inutile d’ajouter que tous les crânes retrouvés sont des crânes d’enfants âgés d’environ six ans, âge des petits qui ont été successivement ravis pendant ces dernières semaines.

Si bien que nous voilà tous ramenés à notre point de départ par le travail du docteur Socquet !

La découverte des crânes de l’hôtel de la rue Cassette ne signifie donc plus rien. On s’est probablement épouvanté à faux. Tous les problèmes qu’on croyait résolus sont de nouveau tels qu’ils étaient il y a quelques jours.

Que sont devenus les enfants enlevés ?

Qu’en ont fait le docteur et ses complices ?

Les ont-ils assassinés ou non ?

Tout dans cette affaire, écrit le Temps, continue à être profondément angoissant et mystérieux. Sitôt qu’une solution semble proche, sitôt que le but est près d’être atteint, il s’éloigne. La justice et la police courent après un mirage.

CLOVIS BINARD.

AUTOUR DE L’ENQUÊTE

Les recherches continuent avec la plus grande activité.

La police a essayé de centraliser des détails sur l’automobile qui a servi à la comtesse de Houdotte pour fuir à la gare de Chantilly.

Il importait, en effet, de déterminer l’itinéraire de cette voiture.

Le sous-chef de gare ayant déclaré que la caisse était peinte en couleur vert pomme, on a pu retrouver les traces de ce véhicule voyant.

L’automobile appartient à un garage de l’avenue de la Grande-Armée.

On est sûr aujourd’hui que c’est Numérien Widernunhut qui alla louer la voiture. Il fut convenu entre lui et le directeur du garage que la voiture vert pomme irait attendre une dame à la gare de Chantilly. Cette dame était, selon ce qu’a raconté Numérien, une étrangère désireuse de visiter les environs de Chantilly.

— La comtesse de Houdotte, a dit le chauffeur qui la conduisit, joua très bien son rôle. Après une promenade dans les environs, elle se fit conduire au château, qu’elle visita. Elle jeta, comme tout le monde, du pain aux canards et aux fameuses carpes du fossé. Après quoi elle donna l’ordre du retour et se fit déposer à la gare d’Orsay.

Ces faits, aujourd’hui contrôlés, démontrent qu’il y a, quoi qu’en disent encore les flaxistes impénitents, une complicité certaine entre la comtesse de Houdotte et le docteur Flax, puisque c’est un des serviteurs du docteur qui est allé louer l’automobile pour la comtesse.

Ce voyage à Chantilly prouve encore l’adresse des coupables. Il n’a évidemment servi qu’à dépister la police. La voiture était de couleur vive, afin d’être remarquée. La comtesse n’avait pas l’air de se cacher, tout en se cachant Peut-être craignait-elle à ce moment d’être suivie par un policier et était-ce un moyen pour tromper la poursuite et faire perdre sa trace ?

Personne ne croit que la comtesse de Houdotte, en se rendant à la gare du quai d’Orsay, a pris un des trains de la ligne d’Orléans. On estime que c’est encore là un subterfuge adroit.

Il est juste d’ajouter que d’autres pensent, au contraire, et pour la même raison, qu’elle est partie par un des trains de cette ligne. La véritable habileté, selon eux, consisterait, après avoir trompé la police par toutes sortes de moyens subtiles, à la tromper encore une fois par les moyens les plus simples. Ayant dérouté les agents par un voyage simulé, il serait plus rusé de les dépister à nouveau par un vrai voyage, car il est toujours difficile de découvrir une vérité perdue dans un tas de mensonges.

BARBARUS.

Nous n’avons toujours aucune nouvelle de notre collaborateur Alain Bernard.

Son inexplicable disparition cause les plus graves inquiétudes.

Nous avons envoyé des collaborateurs dans toutes les maisons où il fréquentait. Toutes les recherches sont restées vaines.

Cependant, d’après un bruit qui circule et qu’il ne m’a pas été, possible de vérifier, il aurait dit à une dame de ses amies :

— Attendez-vous à un coup de théâtre. Je n’ai pas eu beaucoup de chance, jusqu’ici, au concours de reportage. Je suis bon dernier. Mais peut-être vais-je me réhabiliter par un exploit retentissant. Toutes les hypothèses qu’on a faites sur le docteur Flax doivent être fausses. Il doit y avoir un secret prodigieux sous cette affaire. Peut-être me sera-t-il donné bientôt de le dévoiler à mes lecteurs.

Si ces paroles sont exactes, elles laissent la voie libre à toutes les suppositions. Quelques camarades de Bernard prétendent, en effet, que leur ami, tout à son enquête, s’est heurté au docteur Flax et qu’il a été victime de son zèle.

BARBARUS.

6 août 1906

ALAIN BERNARD EST RETROUVÉ

Toutes les nouvelles que les agences et nos confrères nous apportent aujourd’hui n’ont, après la lettre d’Alain Bernard qu’on lira plus bas, qu’un intérêt purement documentaire et historique.

Nous connaissons trop notre collaborateur, enfin retrouvé, comme un homme consciencieux et sérieux. Il ne nous a certainement pas induits en erreur. Dès lors qu’il n’exprime aucun doute sur la réussite de son expédition, nous estimons qu’il ne faudra plus attendre longtemps avant d’avoir, au sujet du docteur Flax, des renseignements qui satisferont toutes les curiosité.

LE RÉVEIL DES FLAXISTES

Ainsi qu’on l’avait prévu, les observations du docteur Socquet sur les crânes des enfants ont ravivé l’ardeur des flaxistes.

Le Figaro de ce matin exprime nettement l’opinion générale des partisans du chirurgien, que les accusations des savants dissidents et la fuite des accusés avaient, un instant, abattus et déroutés.

Nous avions, lit-on dans cette feuille, fini comme tout le monde par être troublés en lisant chaque jour les preuves accumulées contre le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et les frères Widernunhut.

Il était difficile de se dissimuler que la répétition d’indices concordants finirait par entraîner l’opinion.

Nous reconnaissons même que les démonstrations des « savants dissidents » nous rendaient la défense du chirurgien presque impossible, qu’elles nous enlevaient même peu à peu notre foi dans l’innocence du célèbre médecin.

Nous n’étions donc plus soutenus que par un vague instinct de la justice, que par un arrêt de conscience en face de certains problèmes inexplicables.

Mais aujourd’hui une voix sourde nous répète plus que jamais les éternelles questions qui, sans détruire les preuves des savants dissidents, nous laissent, malgré tout, incertains et perplexes.

Tout d’abord, le mobile ! Nous en revenons toujours à ce même mystère. Imaginons, pour un moment, que le docteur Flax ait tué les trente et un enfants.

Pourquoi les a-t-il tués ?

Les uns répondent : il a obéi à on ne sait quelle atroce aberration.

Il faut admettre alors qu’il a réussi à entraîner dans sa folie et la comtesse de Houdotte et les trois Widernunhut, qui sont cependant, d’après tous les témoignages, des modèles de calme, de tranquillité, de raison. M. d’Arsonval, qui les connaît bien et qui n’est certes pas suspect de bienveillance à leur égard, a dit lui-même à un de nos confrères : « Ces Widernunhut sont des gens exempts de nerfs ! »

D’autres antiflaxistes supposent que le docteur Flax s’est emparé des enfants pour tenter sur eux des expériences scientifiques. C’est même là une opinion qui tend à prévaloir. Elle nous semble également absurde.

Le chirurgien, et cela a déjà été dit et répété, s’il avait voulu se livrer à des études sur de jeunes enfants, n’avait que l’embarras du choix dans son hôpital de Montretout. Il y était le maître absolu. Même s’il avait voulu pousser les expériences sur les petits malades au delà des bornes que la prudence et la saine morale autorisent, personne ne se serait permis de lui en faire la remarque. Il aurait toujours pu déguiser ces misérables études de façon à n’éveiller aucune question indiscrète.

Et, dans cette hypothèse comme dans toutes les autres, le rôle de la comtesse de Houdotte resterait complètement inexplicable. Cette dame du monde ne s’occupait pas de chirurgie, de médecine. Les expériences du docteur ne pouvaient pas l’intéresser. Pourquoi aurait-elle risqué, dans l’enlèvement et l’assassinat des enfants, une réputation jusqu’alors sans tache, une situation sociale des plus enviables, une vie agréable, confortable et paisible ?

Cette femme à l’intelligence de laquelle tout le monde rend hommage, même ses ennemis, se doutait bien qu’on ne ravit pas trente et un enfants dans une ville comme Paris, sans laisser de trace, sans perdre en route le petit caillou ou la mie de pain qui servent aux petits Poucets de la police à retrouver le chemin.

Répétons également, pour la dixième fois, que le docteur Flax et la comtesse de Houdotte dépasseraient en odieux tout ce qu’on peut imaginer si, acteurs dans tous ces enlèvements, ils avaient eu l’incroyable idée de profiter de leur situation pour se placer à la tête des hommes et des femmes dévoués qui se donnèrent la tâche de rassurer l’opinion et de faire cesser enfin la calamité dont souffre Paris.

Il reste malheureusement toujours contre nous un argument très fort tiré de la fuite même de Flax et de ses amis.

Nous confessons volontiers qu’il est d’un grand poids.

La réponse que nous lui faisons presque unanimement dans le camp flaxiste est assez faible et ne porte pas bien. Le chirurgien aura voulu s’éviter les ennuis d’une inculpation dans laquelle il devinait qu’il allait avoir contre lui toutes les passions publiques. Mais, lorsqu’on nous oppose qu’il a demandé lui-même à soumettre son cas à la sagacité des juges, notre argumentation fléchit, nous le reconnaissons volontiers.

La vérité, néanmoins, est peut-être là. Ce n’est pas la première fois qu’un homme, même un homme de l’envergure du docteur Flax, change d’avis dans une circonstance capitale de son existence. Ce revirement est des plus naturels. Il serait la clef de tous ces événements.

N’oublions pas, en outre, que le docteur, en prenant la décision de se faire officiellement inculper, entraînait une femme dans cette aventure, que la comtesse de Houdotte allait être constamment sur la sellette à côté de lui. Il est donc possible qu’après avoir pesé les inconvénients qui résulteraient d’une attitude aussi franche, non pas pour lui, mais pour une femme à laquelle il était tout dévoué, le docteur soit revenu sur une décision prise à la hâte et dans un moment de générosité irréfléchie.

On a essayé hier de trouver un autre aliment à la polémique, en découvrant une nouvelle preuve de complicité de la comtesse et du docteur. Le fait que Numérien Widernunhut est allé louer l’automobile dont s’est, en dernier lieu, servie la comtesse de Houdotte, démontre, dit-on, que les liens entre cette dame et le docteur étaient des plus étroits.

Il ne prouve rien du tout, à notre avis.

Impliqués dans une même intrigue, tous les héros de ce drame se sont consultés pour se tirer d’affaire de leur mieux. N’est-ce pas naturel ? Cette entente est encore dans l’ordre des choses et ne peut servir utilement à nos adversaires.

Enfin, les constatations du docteur Socquet ont jeté des doutes nouveaux dans nos esprits. Son rapport est net, catégorique. Les trente et un crânes de la rue Cassette ne sont pas ceux des trente et un enfants qui ont été enlevés dans les rues de Paris.

Observation à noter pour la psychologie de l’opinion publique, la grande majorité des antiflaxistes refuse de croire le savant médecin légiste. Ce chiffre de trente et un entraîne toutes les convictions.

On n’admet pas que le hasard puisse se permettre la fantaisie d’une certaine régularité.

Le hasard, qui a fait que le docteur Flax a, dans un but d’études, réuni sur une planche trente et un petits crânes d’enfants morts de mort naturelle, rapproché du hasard qui a fait que trente et un enfants ont été ravis, démontre, pour la foule, que ces hasards ne sont pas des hasards qu’ils sont dus aux actes réfléchis d’une volonté humaine.

Rien ne peut réduire, à néant cette opinion du public.

Mais nous, persistant de plus en plus dans la conduite dont nous ne nous sommes jamais écartés, nous suivrons le docteur Socquet dans ses raisonnements et ses déductions.

Non seulement nous ne comprenons pas encore pourquoi le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et les frères Widernunhut auraient assassiné des enfants, mais nous pensons qu’il n’est pas encore démontré que les enfants enlevés ont été assassinés par qui que ce soit.

Notre espoir de les retrouver un jour, peut-être en pleine santé, est donc toujours légitime. Si cette opinion raisonnable était plus répandue, on eût évité l’autre jour la crise mères, devant des crânes qui, cela est certain aujourd’hui, ne sont pas ceux de leurs enfants.

Nous publions tout au long cet article du Figaro, pour montrer à nos lecteurs où en sont les flaxistes, et de quelle façon l’énigme se présente à eux aujourd’hui.

NOUVELLES D’ALAIN BERNARD

La lettre qu’on va lire a été un grand soulagement pour nous.

Notre joie d’avoir retrouvé Alain Bernard est double, puisqu’il nous annonce en même temps qu’il est sur la bonne voie et que nous allons peut-être, grâce à lui, connaître le lieu où se sont réfugiés le docteur Flax et ses complices.

Mon cher rédacteur en chef,

J’ai suivi dans notre journal vos angoisses à mon sujet.

J’en ai été très flatté.

Il n’y a rien de tel pour éprouver ses amis.

C’est à un point que je regrette qu’on ne m’ait pas cru mort. J’aurais pu lire ainsi des articles nécrologiques qui eussent certainement chatouillé mon amour-propre.

Mais je ne veux pas continuer plus longtemps à inquiéter nos camarades et les quelques parieurs qui se sont obstinés sur l’outsider que je suis.

Je me trouve en excellente santé et fort dispos.

J’ai dû quitter Paris précipitamment et en me cachant. Il est, en effet, de toute nécessité, pour l’instant, que je ne sois pas dérangé dans ma besogne par des confrères brouillons.

Croyez bien que ce n’est pas le seul sentiment de l’égoïsme qui me pousse. Je ne veux pas garder pour moi tout seul les fruits de ma découverte, mais je tiens à ce que personne ne m’empêche, par des démarches maladroites ou par des révélations prématurées, d’arriver à la vérité.

Vous comprendrez donc toutes les précautions que j’ai prises pour fuir Paris dans le plus grand secret.

Je vous prie de ne pas publier le nom de la ville d’où je vous écris, afin de ne pas indiquer, même vaguement. La direction dans laquelle je suis parti. Il faudrait chauffer un train spécial pour tous les reporters qui se précipiteraient vers cet endroit, si vous l’indiquiez, ne fût-ce que d’un seul mot.

Je suis sur la trace du docteur Flax, de la comtesse de Houdotte et des frères Widernunhut.

Je pense pouvoir, sous peu, vous apprendre comment la piste m’a été dévoilée, et par quel heureux concours de circonstances j’ai pu obtenir des détails précis et sûrs.

Je devais dîner après-demain soir chez M. Porel, le directeur du théâtre du Vaudeville.

Veuillez, je vous prie, lui remettre la lettre d’excuse ci-jointe.

Je n’ai pas voulu la confier à la poste pour les mêmes raisons professionnelles, afin de n’indiquer à personne le lieu où je me trouve.

C’est d’ailleurs pour le même motif que je ne vous ai pas télégraphié. L’employé du télégraphe eût pu être tenté de raconter autour de lui et ma résurrection et mon ferme espoir de vous envoyer bientôt de grandes, de sensationnelles nouvelles.

ALAIN BERNARD.

7 août 1906

LE DOCTEUR FLAX EST EN SUISSE — LE SORT DES ENFANTS

Ou je me trompe fort, ou la lettre que je vous ai adressée hier a dû faire son chemin par le monde.

Mes renseignements étaient bons.

Je saurai demain, exactement, où Flax se cache. Je tenterai l’inimaginable pour le voir.

J’estime qu’il n’y a plus d’inconvénients aujourd’hui à dévoiler où je suis, comment j’y suis, pourquoi j’y suis. Mes concurrents auront beau faire diligence, ils arriveront trop tard. Je ne crains plus d’être « gratté » par aucun reporter.

Je vous écris de Sarnen, petite ville suisse, chef-lieu de l’Obwald, dans le canton d’Unterwalden.

Elle est située sur la ligne du Brunig qui relie Lucerne à Meiringen et à Interlaken, à peu près à égale distance entre la grande ville du lac des Quatre-Cantons et le point culminant du célèbre col.

Quoique Sarnen ait aussi son lac d’un bleu tranquille, les touristes ne s’y arrêtent guère, pressés qu’ils sont de courir en hâte aux paysages que les rédacteurs de guides et d’itinéraires ont voués à l’admiration forcée des voyageurs. La ville se repose donc dans le calme de sa vie provinciale, pays pieux et tranquille, endormi au milieu des couvents.

Mon départ subit pour Sarnen a été provoqué par deux dépêches reçues à quelques jours de distance et dont voici le texte :

« Prépare-toi départ, cause docteur, Hermlein. »

Et

« Viens me voir après-demain à Sarnen. Tu sauras où est docteur. Expédition curieuse. J’en suis. Silentium. Salve. Rudolph Hermlein. »

Il y avait bien quatre ans que je n’avais entendu parler de Rudolph Hermlein. Nous avons jadis fait ensemble vingt et trente excursions périlleuses, par les sommets des Alpes. Il m’a initié aux joies uniques des grandes ascensions, à la domination vivifiante des hauts espaces, des gouffres, des glaciers. Nous avons surmonté de compagnie mille dangers, nous avons roulé ensemble dans l’avalanche, été exposés, l’un près de l’autre, à de terribles éboulis. Il avait failli être emporté sous mes yeux par un torrent né subitement sous nos pas, comme par une force magique. J’avais failli être tué sous ses yeux par un taureau des cimes et il m’avait sauvé la vie.

Et toute cette franche camaraderie, qui avait lié l’un à l’autre deux caractères des plus différents, n’avait pas résisté à la poignée de main du départ. Il était resté dans ses montagnes ; moi, j’avais été engrené dans le rouage trépidant de l’existence parisienne. On ne pensait plus guère l’un à l’autre. On ne s’écrivait pas, après avoir promis de s’écrire.

Le télégramme de Hermlein raviva en moi des souvenirs émus, et il fit germer bien des espoirs. Vous saurez où est le docteur ! Ces six mots me remplissaient d’aise.

Ah ! ce Hermlein !

Il ne donne pas souvent de ses nouvelles, mais quand il en donne, cela vaut la peine.

Rudolph Hermlein est un homme bien intéressant, une âme d’enfant, un esprit artiste, une volonté de granit et le cerveau le plus obstiné de la terre. Il est né en Suisse, à Ober-Rickenbach, hameau perdu dans un cirque de montagnes où la grande route partie de Wolfenschiessen, station de la ligne d’Engelberg au lac des Quatre-Cantons, s’arrête tout d’un coup comme si on était au bout de l’espace permis aux hommes. À cet endroit se dressent de tous côtés d’énormes parois impénétrables qui semblent fermer le monde.

Élevé jusqu’à l’âge de dix ans au milieu de cette nature forte, Rudolph Hermlein fit ensuite ses études complètes à l’école des Bénédictins d’Engelberg. Là, ses maîtres s’aperçurent qu’il avait du goût pour les arts plastiques. Ils l’envoyèrent alors étudier le dessin et la peinture dans les ateliers de Munich. Il s’y est spécialisé dans les sujets religieux. À l’époque où je l’ai connu, il remplissait de ses Madones et de ses Saint-Jean-Baptiste toutes les chapelles du canton. Cela ne l’empêchait pas de s’entendre avec le sacré mécréant que je suis.

À son talent de peintre, Rudolph Hermlein joint celui de connaître toutes les montagnes autour d’Engelberg, cime par cime, passage par passage. Il est connu aussi comme chasseur de chamois, et sa réputation de chasseur d’aigles s’étend encore plus au loin. C’est lui qui, pour dénicher des aiglons, se fit un jour hisser jusqu’à l’aire, le long d’un effrayant mur de rocs, au bout d’une corde qui mesurait plus de trois cents mètres. Cet exploit terriblement dangereux, d’une exécution infiniment compliquée, accompli avec un sang-froid admirable, fit grand bruit à son époque, parmi ce peuple de montagnards chez qui la hardiesse et l’audace ne sont cependant pas des vertus rares.

Tel est Rudolph Hermlein, qui m’a mis sur la piste du docteur Flax.

Je suis tombé à Sarnen, au milieu d’une de ces fêtes athlétiques qui remuent certains cantons suisses, du plus humble paysan au plus haut fonctionnaire. Hermlein ne m’ayant pas envoyé d’adresse, j’ai dû le chercher au milieu de la foule en liesse.

Aussitôt débarqué, j’interroge un employé de la gare.

— Connaissez-vous Rudolph Hermlein ?

— Le peintre ?

— Oui. Pouvez-vous m’indiquer l’endroit où je puis le rencontrer ?

— Il fait partie des organisateurs de la fête. Vous le trouverez sans doute au Hornussen. Il préside le jury.

— Qu’est-ce que le Hornussen ?

L’employé de la gare me regarde avec un dédain profond. Il pense certainement : D’où sort-il, celui-là ?

— Allez à la fête, dit-il, vous verrez.

Me voilà gagnant la prairie où ont lieu les jeux athlétiques.

La ville est égayée de cent banderoles peintes, tendues de maison en maison. On y lit en grosses lettres toutes les formules possibles de bienvenue aux étrangers que dicte à un peuple accueillant le souci de plaire à ses hôtes.

Des paysans passent, gais et familiers, râblés et lourds, hirsutes ou, au contraire, rasés de frais, et des bourgeois et des bourgeoises qui ont mis leurs plus beaux habits, ce qui ne veut pas dire que ces habits soient beaux.

Des fils de famille circulent à cheval, tout fiers de leurs brassards enrubannés, de l’honneur que leur fait la ville en les chargeant exceptionnellement de maintenir l’ordre pendant les jours de fête.

Les jeux ont attiré tout le canton et bien des amateurs des cantons voisins.

Les Suisses adorent les cavalcades, les cortèges historiques. Le programme des fêtes a donc décidé les plus casaniers. Songez qu’il annonce un vaste défilé représentant le printemps, l’été, l’automne et l’hiver ; le printemps représenté par un troupeau de vaches à clochettes, accompagné de bergers et de chevriers chantant le « jodeln » à la manière tyrolienne ; l’été représenté par des groupes de gymnastes allant à la danse de la fanaison, par une voiture contenant toute une fromagerie des Hautes-Alpes, par des porteurs de fromages, des chercheurs d’edelweiss et de racines de gentiane, des touristes, des guides, des photographes, des paysagistes ; l’automne, représenté par des musiciens en costumes du siècle, dernier, par des musiciens en costumes de lutteurs des temps modernes ; l’hiver, représenté par une ancienne chambre de paysan reconstituée sur un camion, par des chasseurs, des bûcherons, de vieilles fileuses, etc. Songez aussi que l’homme sauvage, pitre nécessaire des fêtes de ce pays, va prononcer des discours extravagants et faire mille singeries, après avoir offert un beau fromage au curé doyen. Et songez qu’on verra de fraîches paysannes, adorablement fines, jolies et sages se promener dans leurs riches costumes nationaux.

Comment résister à toutes ces attractions ?

Comment résister au plaisir du jeu des drapeaux, jeu fatigant où on voit de robustes gars jongler avec d’énormes hampes autour desquelles ils doivent faire onduler l’étoffe en plis harmonieux. Comment résister au plaisir de la lutte suisse, qui consiste à tomber son adversaire en l’empoignant seulement par un caleçon ad hoc ? Comment résister surtout au plaisir du Hornussen, sport formidable, extrêmement curieux et spécial à quelques villages qui se défient les uns les autres avec une rage fervente, du Hornussen qui a valu à mon ignorance le regard méprisant de l’employé de la gare.

Je découvre enfin Rudolph Hermlein sur le vaste terrain du Hornussen.

— Bonjour ! me crie-t-il sans autre formule de politesse. Ne me dérange pas. Plus tard ! Plus tard ! Je suis très occupé.

Il surveille attentivement la course d’une sorte de balle de bois dur qu’à l’aide d’une longue baguette renflée au bout et tenue des deux mains, un paysan projette en avant avec une force prodigieuse. Très loin, en face du lanceur, sur plusieurs rangs, se trouvent une quarantaine de joueurs armés chacun d’un bouclier de planche. Lorsque la balle passe au-dessus d’eux, ils essayent d’en briser la trajectoire en jetant leurs boucliers vers le ciel. C’est un spectacle étrange, autant par les cris féroces dont on l’accompagne que par l’adresse invraisemblable des joueurs qui arrêtent l’invisible petite balle et ont ensuite à se garer d’une lourde pluie de planches, capable de démolir les crânes les plus solides.

J’essaye à plusieurs reprises d’arracher quelques mots à Rudolph Hermlein. Tout l’intérêt de ces luttes ne me fait pas oublier Flax et ses crimes.

— Nous causerons demain ! crie Hermlein. Pas le temps aujourd’hui. Tout à mes fonctions.

— Mais Flax ?

— Il y a dîner de corps ce soir, représentation, etc. Je prononce un discours. Nous causerons demain.

Je connais mon Hermlein. Il est têtu comme un roc. Je le supplie :

— Un détail ? Un seul ?

— Eh bien ! Ton docteur Flax, il est en Suisse.

Il me désigne d’un geste les montagnes.

— Loin ?

— Assez... Demain ! Demain !

— Je t’en prie, Hermlein, est-il seul ?

— Il est avec la comtesse, ses trois complices hommes, une autre femme.

Quelle autre femme?

— Est-ce que je sais ?... Et il y aussi des enfants.

Je saute en l’air.

— Comment, des enfants ? Il ne les a donc pas tous tués ?

— S’il les a tous tués, il ne les a toujours pas tués tous à Paris.

— Je t’en prie, Hermlein.

— Mais fiche-moi donc la paix, Bernard. J’exerce aujourd’hui une fonction grave... Si tu ne me laisses pas tranquille jusqu’à demain, je me tais tout à fait, et bon voyage. Demain, je t’accompagnerai à un certain endroit, et tu apprendras bien des choses.

C’est tout ce que j’ai réussi à obtenir — et encore, comment ? — de mon ami Hermlein.

Il a une tête de fer. Son opiniâtreté est célèbre dans tout le pays. Rien ne saurait le fléchir. Suivant une comparaison orientale, il est plus facile de tirer du lait d’une vache stérile que de tirer de cet homme un mot qu’il n’a pas envie de dire. Cent caractères de ce genre à Paris, et tous les reporters deviendraient fous. Mes lecteurs estimeront cependant, je l’espère, que je n’ai pas fait un voyage inutile.

Je pars, demain avec Hermlein pour Interlaken. Vous recevrez bientôt, je pense, des nouvelles directes du docteur Flax et de ses incroyables complices.

ALAIN BERNARD.

8 août 1906

LES ENFANTS SERAIENT-ILS VIVANTS ? — IMPRESSIONS DU PUBLIC —  LES PÈRES ET LES MÈRES VIENNENT AUX NOUVELLES — UN TRAIN SPÉCIAL

Le télégramme d’Alain Bernard a ravivé la curiosité générale, qui, cependant, n’avait guère besoin de ce levain nouveau.

La dépêche de notre collaborateur a été, comme toutes celles que nous recevons, affichée dans une vitrine, à la porte de nôtre hôtel. Des milliers de passants ont défilé pour relire inlassablement, sur les petites bandes imprimées par l’appareil télégraphique, le texte qu’ils avaient déjà lu avec beaucoup plus de commodité dans leur journal du matin.

Des commentaires passionnés ont été échangés ainsi. Nous n’avons eu qu’à les cueillir au vol pour nous rendre compte des préoccupations publiques.

— Alors, les enfants sont vivants ?

— Ce n’est pas mon avis.

— Pourquoi ?

— Rappelez-vous donc. On a trouvé tous les petits crânes dans la maison de Flax. Si les enfants sont en Suisse, leurs crânes ne peuvent être à Paris, et si les crânes sont à Paris, les enfants de ces crânes ne sont pas en Suisse.

— C’est évident !

— Pourtant, le docteur Socquet a dit...

— Moi, je ne crois pas aux médecins légistes.

— Qu’est-ce que c’est qu’un médecin légiste ?

—  C’est un médecin qui soigne les juges malades (sic.).

— D’abord, Alain Bernard n’a pas écrit que les enfants sont vivants.

— ... Mande pardon !

— Non !

— Mande pardon !

— Et moi, je vous dis que non !

— Vous ne savez donc pas lire ?

— Vous êtes un idiot !

— Allons ! Allons ! Pas de dispute !

— Ce Rudolph Hermlein...

— Prononcez Roudolph Hermlaïn...

— Je m’en fiche... Ce Rudolph Hermlein qui a renseigné Bernard, ne prétend pas du tout que les enfants soient vivants. Il affirme seulement qu’ils n’ont pas été tous tués à Paris.

— Mais alors ?

— Eh bien ! alors, Flax a peut-être conduit les enfants en Suisse. Il les a égorgés là-bas et il est revenu cacher les crânes dans son hôtel de la rue Cassette.

— C’est bien invraisemblable, puisque…

— On ne risque pas l’inquisition de la douane avec des colis pareils !

— Peut-être n’a-t-il avec lui, en Suisse, qu’une partie des enfants ?

— Non, puisque le nombre des crânes découverts à Paris correspond exactement au nombre de rapts !

— Mais enfin le docteur Socquet prétend que les crânes de la rue Cassette ne sont pas les crânes des enfants enlevés.

— Il s’est fichu dedans, le docteur Socquet. Trente et un enfants enlevés, trente et un crânes retrouvés. Je ne connais que ça. Il pourra raconter tout ce qu’il voudra, le médecin bandagiste.

— Légiste !

— Je m’en fiche !

— Il faut admettre alors que Flax a enlevé plus de petits qu’on ne croit. Il en a égorgé trente et un à Paris, et il a mené les autres en Suisse, parce qu’il ne se sentait plus en sûreté chez nous.

Cette explication est celle qui s’accrédite le plus facilement parmi les curieux massés devant notre immeuble. Elle rallie tous les suffrages. L’expertise médico-légale du docteur Socquet n’a pas convaincu la foule.

Autres bribes de conversations surprises :

— Alain Bernard, c’est le plus malin. Il va gagner la prime.

— C’est pas le plus malin, c’est le plus veinard. Le plus malin, c’est Binard. Moi, j’ai parié pour lui.

— Oh ! Il sera battu de vingt longueurs.

— Savoir !

— Et Barbarus ?

— Barbarus sera bon deuxième.

— Regardez ! Regardez !

— Quoi ?

— Ces deux femmes qui veulent entrer.

— L’une, c’est Liane de Lancy17.

— La grande demi-mondaine ?

— Et l’autre, son amie, c’est une demi-mondaine aussi ?

— Oui.

— Alors, à elles deux, ça fait une mondaine entière.

— Elle est rudement jolie, l’amie.

— Celle qui est en deuil ?

— Oui. Elle en a des diamants î

— C’est Michette de Montrejeau, la mère de Chichi.

— Chichi ?

— Comment ? Vous ignorez ? Chichi ? Souvenez-vous donc, c’est le surnom d’Urbain Godedouins, un des pauvres gosses... Michette, c’est sa mère...

— Tu la connais donc, mon vieux ?

— Bien sûr, ma vieille.

— Vous avez peut-être soupé ensemble ?

— Non, mais L’Illustration a publié sa tête. Tenez, ces deux-là, ce monsieur sec qui riboule des yeux, c’est le baron de Vautremesse, et cette belle dame, c’est sa femme. Je les reconnais bien d’après les gravures.

Nous avons, en effet, reçu dans la matinée les visites de tous les parents auxquels le cruel chirurgien de la rue Cassette a volé des enfants. Leurs arrivées successives provoquant des remous de foule et surexcitant la curiosité des badauds, il nous a fallu demander à la préfecture l’organisation d’un service d’ordre pour protéger nos bureaux.

Accourus aux nouvelles, les pères et les mères ont fait le siège de nos employés, de nos garçons de salle et de nos rédacteurs qui, ne connaissant rien de plus que ce que nous avons publié hier, étaient incapables de répondre et se débattaient vainement.

Pour mettre fin à la confusion, notre administrateur a eu l’idée de réunir les parents dans une grande salle du premier étage. Lorsque tout le monde a été ainsi rassemblé, Barbarus est monté sur une chaise et, après avoir, non sans difficulté, obtenu le silence, il s’est exprimé en ces termes :

— Mesdames et messieurs je vais répondre en quelques mots à toutes les questions qui, du cœur, vous montent aux lèvres...

Mesdames et messieurs, nous avons exactement publié tout ce qu’Alain Bernard nous a envoyé, tout, tout, tout. Vous en savez autant que nous. D’autre part, nous n’attendons de lui aucune nouvelle communication avant ce soir. En effet, Alain Bernard laisse prévoir qu’il emploiera la journée d’aujourd’hui à réunir des renseignements. Il est probable qu’il ne les rédigera qu’assez tard, afin d’en expédier le plus possible à la fois, et en tenant compte naturellement des conditions télégraphiques locales et des nécessités de notre tirage. Nous avons donc lieu de penser qu’il ne faut pas s’attendre à des détails plus complets avant dix heures de la nuit.

Cette phrase est accueillie par un gros murmure de désappointement que Barbarus éteint vite en corrigeant la mauvaise impression par quelques phrases réconfortantes.

— Néanmoins, reprend-il, nous n’avons aucune prétention à l’infaillibilité. Une dépêche peut parvenir avant l’heure que nous prévoyons. Nous nous ferions un scrupule, alors que tous vous tremblez à l’idée que peut-être vos chers petits vivent, vous seront rendus, de ne pas faire droit à votre légitime impatience. En conséquence, cette salle va être réservée aux parents des enfants volés. Ils pourront, soit y attendre tout à leur aise, soit revenir aux nouvelles lorsqu’il leur plaira. Au fur et à mesure des réceptions télégraphiques, les renseignements leur seront communiqués sans retard.

Un tonnerre d’applaudissements salue cette annonce. Barbarus descend de sa table, lorsqu’une voix s’écrie :

— Je demande la parole !

Improvisé brusquement président d’une assemblée, Barbarus ne perd pas son sang-froid et se glisse incontinent dans la peau du rôle.

— M. Horace Clépent a la parole.

À ce nom, une vive curiosité soulève une petite houle parmi les assistants.

Mlle Liane de Lancy se dresse tant qu’elle peut sur la pointe des pieds pour mieux voir. Je lui demande pour quels motifs elle tient tant à contempler le visage de M. Clépent.

— Bah ! répond-elle, c’est toujours intéressant de voir un mari qui a pardonné à sa femme, surtout lorsque, comme M. Clépent, il a pardonné chiquement... Et il est beau comme un Dieu, avec cela... Voyez donc ! Ça donnerait envie de le tromper, cet homme, rien que pour avoir le plaisir d’implorer sa grâce et de l’obtenir.

Mlle Michette de Montrejeau approuve ce langage, puis, sans transition, avec une mobilité extraordinaire, elle laisse ses grands yeux de biche éplorée se mouiller de larmes et elle gémit dune façon sincère et charmante :

— Ah ! monsieur, croyez-vous que mon petit Urbain soit en Suisse ? Si on me le rend, je donne mon beau collier de perles aux pauvres.

Je réponds quelques paroles d’espoir, quand M. Horace Clépent prend la parole.

— Il serait inouï, dit-il d’une voix franche et claire, qu’aucun d’entre nous ne se levât pour remercier en notre nom à tous, un journal dont l’ambition constante est de servir le bien public (Bravos enthousiastes. Acclamations), le journal qui, le premier, a parlé des voleurs d’enfants ; qui, le premier, a osé dénoncer la culpabilité probable de Flax, qui, depuis le début des rapts, a été le parfait interprète de nos angoisses et de nos espérances. (Applaudissements répétés.)

Ce juste tribut payé à la reconnaissance, je me permets de faire ici une proposition qui sera, je pense, favorablement accueillie. Le télégramme d’Alain Bernard a rallumé en nous l’espoir de retrouver nos enfants. (Cris : Oui ! Oui !) et les illusions dont nous nous bercions peut-être encore n’apparaissent plus tout à fait comme de décevants mirages. Aussi, notre devoir est-il tracé. Que tous ceux d’entre nous qui le peuvent partent au plus tôt pour Interlaken ! (Cris : C’est ça, partons !) Nous ne devons pas attendre une minute pour rejoindre Alain Bernard et sauver les enfants que le chirurgien garde encore auprès de lui. (Oui, oui.) Je propose donc de faire chauffer un train spécial pour nous. Dans un cas pareil, la question de dépense n’existe pas. S’il y en a parmi nous qui ne sont pas assez fortunés pour participer aux frais, qu’ils viennent tout de même, qu’ils me le disent. Nous leur faciliterons ce déplacement avec une bonne volonté fraternelle et discrète !

Des bravos unanimes accueillent ces paroles.

La commande d’un train spécial est immédiatement décidée.

Puis un comité d’organisation est nommé. M. de Vautremesse est président, M. Horace Clépent, trésorier, M. Alfred Flaquette, M. Marius Candelaur, M. Joly de Gobely-Franthéon, M. Sigismond Lévy et Mme veuve Peïnassols sont membres du comité.

Grâce à la complaisance diligente de la Compagnie de l’Est, les parents réunis dans nos bureaux ont été avisés, à trois heures de l’après-midi, que le train partirait à cinq heures trente-cinq.

CLOVIS BINARD.

À notre grand étonnement, nous n’avons reçu aujourd’hui que le court télégramme suivant, encore daté de Sarnen :

« Sérieux contretemps ! Rien pu tirer aujourd’hui de Rudolph Hermlein. L’ai à peine vu. Graves discussions dans le comité des fêtes. Multiples réclamations des concurrents. Hermlein fait passer cela avant tout, n’écoute ni prières, ni supplications. Je deviens enragé. J’espère que nous partirons tout de même ce soir pour Interlaken et le séjour mystérieux de Flax, de la comtesse, des géants et des enfants tous encore vivants peut-être.

ALAIN BERNARD.

9 août 1906

Moyenne des notes hebdomadaires pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

Image3

En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 42½ pour Bernard, de 68¾ pour Barbarus, et de 149½ points pour Binard, nous constatons que Binard augmente encore son avance totale avec 194½, que Barbarus se maintient second avec 96¼, et que Bernard est dernier avec 50½. La tournure des événements laisse prévoir que Bernard va pouvoir singulièrement se rattraper.

NOUVELLES DE BERNARD — LES FRÈRES WIDERNUNHUT S’APPELLENT, EN RÉALITÉ, HINGERTIL — FLAX EST À FRUTT

Melchtahl.

Que je m’excuse tout d’abord auprès de nos lecteurs. J’envoie depuis deux jours un petit renseignement faux, sciemment, volontairement faux.

Je ne suis jamais allé à Interlaken.

Je n’ai même jamais eu l’intention d’y aller.

Je n’ai télégraphié ce détail que pour dépister les reporters qui, à cette heure doivent errer à ma recherche sur les rives de l’Aar, tandis que je me suis enfoncé, moi, dans les montagnes, ,vers le sud-est, le long d’un torrent sinueux, la Melchaa.

Je prévoyais avant-hier déjà que l’entêtement de Rudolph Hermlein qui, selon son expression, « ne fait jamais deux choses à la fois », m’infligerait la perte d’une précieuse journée.

Et, en effet, absorbé par cent redditions de comptes, arbitrages, etc., etc., mon ami m’a fait faux bond hier encore et a remis à aujourd’hui la première partie de notre expédition à la recherche de Flax.

Je ne tenterai pas de décrire mon énervement pendant cette journée d’inaction.

J’étais à deux doigts du port.

En cinq minutes, Hermlein pouvait me renseigner. Et j’échouais devant le silence obstiné de l’homme qui « ne fait jamais deux choses à la fois ».

Ah ! je l’aurais tué !

J’ai dû ronger mon frein, le premier soir à Sarnen, le second jour dans un petit village voisin, à Sachseln, où je me suis réfugié pour éviter la rencontre du reporter suisse qui aurait eu l’idée de passer, malgré tout, par la ville. J’ai eu bon nez, car Hermlein a été obligé d’échapper ce matin à quatre journalistes allemands accourus de Munich. Il lui a fallu employer toutes sortes de ruses pour les semer. Ils s’étaient déjà accrochés à ses pas.

Rudolph Hermlein m’a rejoint aujourd’hui à Sachseln, vers les quatre heures.

— Enfin ! me suis-je écrié.

— Ah! tu es toujours l’homme pressé ! Tu passe ta vie à courir au feu !

Je le prends par le collet de son gros habit brun.

— Pas une parole de plus, Rudolph. Tu me fais mourir d’impatience. Flax ! Flax ! Flax ! Je ne veux entendre parler que de Flax !

Hermlein me regarde et, avec un sourire paisible et calme :

— Il parait qu’on s’en occupe beaucoup à Paris ?


— Un peu, Rudolph... Tu n’as donc pas lu son histoire ?

— Si ! Si !... C’est même ainsi que j’ai appris que tu étais mêlé à cette affaire.

— Où est Flax ?

— Là-bas !

D’un geste, Hermlein m’indique les hautes cîmes vers le sud-est.

— Comment le sais-tu ?

— Je connais depuis longtemps les frères Hingertil.

— Quels frères Hingertil ?

— Ceux que vous appelez les frères Widernunhut. Un drôle de nom, entre nous. Vois plutôt.

Hermlein tire de sa poche une carte d’état-major de la région. Il m’indique une chaîne de montagnes.

— Lis, me dit-il, les noms de ces trois montagnes voisines.

 Je lis : Widderfeld, Nunalphorn, Hutstock…

— Tu comprend ! Les complices de Flax se sont affublés d’un pseudonyme. Ils n’ont pas cherché très loin et se sont forgés un nom avec les deux premières syllabes du Widderfeld, la première syllabe du Nunalphorn et la première Syllabe du Hutstock. Wider-Nun-Hut. Ta curiosité est-elle satisfaite ?

— Rudolph, je t’étrangle. II faut t’arracher les renseignements. Continue, continue donc, bon sang, à me raconter tout ce que tu sais... Alors les frères Widernunhut s’appellent en réalité Hingertil ?

— Oui, et c’est ainsi qu’il faudra les nommer dorénavant... Mais, mon vieux Bernard, il est temps de nous mettre en route.

— Pour aller où ?

— Pour aller coucher à Melchtahl, un petit village à trois lieues d’ici.

— Et quand nous aurons couché à Melchtahl ?

— Nous partirons le lendemain matin, très tôt, avec un guide du pays, Werner Dürrer, pour Frutt, dans la haute montagne. Ce n’est pas qu’un guide nous soit nécessaire, mais Werner Dürrer est un ami des Hingertil. Par lui, on apprendra bien des choses. Mais en route.

— Il y a le téléphone, à Melchtahl ?

— Et le téléphone, Bernard. Nous sommes en Suisse et les plus petites localités sont reliées aux grandes par tous les fils imaginables... En route !

Rudolph Hermlein et moi, nous commençons à marcher, montant lentement par des pentes aisées. Le pays est doux et charmant. On respire à pleins poumons. Je décrirais avec joie les vallées riches, les forêts prospères et le bruissement des eaux, si toute ma pensée ne s’orientait constamment vers les voleurs d’enfants.

— Nous, allons suivre, me dit Rudolph, la rive gauche de la Melchaa. La route est accrochée au flanc de la montagne et suit tous les caprices du torrent.

— Pas de littérature ! Flax ! Flax ! Flax ! et encore Flax !

Hermlein, qui jamais de sa vie n’a été impatient, pas même une seule fois, me regarde à nouveau de son œil paisible. J’y surprends l’idée qu’il me jouerait un bon tour en se taisant. Je réponds immédiatement à cette tentation.

— Vieux, je t’aime bien, mais je te jure que si tu m’obliges encore une fois à te supplier de me renseigner, je te jette tout de suite après dans ce ravin.

— Fichtre ! Un saut de quatre-vingt-dix mètres ! J’aime mieux causer... C’est donc le nom de Widernunhut qui m’a révélé la clef de tout le mystère. J’ai gravi le Widderfeld onze fois, le Nunalphorn quatorze fois, et le Hutstock, une superbe montagne d’où la vue est grandiose et où vivent des chamois en quantité, une trentaine de fois... Tu t’imagines bien que, dans ces conditions, ce « Widernunhut » a dû me frapper. Je me suis dit alors que les trois gardes du corps de Flax devaient connaître à fond ce pays, pour s’être baptisés de la sorte. Or, il y avait autrefois à Melchtahl une famille réputée pour les formes géantes de ses membres, les Hingertil... Ces Hingertil ont tous disparu de nos régions. Seuls, trois frères, nés à Melchtahl, sont, dans ces dernières années, revenus au pays, de temps en temps, quinze jours par ci, quinze jours par là. Ils nous ont étonné à chaque fois qu’ils nous réapparaissaient par l’étrangeté de leurs attitudes! On savait qu’ils habitaient Paris... Ils répondaient aux signalements indiqués par Le Matin. L’un s’appelait Chrysostome, l’autre Wolfgang, l’autre Numérien, comme les Widernunhut dont nous a parlé ton ami Binard... L’ont-ils assez fichu dedans en lui racontant qu’ils étaient des Souabes et les fils d’un fabricant de formes pour cordonniers ? Parbleu ! ils voulaient donner le change. Si on avait parlé des Hingertil dans les journaux, nous aurions deviné que ce qu’ils trafiquaient ici avait certains rapports avec les rapts du docteur Flax... Ainsi donc les Widernunhut sont les Hingertil, à moins que tu ne préfères que les Hingertil ne soient les Widernunhut... Et ces trois personnages sont, depuis plus d’un an, l’objet dans ce pays de bien des conversations, parce qu’ils ont acheté Fruit et fait bâtir là-haut, sur un plateau isolé et désert, une espèce de « forteresse » bizarre qui est pour tous nos paysans un problème extraordinaire. C’est là que se trouve le chirurgien, avec la comtesse de Houdotte et une bande d’enfants.

— Vivants ?

— Il y a cinq jours, j ai vu, de mes yeux vu, une dizaine de ces enfants, bien vivants. J’ignore ce qui a pu se passer depuis... Ah ! mon vieux Bernard, continue Hermlein sans autre transition, je suis très heureux de te revoir.

— Parle-moi de Flax, nom d’un tonnerre !

— Bah ! Tu vas assez entendre parler de lui pendant les jours qui vont venir !... Vois-tu, Bernard, le seul moyen d’être heureux dans la vie est de toujours rester paisible, de ne s’émouvoir de rien, de n’être jamais pressé, d’ignorer la hâte et la fièvre et de se dire que ce qu’on ne sait pas aujourd’hui, on l’apprendra demain, à moins qu’on ne soit mort.

— Rudolph, tu me feras sortir de ma peau.

— Prends garde, c’est très difficile d’y rentrer une fois qu’on en est sorti... Allons ! allons ! ami, l’histoire de Flax est peut-être palpitante, mais vaut-elle pour une âme saine cette douce promenade dans la clarté voilée du soir qui tombe ? Taisons-nous. Notre conversation nous empêche d’entendre la sonorité régulière de nos pas, qu’un écho indiscret accompagne. Il n’est pas de joie plus profonde pour ceux qui aiment la nature que de s’entendre marcher, le long d’un, chemin boisé... Bernard, voyons, est-ce que tous les Flax du monde, toutes les comtesses de Houdotte, tous les frères Hingertil et tous les drames de la civilisation peuvent lutter d’intérêt avec ce ciel rose et laiteux qui se pose sur les cimes assombries ?

Je suis bien obligé de laisser Rudolph Hermlein à son lyrisme, puis à ses muettes contemplations.

Toutes mes questions se brisent contre cet homme, dont l’inaltérable patience est comme un mur.

Et maintenant qu’il est pris par la poésie, des choses, je me rends compte que rien ne changera le cours de sa pensée... Celui qui n’a pas entendu un de ces larges montagnards, hommes de force et de caractère, admirer la nature familière, la forêt bien connue et les cimes aimées, aimées comme des amoureuses, ignorera toujours ce que c’est que chérir son pays !

Je vous écris ces lignes d’un petit hôtel, l’Alpenhof, à Melchtahl. Une servante m’avertit que le télégraphe va fermer. Je suis donc forcé de terminer ma dépêche au plus vite.

ALAIN BERNARD.

LE TRAIN SPÉCIAL DES PÈRES ET DES MÈRES

Nous sommes arrivés à Interlaken. Pas de Bernard. Il n’est inscrit sur aucun registre d’hôtel. Que faire ?

BARBARUS.

Nous avons immédiatement télégraphié à Barbarus de conduire toute la caravane des parents à Melchtahl.

D’autre part, nous avons ordonné à Bernard de cesser ses fonctions de reporter sitôt que Barbarus sera sûr les lieux et de revenir au plus tôt à Paris.

Nous ne pouvons pas admettre que, même pour dépister les reporters étrangers et conserver la primeur de certaines nouvelles, un de nos collaborateurs nous fasse imprimer des renseignements inexacts. Alain Bernard a cru sans doute, en nous annonçant faussement son départ pour Interlaken, que sa plaisanterie était très innocente. Elle a eu pour résultat de faire faire aux parents des petites victimes un long détour, un voyage inutile et cruel ! Alain Bernard estimera sans doute lui-même qu’il est de mauvais goût de s’égayer aux dépens de ces malheureuses familles. Il rentrera donc à Paris, laissant à Barbarus l’honneur de découvrir la retraite de Flax et de nous expliquer les mystères toujours inimaginables de l’affaire des voleurs d’enfants.

LE RÉDACTEUR EN CHEF.

10 août 1906

À PROPOS DU RAPPEL D’ALAIN BERNARD

Nous avons annoncé, dans une note parue hier, notre intention de faire revenir Alain Bernard, par mesure de discipline.

Ce reporter avait manqué au premier de ses devoirs professionnels, l’exactitude.

Ne méritait-il pas d’être puni pour son incompréhensible légèreté, pour avoir, par un petit mensonge, sans importance en soi, mais douloureux par ses conséquences, fait diriger sur Interlaken les parents qui ont ainsi perdu une précieuse journée ?

Mais le public a si vivement plaidé en sa faveur que nous avons dû renoncer à son retour.

Quatorze cents lettres nous ont été adressées pour protester contre notre sévérité.

Presque toutes, il faut l’avouer, sont signées de parieurs qui ont joué la chance de Bernard. Ils se trouveraient indirectement lésés si nous persistions dans notre rigueur.

On nous a fait valoir, par ailleurs, que l’importance des nouvelles expédiées par Bernard, nouvelles qui vont engager l’histoire des voleurs d’enfants dans une phase décisive, méritait bien quelque indulgence pour une incorrection, blâmable, certes, mais parfaitement compréhensible.

Nous nous sommes rendus à ces raisons.

VERS FRUTT !

Melchtahl, 3 heures du matin.

J’ai rendez-vous ce matin, à quatre heures et demie, avec Rudolph Hermlein et un guide du pays, Werner Dürrer, pour monter de compagnie à Frutt, où se cache le docteur Flax. Nous arriverons assez tôt dans la matinée. J’emmène avec moi quatre gamins qui porteront mes télégrammes au bureau de Melchtahl, au fur et à mesure que je les écrirai.

Je vous envoie ci-dessous la fin de l’article que je n’ai pu expédier hier, par suite de la fermeture du télégraphe. Il vous apprendra mon arrivée à Melchtahl et ma visite à Werner Dürrer.

...Quand Rudolph Hermlein est lancé à décrire les merveilles de la montagne, rien ne saurait arrêter l’essor d’un lyrisme calme et à la fois ardent.

Alors que toute ma pensée est tendue vers les énormes masses de pierre, derrière lesquelles je devine que le chirurgien fantastique poursuit je ne sais quelle œuvre de malédiction, je suis obligé d’écouter un hymne à la verdure noire des sapins, à la splendeur des forêts d’érables, aux montagnes neigeuses où le chamois, perché sur un roc avancé, contemple, de son œil étonné, les lointaines lumières qui s’allument dans la profondeur des vallées.

Après avoir traversé un pont de bois couvert d’un toit, à la mode suisse, et dont chaque planche est semée d’inscriptions de touristes, nous passons de la route qui longe la rive gauche au chemin qui longe la rive droite. Tout de suite après, nous rencontrons un moulin à scierie, et le village apparaît dans sa solitude heureuse.

Rudolph Hermlein frappe de son bâton à la porte d’une des premières maisons.

Une voix lui répond par une fenêtre de l’étage.

C’est celle de Werner Dürrer, le guide qui nous accompagnera demain jusqu’à Frutt.

Bientôt Werner Dürrer nous ouvre et nous montons à sa demeure par un escalier de bois qui, sous nos gros souliers, fait un vacarme du diable.

Dans la chambre, on s’asseoit autour d’une humble table, sur laquelle fume une soupe odorante.

Nous avons dérangé le repas de famille.

La femme s’empresse, va chercher des verres.

Trois enfants, aux yeux clairs, nous regardent, moitié curieux, moitié effarouchés.

Werner Dürrer est un de ces guides qui ont laissé dans la mémoire des touristes de hautes montagnes un souvenir ému et reconnaissant. Il est devenu l’ami de tous les voyageurs qu’il a conduits par les routes hasardeuses des cols, à travers le bouleversement inquiétant des rocs, les précipices et les crevasses bleues des glaciers. Cet nomme est étonnamment beau, grand, fort, avec des membres de proportions parfaites. Il ne ressemble en rien à ses collègues rabougris ou noueux qu’on rencontre sur l’esplanade d’Interlaken. C’est un athlète dont le visage régulier, hautain, ennoblit la force des muscles et des os. Rudolph Hermlein nous présente.

— Eh bien ! Dürrer, quoi de neuf ?

— Du neuf ? Guère ! Je ne suis pas remonté à Frutt depuis le jour où nous y sommes allés de compagnie. Mais un ami, Hans Gepler de Kaegiswyl a eu la curiosité de grimper là-haut. Comme nous, il s’est heurté aux murs, enceinte impénétrable, qui ferment maintenant la propriété que les frères Hingertil ont fait construire à Frutt. Il a eu beau faire, frapper, crier à la porte. Personne ne lui a répondu. Il est revenu aussi bredouille que nous... Mais, ce matin, j’ai eu un moment d’émotion, sapristi, oui. Il était bien cinq heures quand j’ai rencontré là devant, sur la route, Wolfgang Hingertil.

— Ah !...

C’est moi qui lance ce ah ! un ah ! de satisfaction, de joie.

Je les tiens donc, enfin, ces êtres fantomatiques, qui, depuis tant de jours échappent à toutes les recherches.

Je le tiens donc, ce gibier unique, aux trousses duquel mille reporters ont été vainement lancés.

Malgré moi, je souris en songeant à la tête qu’ils feront, tous mes confrères qui, depuis le commencement de l’affaire des voleurs d’enfants, s’épuisent sans réussir à devancer mon journal, qui, toujours, toujours, leur fait la nique et leur coupe les nouvelles intéressantes sous le pied.

Je songe aussi, non sans malice, à votre nez, mes chers amis, à ton nez, ô Barbarus, qui l’a long et pointu, à ton nez, ô Binard, qui l’a court et obtus, lorsque vous lirez cette dépêche-et verrez fondre, ligne par ligne, l’espoir de gagner la prime de 25,000 francs.

Et comme chacun ici-bas bâtit ses châteaux en Espagne, je songe aussi au mien, que je pourrai acquérir avec cet argent, à mon château en Espagne, qui est une toute petite maison rustique, à Moret, aux bords du Loing, d’où, les jours de repos, on peut, pêcher sa friture de gardons, du haut du lit, par la fenêtre.

Voilà tous les sentiments qu’exprime le Ah ! dont j’interromps le récit du garde, qui me regarde, un peu étonné de cette vive exclamation.

— Oui, dit-il, Wolfgang Hingertil est descendu de Frutt, hier au soir.

— Avez-vous causé avec lui ?

— Parbleu ! oui !... Je lui ai demandé ce qu’il venait chercher dans la plaine. Il m’a répondu qu’il désirait acheter du miel. Comme j’en ai à vendre, nous avons fait affaire ensemble. Mais il voulait trois cents pots. Je n’en avais que soixante. Je lui ai promis de lui procurer le reste pour demain matin. Il faudra donc que je monte à Frutt avec une carriole de montagne.

— Si vous lui livrez du miel, il sera bien obligé d’ouvrir la porte du mur.

— Évidemment !

— Et vous entrerez dans l’enceinte ?

— Si Hingertil m’autorise, oui. Je verrai... Nous verrons, si vous êtes toujours décidé à monter avec nous.

— Comment donc ? J’arrive de Paris tout exprès... Et l’avez-vous interrogé sur les habitants de Frutt ?

— Bien sûr !... Mais Wolfgang n’est pas bavard. Il m’a simplement répondu : « Mon vieux Dürrer, nous sommes, je crois bien, nés le même jour, dans des maisons qui se touchaient. Nous avons été élevés l’un à côté de l’autre. Tu dois me connaître, malgré les dernières années que j’ai passées loin de notre vallée. Eh bien ! je te dis que jamais on ne saura rien par moi sur mon patron. Je te conseille de le répéter aux autres qui me regardent avec des yeux curieux, ou me posent des questions bêtes. Ça m’est égal qu’on me regarde, parce que ça m’est égal, et ça m’est égal qu’on me pose des questions bêtes, parce que je n’y réponds pas. Mais comme c’est de la peine inutile pour mes anciens concitoyens qui se livrent à cet exercice, autant qu’ils s’amusent à autre chose... » Voilà, messieurs, comment s’est à peu près exprimé Wolfgang Hingertil. Ensuite il a chargé les soixante pots de miel dans une hotte, un joli poids, et passé la hotte sur l’épaule. C’est tout ce que je sais pour le moment, messieurs.

Après cette conversation, Rudolph Hermlein et moi nous quittons le guide et nous allons dîner à l’hôtel Alpenhof.

Nous partirons à l’aube pour Frutt, où le docteur Flax, les enfants, la comtesse de Houdotte, les frères Widernunhut-Hingertil et une femme inconnue mènent on ne sait quelle étrange existence.

Sur la route de Frutt, 6 h. du matin.

Rudolph Hermlein, Werner Durrer, les quatre gamins dont j’ai loué les services, et moi, nous montons lentement, le long d’un mauvais sentier, raide et caillouteux. La carriole où sont les pots de miel est un de ces chariots très étroits qui servent à la poste suisse, pour les mauvais passages.

Le cheval grimpe pas à pas. Il s’arrête brusquement tous les vingt mètres. Une griffe qui traîne sous la voiture s’enfonce alors dans le sol et retient le véhicule au bord des précipices. Il fait un froid de loup. Nous avancerions plus vite sans le cheval.

ALAIN BERNARD.

Sur la route de Frutt, 6 h. 1/2.

Le professeur Flax est, depuis quatre ans déjà, propriétaire de tout l’immense pays de Frutt. Les Hingertil lui ont servi de prête-nom pour acheter ce domaine.

Frutt, une haute vallée alpestre, extrêmement intéressante et sauvage, a dix-huit cent quatre-vingts mètres d’altitude. Elle est entourée de cimes importantes.

Autrefois, les touristes accouraient en nombre assez considérable pour peupler deux hôtels. Aujourd’hui, le docteur a fait murer tous les passages et une immense construction a été élevée au bord du petit lac de Melch, qui se trouve à l’entrée de Frutt. Aussi personne n’y monte plus, ni touristes, ni bergers. On a toujours été intrigué, dans le pays, par ce mystère qui se construisait là-haut. Nul n’en pouvait prévoir la destination...

ALAIN BERNARD.

Sur la route de Frutt, 7 h. 30.

Les frères Hingertil sont dans le pays depuis quelques jours.

On ne peut me dire depuis combien de temps.

Ils sont montés à Frutt par Melchtahl, et ils s’y sont installés.

À leur tour, le docteur et la comtesse se sont rendus à la « Forteresse » (dans tout le pays, on appelle cette propriété bizarre la « Forteresse ») par un autre sentier dont le point de départ est à Meiringen, tête de ligne du Brunig.

Quelques enfants ont été conduits à Frutt, un à un, par une femme qui ne correspond pas au signalement de la comtesse.

ALAIN BERNARD.

Sur la route de Frutt, 7 h. 45.

Il y a six jours, Hermlein et Dürrer ont, comme on le sait, grimpé sur une cime d’où on domine Frutt. Ils ont vu, de loin, à l’aide d’une lorgnette, dans une grande cour fermée par des murs, douze enfants qui, allant et venant sur deux rangs, marchaient d’une façon étrange, comme des automates. Ils ont vu aussi Flax avec deux femmes.

ALAIN BERNARD.

(Au retour.) Melchtahl, 2 heures.

Hermlein, Dürrer et moi, nous sommes arrivés au plateau, devant un grand mur haut de six mètres, armé d’une énorme porte de fer.

Les trois frères Hingertil attendaient.

Ils ont, rebelles à toutes les questions, déchargé les pots de miel sans souffler mot.

Après avoir payé, ils nous ont dit : « Au revoir ! » et ont refermé sur eux le panneau de fer.

Je n’ai rien distingué par la porte ouverte. Un immense rocher, placé tout derrière, masque le paysage.

J’ai reçu votre ordre de revenir à Paris.

Je suis désolé, mais je pars.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl, 5 heures.

Les parents des enfants volés sont arrivés à Melchtahl à quatre heures, au milieu d’une confusion inexprimable.

Plus de sept cents personnes, curieux, reporters, etc., ont déjà pris ce petit village d’assaut.

MM. Horace Clépent, le baron de Vautremesse, le comte de Gobely-Franthéon et Mme Péïnassols partent immédiatement pour Frutt, malgré les conseils de Hermlein et d’Alain Bernard, qui rentrent... Werner Dürrer les accompagne.

Moi aussi.

BARBARUS.

Melchtahl, 6 heures.

J’ai reçu votre contre-ordre. Je suis enchanté. Je reste. Le bureau télégraphique est envahi. Je crains des retards. La foule augmente à Melchtahl. Tout le monde veut voir la « Forteresse » du docteur Flax. On attend de la police pour délivrer les enfants.

ALAIN BERNARD.

11 août 1906

UN VILLAGE PRIS D’ASSAUT

Melchthal, 7 heures du matin.

Tout le village est sens dessus dessous.

Il compte à l’ordinaire trois cents habitants. Huit cent cinquante personnes ont demandé hier au soir à diner et coucher.

Les deux petits hôtels ont, naturellement, été insuffisants. À huit heures, on ne découvrait plus, ni pour or, ni pour argent, la moindre bouchée de pain, le moindre rond de saucisson.

Ma crainte de voir affluer en masse les journalistes et les curieux était donc bien justifiée.

Malgré la bonne volonté des paysans, beaucoup d’étrangers n’ont pas trouvé place dans les chalets et ont été obligés de repartir, presque tous à pied.

Ils se sont disséminés aux environs, en particulier à Flühli-Ranft, où il y a deux hôtels confortables et dont le curé tient pension. C’est à cinq quarts d’heure. Cette promenade, fort agréable à l’ordinaire, a dû paraître bien dure à quelques voyageurs, déjà harassés en arrivant à Melchtahl.

J’ai conseillé aux mères, accourues par le train spécial, d’aller se loger à l’entrée de la vallée de la Melchaa, car il est à prévoir que l’existence va, pendant quelques jours, devenir très difficile dans ce petit pays. La plupart m’ont écouté. J’ai fait retenir pour elles, par téléphone, tout ce qui reste de lits à l’hôtel Nunalphorn, qui est dans un paysage ravissant, pas trop loin d’ici, et aux hôtels Krone, Roessli, Sonne et Hirsch, de Kerns, autre village à deux heures et demie de Melchtahl.

Cette précaution ayant été prise avant le grand afflux d’étrangers, les mères des victimes de Flax auront un gîte et ne subiront aucune privation.

On a vu William Trisson, le fameux policier américain.

Le premier gaffeur du monde, ainsi qu’on le surnomme aujourd’hui, est venu, cette fois, en qualité de reporter, au compte d’un grand journal populaire de Chicago. Un quart d’heure après son arrivée, il a envoyé une longue dépêche. Un de nos confrères qui a eu l’idée indiscrète de lire par-dessus l’épaule de l’Américain, a surpris que Trisson câblait déjà une interview du docteur Flax. Je donnerais gros pour en connaître le texte.

A. BERNARD.

NOTRE EXCURSION À FRUTT — MME PEÏNASSOLS BLESSÉE

Melchtahl, 7 heures 20.

Que n’avons-nous écouté les sages avis de Rudolph Hermlein et d’Alain Bernard qui nous déconseillaient fortement, hier, de monter si tard à Frutt, avec la perspective de rentrer dans la nuit.

Précédé du guide Werner Dürrer, lequel refaisait le chemin pour la deuxième fois dans la même journée, nous avons, MM. Horace Clépent, le baron de Vautremesse le comte de Gobely-Franthéon, Mme Peïnassols et moi, gravi la pente qui mène au mystérieux perchoir que Flax s’est fait bâtir à Frutt. Nous sommes partis en voiture jusqu’à un endroit d’où se détache le chemin de montagne. Cette maudite petite route est, paraît-il, carrossable, puisque Dürrer y a passé aujourd’hui avec un véhicule attelé. Comment diable un cheval a-t-il pu franchir ce sentier de chèvres en traînant une charge ?

Le Parisien que je suis — il est vrai qu’il trouve déjà pénible la montée de la rue des Martyrs — souffre, souffle, peine, à grimper le long de ces montagnes caillouteuses. Mille petits bouts de roches pointues vous percent la peau, s’insinuant à travers les semelles trop minces de ceux qui, comme moi, s’aventurent sur ces pointes aiguisées, en escarpins de confection. Les cailloux coupent, blessent, dégringolent, roulent, s’entrechoquent en vous jouant de petits airs moqueurs, de petits trilles méchants. On se fâche et on fait deux pas en arrière pour avoir voulu faire un pas en avant, avec une énergie trop rageuse.

Toute cette ascension, un jeu pour un homme tant soit peu entraîné, a été très longue, très douloureuse même, pour des hommes et une femme, qui n’avaient pas dormi la veille. Tout le monde était si énervé par l’attente du lendemain qu’aucun des voyageurs du train spécial n’avait, en effet, songé au sommeil. Le désappointement de ne pas rencontrer Bernard à Interlaken, le départ décidé deux heures après, au reçu de votre télégramme, le nouveau voyage en chemin de fer d’Interlaken à Sarnen, coupé par la traversée en bateau sur le lac de Briens, puis l’étape en voiture ou à pied pour gagner Melchtahl, n’avaient permis à personne de prendre un peu de repos.

La montée de Frutt a complètement achevé, fourbu notre petit groupe assez courageux pour tenter l’aventure sans tarder. Je rentre rendu, rompu. J’ai envie de crier à chaque mouvement, tant mes articulations sont endolories.

Et notre excursion a été vaine.

Nous nous sommes heurtés, de même que tous les reporters qui nous ont suivis, au mur que le docteur Flax a fait élever à Frutt et qui paraît infranchissable.

La descente a été encore plus pénible que la montée. La nuit était noire, absolument noire, et notre marche incertaine et cruelle. La vague lueur de la lanterne que Werner Dürrer avait eu la précaution d’emporter était insuffisante. Quant au froid, il était si prenant que j’entendais mon voisin, le compte de Gobely-Franthéon, claquer des dents.

Pour comble de mauvaise chance, la vaillance de Mme Peïnassols a été mal récompensée. La courageuse femme a glissé sur une pierre et s’est, en tombant, fait une grave entorse. Nous avons dû hisser notre malheureuse compagne sur le dos de Werner Dürrer.

C’est le dévouement même que cet homme. Il a porté Mme Peïnassols pendant plusieurs kilomètres.

Arrivés à l’endroit où le sentier de montagne rejoint la grande route, nous avons, heureusement, rencontré un landau qui amenait mon confrère Galtier, du Temps, Siegmund Feldmann, correspondant du Lokalanzeiger, de Berlin, son confrère Levin, du Boersen Courier, et un bûcheron de Melchtahl. Les trois journalistes avaient l’intention de monter, pendant la nuit, pour se trouver à Frutt de bon matin.

À peine étendue dans la voiture, Mme Peïnassols s’est évanouie, et c’est dans cet état que nous l’avons ramenée à Melchtahl.

Là, nouvel accroc ! Mme Peïnassols n’avait pas retenu de chambre. Heureusement que la supérieure de l’école a eu pitié de cette détresse. Elle a offert sa propre couche à la blessée qui a reçu les soins les plus dévoués.

Mmes Clépent, de Vautremesse et de Gobely-Franthéon, ayant obéi aux conseils d’Alain Bernard qui les engageait à loger à l’hôtel Nunalphorn de Flühli-Ranft, n’avaient pu faire réserver de lits à leurs maris. Ils ont dû, tant bien que mal, passer la nuit dans le landau.

Pour nous réconforter, nous n’avons pu, au retour, que nous faire servir du thé chaud avec des liqueurs. Pas un croûton !

BARBARUS.

ARRIVÉE DE M. HAMARD

Melchtahl, 8 h. 40.

M. Hamard vient d’arriver en voiture. Le chef de la Sûreté, que j’ai renseigné aussitôt, m’a dit qu’une demande d’extradition avait déjà été adressée au gouvernement suisse, que l’arrestation de Flax et de ses complices ne peut plus être qu’une question d’heures.

BERNARD.

L’ENCOMBREMENT CONTINUE

Melchtahl, 11 heures.

Le village est de plus en plus envahi. On ne peut se faire une idée de l’animation qui règne dans cet étroit vallon.

La route, unique rue de Melchtahl, est noire de monde.

Les Anglais arrivent en foule de tous les points de la Suisse.

Des paysans surgissent par tous les défilés.

On organise des caravanes de curieux pour excursionner à Frutt. Les loueurs de voitures et de chevaux font des affaires d’or.

Trois camions de vivres sont arrivés de Sarnen.

BERNARD.

MESURES DE POLICE

Melchtahl, 1 heure.

Le flot des curieux monte toujours.

Le désordre est grand. La police de Sarnen a dû intervenir.

Les deux routes parallèles qui suivent le torrent de la Melchaa ont été barrées. Ce sont les deux plus importantes voies d’accès au village. Les autres chemins qui y mènent ne sont que des sentiers de montagne, quelques-uns périlleux et par où la foule ne peut pénétrer.

Des gendarmes postés au point où les deux routes s’embranchent l’une dans l’autre ont ordre de ne laisser passer que les voitures de vivres, les autorités, les reporters, tous ceux, en un mot, que leurs fonctions ou leurs intérêts véritables ont conduit dans ce pays retiré.

BERNARD.

L’ACCIDENT DE MME PEÏNASSOLS

Melchtahl, 3 heures.

L’accident de Mme Peïnassols est plus grave qu’on ne pensait. Il ne s’agit pas d’une entorse, mais d’une fracture de la cheville. La réduction vient d’être opérée par le docteur Stockmann, de Sarnen.

BARBARUS.

Melchtahl, 3 h. 40.

Une conférence a lieu en ce moment, dans la salle à manger de l’hôtel Alpenhof, entre M. Hamard, M. Bergenholler, chef de la police de Sarnen, M. le baron de Vautremesse, M. Sigismond Lévy et Rudolph Hermlein. On y discute le moyen de délivrer au plus tôt les enfants.

BERNARD.

LE MYSTÈRE DE FRUTT

Melchtahl, 4 h. 20.

Les nombreux reporters qui descendent de Frutt font tous la même réponse. Ils se sont arrêtés devant la porte et le mur. Puis ils sont repartis, sans avoir pu rompre l’angoissant silence, seule réponse à leurs appels.

La question se pose pour tous de savoir pourquoi Flax a fait construire la Forteresse de Frutt. Dans quel but ? Quelle est la vie de ceux qui se sont enfermés ou ont été enfermés sur ce plateau désert ? On se perd en conjectures.

ALAIN BERNARD.

ARRIVÉE DU LANDAMMAN

Melchtahl, 5 heures.

On me signale que M. le Landamman, Adalbert Hochberger, le premier magistrat du canton d’Unterwalden, vient de descendre à l’hôtel Kurhaus Melchtahl.

BERNARD.

Melchtahl, 5 h. 20.

M. Hamard s’est rendu auprès du Landamman. Des forces de gendarmerie sont attendues d’un moment à l’autre.

BERNARD.

Melchtahl, 6 heures.

II ne fait de doute pour personne que les extraditions du professeur Flax et de la comtesse de Houdotte seront accordée dans le plus bref délai.

Mais qu’adviendra-t-il des frères Hingertil, qui sont sujets helvétiques ? La Suisse livrera-t-elle ses nationaux à des tribunaux étrangers ?

Mon ami Rudolph Hermlein, qui vient de lire ce télégramme, me fait remarquer que nous parlons tous d’extradition, comme si le chirurgien était tombé entre les mains des autorités. « Vous vendez la peau de l’ours », me dit-il. « Attendez, au moins, d’avoir la bête ; ce sera peut-être difficile. » Il est d’avis que Flax n’aurait pas fait bâtir la Forteresse dans une région inaccessible, s’il n’avait point eu une idée de derrière la tête.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl, 7 heures.

Mme Peïnassols va aussi bien que possible.

BARBARUS.

Melchtahl, 8 heures.

M. de Gobely-Franthéon m’apprend qu’une opération de police a été décidée contre la Forteresse de Frutt, pour demain à quatre heures de l’après-midi, que l’arrestation de Flax et la délivrance des enfants encore en vie sont donc imminentes.

BERNARD.

12 août 1906

NÉGOCIATIONS FRANCO-SUISSES — LA QUESTION DE L’EXTRADITION

Les autorités françaises ont fait diligence. On leur reproche trop souvent leur lenteur pour ne pas, à cette occasion, leur accorder un accessit de vitesse. Félicitons donc les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, de la rapidité avec laquelle les deux administrations ont agi, depuis que, grâce à mes informations, la retraite du chirurgien a été dévoilée.

M. Hamard est parti, sitôt qu’il a pu, avec les instructions les plus catégoriques, pour obtenir par tous les moyens et en hâte, l’arrestation des coupables et leur extradition.

Notre chef de la Sûreté a ordre de ne pas quitter Flax et la comtesse, jusqu’à l’heure ou une prison parisienne se refermera sur eux.

M. Révoil, ministre plénipotentiaire de France à Berne, a été prié de s’occuper lui-même de l’extradition des coupables et du rapatriement des enfants, s’il y a lieu.

Le gouvernement helvétique ne fera d’ailleurs aucune difficulté pour nous livrer le chirurgien et la comtesse, dans le plus bref délai possible.

La Suisse apporte la meilleure volonté dans l’accomplissement de son devoir international. Le président de la Confédération a donné à notre envoyé l’assurance formelle que les autorités fédérales ne susciteront aucun empêchement de procédure.

On a pu croire, pendant quelques heures, que l’extradition des frères Hingertil serait fort compliquée, vu leur qualité de sujets suisses. Mais il est prouvé aujourd’hui que les complices du chirurgien sont naturalisés Français depuis deux ans. L’objection tombe d’elle-même. Puisqu’ils ont abandonné leur nationalité pour prendre la nôtre, la Suisse les traitera comme des étrangers, au même titre que Flax et la comtesse de Houdotte.

Elle les traitera ainsi, quand on les aura pris. Les deux gouvernements se sont bien entendus pour ne pas traîner les choses en longueur, mais on a oublié qu’il y avait un troisième intéressé dont l’avis était précieux. Rudolph Hermlein avait-il raison en prétendant qu’il ne fallait pas vendre trop tôt la peau de l’ours ?

D’après les dernières nouvelles, l’ours a l’air de vouloir se défendre énergiquement.

CLOVIS BINARD.

LE DOCTEUR VA RÉSISTER — UNE LETTRE BIZARRE

Melchtahl, 2 heures de l’après-midi.

Douze gendarmes sont arrivés hier soir à Melchtahl.

Ils ont été rejoints ce matin par une équipe des pompiers de Sarnen.

Tout un matériel d’assaut a déjà été transporté devant le mur de Frutt, des échelles, des cordes, des grappins, etc. Puisque les habitants de la forteresse ne veulent pas ouvrir la porte, on passera par-dessus la clôture.

Certains préfèreraient voir renouveler le procédé employé lorsqu’on ouvrit l’hôtel de la rue Cassette d’un coup de dynamite.

L’expédition est prête à partir, mais les autorités et M. Hamard hésitent encore. Je viens seulement d’apprendre les raisons de cette indécision, dont nous avons les preuves depuis quelques heures et qui étonne beaucoup.

Le Landamman a reçu, dans son courrier du matin, une lettre signée du docteur Flax, datée de Frutt, mais mise à la poste à Lucerne : On a cru tout d’abord à une invention de mauvais plaisant. Il a fallu se rendre à l’évidence lorsqu’on a comparé l’écriture avec celle d’une lettre authentique que M. Hamard a pris la précaution d’emporter, à tout hasard.

C’est bien le chirurgien qui a tracé ces signes allongés et écrasés.

Voici cette lettre que je viens de recopier sur l’original :

Frutt.

Monsieur Le Landamman,

J’ai appris que vous êtes en train d’organiser une petite expédition contre Frutt, qu’on a mobilisé des gendarmes, des policiers et des pompiers.

Je vous écris afin d’épargner bien des désagréments à tous ce braves gens, ou, tout au moins, un dérangement inutile.

Je suis aujourd’hui absolument inattaquable dans ma forteresse.

Il est matériellement impossible de pénétrer dans mon domaine avec les moyens dont vous pouvez disposer.

Ma petite garnison n’aura pas à faire une grande besogne pour se défendre, parce que j’ai domestiqué des forces de la nature dont nous nous servirons pour écarter les intrus.

Je vous écris cela aussi simplement que possible, afin de vous convaincre et d’éviter que vous ne me traitiez de fou.

Si vous persévérez dans votre projet, je me verrai obligé de m’y opposer.

Je dégage donc ma responsabilité.

Je m’efforcerai d’éviter des événements désastreux, mais seulement dans la mesure qu’il faudra pour ne pas compromettre ma sécurité.

S’il y a mort d’homme, vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même.

Vous n’éviterez donc des incidents ou des accidents qu’en restant chez vous et en me laissant en paix, chez moi.

Je ne descendrai de Frutt que lorsqu’il me plaira, à mon heure, et lorsque mes projets seront pleinement réalisés.

Nul ne fera plier ma volonté.

Sachez seulement que le but que je me suis proposé intéresse l’humanité entière.

Veuillez agréer l’assurance de ma considération très distinguée.

FLAX.

Melchtahl, 3 heures.

La lettre de Flax a produit grande impression.

L’opération de police devient des plus délicates. On voudrait éviter toute effusion de sang. Or, le chirurgien paraît disposé à se défendre coûte que coûte, dans son fort, et maintenant on le croit capable de tout.

Les autorités locales ont demandé, par télégraphe, des instructions au gouvernement de Berne. Elles tiennent à couvrir leur responsabilité pour le cas où surviendrait un accident grave.

ALAIN BERNARD.

L’ARRESTATION RETARDÉE — UNE QUESTION — INTERVIEW DU LANDAMMAN — LE GOUVERNEMENT EMPÊCHERA TOUTE EXPÉDITION PRIVÉE CONTRE FRUTT

Melchtahl, 4 heures.

L’expédition est remise à demain, peut-être à après-demain. Le gouvernement suisse a donné l’ordre d’attendre. Un officier d’artillerie de Thoune vient d’être désigné pour commander la petite troupe d’assaut, qui sera augmentée d’une vingtaine d’hommes.

Nous avons tous été très surpris d’apprendre que la lettre du docteur Flax portait, sur l’enveloppe, le timbre de la poste de Lucerne.

Cette ville est à quelques heures de Frutt. Comment la lettre y a-t-elle été portée ? Par qui ? On n’a signalé la présence dans les vallées d’aucun des émissaires habituels du chirurgien. Si un des frères Hingertil avait seulement fait dix pas dehors, on le saurait, tant les abords de la Forteresse sont surveillés nuit et jour par une armée de curieux et de reporters qui ne sont pas les moins curieux des curieux. Flax aurait-il des moyens de communication que nous ignorons ?

Par quelle voie la lettre est-elle parvenue à Lucerne ? Flax aurait-il des moyens de communication que nous ignorons ?

J’ai eu l’honneur d’être reçu par le Landamman.

Le président de cette toute petite république dans la grande qu’est le canton d’Unterwalden, M. Adalbert Hochberger, est un de ces dignitaires suisses qui, tout en gardant une haute idée de leurs fonctions, ne se distinguent de leurs concitoyens ni par l’attitude, ni par le costume, ni par l’apparat.

Il m’a reçu le plus simplement du monde et m’a offert un bock sur un coin de table. Il a allumé ensuite une de ces grosses bouffardes de porcelaine qui sont la gloire des fumeurs allemands, et, moi, j’ai grillé une cigarette.

— Je ne puis pas prendre sur moi, dit-il, d’exposer des hommes dans l’assaut de Frutt ! Ce maudit chirurgien a, incontestablement, l’avantage de la position... À l’intérieur de sa Forteresse, un seul homme, armé d’un fusil, peut se livrer à tout un massacre avant d’être capturé par des assaillants... Et nous ne connaissons que l’extérieur des travaux qu’il a fait exécuter... Peut-être existe-t-il à l’intérieur tout un système de défense qui nous donnera du fil à retordre et nous vaudra plus d’une surprise... Nous allons, pour ne rien abandonner au hasard, reconstituer, si c’est possible, tout le plan de cet extraordinaire domaine de Frutt. Tous les entrepreneurs et tous les ouvriers qui y ont travaillé seront interrogés, et leurs dépositions seront coordonnées dans une étude d’ensemble... Nous cherchons aussi à connaître le nom de l’architecte parisien dont les dessins ont servi à la construction des principaux bâtiments... Nous espérons pouvoir, de cette manière, nous rendre compte, non seulement de la topographie, mais aussi de la destination de la Forteresse... Je n’arrive pas, en effet, à comprendre pour quels motifs le docteur Flax a élevé ces murailles de château-fort dans une région aussi sauvage.

— On suppose qu’il a voulu se bâtir une retraite inattaquable pour s’y retirer avec la comtesse de Houdotte, les frères Hingertil et les enfants volés.

— Évidemment ! L’hypothèse est plausible !... Mais elle ne répond qu’à une moitié de la question, la moins intéressante. Ce qu’il y aurait à tirer au clair, c’est la fin poursuivie par le chirurgien. Il ne s’est pas enfermé, là-haut, avec son troupeau d’enfants, pour le plaisir. Il a un but. Lequel ? En attendant que nous le sachions, Flax nous met dans le plus grand embarras.

— Ne vous a-t-on pas proposé d’enfoncer la Forteresse à coups de canon ?

— Oui. Et il est vraiment stupéfiant qu’une idée aussi saugrenue se soit glissée dans le cerveau de tant de gens. J’ai bien reçu cinquante télégrammes me suggérant ce moyen décisif d’en finir ! Pas un de ces conseilleurs n’a songé que nous risquerions de tuer les enfants cachés à Frutt et que le remède serait pire que le mal. Un peu de patience, donc ! Il faut attendre encore un jour, deux jours peut-être, le moment d’en terminer avec cette aventure qui met tout le pays sens dessus dessous. Il y a bien longtemps que nos paisibles campagnes n’ont été si agitées.

— Savez-vous, monsieur le Landamman, que les pères de famille réunis à Mechtahl commencent à s’impatienter ? On devient très nerveux dans leur camp. Les mères qui demeurent plus loin assiègent le téléphone, surexcitent leurs maris par leurs paroles éplorées.

— Parbleu ! Mettez-vous à leur place : Ils savent que des enfants sont séquestrés dans la Forteresse, que parmi ces petits prisonniers se trouve peut-être, probablement, celui qui leur a déjà coûté tant de larmes, de désespoirs, celui qu’ils sont accourus chercher ici, en toute hâte. Et vous voudriez qu’ils ne fussent pas impatients ! II serait tout simplement monstrueux qu’ils ne le fussent pas. Mais notre rôle, à nous, par contre, est de prêcher la patience... C’est d’ailleurs, en général, le rôle de tous les gouvernements... Connaissant toutes les difficultés, ils essayent de retenir l’élan de ceux qui n’en connaissent pas, ou, les connaissant mal, se précipitent, tête baissée sur l’obstacle, au risque de se briser le crâne.

— Que ferez-vous, monsieur le Landamman, si une expédition privée s’organise contre Frutt ?

— Nous l’empêcherons, réplique M. Adalbert Hochberger avec énergie. Nous ne pouvons laisser à aucun particulier le soin d’exécuter une opération de police, les armes à la main. D’autre part, je vous répète que je suis persuadé qu’on n’obtiendra rien de bon par des moyens irréfléchis et précipités.

— Cependant, ne craignez-vous pas que les pères ne s’associent pour tenter eux-mêmes l’assaut de Frutt ?

— Non. Il leur faut des armes, des outils Ils n’en ont pas.

Telles sont les déclarations du Landamman. Elles ont leur importance, car, si l’assaut contre Frutt est retardé, il faut s’attendre ici à de bruyantes protestations. Les pères des enfants volés sont révoltés des lenteurs de la police suisse. Il est à redouter que leur colère ne les entraîne à des a des violents et regrettables. La journée de demain sera peut-être troublée.

BARBARUS.

Melchtahl, 7 heures du soir.

Mme Peïnassols a passé une bonne nuit. Légère fièvre dans la journée.

BARBARUS.

13 août 1906

INDIGNATION DES PÈRES ET DES MÈRES — UNE EXPÉDITION PRIVÉE CONTRE FRUTT — LE BARON DE VAUTREMESSE À LA TÊTE DES VOLONTAIRES

La remise de l’assaut, télégraphiée hier par les autorités de Berne, a fait flamber bien des colères dans notre petit village.

Les pères de famille ne cessaient, depuis plusieurs heures, de se plaindre avec violence du peu d’empressement que le Landamman mettait à satisfaire leur impatience. Si on les eût écouté, toute une expédition armée eût déjà envahi le territoire de Frutt.

La décision officielle, apprise au milieu de l’effervescence déjà créée par le zèle trop froid de M. Adalbert Hochberger, a donc provoqué des clameurs de révolte.

Le soir, une réunion publique est improvisée dans la salle de restaurant de l’hôtel Alpenhof, où dînent presque tous les pères.

On est au dessert, et déjà montent les nuages des cigares, quand M. Horace Clépent frappe sur son verre pour demander le silence.

— Messieurs, s’écrie-il au milieu des vives acclamations qui l’accueillent dès la première parole, la situation qui nous est faite ici est intolérable... Après mille et mille émotions, après mille et mille angoisses, nous avons enfin des nouvelles de nos enfants. Nous savons qu’ils sont là, pas bien loin de nous, tous ou presque tous... Nous voulons les revoir et les ravoir sans tarder... Et voilà qu’au moment où nous nous imaginons que les autorités helvétiques vont nous aider de toutes leurs forces, nous nous heurtons à des tergiversations, des hésitations et des lenteurs véritablement monstrueuses... Eh bien ! messieurs, je vous demande si nous ne devons pas nous passer de secours qu’il faut mendier, alors qu’on devrait nous les offrir de tout cœur. M. le Landamman Adalbert Hochberger est un homme charmant et dévoué, mais il est timoré. Si nous, nous n’agissons pas, nous n’arriverons  aucun résultat ; nous resterons des semaines et des semaines au pied de ces montagnes ; nous monterons chaque jour derrière cet affreux mur derrière lequel sont enfermés les petits êtres que nous chérissons et nous continuerons, impuissants, à nous énerver dans cet hôtel... Le prétexte qu’on nous a objecté pour retarder la prise de la Forteresse par la force n’existe pas. Il est piteux... En quoi les menaces du voleur d’enfants peuvent-elles nous arrêter ? Au contraire, elles doivent hâter l’assaut. La lettre du chirurgien est la lettre d’un fou ! Nos enfants sont tombés entre les mains d’un aliéné. Cette opinion n’est pas pour retarder les mesures à prendre. Bien au contraire, nous ne pouvons supporter l’idée que nos petits soient livrés sans défense à des gens capables de tous les délires, à des paralytiques généraux, à des monomanes dont la société se préserve en les isolant dans des asiles spéciaux. Je ne veux pas exagérer. Je ne veux pas, par des suppositions lancées à la légère, augmenter vos inquiétudes ; mais les faits ne nous permettent tout de même pas de fermer les yeux et de nous boucher les oreilles... Une phrase de la lettre du docteur Flax me semble caractéristique : « Ma petite garnison, écrit-il, n’aura pas à faire un grand effort pour défendre mon domaine, parce que j’ai domestiqué des forces de la nature dont nous nous servirons pour arrêter les intrus. » Si, après cela, on prétend encore que Flax, la comtesse de Houdotte et les quelques malheureux qu’ils ont entraînés dans leurs aberrations ne sont pas fous, fous à lier, je me demande quelle preuve il faut… Et c’est devant un homme qui a domestiqué les lois de la nature que la police et la gendarmerie de tout un pays hésitent ! C’est ridicule ! Eh bien ! messieurs, laissons-les à leur timidité. Quant à nous, en avant. Il faut délivrer les enfants le plus tôt possible, et coûte que coûte.

Ce discours est interrompu par des acclamations frénétiques.

M. Clépent s’assied.

Sa pensée a été comprise. Le projet de prendre d’assaut la Forteresse de Frutt par une expédition particulière, en dehors des forces gouvernementales, est dans tous les esprits. On ne sent même pas le besoin le formuler de façon précise. On en discute les voies et moyens sans même se mettre d’accord sur le principe.

Le baron de Vautremesse, dont la nervosité s’accommode mal aux nécessités de l’heure présente, s’écrie alors d’une voix stridente, au milieu du bruit :

— N’attendons plus une minute, messieurs. Montons à Frutt cette nuit même, emportons la Forteresse d’un seul élan… Depuis hier au soir, je reste convaincu que nous ne devons plus compter sur une action rapide de la force publique. J’ai donc pris mes précautions en conséquence… Que ceux qui veulent attendre encore, attendent. Moi, je n’attendrai plus… Nous n’avons pas d’armes. Nous en aurons cette nuit… M. le Landamman a dit que nous n’oserions pas attaquer Frutt sans fusils !... et, en effet, il serait téméraire de tenter un moyen désespéré sans avoir une balle prête pour les fous que M. Clépent vient de nous décrire. Mais ces fusils, nous les aurons, je le répète… On vous a raconté que les paysans ne nous livreront pas les armes militaires que la loi helvétique laisse à leur disposition dans chaque foyer. C’est exact, mais nous avons mieux… Quarante de ces montagnards, chez qui l’héroïsme est une qualité atavique, m’ont proposé leur aide… Ils ne nous prêteront pas leurs fusils. Cela leur semblerait un crime antipatriotique, mais ils viendront eux-mêmes, l’arme sur l’épaule.

À ce moment, Rudolph Hermlein proteste vivement contre le langage du baron.

— Les paysans qui vous ont promis leur concours ont eu tort, s’écrie-t-il indigné. Nos républiques ne peuvent vivre que si les citoyens obéissent aux autorités. Je m’opposerai, tant que je le pourrai, à l’expédition projetée. Quand le gouvernement, qui a sans doute d’excellentes raisons, nous aura permis d’agir à notre guise, vous pourrez compter sur moi pour tout, et je ne laisserai la première place à personne. Mais, pour l’instant, je vous en conjure, restez tranquillement au Melchtahl. Il vaut mieux avancer lentement et sûrement.

La proposition de Hermlein, malgré toute la sympathie que le peintre suisse inspire, n’obtient aucun succès auprès de la majorité. Elle est néanmoins soutenue par M. Alfred Flaquette, qui prononce quelques paroles raisonnables.

— Je partage, dit-il, ai-je besoin de l’affirmer, toute l’impatience générale, mais je trouve que nous aurions tort de précipiter nos décisions. Si vraiment le docteur Flax est fou, il est urgent de ne pas le surexciter par une attaque improvisée qui peut ne pas réussir. Un échec serait désastreux... N’oublions pas, messieurs, qu’il a entre les mains des otages, les plus précieux des otages... Si on lui donne le temps, entre l’attaque et sa capture, d’exercer sur eux je ne sais, quelle vengeance, nous aboutirons peut-être à un désastre qui fera frémir l’univers... Dans ces conditions, mon avis est de laisser toutes responsabilités aux autorités suisses... Les enfants resteront quelques jours de plus dans la Forteresse. Je le déplore de toute mon âme, mais nous aurons ainsi conservé le plus de chances de les trouver tous, sains et saufs... Ce n’est point avec quarante paysans que nous pouvons songer à enlever Frutt. Si nous n’intervenons pas d’une façon foudroyante, en envahissant la Forteresse de tous les côtés à la fois, afin de submerger les fous sous le flot des assaillants, nous risquons, je le répète, les pires catastrophes.

Tout en parlant, M. Flaquette se rend compte que son opposition ne produit pas le moindre résultat.

La grosse majorité est pour la violence.

Je dois ajouter que les mères de famille qui vivent en dehors de Frutt, et qui suivent toutes nos discussions par le téléphone, poussent leurs maris aux moyens extrêmes.

M. de Gobely-Franthéon, qui est parmi les modérés, essaye, malgré tout, d’endiguer les partisans d’une action immédiate.

— Mon avis, s’écrie-t-il, est que l’attente est encore la meilleure des solutions... De plus, j’ai reçu dans mon courrier du soir une lettre qui nous propose un moyen de mieux connaître ce qui se passe à l’intérieur de la Forteresse. Elle est signée de M. Lebaudy18. Permettez-moi de vous la lire !

Cher ami,

D’après ce que j’apprends par les journaux, il a été impossible d’observer la vie des êtres à l’intérieur de la Forteresse.

Comme tous ceux qui peuvent vous être utiles dans ces tristes moments se doivent de vous apporter leur aide, je vous propose de vous expédier, mon grand ballon qui se trouve à cette heure à Toul.

C’est, vous le savez, le ballon dirigeable le plus maniable, le plus parfait qui existe aujourd’hui. Ses nombreuses excursions au-dessus des forts de Toul en sont la preuve définitive.

Le ballon est à votre disposition.

L’ingénieur Juchmès et le pilote Rey viennent de m’écrire leur consentement.

Ils sont disposés à mettre leur expérience et leur dévouement à votre service.

La grosse difficulté sera de construire sur ces montagnes le hangar qui est l’écurie nécessaire à un ballon de ce genre. Mais ce n’est qu’une question d’argent, c’est-à-dire, en de pareilles circonstances, une question secondaire.

À l’aide du ballon, qui pourra planer pendant des heures au-dessus du domaine de Flax, vous pourrez faire de précieuses observations pour la délivrance des enfants.

Veuillez agréer, mon cher ami, mes meilleurs sentiments.

LEBAUDY.

La lecture de cette lettre se perd dans tel tapage.

Le parti de la violence emporte les sages.

Furieux, Rudolph Hermlein menace de quitter Melchtahl, et de retourner à ses pinceaux, dans son atelier d’Engelberg. Alain Bernard et moi, nous passons toute une heure à le supplier de rester. Et ce n’est pas, on le sait, une affaire commode de convaincre l’artiste lorsqu’il a pris une décision.

Le Landamman, naturellement prévenu aussitôt, déclare qu’il ne laissera pas partir l’expédition dont le baron de Vautremesse vient d’être nommé chef.

Je rencontre M. Hamard vers minuit, à la sortie de l’hôtel Alpenhof. Il est, lui-aussi, averti de ce qui se trame.

— C’est absurde, s’écrie-t-il, nous allons nous aliéner les sympathies des Suisses. Nous allons compliquer le conflit par des actes irréfléchis. Je n’ai aucun moyen d’empêcher le baron de Vautremesse et M. Clépent de tenter la prise de la Forteresse. Mais ils échoueront. Le seul résultat sera d’aggraver la situation des captifs, de nous mettre à dos le gouvernement helvétique et le Landamman qui, jusqu’ici, ont été parfaits pour nous.

M. le baron de Vautremesse, malgré toutes les objurgations de M. Hamard, a passé sa journée à organiser une expédition qui partira demain matin.
Il faut s’attendre à des événements graves.
BARBARUS.

P.-S. — Mme Peïnassols, qui va de mieux en mieux, est également d’avis que les parents des victimes ne doivent plus hésiter, ni atermoyer.

14 août 1906

UNE INTERVIEW DU DOCTEUR FLAX, PAR WILLIAM TRISSON

New-York, via P.-Q.

Le Morning Star de Chicago vient de publier l’interview sensationnelle du docteur Flax, par le fameux Trisson, devenu correspondant de journal à la suite de ses retentissantes bourdes policières.

Le texte est, sans doute, celui que l’Américain télégraphia de chic, dès son arrivée au Melchtahl, et dont la rédaction fut surprise par un confrère indiscret.

L’ex-détective raconte qu’il a pu pénétrer dans la Forteresse de Frutt, causer avec le chirurgien, la comtesse, les frères Hingertil, et qu’il a vu quelques-uns des enfants.

Le docteur Flax ne s’est pas abandonné, avec Trisson, à d’excessives confidences. Il a simplement déclaré au reporter américain que les motifs pour lesquels il a fait bâtir les murailles de Frutt seront dévoilés un jour prochain.

Le chirurgien a néanmoins laissé entendre que tous les enlèvements ont pour but des vengeances au sujet desquelles, pour l’instant, il tient à garder le silence.

La comtesse s’habille, paraît-il, même sur ces hauteurs alpestres, de robes de la plus haute élégance. Elle aurait avoué, dans cette conversation, être la maîtresse du docteur, depuis fort longtemps.

Les frères Hingertil n’ont joué dans cette affaire que le rôle de comparses. Ils ne sont que de simples employés payés pour une besogne déterminée.

Les enfants se portent bien. Ils sont convenablement soignés et nourris. Ils couchent tous dans un grand dortoir dont les fenêtres sont garnies de jolis rideaux de cretonne. Quelques-uns des petits, ayant voulu résister à leurs geôliers, auraient été les victimes des pires châtiments. Le chirurgien aurait ainsi mâté les autres, par exemple. Trois des enfants soumis à ces punitions excessives seraient morts.

D’après William Trisson, les moyens de défense dont dispose le docteur Flax ne sont pas considérables. Le chirurgien n’est protégé que par l’épaisseur de ses murs. Si un pareil événement se fut produit à Chicago, ajoute le reporter en terminant, les enfants eussent été sauvés deux heures après la découverte de l’endroit où ils eussent été cachés.

Nous ne publions naturellement les nouvelles envoyées par William Trisson qu’à titre de renseignement, sans la moindre garantie, et, pour tout dire, avec un scepticisme souriant.

Le célèbre policier qui arrêta l’ambassadeur d’Italie nous a trop habitués à ces gasconnades américaines qu’on appelle le bluff. Nous ne pouvons aujourd’hui lui accorder la moindre créance.

Remarquons qu’il ne nous apprend pas comment il est entré dans la forteresse, et par quel sortilège il a pu y monter, y rester et en redescendre, sans avoir été vu par ses confrères.

Nous avons, par amusement, télégraphié à Bernard pour lui demander d’interviewer William Trisson sur ses prétendus exploits. L’Américain s’est laissé faire avec gravité. Il a soutenu énergiquement, et malgré les plus criantes invraisemblances, la véracité des renseignements câblés à son journal. Comme monteur de coups, William Trisson dépasse ses compatriotes les plus inimitables dans le genre, et Dieu sait si on en connaît d’un aplomb extraordinaire !

CLOVIS BINARD.

L’ÉCHEC DE L’EXPÉDITION VAUTREMESSE — QUI A PRÉVENU FLAX ? — UN ÉVÉNEMENT INOUÏ

M. de Vautremesse est un organisateur merveilleux. Il lui a suffi de quelques heures pour rassembler une véritable armée, avec toutes sortes d’attirails de siège qu’on eût cru impossible de découvrir dans les limites de ce canton retiré.

Toutes les formes d’échelles se sont données ainsi rendez-vous sous les murs de Frutt. Toutes les formes de grappins et de crochets ont été apportées par les paysans, avec une bonne volonté et un entrain indescriptibles.

Nous sommes partis ce matin de bonne heure, pour la conquête de la Forteresse.

Notre troupe, composée des pères réunis à Melchtahl, des montagnards recrutés par le baron, de cent journalistes, est nombreuse. En outre, deux ou trois cents villageois des environs ont quitté leurs maisons avec femmes et enfants, pour assister au spectacle de l’attaque.

Le Landamman n’a même pas essayé d’arrêter, comme on pouvait le craindre, l’élan de cette foule.

Néanmoins, à l’endroit où le chemin de montagne quitte la grande route carrossable, un gendarme se tient grave et raide. Sans souffler mot, il laisse passer la troupe armée, mais, calepin en main, il note au vol le nom de ceux qui défilent devant lui et qu’il connaît.

La montée commence dans un ordre extrêmement pittoresque.

Le baron de Vautremesse, que tout le monde salue comme chef, s’est attaché au bras, pour tout signe distinctif, la ceinture en cuir blanc qui serre, à l’ordinaire, la taille de la propriétaire de l’hôtel Alpenhof.

Derrière lui marchent cinquante paysans armés de fusils de guerre. Ils grimpent d’une belle allure martiale et décidée. Vraiment, un pays qui compte de pareils défenseurs dans de semblables défilés n’a rien à craindre des ennemis du dehors.

Ce groupe est suivi par les pères des petites victimes et par la troupe des curieux.

Tantôt devant, tantôt au milieu, tantôt derrière, les journalistes jouent un peu les mouches du coche, prodiguant des conseils dont personne ne veut.

Le temps froid, sec, et l’air pur favorisent la sonorité des chansons dont les Suisses accompagnent leur marche. Hommes et femmes scandent leurs pas à la mesure lente de chœurs héroïques. Aux voix basses et profondes répondent des voix hautes et parfois stridentes. Puis le rythme des joddeln étincelants, des prodigieuses roulades à la tyrolienne, ébranlent les échos des montagnes et se répercutent au loin. C’est un spectacle superbe. Il est toujours très beau de voir s’avancer une foule enthousiaste et disciplinée dont les chants entraînants révèlent la flamme intérieure.

À mi-chemin, la colonne est rejointe par Werner Dürrer.

Le guide a hésité avant de venir avec nous. Il est trop lié avec Rudolph Hermlein. Il a tout d’abord voulu se solidariser avec la bouderie du peintre qui, pour marquer son opposition, est resté à Melchtahl. Mais Dürrer n’a pu résister à la pensée que peut-être les enfants allaient être délivrés sans lui. Après nous avoir laissé prendre une avance, il s’est précipité pour nous rattraper.

Quand la troupe arrive à environ une demi-heure de la Forteresse, le baron de Vautremesse fait un grand signe du bras auquel est fixé le singulier galon de capitaine dont j’ai parlé. Du haut en bas de la colonne qui monte en serpentant le long de l’étroit sentier, le silence s’impose.

Puis, ordre est transmis de bouche en bouche : « Ne plus faire de bruit, ne plus chanter. »

Il ne faut pas signaler l’approche de l’ennemi aux habitants de la Forteresse.

Cette précaution est, hélas, inutile. Les premiers, qui atteignent la porte, s’arrêtent stupéfaits.

Une affiche manuscrite est collée à l’aide de quatre pains à cacheter.

On y lit ces mots :

Rentrez donc dans vos foyers.

Vos efforts sont stupides.

Vous n’entrerez pas.

Vous n’arriverez à rien.

Si vous persistez à ne point me laisser tranquille, je vous montrerai que je ne menace pas en vain.

Je ferai agir immédiatement contre vous la moindre des forces naturelles qui m’obéissent.

J’espère que cette correction vous suffira et, qu’ayant constaté votre impuissance, vous ne m’obligerez pas à me servir d’engins plus meurtriers pour me débarrasser définitivement de vous.

Un court conciliabule est tenu, alors, devant cette affiche, entre MM. Clépent, Vautremesse, Werner Dürrer et Holleman, de Sarnen, que les troupes suisses ont élu pour lieutenant et pour interprète.

— C’est sa folie qui continue, s’écrie le baron. Je vous en conjure, n’en tenons pas compte.

Cette prière est entendue. Cependant, certains volontaires sont déjà un peu découragés. Ils comptaient surprendre le chirurgien. Comment, par qui a-t-il été averti de nos projets ?

Le baron de Vautremesse déploie ses hommes devant la porte de la Forteresse. Il enjoint à quelques montagnards de faire la police et de maintenir les curieux loin de la zone dangereuse. Il fait promettre aux reporters de ne pas gêner les assaillants par une curiosité excessive.

La première opération consiste à placer une grande échelle contre le mur de Frutt pour essayer de voir à l’intérieur.

Un montagnard, sergent de pompiers dans un petit village des vallées voisines, est chargé de ce prélude de la bataille.

Mais il a à peine saisi l’échelle qu’un ronflement se fait entendre, une vibration sourde, précipitée, une roulade profonde, inouïe.

On se regarde étonné, un peu effrayé, avec la certitude que cette Forteresse, tout à l’heure silencieuse, dont on n’aperçoit aucun habitant, qui n’est percée d’aucune meurtrière d’où un coup de fusil puisse partir, va cependant résister formidablement.

L’homme essaye alors de dresser son échelle contre le mur. Chose extraordinaire et qui nous frappe d’une nouvelle stupeur, l’échelle est à peine appuyée contre la pierre qu’elle se renverse brusquement, comme si un ressort invisible la projetait en arrière. Tout de suite après, les montagnards qui se sont avancés le plus, se retournent et fuient avec de grands cris. Et moi, je bats en retraite comme eux, saisi brusquement par une sensation étrange, la sensation du sang qui bout dans les veines, qui gonfle, qui va faire éclater son enveloppe, sensation mystérieuse, folle, insupportable.

Nous avons, paraît-il, été comme électrocutés par un fluide qui, maintenant encore, entoure les murs de Frutt sur une largeur de dix mètres. Il n’est plus possible d’approcher des murailles. Les plus hardis qui s’y risquent sont les victimes de ces décharges sourdes qui, si elles ne sont pas mortelles, sont terriblement douloureuses.

Ainsi donc, Flax n’a pas menti. Il est le maître de quelque invention exceptionnelle, de quelque machine nouvelle, inconnue, contre laquelle tous nos efforts se sont brisés comme verre.

Ainsi donc, Flax n’est pas fou. Sa menace n’était pas dictée par un cerveau en délire, mais par un esprit conscient des réalités, sûr de soi.

Et il faut redescendre au Melchtahl comme on est venu, s’en retourner sans avoir rien fait, rien obtenu, arrêtés par une barrière d’autant plus infranchissable qu’elle est mystérieuse et invisible.

Je ne puis vous décrire le découragement des pères de famille à la descente. On est convaincu maintenant que Flax est invincible entre ses murs, que sa scélératesse est à l’abri de tout châtiment... Mais qu’est-ce que ce fluide étrange et puissant dont dispose le chirurgien ?

BARBARUS.

15 août 1906

LENDEMAIN D’ÉCHEC — L’OPINION DU LANDAMMAN D’UNTERWALDEN

Melchtahl.

L’échec de l’expédition Vautremesse a frappé tout le monde de stupeur.

Même ceux qui avaient prédit l’insuccès n’avaient pas pu prévoir le singulier moyen de défense dont a usé le docteur Flax. Et on discute à perte d’haleine sur la nature du fluide qui entoure les murs de Frutt d’une cuirasse plus solide que si elle était de fer et d’acier.

Des paysans, qui ont grimpé aujourd’hui sur ces diaboliques hauteurs, nous ont appris que le ronflement a cessé, qu’on peut de nouveau approcher des portes. Cependant, nul ne met en doute que si une nouvelle attaque avait lieu, le chirurgien ferait de nouveau agir son curieux engin.

Les mères sont venues aujourd’hui, nombreuses, au Melchtahl, et cela a été une journée de larmes et de désespoir.

Je suis allé attendre le Landamman sur la route de Sarnen. Il s’était rendu à la ville pour se concerter avec quelques membres du gouvernement d’Unterwalden.

— Les Français, m’a-t-il dit, ont été punis par où ils ont péché. Je n’affirme cependant pas que nous eussions réussi si on nous avait laissé le temps de nous préparer à l’aise pour un assaut. Qui pouvait imaginer l’inimaginable résistance qu’a opposé le bizarre assiégé de Frutt ?... La défaite du baron de Vautremesse et de ses troupes nous dicte de nouveaux devoirs. On ne peut plus prétendre que les menaces du docteur Flax soient des menaces de fou. Ce sont les menaces réfléchies d’un homme étonnant, d’un homme de génie dont on ne se rendra pas maître facilement. Il a écrit qu’il avait domestiqué des forces de la nature. Il les a effectivement domestiquées. La preuve est faite... Je viens de consulter un savant à Sarnen pour essayer d’obtenir une explication du phénomène qui vous a tous écartés des murs de la Forteresse, comme avec la main. Il n’a pu me répondre. Les hypothèses qu’il a émises n’ont pas plus de valeur que toutes celles que les ignorants fabriquent depuis hier. La conclusion reste néanmoins qu’il faut plus que jamais prendre des précautions et ne pas s’engager à la légère. L’aventure de vos amis aura eu au moins un résultat. L’expédition que nous étions en train d’organiser au plus vite va être de nouveau retardée jusqu’à nouvel ordre.

BARBARUS.

QU’EST-CE QUE FRUTT ? — COMMENT LA FORTERESSE A ÉTÉ CONSTRUITE

Pendant que Barbarus accompagnait l’expédition du baron de Vautremesse, je me suis occupé d’une méticuleuse enquête pour déterminer exactement ce qu’est, au juste, ce pays de Frutt, et quel genre de construction le docteur y a fait élever.

Frutt est une haute vallée extrêmement bousculée, remplie de ravins et de crevasses au fond desquels fleurissent des milliers et des milliers de ces jolis rosiers des Alpes dont les ascensionnistes aiment à se tresser de grands bouquets, trophées de leurs promenades.

L’altitude moyenne est d’environ 1,880 mètres.

De hautes montagnes bordent là vallée. Le soir, elles dessinent sur le ciel obscurci de formidables dentelures dont l’aspect est grandiose.

Quelques-uns de ces sommets sont célèbres parmi les excursionnistes : le Boni, le Spicherfluh, l’Abgschutz, le Glockhaus, le Wildgeissberg, le Rothsandnollen et surtout l’Erzegg, le Balmeregghorn et le Hohenstollen. Cette dernière cime est visitée par tous les vrais alpinistes qui passent dans les environs. Elle est célèbre pour le bel espace qu’elle découvre, pour la merveilleuse vue dont on y jouit, mais cette excursion n’est pas à conseiller aux montagnards d’occasion qui ont le cœur faible et craignent le vertige.

Ces montagnes varient entre 2,000 et 2,800 mètres. Ce sont donc de petits enfants en comparaison des grands colosses voisins et en particulier du Titlis, dont on aperçoit de Frutt la merveilleuse croupe de neiges et de glaciers.

La haute vallée de Frutt est bien connue des botanistes, qui y rencontrent les fleurs les plus rares des montagnes. C’est dans la belle saison, au milieu des trous, des crevasses et de quelques champs de neige que le soleil n’arrive jamais à fondre; une floraison étonnante de gentianes jaune pâles ou pourpres, de chardons bleus, de saxifrages, de myosotis alpestres, de véroniques, de renoncules, de cyclamens, de mousses et de lichens, curieusement compliqués.

Le pays, que l’écrasement d’anciens glaciers a poli ou déchiqueté selon les endroits, retentit parfois des sifflements perçants des marmottes qui, au printemps, se réveillent du sommeil léthargique qui les a paralysées durant les mauvais mois. Parfois on voit détaler, tout d’un coup, un lièvre changeant ou une perdrix des neiges. De temps en temps, un vautour, cherchant sa proie, plane lentement, très haut, d’un vol tranquille et menaçant.

Pas un arbre. Les derniers sapins s’arrêtent dès le seuil de la vallée.

Un lac assez étendu s’est creusé au pied des montagnes qui bordent Frutt. Elles se mirent dans cette eau plus bleue que le ciel comme dans un miroir. En tournant autour des bords marécageux, on peut contempler, une à une, les cimes voisines, au fond des flots.

Avant l’achat de Frutt par le docteur Flax, cette région était peuplée d’immenses troupeaux de ces petites vaches des hautes Alpes qui, entourant un taureau au front bas, dressent la tête au passage des hommes, qu’elles examinent d’un œil inquiétant. Quelques cabanes de fromagers, où chaque jour la récolte du lait était centralisée pour la manutention du fromage de gruyère, s’élevaient, deci delà, autour du lac. Deux hôtels d’une simplicité biblique, bâtis en bois, ne suffisaient pas, pendant les deux mois de belle saison, à héberger les alpinistes, amis fidèles de cette sauvage région. Ils y accouraient en foule, non seulement pour excursionner sur les montagnes voisines, mais pour visiter de profondes grottes dont nul ne connaît la fin, et pour admirer le déversoir du lac de Melch. Là, en effet, l’eau s’épanche dans un énorme trou, et elle s’effondre on ne sait où, pour se perdre dans les entrailles de la terre.

Le pays de Frutt ainsi que la région qui lui fait suite, et qu’on appelle la Tannenalp, étaient des biens communaux. C’est donc aux communes que le docteur Flax, ou plutôt les frères Hingertil qui le représentaient, durent s’adresser, il y a quatre ans déjà, pour obtenir une cession.

La vente ne fut régulière qu’après un vote du Parlement populaire, de la Landesgemeinde, qui réunit chaque année tous les citoyens du canton pour l’élaboration des principales lois. Une des conditions stipulées au contrat fut que les frères Hingertil remplaceraient par des achats dans les environs, les pâturages supprimés aux éleveurs de Frutt. Il n’y eut pas d’opposition au marché. Les prête-noms de Flax ne marchandèrent pas et payèrent, sans discussion, un prix qui fit taire toutes les protestations. Le docteur acheta en outre les maisons construites sur le plateau et les deux hôtels.

J’ai rendu visite à M. Reinhard, qui tint l’hôtel le plus achalandé de Frutt.

— Les conditions que les Hingertil me proposèrent, dit-il, furent si brillantes que je n’eus qu’à accepter. Mais que peut-il bien fabriquer là-haut, votre chirurgien ? ajouta l’hôtelier, en tendant vers les montagnes sa main mutilée par un coup de foudre, lors d’une expédition au sommet du Hohenstollen. Le pays n’est guère habitable que pendant trois mois de l’année et il n’est pas commode de s’y ravitailler.

Quand le plateau de Frutt fut la propriété des Hingertil, on vit arriver dans le pays des ouvriers étrangers, des contremaîtres français, avec des équipes italiennes. Ils se mirent à travailler de leur mieux le sol de rocs pour établir de profondes fondations et construisirent, en premier lieu, un mur d’enceinte, enfermant un espace considérable, tout autour du lac. Après quoi ils élevèrent un grand bâtiment qui ne comprend pas moins de quarante fenêtres sur un des côtés. Les deux hôtels ne furent pas détruits et restèrent annexés au domaine.

Au centre, tout contre le lac, les ouvriers dressèrent une construction énorme dont nul ne devina jamais le but. Elle a, paraît-il, la forme d’un immense gazomètre percé de toutes petites lucarnes.

Lorsque tout fut achevé, les habitants des basses vallées observèrent des transports de meubles, de lits en quantité, de tous les ustensiles indispensables à la vie.

Dans une aile, la Société helvétique de Zurich prépara l’installation de dynamos puissantes qui, m’a-t-on dit, peuvent fournir jusqu’à trente mille chevaux. Une machine à vapeur des plus importantes fut également montée par la maison Escher-Wyss de Winterluhr.

Tous ces aménagements firent naturellement beaucoup jaser dans le pays.

On se demanda, pendant très longtemps, quel extravagant allait venir séjourner là-haut, dans cette région si belle, si pittoresque, mais inhospitalière. On parla d’un industriel qui avait trouvé le moyen de tirer de la matière rocheuse on ne sait quel produit rare, peut-être de l’or. On crut à la construction d’une usine bâtie par un inventeur aussi riche que déséquilibré.

Des paysans interrogèrent les ouvriers, qui ne savaient rien. Les contremaîtres eux-mêmes construisaient, sans se douter de la destination de leur œuvre. L’architecte français, qui vint de temps en temps surveiller les travaux, fut impénétrable.

Quant aux Hingertil, ils se contentaient de sourire d’un air vague, lorsqu’ils passaient quelques journées dans le pays et qu’on leur demandait quel était l’original au compte duquel on prodiguait à ces hauteurs d’inutiles millions.

À la longue, la curiosité s’émoussa.

Pendant longtemps, l’étrange établissement de Frutt ne servit à rien. Une fois terminés, les bâtiments furent fermés à clef et restèrent, sous la garde d’un montagnard. Ce dernier habita l’ancien hôtel Reinhard et ne pénétra jamais dans les autres bâtisses. Ces temps derniers, quelques semaines avant l’arrivée de Flax, un des Hingertil passa quelques heures à Frutt. La veille du jour où les premiers enfants furent menés dans la forteresse, il revint et renvoya l’ancien gardien, auquel il donna une belle gratification.

On sait encore maintenant, et je vous l’ai déjà écrit, que Flax et la comtesse montèrent plus tard à Frutt, en passant par un autre route que celle de Melchtahl, par celle qui, partant de Meiringen, continue par Innetkirchen, de l’autre côté de la vallée.

Tous ces détails ne sont pas pour éclairer le mystère.

Pourquoi le docteur Flax, la comtesse Houdotte, les frères Hingertil ont-ils enlevé des enfants pour venir tous ensemble se réfugier dans ces contrées hautes et perdues, derrière des murs inaccessibles et une porte de fer ?

ALAIN BERNARD.

P. S. — Au milieu de toutes nos émotions une idylle vient de fleurir. Nous célébrons aujourd’hui les fiançailles de notre ami Barbarus avec Mme veuve Peïnassols.

16 août 1906

INTERVIEW DE M. D’ARSONVAL

Je suis allé demander à M. d’Arsonval ses impressions au sujet des nouvelles extraordinaires qui nous sont envoyées de Frutt. Quelle est l’opinion du célèbre physicien-physiologiste sur ce fluide dont le chirurgien s’est cuirassé, s’il est permis d’écrire qu’on peut se cuirasser avec un fluide?

Le savant ne m’a pas caché sa perplexité.

— L’aventure du docteur Flax, déclare-t-il, me semble de plus en plus énigmatique... Lorsqu’on a découvert les crânes des enfants, rue Cassette, j’ai pensé que nous étions au bout de nos émotions, que, désormais, la vérité allait se faire jour sur les actes du docteur Flax... Vous imaginez bien que sa fuite et celle de la comtesse ne m’ont pas étonné. Il fallait s’y attendre, après le réquisitoire que mes confrères et moi avions dressé contre les voleurs d’enfants. Mais j’avoue que tous les événements qui viennent de suivre me plongent dans des doutes dont je ne sors pas. J’ai beau tourner autour du problème, je n’en aperçois pas la clef... Maintenant qu’il est déterminé que les crânes d’enfants de la rue Cassette étaient de simples préparations anatomiques, comme vous pouvez en trouver dans bien des laboratoires, maintenant qu’il se confirme peu à peu que tous les petits sont réunis dans la  forteresse de Frutt, je ne sais plus, en vérité, que penser.

— Cher maître, n’êtes-vous pas d’avis que le chirurgien et ses compagnons sont des aliénés ?

— Des aliénés ! C’est bien vite dit. Si ce sont des aliénés, ce ne sont pas des aliénés ordinaires. Cette originalité même me fait croire qu’ils sont parfaitement sains d’esprit.

— Comment expliquer alors cette émigration du chirurgien dans une région qui n’est, en somme, pas habitable ?

— Oh ! je renonce à expliquer. Je constate seulement que le docteur Flax a, encore une fois, fait une découverte des plus intéressantes. Je savais, comme tout le monde, que cet homme de génie avait, en physiologie, singulièrement étendu le domaine de la science. J’ignorais qu’il fût un physicien.

— Avez-vous réfléchi, cher maître, à ce fluide dont nous parlent les dépêches de Melchtahl ?

— Oui. Mais l’aboutissement de mes réflexions n’est pas brillant. Je suppose vaguement qu’il s’agit d’électricité, sans pouvoir, néanmoins, l’affirmer. Votre collaborateur écrit qu’il s’est senti électrocuté. Comme il n’a sans doute jamais été électrocuté auparavant, il est bien possible qu’il se soit abusé sur la nature de la sensation qui l’a si violemment écarté du mur de Frutt. En tout cas, si le fluide est de l’électricité, comme peut, à la rigueur, le faire soupçonner l’installation à Frutt de fortes machines à vapeur à côté de puissantes dynamos, le docteur Flax a inventé le moyen, inconnu jusqu’alors, d’entourer un grand espace donné d’une zone électrique profonde et large.... Mais, ne prenez pas ce renseignement trop à la lettre. Il ne faut pas tirer de conclusions trop hardies des vagues indications qu’on a pu vous télégraphier de Suisse.

— Permettez-moi, cher maître, de vous demander si vous croyez encore, malgré tout, que Flax soit un criminel ?

Le docteur d’Arsonval reste un instant songeur. Puis il ajoute :

— Voulez-vous connaître tout le fond de ma pensée ? Eh bien ! peut-être faut-il prévoir des révélations qui nous feront changer d’opinion sur les actes du docteur Flax, du tout au tout.

M. d’Arsonval ne consent pas à s’expliquer plus au long. J’ai gardé l’impression très nette qu’il n’est plus aussi ardent contre le chirurgien de la rue Cassette.

— Tenez, me dit-il en terminant l’entretien, vous devriez rendre visite à Frantz Jourdain. Il pourra vous renseigner utilement. C’est lui, je l’ai appris hier, qui a fait les plans de la Forteresse.

CHEZ L’ARCHITECTE DE LA FORTERESSE

Je ne me fais naturellement pas répéter cette invitation, et je cours d’un saut chez le célèbre architecte.

M. Frantz Jourdain19, dont la physionomie particulière et les yeux fins sont bien connus du tout Paris, vit au milieu de bibelots et de tableaux qui révèlent l’artiste rare et le poète. C’est bien là la demeure de l’homme qui, contre vents et marées, contre les palettes badernes et les vieilles brosses, osa organiser le Salon d’automne, au profit des peintres jeunes et hardis.

— Je devine, me dit-il en souriant, l’objet de votre visite. J’avais promis au docteur Flax de garder le silence. J’ai tenu ma parole. Mais tout finit par se savoir... Eh bien, oui, j’ai bâti la Forteresse de Frutt.

— Pouvez-vous me montrer vos plans ?

— Non, non. Je vous répète que j’ai pris l’engagement, dès le premier jour où le professeur me fit part de ses projets, de ne jamais révéler une ligne de mes travaux.

— Vous étiez l’ami du docteur ?

— Je ne l’étais pas. Je le suis. Oui. Puisque l’occasion s’en présente, je n’hésite pas à proclamer que, malgré tout, je reste de cœur avec le docteur, avec la comtesse de Houdotte, avec les frères Hingertil.

— Avec les frères Hingertil aussi ?

— Oui. Quels braves gens ! Pas du tout les paysans rustauds et grossiers que certains de vos confrères ont décrits. Quels esprits remarquables et rares dans leur enveloppe rude et lourde ! Ce sont des hommes instruits, des savants, eux aussi, des philosophes, des vrais, pas des professeurs de philosophie ou des littérateurs, des âmes grandes et simples qui dominent l’humanité, du haut d’une science considérable et modeste. Ah! une conversation d’une heure avec ces gens-là vous console d’une année d’entretien avec nos esprits « bien parisiens » et nos faiseurs !

— Et la comtesse de Houdotte ?

— C’est également une femme de haute valeur. Il n’est personne, je pense, même parmi les anciens amis qui la lâchent aujourd’hui avec une certaine désinvolture, qui prétende le contraire.

— Et le docteur Flax ?

— Le docteur Flax, lui, est tout à fait un homme de génie, d’un génie surhumain. Je le connais bien. Chaque fois que j’ai eu l’occasion d’une heure d’intimité à ses côtés, j’ai gardé une impression unique, celle de me trouver devant une sorte de demi-dieu, dont le cerveau enfante des idées si hautes qu’elles dépassent de beaucoup l’entendement des hommes les plus instruits et les plus déliés. Transportez à l’Opéra, tout d’un coup, un paysan chinois, de la Chine centrale, et jouez-lui Tristan et Yseult. Il se croira émigré chez un peuple monstrueux, surnaturel. Le docteur Flax a toujours montré un certain mépris de ses contemporains, parce que, lorsqu’il causait avec l’un d’eux, même parmi les plus intelligents, c’était comme s’il jouait Tristan et Yseult devant les Chinois de la Chine centrale. Aussi, sans rien connaître des projets du docteur Flax, sans même tenter de comprendre pourquoi il s’est enfermé à Frutt avec les enfants qu’il a enlevés, j’affirme hautement, j’affirme de toute ma conviction et du plus profond de ma conscience, que le chirurgien poursuit là-bas un but dont l’humanité n’aura qu’à se féliciter.

Ainsi s’est exprimé M. Frantz Jourdain. Ces paroles m’ont causé quelque surprise. Du moment que le docteur Flax trouve de tels hommes pour le défendre, du moment que des savants tels que M. d’Arsonval, longtemps considéré comme l’adversaire du chirurgien, hésitent aujourd’hui, semblent, à l’heure où la culpabilité du professeur paraît certaine, plus indulgente à son égard, il ne serait pas impossible de voir finir cette affaire d’une toute autre manière que celle qu’on prévoyait.

CLOVIS BINARD.

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyenne des notes hebdomadaires pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

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En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 50½ pour Bernard, de 96¼ pour Barbarus et de 194½ pour Binard, nous constatons que Bernard, tout en gagnant des points, reste dernier avec 92 ; Barbarus reste second avec 129¾, et Binard, vivant de son ancienne avance, est premier avec 202 points.

L’OPINION À MELCHTAHL — LES AUTORITÉS NE S’ENTENDENT PLUS — LES EFFORTS DE NOS REPORTERS

Les derniers événements ont encore reculé le moment où une expédition officielle s’emparera de Frutt. Mais le retard n’est pas seulement dû aux précautions qu’on veut prendre pour être sûr de réussir. Il y a conflit entre le gouvernement du petit canton d’Unterwalden et le gouvernement fédéral de Berne.

L’autorité centrale de la République helvétique a seule, selon la Constitution, le droit de traiter avec les États étrangers, mais les cantons se sont réservé la faculté d’avoir des rapports particuliers pour des questions d’économie politique, de voisinage, et surtout de police. Ces rapports doivent, bien entendu, ne rien contenir de contraire aux conventions générales signées par la Confédération.

Dans l’espèce du docteur Flax, le Landamman d’Unterwalden et les autorités de Berne ne sont pas d’accord sur les points de détail. Le Landamman voudrait pouvoir s’entendre directement avec M. Hamard, tandis que le gouvernement central préfère négocier avec notre ministre à Berne. Un conseiller d’État vient d’arriver à Melchtahl pour essayer de mettre un terme à cette mésentente.

Vous avez annoncé qu’un capitaine d’artillerie de Thoune a été désigné pour diriger l’expédition de police contre le chirurgien. Cet officier est arrivé, mais il n’a point encore reçu d’ordre. Il attend, en passant ses journées à résoudre des problèmes d’échec.

L’avis général ici est que Flax, dès le premier jour où il se proposa de devenir propriétaire de Frutt, eut l’intention de s’y réfugier, à un moment donné, avec des enfants volés.

Les rapts étaient donc déjà décidés, il y a plus de quatre ans, lorsque les frères Hingertil négocièrent les premières acquisitions de terrains autour du lac de Melch.

Toute l’organisation de Frutt a été prévue pour servir un jour, longtemps après, de refuge au chirurgien et à ses victimes.

Je suis également convaincu que, non seulement Flax n’a tué aucun des enfants, mais qu’ils sont réunis tous, à cette heure, entre les murs de la forteresse. Il n’en manque pas un seul, à mon avis.

Rudolph Hermlein, Werner Dürrer, Alain Bernard et moi, nous partons cette nuit pour une expédition un peu hasardeuse, un brin héroïque même, mais qui, peut-être, nous procurera quelques renseignements intéressants, nouveaux...

Permettez-moi de n’en pas dire plus aujourd’hui, et de vous garder une surprise.

BARBARUS.

17 août 1906

MORT D’ALAIN BERNARD — UNE VICTIME DU DEVOIR PROFESSIONNEL

C’est avec une tristesse mêlée d’une stupeur profonde que nous avons appris aujourd’hui la mort inattendue de notre brave camarade Alain Bernard.

Avant-hier encore nous insérions un de ses articles.

Nos lecteurs regretteront autant que nous-même la disparition de cet esprit sérieux et réfléchi, dont toute l’ambition était de les satisfaire, de ce laborieux, de cet homme brave qui était aussi un brave homme.

Notre profession, si pénible, si fatigante, qui use déjà les tempéraments comme à la meule, compte, en plus grand nombre qu’on ne pense, ses héros et ses martyrs obscurs.

Le grand reportage a ses batailles où s’abattent, tout d’une pièce souvent, les plus nobles d’entre nous.

Alain Bernard a péri victime de son dévouement à notre métier.

Sa mémoire restera parmi nous.

Alain Bernard est mort au champ d’honneur.

CLOVIS BINARD.

Voici les dépêches qui nous apprennent ce malheur. Nous les publions dans l’ordre de réception :

Melchtahl, 7 heures du matin.

Je m’empresse de vous envoyer la triste nouvelle que votre collaborateur Barbarus m’a fait parvenir très tôt, ce matin, par un montagnard. Je la transcris de mon mieux telle que je la déchiffre. Elle est griffonnée sur un mauvais chiffon de papier :

Prière télégraphier Paris dès ouverture bureau. Échec complet de l’expédition annoncée hier. Alain Bernard tué. Rudolph Hermlein blessé. — BARBARUS.

Permettez-moi de joindre à cette communication, qui nous met tous en deuil, les condoléances des pères de famille réunis ici. Je me fais leur interprète.

Alain Bernard était un homme si dévoué ! Il s’était donné de tout son cœur à l’œuvre de sauvetage de nos enfants.

Veuillez me faire connaître la situation de sa femme, indiquez-nous l’étendue de notre devoir.

HORACE CLÉPENT.

UNE EXPÉDITION MALHEUREUSE — LA CHUTE D’ALAIN BERNARD — UN SAUT DE QUARANTE MÈTRES — LE COURAGE  DE RUPOWH HERMLEIN

Melchtahl, 10 heures du matin.

C’est à peine si, d’émotion et de fatigue, je réussis à tracer mes mots en rentrant de l’expédition au cours de laquelle notre ami a trouvé la mort.

Rudolph Hermlein nous avait signalé un rocher, bizarrement construit, d’où il était possible de se glisser dans la Forteresse. L’entreprise exigeait une hardiesse et un sang-froid à toute épreuve.

En arrière du lac de Melch est situé un pan de montagne, découpé a pic, qui se dresse à plus de quatre cents mètres de hauteur. Le mur qui clôture la propriété du chirurgien longe la base de cette formidable roche. La partie la plus élevée du bloc s’avance dans les airs, semblant narguer les lois de l’équilibre. Au-dessous, la paroi s’évase de telle façon que le pied est à dix mètres en arrière de l’extrémité du sommet. Un fil à plomb, lancé dans le vide, tombe donc ainsi à l’intérieur de l’enceinte derrière laquelle Flax parait invincible.

La disposition des lieux laisse deviner le projet de Hermlein et d’Alain Bernard.

Il était calqué sur le plan de la fameuse chasse à l’aigle que le Suisse avait organisée jadis, et dont mon malheureux confrère entretint nos lecteurs dans sa première dépêche de Sarnen. Les deux amis s’étaient proposé, on l’a compris déjà, de suivre, dans les airs, le chemin du fil à plomb.

Nous partîmes pour cette funeste opération hier au soir, à dix heures.

Nous étions huit hommes, Alain Bernard, Hermlein, le guide Dürrer et quatre montagnards, robustes gaillards.

Le mot d’ordre avait été donné de se réunir dans la dernière maison du village, sur la route de Frutt. Hermlein avait fait cacher là, pendant l’après-midi, des cordes, des poulies, des piquets, des haches, des marteaux, etc.

Sitôt que nous fûmes rassemblés, il distribua les charges.

Et on s’engagea sur la route, silencieusement, à travers une nuit humide et lourde.

Je ne raconterai pas l’ascension qui me parut interminable et me fit cruellement souffrir. S’ils connaissaient leur bonheur, les gens de la plaine !

Après cent tours et détours, dix escalades où mes amis durent me hisser comme un paquet, et où nous fûmes l’objet de curieuses illusions d’optique, on atteignit enfin le sommet du rocher qui surplombe la Forteresse.

Je me risquai jusqu’au bord.

Dans l’obscurité complète, au diable, à mes pieds, je vis scintiller une petite lumière.

À l’aide d’une jumelle, je pus voir que c’était la fenêtre d’une chambre éclairée.

Les Suisses se mirent rapidement à l’ouvrage.

En prévision de l’expédition, deux d’entre eux avaient, dans la journée, abattu un fort sapin qu’ils avaient traîné jusqu’à ces hauteurs où les arbres ne vivent plus. Ils le dépouillèrent des branches accessoires, fixèrent une poulie à une des extrémités, et y adaptèrent une corde de 420 mètres. Le sapin fut ensuite couché de façon à déborder sur le vide, d’un quart de sa longueur. Les trois autres quarts furent garnis de câbles et solidement amarrés à des piquets plantés en arrière.

Ces préparatifs me donnèrent froid dans le dos.

Je compris alors la folie de se laisser descendre par une corde, dans un précipice aussi profond, en pleine nuit. Le vent soufflait assez dur. C’était tenter Dieu ! Un coup de tempête pouvait, à un moment, briser les os de l’audacieux suspendu dans le vide, contre les parois des rochers, poids ballant et sans résistance.

J’essayai de faire entendre raison à Bernard. Il me répondit cavalièrement :

— Tu me rases !

— Et ne crains-tu pas le fluide du chirurgien ?

— Le fluide court autour de la Forteresse. Pas au-dessus.

Hermlein et lui se disputèrent alors l’honneur de partir le premier. Ils finirent par jouer à pile où face. Le sort favorisa — si on peut s’exprimer ainsi — Bernard. Il fut entendu, que Hermlein suivrait tout de suite après, que leur exploration dans le domaine de Flax terminée, nous les remonterions, par le même chemin, mais que Hermlein aurait, au retour, le désavantage de n’être ramené que le second.

Bernard s’attacha une sorte d’armature de cuir dont deux sangles lui servaient de siège. Deux autres courroies lui maintenaient les reins. On fixa cet appareil à la grande corde. Notre ami se passa une paire de gants, glissa dans sa poche un récepteur téléphonique dont les fils devaient se dérouler au fur et à mesure de la descente et nous permettre de rester en communication avec lui. Enfin il nous demanda tranquillement :

— Y êtes-vous ?

— Je compte une, deux et trois, répondit Hermlein, avec un égal sang-froid. À trois, vous vous abandonnerez dans le vide... Y êtes-vous, les hommes ?

— Nous y sommes, répondirent en chœur les quatre suisses, crispant leurs doigts sur la corde, et s’arc-boutant sur les jambes.

— Bonsoir, cria Bernard.

Il se coucha à plat ventre et rampa le long du sapin.

Chargé du téléphone, je me collai le second récepteur à l’oreille, et de l’autre main, je saisis nerveusement la corde.

— Eh bien ! une... deux… et trois.

Une petite secousse nous avertit que Bernard s’était laissé choir. J’avais prévu un grand choc. J’avais compté sans les bras de fer de nos Suisses.

— Doucement, commanda Hermlein. Lâchez la corde, sans hâte, de dix centimètres en dix centimètres... Allez !... allez !... allez !...

Vous imaginez-vous la grandeur de cette scène, ces cinq hommes rivés au sol, avec toutes leurs énergies, cerveau et muscles, tendues sur l’effort commun de descendre un autre homme au fond d’un gouffre ?

Vous les imaginez-vous dans la nuit, couchés sur la corde, retenant de toute leur puissance la chute du précieux fardeau, écoutant anxieusement si la chanson du vent s’enfle ou baisse, si les chances d’éviter le choc des rochers augmente ou diminue pour leur compagnon ? Et la poulie, mal graissée, grinçait atrocement, accompagnant chaque tour de roue, de son cri pinchard.

Bernard me téléphonait :

— Exquis !... Tout va bien !... Pas l’ombre de vertige... D’abord, je ne vois rien... Doucement !... Ça balance un peu fort... Le Vent ‘s’arrête... Comme dans un fauteuil, mon Vieux !

La corde filait. Bernard approchait du sol, continuait à plaisanter. Tout à coup, j’entendis :

— Arrêtez !... Arrêtez !... Remontez !... Vite !...

Un long soupir termina la phrase. Un ah ! de détresse qui me fît sauter le cœur.

Au même instant, les suisses culbutèrent les uns sur les autres. La résistance qui leur faisait contrepoids venait de manquer tout à coup. Bernard n’était plus à l’autre bout de la corde !

— À quarante-cinq mètres du sol ! hurla Hermlein. Que s’est-il passé ? Quarante-cinq mètres au moins ! Il s’est tué !

Fébrilement, on ramena le câble et le fil du téléphone.

— Nom d’un tonnerre ! reprit Hermlein, lorsqu’il tint les deux extrémités dans ses mains, le fil a été arraché, la corde coupée, juste au-dessus de Bernard. La section est nette, comme faite avec un couteau. Je veux descendre. Je veux savoir.

J’essayai de le retenir.

Pourquoi deux victimes ?

Le Suisse ne m’écouta même pas. Il s’enroula dans la corde et fut prêt en un clin d’œil. Nous n’avions malheureusement plus de téléphone pour communiquer. Bernard dans sa chute, avait entraîné son récepteur.

Rudolph Hermlein fut donc descendu à son tour. D’abord tout marcha bien. Mais quand il se trouva à une cinquantaine de mètres du sol de la Forteresse, les suisses s’arrêtèrent étonnés.

Des secousses de plus en plus violentes agitaient le câble.
Une fois même, ils faillirent être entraînés. Ils n’hésitèrent pas et tirèrent de nouveau la corde à eux...

— Est-ce que Hermlein est toujours au bout ?

— Je ne sais pas, murmura Durrer. Tantôt on « sent lourd », tantôt on « sent léger ». C’est extraordinaire !...

Il avait a peine fini de parler que des sifflements se firent entendre, de plus en plus forts, et tout à coup, le corps de Hermlein, lancé comme une balle, fut projeté vers nous, contre le sapin, au bord du précipice. Werner Dürrer réussit à le saisir au passage, à le traîner a nous.

Le courageux artiste était ficelé dans la corde comme au moment du départ, mais cent mètres de câble au moins restaient encore à ramener.

Rudolph Hermlein était blessé, évanoui. Nous l’avons transporté tant bien que mal au village. À l’heure où je vous télégraphie, il n’est pas encore revenu à lui.

Il est hors de doute, cette fois, que Flax dispose d’une force nouvelle, inconnue, redoutable infiniment. Nos deux amis, d’après moi, ont été victimes de ce fluide qui garde la forteresse mieux qu’une armée.

Permettez-moi de n’en pas écrire plus pour aujourd’hui. Je suis à bout, physiquement épuisé, et moralement.

BARBARUS.

P. S. — Rudolph Hermlein vient enfin de sortir de son évanouissement. Il a fait de son aventure un fantastique récit. II a vu Flax.

BARBARUS.

18 août 1906

LE RÉCIT DE RUDOLPH HERMLEIN

Melehtahl.

Encore sous le coup des événements d’hier, nous sommes tous aujourd’hui remués par le récit de Rudolph Hermlein.

Après une journée de prostration, le courageux artiste est revenu complètement à lui. Il se plaint encore de douleurs internes, mais les médecins, sans oser se prononcer encore avec certitude, espèrent cependant que tout danger est écarté. Aucune fracture d’os  n’a été diagnostiquée.

J’ai été admis cet après-midi au chevet du blessé.

Il m’accueille avec un bon sourire dans sa barbe :

— Hein. Je l’ai échappé belle. Mais notre pauvre Bernard !

— Hélas !

— Vous savez que je l’ai vu ?

— Ah !...

— Étendu sur le sol de la forteresse.

— Comment ?

— Voici... Lorsque j’ai été abandonné à la grâce de Dieu, au bout de la corde, je n’eus plus que deux idées directrices. Il ne faut pas réfléchir à trop de choses, lorsqu’on est cramponné à un fil, dans une situation périlleuse... Ma première pensée fut d’éviter de me démolir aux rochers. La seconde, de regarder en bas pour essayer de percer l’opacité des ténèbres... La première idée fit tort tout d’abord à la seconde. Dès le dixième mètre de corde, je sentis que je n’étais plus que le jouet de la brise. Je tournoyai, j’étais balancé, sans pouvoir résister... Heureusement que le vent soufflait parallèlement à la montagne. Selon sa force, qui changeait de seconde en seconde, j’allais, je venais, pendule obéissant. Je me suis offert ainsi des oscillations d’une quinzaine de mètres au moins... Sensation peu agréable, fichtre ! On peut l’exploiter dans les fêtes publiques. Les amateurs de montagnes russes, de looping the loop et autres machines à faire vomir avec volupté, se précipiteraient en foule, je parie, et...

— Ne plaisantez pas, Hermlein. Racontez.

— Bref, j’ai senti par trois fois le baiser du roc sur ma peau. Heureusement qu’à chacune de ces caresses, je présentai — pur hasard — la partie la plus charnue de mon individu ! Je ne me suis jamais tant réjoui d’avoir été si bien rembourré par la nature... Le rembourrage est légèrement endommagé aujourd’hui.

— Hermlein, arrivons au fait important.

— Je vous assure, Barbarus, répond l’insupportable entêté, que l’état de ce rembourrage est une chose très importante... pour moi au moins. Enfin, je veux bien ne pas vous importuner des petits incidents de la première partie de ma descente... J’avais donc fait ainsi un petit voyage d’une cinquantaine de mètres, quand je me décidai à jeter un rapide coup d’œil au-dessous de moi... J’étais convaincu de l’inutilité de ce regard. Vous vous rappelez combien la nuit était franche. Figurez-vous mon étonnement ? Six lumières, disposées en demi-cercle, brillaient juste à l’endroit où je pensais descendre... des lumières très vives.

— Bah ! Notre travail a donc été surpris par Flax ?

— Vous allez voir... Si, à ce moment, j’avais pu vous signaler de me remonter, je n’aurais pas hésité. J’ai été pris à la gorge, je l’avoue, par une de ces infâmes frousses qui vous changent en un instant la moelle en eau de boudin. J’étais persuadé que mon dernier jour, si on peut dire le dernier jour quand il s’agit d’une nuit, était arrivé. C’était excusable ! Le mystère de l’accident de Bernard s’éclaircissait pour moi. Il avait été la victime de gens qui veillaient en bas et qui avaient, par je ne sais quel moyen, coupé la corde avant la fin de la descente... Et toujours, toujours, dix centimètres par dix centimètres, avec une lenteur effrayante, la corde me rapprochait de ces ennemis, implacables... Je devinais que j’allais subir le sort de Bernard... Ah ! Barbarus ! Ce n’était pas amusant du tout. Pendant une demi-minute, mon vieux, j’ai fermé les yeux, attendant le coup fatal... Et puis, je me suis reproché de claquer des dents comme un enfant pris de fièvre. Je n’avais jamais eu peur de ma vie. Allais-je commencer juste au moment où il était vraiment beau de ne pas trembler ? Ah ! Barbarus, quel sentiment puissant que celui de l’orgueil ! Il n’y avait pas de galerie, personne ne m’observait. J’aurais pu être lâche, trembler à mon aise. Nul ne l’aurait jamais su. Eh bien ! j’ai eu honte devant moi-même. J’ai été mon propre spectateur. J’ai rougi devant moi de ma faiblesse... Alors, mon vieux, je me suis remonté le cœur d’un juron formidable : Mille milliards de tonnerre de crottin de sacrebleu !... Et, saisissant la corde par le bras droit, je me suis penché pour voir. J’étais à mi-chemin environ... Les lumières avaient grandi. J’aperçus nettement un homme et une femme accroupis, à côté d’un corps étendu tout de son long.

— Celui de Bernard ?

— Évidemment !... À mesure que je me rapprochais, les détails m’apparaissaient de plus en plus. Les deux silhouettes penchées, presque couchées sur Bernard, étaient l’une celle d’un homme, l’autre celle d’une femme.

— Flax et la comtesse ?

— Probablement... Tout d’abord, le docteur et cette femme n’eurent pas l’air de s’inquiéter de moi. Quelle opération pratiquaient-ils sur le cadavre de Bernard ? Je l’ignore. Ils me paraissaient immobiles... Si, eux, semblaient indifférents à ma lente arrivée, trois enfants, au contraire...

— Trois enfants ?

— Oui, trois enfants ne me quittaient pas des yeux. Je les distinguais bien parce qu’ils se tenaient près des lumières, tandis que le chirurgien et la comtesse se fondaient dans une sorte de pénombre. Un des enfants portait entre ses bras une sorte d’énorme pavillon de phonographe, plus grand que lui, et relié à une petite machine par un tuyau court et large... Le second se tenait debout sur l’extrémité supérieure d’un grand tremplin. Le troisième était armé d’un long bâton... À mesure que je m’approchais de ce groupe, je me demandais quel parti prendre. J’étais perplexe. Étaient-ce des ennemis ? Allait-on s’opposer à ma présence ? C’était possible, probable même. Mais la chute de Bernard pouvait cependant, après tout, avoir été causée par un accident imprévu... Tout de même cette machine là en bas m’inquiétait. Bref, j’étais indécis. Je balançais moralement autant que matériellement. Pendant ce temps, vous autres, vous me descendiez vers mon destin avec une régularité merveilleuse... Par précaution, je saisis mon révolver, décidé à tirer sur Flax s’il tentait le moindre geste d’attaque.

— Alors, vous avez été attaqué ?

— Oui et non.

— Vous avez tiré ! Nous avons examiné votre revolver. Il y manquait trois balles.

— J’ai tiré, oui, mais en l’air et plus tard. J’espérais que vous entendriez les détonations, que vous devineriez quelque chose d’anormal, que vous auriez la bonne idée de me remonter.

— Nous n’avons pas entendu ces détonations.

— Je m’en doutais. Le vent rabattait le son. J’ai tiré a tout hasard.

— Pourquoi ?

— Écoutez... J’étais à une quarantaine de mètres du sol, à peu près à la hauteur d’où Bernard a dû être précipité, quand je perçus un léger sifflement. Flax et la comtesse si redressèrent. L’enfant qui était sur le tremplin en descendit, courut rapidement en arrière, et se plaça comme s’il allait prendre un élan. La comtesse se jeta alors sur le petit et le prit dans ses bras... Je vis qu’il se débattait et que la femme avait grand mal à le retenir... À ce moment, j’entendis tout près de moi, à une dizaine de mètres en arrière, une voix d’enfant qui criait :

— À toi, Ambroise. Je tournai la tête, vivement surpris. Un quatrième enfant, vêtu de clair, dont je distinguai vaguement les formes, se tenait à ma hauteur, cramponné à une aspérité du rocher. Comment ce petit avait-il pu monter et s’agripper à ce véritable mur ? Mystère à ajouter aux autres ! Il répéta : « À toi ! À toi ! » À cet appel, l’enfant qui portait le pavillon se mit à tourner une petite roue... Je n’ai pas vu la roue, mais je l’ai devinée, aux mouvements de celui qui l’actionnait...

— La machine au fluide ?

— Peut-être. Alors, Barbarus, une sueur glacée m’a de nouveau, brusquement, refroidi du haut en bas, un coup de peur subit, effroyable !... La pensée que la machine était sans doute celle qui produisit la déroute de Frutt m’atterra... Je m’attendis à être foudroyé...

— C’est donc bien le fluide qui a coupé la corde au-dessus de Bernard, précipité notre camarade sur le sol ?

— C’est probable. De nouveau, je fermai les yeux, lâchement, et, cette fois, je n’eus plus le sang-froid de rougir de moi-même...Je tirai fébrilement trois coups de révolver vers les nuages et, tout en serrant les mâchoires, je pensai, au milieu d’un fourmillement de terreurs, à des tas de choses insignifiantes... Je me rappelai, par exemple, un petit réséda que je cultive dans un pot de grès sur ma fenêtre, à Engelberg. Je me souvins que je devais dix centimes à une marchande de journaux qui allait les perdre si on me tuait... Je me souvins aussi des regards navrés d’un chamois que j’ai achevé d’un coup de couteau, après l’avoir blessé pendant les dernières classes. Est-on bête dans ces moments-là ?... Enfin, je fus réveillé de toutes ces sottises par une sensation curieuse. Un coup de vent, accompagné d’un sifflement rapide, me souleva légèrement, puis me laissa retomber. Il fut suivi d’un second souffle, puis d’un troisième, puis d’un quatrième, puis d’un cinquième, qui se succédèrent de plus en plus rapides, rapprochés, violents... Le sixième me fit faire en l’air un bond de cinq à six mètres. Je n’étais pas retombé jusqu’au point où la corde se tendait que j’étais de nouveau projeté plus haut encore, et ainsi de suite !... À chacun de ces sauts dont l’amplitude augmentait sans cesse, je me sentais froissé, meurtri par la force qui me lançait vers le ciel, me ramenait en plongeon vers la terre, pour me relancer plus haut encore... Je suis incapable de vous expliquer, par exemple, qui m’a malmené ainsi et par quel procédé j’ai été victime du jeu de la couverture sans couverture... Parbleu ! c’est encore un tour de Flax !... Je ne crois pas beaucoup aux puissances surnaturelles, hormis à Dieu ! Eh bien, cet homme-là doit connaître des tours diaboliques ! Oui, j’étais le pantin d’une puissance invisible. Je tournai sur moi-même, tantôt les pieds en bas, tantôt les pieds en haut...

— Tout cela est bien étrange !

— Eh oui !... Ah ! je me suis livré à de bien étranges sauts périlleux entre le ciel et la terre ! Une fourmi ailée, roulée dans la tempête, doit pouvoir raconter une histoire semblable à la mienne... C’est-à-dire, qu’en vérité, arrivé à ce point de son récit elle ne peut plus rien raconter du tout. Car, moulu, rompu, perdant la respiration, la bouche pleine du sang qui me coulait du nez, je me suis évanoui. Tout au plus si je me rappelle vaguement une clarté subite dans la nuit, un éclair... Et puis, je ne sais plus rien jusqu’au moment où je me suis rendu compte que j’étais dans un bon lit, bien au doux, que chaque fois que je remuais un doigt, tout mon corps me faisait mal à hurler, mais que tant que je ne remuais pas je jouissais d’une voluptueuse sensation de paix et de sécurité... Et maintenant, cher ami, je suis fatigué ; laissez-moi en paix. Allez-vous en. Télégraphiez. Moi, je veux dormir.

Tel est le récit que m’a fait Rudolph Hermlein, doucement étendu entre des draps chauds et blancs.

Et je ne vous ai rien écrit du mystère de l’Enfant blanc qui fait ici l’objet de toutes les conversations.

L’Enfant blanc ?

En vérité, sommes-nous fous ou est-ce la réalité qui devient folle ?

BARBARUS.

19 août 1906

UN NOUVEAU POINT D’INTERROGATION — L’ENFANT BLANC

Melchtahl.

L’atmosphère de surexcitation au milieu de laquelle nous vivons à Melchtahl, ajoutée au surnaturel des événements dont nous sommes les proches témoins, fait germer à chaque heure une nouvelle légende, plus ou moins fabuleuse.

J’évite d’être complice de tous les contes de fées dont mes confrères de la presse encombrent les fils.

Il est ridicule d’inventer et d’exagérer les faits quand la vérité paraît déjà insensée et difficilement croyable.

Voilà pourquoi je ne vous ai encore rien télégraphié au sujet de l’Enfant blanc. Mais aujourd’hui, l’actualité me pousse, m’oblige à sortir de ma prudente réserve.

Qu’est-ce que l’Enfant blanc ?

Depuis ce matin, nous donnons ici ce nom à une espèce de petit fantôme vague, insaisissable, à une apparition que tous les habitants de Melchtahl ont aperçue.

D’autre part, un événement louche, inquiétant, affecte en même temps, et vivement, quelques-uns d’entre nous.

Comment osez-vous, s’écriera-t-on, parler d’apparitions de fantômes à notre époque de sciences exactes ?

Que nos lecteurs se rassurent.

Je ne suis enclin à aucune faiblesse d’esprit.

Je ne crois être ni un enfant ni un gâteux.

Nul moins que moi ne s’incline devant la magie.

Je ne me sers aujourd’hui de mots empruntés au vocabulaire de la sorcellerie que faute de mieux, parce que je ne puis employer de termes plus précis pour caractériser des phénomènes dont j’ai été, avec beaucoup d’autres, le témoin étonné, mais non pas naïvement crédule et superstitieux. C’est Alain Bernard qui, lors de l’expédition dont il fut la victime, vit, le premier, l’« enfant blanc ».

On trouvera trace de cet incident dans la dépêche qui raconte notre funeste aventure. J’y parle, en effet, mais en passant, d’illusions d’optique qui nous troublèrent le long du chemin.

Mon pauvre camarade marchait en tête de notre petite troupe, dans la nuit, quand, après avoir contourné un bloc de roche, il s arrêta tout d’un coup, leva sa lanterne pour projeter la lumière plus au loin... Puis, sans mot dire, il continua sa route. Cent mètres plus loin, il répéta le même geste brusque, en demandant à Rudolph Hermlein qui se trouvait derrière lui :

— Ne voyez-vous rien là-bas, pas très loin ?

— Si !

— Quelque chose de blanc ?

— Oui… qui bouge.

— Qu’est-ce ?

La chose blanche qui bougeait dans la nuit disparut, puis reparut, pour disparaître et reparaître. Nos montagnards la distinguèrent à plusieurs reprises. Quant à moi, j’affirme l’avoir vue une dizaine de fois pendant le voyage. C’était une sorte d’ombre claire et mouvante, qui se détachait sur le fond de la nuit.

Nous étions huit hommes incapables de nous inquiéter de ce spectre. Nous tombâmes d’accord que nous étions les jouets d’une illusion d’optique. J’ai même admis plus tard l’hypothèse dune sorte d’hallucination collective dans le genre de celle qui enfiévra les mères, devant les crânes d’enfants. La fatigue des jours derniers, les émotions sans cesse renouvelées, l’influence psychologique des ténèbres, la tension de nos nerfs visuels exaspérés par la nuit, l’attente des périls où nous nous engagions, tout nous plaçait dans les meilleures conditions pour être, yeux ouverts, les victimes d’un rêve.

Tantôt nous précédant, tantôt nous suivant, la petite tache blafarde nous accompagna jusqu’au sommet du grand rocher qui surplombe Frutt. Ensuite, elle s’évanouit.

Elle nous serait seulement restée dans le souvenir comme un phénomène si, aujourd’hui, à Melchtahl, tout le village n’était pas en train de commenter une vision analogue... Une trentaine d’habitants ont signalé le fantôme dès le soir de notre départ. Quelques-uns de ces témoignages ne sont pas sujets à caution.

MM. Clépent, le baron de Vautremesse, M. Flaquette déclarent catégoriquement avoir contemplé l’enfant blanc. Le premier l’a surpris au bord de la Melchaa. Le second l’a vu fuir à travers le jardin de l’hôtel Alpenhof. Le troisième l’a rencontré près d’un abreuvoir aux abords de la scierie.

Tous les renseignements concordent, mais restent vagues.

Tous ont vu quelque chose, à travers l’obscurité, mais nul ne saurait dire ce qu’il a vu.

Un seul détail semble acquis, c’est que l’enfant blanc n’a plus paru à Melchtahl après dix heures du soir, heure à laquelle Alain Bernard, Rudolph Hermlein, les montagnards et moi nous sommes partis pour les hauteurs de Frutt...

Cependant, deux vieilles commères qui demeurent ensemble prétendent avoir, de leur fenêtre, distingué l’apparition, vers minuit. Elle était à genoux, sur la route, dans une position de prière, et portait un nimbe étincelant autour du front. Je ne garantis pas les assertions de ces bonnes femmes. Il est probable que les événements insolites de ces jours derniers commencent à tourner les têtes faibles.

Un témoignage plus important est à retenir.

Rudolph Hermlein, aujourd’hui déjà sur pied, ne se lasse pas de répéter à des curieux qui ne se lassent pas de l’interroger que, quelques instants avant d’être rejeté vers le ciel, il vit l’énigmatique fantôme.

— Je vous ai déjà dit, raconte-t-il, que, lorsque je fus à environ quarante mètres du sol, une voix d’enfant jaillit de la paroi voisine et cria : « À toi, Ambroise !... » Eh bien ! l’enfant auquel appartenait cette voix, projetait sur le roc une tache claire ressemblant à cette forme vaporeuse qui nous avait précédés ou suivis pendant l’ascension. Mais peut-être n’est-ce là qu’une coïncidence ?

C’est depuis ce récit que l’apparition qui, jusqu’alors, n’était ni chou ni chèvre, a été baptisée l’enfant blanc par la voix populaire.

À cette trame de mystère, sur laquelle les âmes superstitieuses peuvent broder si aisément, s’ajoute un nouvel élément encore plus insolite.

La tentative de descendre dans la forteresse, qui se termina par la mort de notre collaborateur, fut décidée, à la suite d’un long conciliabule qui eut lieu dans la chambre d’Alain Bernard, quelques heures avant la mise à exécution. Y assistèrent les quatre montagnards qui devaient être des nôtres, Dürrer, Hermlein, Bernard et moi.

Le plan fut discuté à voix basse. On craignait d’être entendu des voisins d’hôtel. Hermlein nous fit jurer le silence. Chacun de nous prit l’engagement de travailler aux préparatifs, sans laisser échapper une seule parole permettant de deviner que nous avions l’intention de partir en expédition, le soir même. Nous désirions éviter la présence inopportune de quelques-uns de ces reporters étrangers qui s’attachaient à nos pas, à Bernard et à moi, sitôt que nous faisions mine d’aller à la chasse aux événements. Je vous ai télégraphié la nouvelle à l’avance, parce qu’elle ne pouvait paraître qu’à l’heure où tout devait être terminé...

Un étrange incident marqua la fin de notre conciliabule. Nous allions nous retirer, quand Hermlein s’étonna :

— Tiens, Bernard, la porte qui communique avec la chambre voisine est légèrement entr’ouverte.

— Pas possible ! s’écria notre camarade stupéfait. J’ai vérifié le verrou ce matin même, en me levant. Il était fermé.

— Il est ouvert, cependant.

— C’est sans doute la bonne qui, en faisant la chambre, l’aura poussé !... Mais c’est bizarre et déplorable… Pourvu que mon voisin n’ait rien entendu. Si notre expédition s’ébruite, nous serons cinquante ce soir à Frutt, et tout ratera.

— Qui est votre voisin ?

— Je n’en sais rien.

— Quelqu’un a-t-il remarqué que cette porte était ouverte, lorsque nous sommes entrés ?

— Je crois plutôt qu’elle était fermée, répondis-je.

— Moi aussi, répliquèrent les autres, en chœur.

— Elle se serait donc ouverte pendant que nous causions ?

— C’est invraisemblable.

— Bah ! fit Hermlein, il faut savoir qui demeure à côté et lui faire promettre le secret.

— En effet, murmura Bernard. Cela vaudra mieux.

Rudolph Hermlein poussa la porte.

Un petit garçon de six ans, aux boucles blondes, habillé d’un costume beige clair, était assis à une table basse, et regardait innocemment un livre d’images. Il sauta de sa chaise devant cette invasion d’hommes barbus.

— Tu es seul ? demanda Bernard.

— Oui, monsieur, balbutia le gosse.

— Depuis longtemps ?

— Oui, monsieur.

— Comment s’appelle ton papa ?

— Alexandre Barlatescu.

— Ah ! fit Bernard, en s’adressant à nous. C’est sans doute un deuxième fils du chancelier du consulat roumain, à Paris. Il a un frère, le petit Nicolas, enfermé dans la « forteresse » de Flax.

— Oui, monsieur, répondit l’enfant, croyant que Bernard l’interrogeait.

— C’est la chambre de ton papa ?

— Oui, monsieur.

— Tu habites avec lui ?

— Non, monsieur, j’habite là-bas, plus loin, avec maman. Nous sommes venus voir papa aujourd’hui.

L’enfant indiqua d’un geste las et mou la direction de Sarnen. Nous savions qu’imitant la plupart des mères, Mme Barlatescu était allée s’installer à l’hôtel Nunalphorn, sur la route de la ville, tandis que son mari restait aux avant-postes, à Melchtahl.

— Comment se fait-il, poursuivit Bernard, que tes parents t’aient laissé ici, seul ?

— Ils sont sortis pour aller rendre visite à une dame malade, Mme Peïnassols, mais ils vont rentrer.

— Est-ce que tu as entendu ce que nous avons dit là, à côté ?

— Non, monsieur. J’ai regardé mes images.

— Est-ce que la porte était ouverte depuis longtemps ?

— Je ne sais pas.

— Bah ! laissons-le, dit Hermlein. Ce petit est incapable de rien raconter de nos projets. Même s’il a entendu, il n’a pas dû comprendre.

Bernard referma la porte, en remarquant :

— Il ne leur donne pas beaucoup de soupe à ses enfants, ce M. Barlatescu. Ce gosse est vert. Il a l’air de ne pas pouvoir tenir debout.

Et nous partîmes à nos affaires, chacun, de notre côté, après nous être salués d’un, cordial : « À ce soir ! »

Mais figurez-vous ma stupéfaction, ce matin ? Je rencontre M. Bartalescu chez le barbier du village. Je ne l’avais pas vu depuis deux jours. Il m’adresse quelques condoléances.

— Ce pauvre Bernard était mon voisin de chambre, me dit-il.

— Je le sais... À propos, est-ce que votre fils vous a raconté que nous sommes entrés chez vous ?

M. Barlatescu ouvre de grands yeux :

— Mon fils ?... Quel fils ?

— Enfin, votre enfant !

— Je ne comprends pas. Je n’ai qu’un enfant que Flax m’a volé et...

— Vous n’en avez pas deux ?

— Non. J’en ai un, un seul.

Les bras m’en sont tombés.

Ainsi, l’enfant qui était dans la chambre de M. Barlatescu n’était pas son fils. C’était un étranger qui s’y était introduit, qui nous avait joué une comédie, qui nous avait trompés.

Avec l’aide de Rudolph Hermlein, je suis allé de maison en maison, afin de retrouver le petit menteur. Nous voulions, coûte que coûte, élucider cette affaire. Personne ne connaît l’enfant. Personne ne l’a vu.

Joignez cette surprise au mystère de l’enfant blanc, et vous aurez idée des suppositions au milieu desquelles s’égarent à cette heure, dans notre vallée, les plus sérieux et les plus calmes d’esprit.

BARBARUS.

Notes

1  On notera la présence remarquable de la fameuse reporter Séverine, collaboratrice naguère de Jules Vallès, journaliste à La Fronde au tournant du siècle, et qui a beaucoup contribué à mettre en place la potique du reportage. Voir notamment les pages que lui consacre Géraldine Mulhmann dans Une histoire politique du journalisme (XIXe-XXe siècle), Paris, PUF, 2004.

2  Le défilé du Tout-Paris, ici plutôt littéraire, musical et artistique, continue. Nous sommes dans un univers proche de la mondanité médiatique qui occupe régulièrement le haut-de-page de nombreux quotidiens de l’époque.

3  Voici une note dans laquelle l’auteur – Louis Forest – intervient dans sa propre fiction d’une manière particulièrement ambiguë, mais aussi tout à fait logique si l’on songe à l’effet de réel que cherchait à provoquer le roman. Doit-on penser que des lecteurs se sont effectivement présentés au Trocadéro pour assister à la conférence ? C’est l’hypothèse qu’Anne-Marie Thiesse formule en écrivant que ce passage est la preuve que « le lecteur populaire n’échappe pas totalement à l’illusion réaliste » (Le Roman du quotidien, Paris, Seuil, 2000, p. 43). Nous sommes plutôt d’avis qu’au contraire, Louis Forest ajoute un élément supplémentaire à cette confusion réjouissante mais explicitement ludique sur laquelle son roman est construit.

4  Toute cette mondanité délirante met bien sûr en scène des personnalités réelles du Tout-Paris. Plusieurs d’entre elles ont collaboré à divers journaux et fréquentaient des cercles de sociabilités. Il est donc plaisant de les retrouver soumis au système autoritaire de la curieuse comtesse.

5  Le Détour était une pièce récente (1902) du dramature Henri Bernstein (1876-1853).

6  Ferdinand Sarrien fut brièvement Président du Conseil et Ministre de la Justice en 1906.

7  Encore un clin d’œil à Stéphane Lauzanne.

8  Cette division de l’opinion publique en deux camps est sans doute un clin d’œil à l’Affaire Dreyfus (explicitement mentionnée quelques lignes plus bas), qui connaît au même moment sa conclusion. Le 12 juillet 1906, le jugement de Rennes (1899) est annulé, et le lendemain, Dreyfus est réintégré dans l’armée.

9  Critique d’art, poète, chroniqueur, Ernest La Jeunesse (1874- a collaboré à plusieurs revues importantes de la Belle Époque, dont la Revue Blanche et la Revue Bleue. Il a aussi publié dans le Gil-Blas, quotidien très ouvert aux écrivains et a été chroniqueur au Journal. Il est l’auteur de Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains (1896).

10  René Viviani (1863-1925), avovat, homme politique et journaliste, il fut rédacteur en chef de La Petite République, de L’Humanité et de La Lanterne.

11  Écrivain et journaliste, Léo Claretie (1862-1924) était le neveu de l’un des « papes de la chronique », Jules Claretie. Il collabora à plusieurs grands titres, dont Le Figaro, Le Gaulois, le Journal des Débats et la Revue Bleue.

12  L’insertion de la figure de cet aéronaute, aventurier et explorateur (1870-1930) est la source d’une scène étonnante : plus rien n’échappe à l’opinion toute-puissante, qui peut même provenir du ciel !

13  L’évocation de se prolifique feuilletonniste (1860-1918) et de son roman, Le Capitan, est un autre effet de boucle : ce roman paraissait en effet simultanément avec le roman de Forest dans Le Matin ! La publication en avait débuté en mars ; elle s’achèvera en août.

14  Directeur de la Police municipale de Paris.

15  On surnommait Delorme « La voltige », en raison de sa grande taille. Poète et journaliste, il collabora notamment au Courrier Français de Jules Roque.

16  Avocat, romancier, journaliste, Jean Ajalbert (1863-1947) a collaboré à plusieurs journeaux, comme le Gil Blas, Le Siècle  et L’Aurore. Il avait effectivement beaucoup voyagé, notamment en Indochine.

17  Allusion à Liane de Pougy.

18  Les frères Labeaudy, Pierre et Paul, étaient des aéronautes réputés, propriétaires d’un dirigeable. Le roman de Forest joue à plein du caractère pour ainsi dire panoptique de la grande presse d’information : multiplier les regards et les angles de vue.

19  Cet architecte était connu pour ses réalisations d’Art nouveau. Il fut aussi le collaborateur de quelques journaux, dont Le Figaro et L’Illustration, ainsi que quelques périodiques spécialisés comme L’Architecture et la Revue des arts et des lettres.

Pour citer ce document

Louis Forest, « Le voleur d’enfants (2e partie) », Commenté par Guillaume Pinson et Pierre-Olivier Bouchard Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/editions/le-voleur-denfants-reportage-sensationnel/le-voleur-denfants-2e-partie