Le Voleur d’enfants. Reportage sensationnel

Le voleur d’enfants (3e partie)

Table des matières

GUILLAUME PINSON et PIERRE-OLIVIER BOUCHARD

L’ENFANT BLANC ?

La lettre du professeur Flax, envoyée au Landamman et datée de Lucerne, sans qu’on puisse savoir comment le satanique chirurgien l’a fait parvenir dans cette ville, les menaces pleines de sous-entendus du docteur, l’affiche collée à la porte de la Forteresse, le fluide qui écarta les assiégeants des murs de Frutt, la mort d’Alain Bernard, les récits de Rudolph Hermlein, l’histoire de l’enfant blanc et celle non moins stupéfiante de l’enfant qui se fit passer pour le fils de M. Barlatescu, ont fini par ahurir complètement tous les habitants de notre région.

Un village de croyants agité par l’apparition à des jeunes filles ardentes de quelque Sainte-Vierge en lumière, doit être bouleversé d’une manière analogue.

Les paysannes ne se parlant plus qu’à voix basse, comme si leurs paroles allaient attirer la colère d’un être tout-puissant et surnaturel.

Quelques journalistes soutiennent l’hypothèse que l’enfant qui a inventé la supercherie dont nous avons été victimes est peut-être un de ceux que Flax a réunis dans la Forteresse. Cette idée peut sembler absurde au premier abord. Elle se justifie néanmoins par certaines considérations.

Ainsi le faux petit Barlatescu n’a été reconnu, au signalement que nous en avons donné, par aucun des habitants de Melchtahl ou des environs.

Il n’est certainement pas un enfant du pays. La preuve n’est pas à faire, car il parlait français avec un léger accent méridional. Or, les petits Suisses dont nous sommes entourés, même lorsqu’ils baragouinent quelques mots de notre langue, les déforment d’une façon autrement caractéristique. L’enfant est donc étranger.

Nous avons recherché si le petit mystificateur n’était pas, par hasard, un des garçons que quelques-unes des mères parisiennes, habitant les environs, ont emmenés avec elles. Là encore, l’enquête n’a pas abouti. Aucun de ces gamins n’est venu à Melchtahl la veille du jour où Hermlein, Bernard et moi, sommes partis dans la montagne.

La pâleur et l’air maladif de cet enfant, qui sont, d’après moi, des signes typiques, n’ont éveillé aucun souvenir dans aucune mémoire.

L’enfant était très blond, de cette couleur blonde qui, au début de l’affaire des rapts, fut si abondamment commentée dans les journaux de Paris. Un blond très pâle. Ses yeux étaient bleus.

Ce signalement répond assez bien à celui du petit Urbain Godedouins, dit Chichi, le fils de Mme Michette de Montrejeau, qui fut parmi les premiers garçons volés, ou à celui de Pierre Candelaur, qui fut le cinquième des enfants enlevés.

Néanmoins, tous deux, d’après leurs parents, se portaient fort bien au moment où ils furent ravis. Ils n’étaient ni pâles ni malades.

Et puis comment cet enfant, s’il est Urbain Godedouins ou Pierre Candelaur, s’est-il échappé des murs de la Forteresse ?

Comment se trouvait-il dans cette chambre d’hôtel, à côté de celle où logeait Alain Bernard ?

Pourquoi a-t-il inventé cette histoire ?

Comment a-t-il pu la rendre vraisemblable en invoquant le nom de M. Barlatescu ?

Qu’est devenu cet enfant ?

Et cet enfant serait-il l’enfant blanc qui nous précéda dans la nuit sur la route de Frutt ?

Toutes questions auxquelles je ne me charge pas de répondre.

Certains prétendent que ce petit serait un espion que Flax a dressé pour surprendre ce qui se passe à Melchtahl.

Cette supposition est vraiment trop romanesque.

Il est à présumer que les enfants ne s’amusent guère chez Flax. Si l’un d’eux s’était trouvé au village, il y serait resté, trop heureux d’échapper à la tutelle du chirurgien.

PETITES NOUVELLES

Melchtahl, 3 heures.

Deux clairons éveillent les échos de notre vallée.

Le Landamman passe en revue une petite troupe qu’on lui a envoyée de Melchtahl.

M. Clépent vient de m’avertir que l’expédition gouvernementale partira demain matin.

Elle n’intéresse personne tant on est convaincu qu’elle est inutile.

M. Hamard est parti hier au soir pour Paris. Le chef de la Sûreté va chercher des instructions. Il nous a quittés, parait-il, convaincu qu’il faut agir très en grand si l’on veut enfin obtenir un résultat. Il doit soumettre à ses supérieurs un plan complet de ce qui, d’après lui, est nécessaire à une action définitive.

Le Landamman du canton d’Unterwalden a fait adresser au gouvernement fédéral un long rapport, dans lequel, après avoir raconté dans quelles conditions le baron de Vautremesse a organisé son attaque contre Frutt, il demande des poursuites judiciaires contre les pères complices de cette expédition et contre les montagnards qui l’aidèrent en se servant des fusils de l’État. Si cette infraction aux lois reste impunie, ajoute Adalbert Hochberger, il ne répond plus de l’ordre dans la vallée de Melchtahl. On est, selon lui, tellement surexcité dans ce pays par les événements des derniers jours que seule une stricte obéissance aux lois fera éviter des troubles que le moindre incident peut susciter.

Je sais que les autorités de Berne ne sont pas de cet avis. Elles fermeront les yeux précisément parce que les circonstances sont exceptionnelles, parce que les pères de famille sont vraiment excusables de n’avoir point voulu attendre et parce qu’enfin les paysans qui se sont armes, ont agi dans la meilleure intention du monde.

BARBARUS.

LE DOCTEUR FLAX ET LE CONSEIL DES MINISTRES

Au conseil des ministres d’aujourd’hui, il a été longuement question de Flax et de sa Forteresse. M. Hamard, arrivé le matin même, avait été auparavant entendu par M. Clemenceau, ministre de l’Intérieur. On estime en haut lieu qu’il est inadmissible que Flax puisse tenir en échec la justice de deux pays. Des décisions importantes sont imminentes.

CLOVIS BINARD.

MESURES GOUVERNEMENTALES SUISSES — FLAX POSSÈDE DES VIVRES

Melchtahl, 5 heures.

Une quarantaine de gendarmes sont arrivés ce matin venant de tous les coins du canton. Ils ont été renforcés par une trentaine de soldats expédiés de Lucerne où ils étaient assemblés pour une période d’exercice. Le tout forme la petite armée qu’on a logée tant bien que mal, plutôt mal que bien, dans les bâtiments des écoles, et que le Landamman inspecta tout à l’heure à grand fracas.

Le commissaire de police de Sarnen, M. Bergenholler, m’annonce que des ordres ont été transmis d’organiser le plus rapidement possible une reconnaissance à Frutt sous les ordres du capitaine d’artillerie venu de Thoune.

Piqué par les attaques des journaux qui trouvent que le gouvernement de Berne ne se presse vraiment pas dans cette affaire, ce dernier a décidé de faire quelque chose pour tenter d’apaiser les critiques. Mais personne ne croit plus au succès de cette petite expédition gouvernementale. On est tellement convaincu que Flax est inattaquable ! Tous nous pensons qu’on ne pourra le réduire qu’en organisant un véritable blocus, en le prenant par la famine et à la longue.

On sait aujourd’hui que le chirurgien dispose de vivres en quantité. Un épicier de Genève ne lui a pas fourni moins de cinq mille livres de chocolat. Un marchand de vins de Lausanne lui expédia trois mille bouteilles de Champagne. On a retrouvé également la trace d’autres fournisseurs qui ont adressé des marchandises dans une maison de Meirigen où il est établi que les frères Hingertil avaient organisé un grand dépôt.

Cette maison dont portes et volets étaient clos, a été ouverte hier par autorité de justice. Elle est vide. Toutes les fournitures qu’elle contenait ont évidemment été montées à Frutt.

Flax a donc de quoi nourrir sa petite garnison pendant un certain temps. Il faudra patiemment attendre l’épuisement de ces provisions pour obliger le chirurgien à se rendre.

On a proposé d’établir autour des murs de Frutt, à une assez grande distance au delà de la région du fluide, un cordon de troupes armées. Elles se contenteraient de surveiller plus tard les effets de la famine. Malheureusement on oublie trop, lorsqu’on raisonne ainsi, que si Flax est obligé de réduire les rations, ce seront les enfants qui en pâtiront le plus.

Et combien de temps tout cela durera-t-il ? Il faut également toujours avoir présent à l’esprit que la température, à Frutt, n’est pas celle de la plaine et que, si un long siège est nécessaire, des précautions considérables devront être prises pour garantir les hommes chargés du blocus contre le froid et les tempêtes de neiges et de glaçons.

UN NOUVEAU PHÉNOMÈNE INEXPLICABLE

À ce propos, il revient de Frutt une nouvelle dont je ne garantis pas encore l’authenticité. Les fabricants de légendes ont si beau jeu, en ce montent !

Un journaliste espagnol, un montagnard, deux Anglais et un employé de la poste de Kaegiswil sont montés ce matin à Frutt pour examiner le mur de la forteresse. C’est un pèlerinage que s’imposent tous les habitants du pays et tous les étrangers qui obtiennent la permission de passer le pont de Melchtahl.

Ils racontent qu’ils sont arrivés devant le domaine du docteur Flax au milieu d’une de ces bourrasques de neige dont n’ont aucune idée ceux qui n’ont jamais tenté, par un mauvais temps, l’ascension des hautes montagnes.

Gelés, transis, le visage battu par un vent coupant qui soufflait des rasoirs, ils ont été stupéfaits de se trouver tout à coup au débouché de la route, dans une véritable oasis de soleil et de chaleur.

Les nuages lourdement chargés de neige tournaient autour de Frutt, couvrant d’une brume épaisse les cimes environnantes, mais laissant passer avec abondance, sur le domaine de Flax, les rayons d’un soleil bienfaisant.

Il y avait, d’après eux, comme un trou nettement circulaire dans l’immense nuée qui couvrait le pays, un trou situé juste au dessus de la forteresse et à travers lequel l’azur d’un ciel éclatant réjouissait le cœur.

Ce phénomène ne peut, d’après ceux qui l’ont observé d’un œil étonné, être le fait du hasard. La découpure du firmament était trop nettement circulaire au-dessus de Frutt.

Ces renseignements sont-ils exacts ? N’y a-t-il pas exagération ? Si telle est la vérité, n’est-elle point due à un hasard ? Voilà encore d’autres points d’interrogation dont je ne puis toujours pas réduire la boucle.

BARBARUS.

 

21 août 1906

L’EXPÉDITION SUISSE. L’INTENSITÉ DU FLUIDE AUGMENTE

Melchtahl, 6 heures du soir.

Nous l’avions tous prophétisé. L’expédition gouvernementale suisse n’a pas eu plus de succès que celle du baron de Vautremesse.

Les soldats et les gendarmes, animés d’une belle ardeur, sont montés à Frutt par une pluie battante. Arrivés devant le fameux mur, ils ont été témoins du phénomène stupéfiant dont je vous ai parlé hier et qui ne semblait pas croyable. Tandis qu’il pleuvait sur eux, le domaine du docteur Flax était épargné, n’était pas atteint par une seule goutte d’eau. Les nuages formaient au-dessus de la forteresse un énorme entonnoir à travers lequel rayonnait un beau ciel pur.

Cette espèce de miracle qui dure avec une persistance étonnante depuis hier, atterra les hommes, abattit leur courage. Ils furent immédiatement convaincus que Flax est une sorte de sorcier, une des puissances qui régissent obscurément le monde. Ils ne s’approchèrent dès lors qu’avec une timidité bien compréhensible.

Je me demande, lorsque je relis mes télégrammes, si, à Paris, on ne s’inquiète pas de l’intégrité de mes facultés mentales.

Plus d’un de mes lecteurs doit se dire que j’ai perdu tout bon sens, puisque j’ai l’air de croire à toutes les invraisemblances que je vous transmets.

Heureusement que je ne suis pas le seul à vous envoyer ces détails ! Heureusement que toutes les agences télégraphiques de la terre et tous les grands journaux ont ici des représentants atteints de la même folie que moi !

L’aventure du baron de Vautremesse s’est renouvelée de point en point.

Lorsqu’un des gendarmes suisses voulut appuyer une échelle contre le mur, elle se renversa. Le ronflement sinistre gronda, les assaillants furent secoués de formidables décharges, probablement électriques. Mais tandis que les paysans et les pères qui formaient la première expédition n’ont gardé de ces incroyables secousses que le souvenir de sensations désagréables, les soldats frappés ce matin par le fluide sont, à cette heure, en très mauvais état.

On les a rapportés au Melchtahl, et après huit heures, quinze d’entre ces malheureux sont encore évanouis, ne donnant plus que de faibles signes de vie.

On n’a observé sur eux aucune trace de brûlures. Les corps sont intacts.

Le fluide s’est également étendu, il noie maintenant la forteresse sur une largeur de près de vingt mètres.

La difficulté a été grande de retirer de cette zone dangereuse les hommes projetés à terre par le courant. On faillit même y renoncer. Par bonheur, pendant cinq minutes, le ronflement s’arrêta, laissant la voie libre pour quelques instants. Sitôt que les soldats blessés furent, l’espace de ce répit, ramenés en arrière, le fluide recommença sa foudroyante promenade circulaire autour des murs.

Tout se termina comme la première fois.

Le capitaine d’artillerie qui commandait la petite troupe n’osa pas insister et cria rapidement l’ordre de la retraite. Il a lui-même été gravement atteint par le fluide qui lui a complètement paralysé le bras droit et la jambe gauche.

On se sent de plus en plus impuissant contre le chirurgien.

Rudolph Hermlein suppose que Flax à voulu, lors de l’expédition de Vautremesse, seulement infliger un premier avertissement à ceux qui l’attaquaient. Il ne fît pas donner au fluide toute la force dévastatrice dont il était capable. Il le lança avec un certain ménagement. Mais cette fois, pour prouver qu’il lui est possible d’agir beaucoup plus énergiquement, il a augmenté l’intensité de l’implacable et invisible souffle, dont nous submerge.

L’ÉNERVEMENT DES PÈRES

L’idée d’enfoncer la forteresse à coups de canon recommence à circuler. J’ai même vu un père partisan de ce périlleux moyen.

— Ça ne peut plus durer. Quelques boulets dans ces murailles et tout s’écroulera.

— Et si les obus tuent les enfants ?

— Tant pis ! Ils ne les tueront pas tous. Quelques-uns échapperont, seront rendus aux parents. Tout me semble préférable à cette attente angoissante dans ce terrible pays.

— Et si c’est votre enfant qui est frappé le premier ?

— Eh bien, monsieur, j’en fais le sacrifice, par avance, pour le bien de tous. Je le considèrerai comme une victime servie en holocauste, pour apaiser le monstre.

Dès l’instant que de tels raisonnements peuvent être tenus par un homme qui, je vous assure, est un brave homme, on doit deviner à Paris quels désordres les événements de ces derniers temps ont produit dans certains, cerveaux.

BARBARUS.

AU CONSEIL DES MINISTRES

Le conseil des ministres de ce matin s’est de nouveau occupé de l’affaire du docteur Flax.

Une proposition, encore tenue secrète mais qui, selon nous, sera des plus importantes, a été envoyée au gouvernement helvétique.

Persuadés qu’on ne pourra délivrer les enfants par les moyens ordinaires dont disposent la gendarmerie et la police, nos ministres sont de plus en plus décidés, si la petite République voisine y consent, à ne plus tergiverser, à employer les grands moyens.

CLOVIS BINARD.

UN HOMMAGE PROFESSIONNEL À ALAIN BERNARD

Aujourd’hui a eu lieu la réunion générale de l’Association syndicale professionnelle des journalistes républicains1. M. Mario Sermet2, secrétaire général, a, dans une allocution émue, rappelé la vie et le dévouement d’un des sociétaires les plus aimés, de notre malheureux confrère Alain Bernard. Par un vote unanime, l’assemblée a, sur la proposition de M. Paul Desachy, directeur du Siècle3, décidé de faire parvenir à la famille de notre ami, une lettre de condoléance, au nom de l’association.

C.B.

ENCORE UN COUP DE THÉÂTRE ! — ALAIN BALERIN BERNARD NARD ?

Melchtahl, 9 heures du soir.

Encore une surprise !

Elle est telle que, quoi qu’on soit, petit à petit, porté, après n’avoir voulu rien croire, à tout croire, elle dépasse en inattendu les nouvelles les plus invraisemblables qui nous ont précédemment stupéfiés jusqu’aux moelles.

Je viens de recevoir un télégramme qui m’a été apporté chez Mme Peïnassols, au chevet de laquelle je me trouvais avec M. Clépent, M. Lévy et M. de Gobely-Franthéon. Je l’ai ouvert devant eux et ma figure a du exprimer un sentiment bien violent, puisque la même question s est pressée en même temps sur toutes les lèvres.

— Qu’y a-t-il ?

— Il y a que je viens de recevoir une dépêche d’Alain Bernard.

Exclamations simultanées.

— D’Alain Bernard !?!?

— Oui.

Et, au milieu d’un silence que vous devinez, je lis :

FRUTT (ce texte sera remis au fil à Lucerne). — Mon cher Barbarus, rassure nos amis, télégraphie Paris.

Peux pas moi-même.

Pas assez argent pour taxe internationale.

Me porte relativement bien, malgré chute 40 mètres.

Raconterai demain, si possible, comment ai été sauvé, grâce quelles circonstances presque magiques. Tu recevras demain lettre de moi que transmettras Paris.

Contiendra révélations.

TOUS LES ENFANTS SONT À FRUTT, TOUS SANS EXCEPTION !

J’ignore si mon télégramme parviendra intégralement. Suis comme prisonnier frères Hingertil. Texte sera soumis censure du docteur Flax. J’ignore ce qu’il laissera passer.

Pas encore vu chirurgien ni comtesse.

Ai été soigné par sœur charité parisienne.

AFFAIRE VOLEURS ENFANTS PAS DU TOUT CE QU’ON A PU CROIRE.

ALAIN BALERIN BERNARD NARD.

Je vous transmets ce texte sans autres commentaires. Je vous ferai seulement remarquer l’indication qu’il porte. Il a été expédié par le bureau de Lucerne.

BARBARUS.

L’authenticité du télégramme que nous a expédié notre collaborateur Barbarus ne fait point de doute pour nous.

Il faudrait, s’il était l’œuvre d’un mystificateur, que ce dernier fût au courant de toutes nos habitudes journalistiques.

En effet, pour s’assurer contre les mauvais plaisants toujours à prévoir, nos collaborateurs, lorsqu’ils sont envoyés au loin pour une affaire importante, ont pris l’habitude de compliquer leurs signatures.

Ils ajoutent à leurs noms, des mots de convention, variant selon les jours où la dépêche est écrite. Les mots Balerin et Nard sont ceux qu’en vertu de cette clef Alain Bernard ajoute à ses télégrammes, lorsqu’il les écrit le lundi.

Il est donc certain que notre collaborateur est bien vivant, qu’il a été miraculeusement sauvé, qu’il se trouve, en ce moment, entre les mains du docteur Flax.

ENQUÊTE À LUCERNE

Au reçu de la dépêche de Barbarus, nom avons immédiatement télégraphié, à notre correspondant, de Lucerne. Sur notre ordre, il a fait une enquête pour apprendre comment et par qui le télégramme envoyé par Bernard a été remis au bureau.

Voici sa réponse :

Lucerne.

L’employé du bureau de poste auquel fut apporté le texte de la dépêche, fut, au moment de compter le nombre des mots, vivement frappé par son contenu.

L’homme qui lui apporta la dépêche est un simple commissionnaire de la ville que j’ai pu rencontrer sans difficulté.

Il se tenait, m’a raconté le portefaix, au débarcadère du bateau arrivant de Stanz, lorsqu’il fut appelé par un petit enfant blond, très pâle, très maigre, qui lui remit le télégramme sous enveloppe, en le priant d’aller, le porter à la poste.

Il reçut trois francs pour sa course, plus les frais d’expédition.

Le commissionnaire ne s’est pas étonné de recevoir cette mission des mains d’un jeune enfant. Il lui a semblé qu’une dame qui se trouvait de l’autre côté de la chaussée attendait le petit.

Le commissionnaire a été appelé au bureau du commissariat de police, où on l’a interrogé. L’employé du télégraphe avait, en effet, prévenu les autorités. Le commissaire de police de Lucerne a vainement essayé de retrouver l’enfant.

La lettre qu’Alain Bernard annonce à Barbarus et que nous attendons avec impatience va, espérons-le, jeter quelque lumière sur les problèmes de plus en plus troublants de Frutt.

 

22 août 1906

ALAIN BERNARD A FRUTT — PREMIERS DÉTAILS

Notre collaborateur Barbarus nous transmet la lettre dont Alain Bernard lui a, hier, annoncé l’envoi.

Frutt.

Je vous écris d’une jolie petite chambre où vient jouer le plus gai des soleils, tandis qu’au loin les montagnes sont grises et embrumées. Je vous écris avec la joie d’un homme qui s’est senti pris à la gorge par la mort et n’a été lâché par l’affreuse griffe que juste à la seconde où il s’est cru définitivement perdu.

Si mes amis pouvaient contempler mon accoutrement, ils riraient bien après m’a voir plaint.

Moi qui ai toujours eu un faible pour les vêtements bien coupés, les pantalons qui tombent de façon élégante, les cravates à faire pâlir d’envie M. Le Bargy4, je suis habillé du haut en bas de bandes et de linges pharmaceutiques. J’ai la tête entourée d’une sorte de turban blanc qui se ferme sur le front par une grosse épingle de nourrice. Mes jambes et mes bras sont saucissonnés à la même mode, et mon torse est corseté par le même procédé.

Mon pauvre corps a subi toutes les contusions, toutes les écorchures dont est capable la surface humaine.

Mais, ainsi que ce petit préambule vous l’indiquera, la bonne humeur est revenue et, si je n’écris pas avec une rapidité sténographique, j’écris avec plaisir et le cerveau à l’aise.

Il me serait difficile de vous raconter ce qui s’est passé au moment de ma terrible chute. Je n’ai plus que des souvenirs vagues et confus.

Il me semble même, à certains instants, que ce n’est pas moi qui ai été descendu l’autre nuit, au bout d’un câble, par nos amis de Melchtahl.

Cette aventure serait arrivée à un autre qu’elle n’aurait certainement pas marqué moins vivement dans ma mémoire.

Je me rappelle seulement qu’arrivé à une quarantaine de mètres du sol, j’ai vu grouiller quelque chose au-dessous de moi. Je me suis penché pour mieux regarder et j’ai aperçu des lumières scintillantes.

À leur lueur, des ombres et une sorte de tremplin me sont apparus...

Tout à coup, une des ombres s’est précipitée sur le tremplin…

Une sorte de bolide m’a frôlé...

Puis ce bolide est retombé par terre.

Inquiet de ce phénomène, j’ai téléphoné à Barbarus de me remonter... Mais l’ordre n’était pas exécuté que l’ombre se lançait, à nouveau sur le tremplin... vers moi... J’ai eu la sensation qu’elle coupait la corde... J’ai jeté un cri dans le téléphone... et je suis tombé.

Voilà tous mes souvenirs.

Je ne puis envoyer aucun autre renseignement sur ce qui s’est passé dans la suite, jusqu’au moment où, hier matin, ma pensée a émergé d’un long évanouissement, d’une torpeur complète, dans la petite chambre où je suis encore aujourd’hui.

Mon réveil fut pour moi un étonnement profond.

Je ne savais ni où j’étais, ni ce qui m’était arrivé.

Il me parut miraculeux d’apercevoir au pied de mon lit une femme, une sœur de charité, qui tricotait sans lever les yeux.

Je l’examinai très longtemps avant de lui adresser la parole. Il me fallut plus d’un quart d’heure pour arriver à reconstituer ma propre identité, à rentrer dans mon individu, à enchaîner dans le temps les dernières péripéties de ma vie.

Je crus tout d’abord que je me trouvais à Melchtahl, dans l’hospice des sœurs de l’école. Mes amis avaient peut-être réussi, après ma chute, à me tirer de la Forteresse et à me transporter, pour me soigner, dans la plaine.

Enfin, je me décidai à parler :

— Ma sœur, vous seriez bien aimable de me dire si je suis très malade.

Elle tressaillit un peu à ma voix, se leva, s’approcha de mon lit, et me dit doucement dans le plus pur français :

— Non, monsieur. Les dégâts ne sont pas énormes. Vous avez eu plus de peur que de mal.

— Ma sœur, je n’ai eu ni peur ni mal, car, en vérité, je sors de la nuit. Mais maintenant que mes idées renaissent et se coordonnent, vous seriez bien aimable de faire prévenir mon ami Barbarus. Je voudrais causer avec lui.

Elle sourit, et répondit tranquillement :

— Je ne sais de qui vous parlez. Je ne connais pas votre ami Barbarus. Il n’est pas ici.

Cette réponse me frappa de stupeur.

— Mais où suis-je donc ? Je ne suis donc pas au Melchtahl ?

— Non, monsieur Bernard. Vous êtes à Frutt, dans la Forteresse du docteur Flax.

J’eus un sursaut qui me tira un cri de douleur et me démontra que l’immobilité était encore, pour l’instant, la meilleure des politiques.

— Dans la forteresse ? m’écriai-je.

— Mais oui, monsieur, le docteur Flax vous a fait transporter ici, une nuit. Il vous a soigné lui-même. Je n’ai même pas songé à lui demander comment vous vous trouviez dans son domaine, car on n’adresse aucune question au docteur Flax et je ne suis pas curieuse.

— Si vous n’êtes pas curieuse, ma sœur, moi, je le suis, curieux. D’abord, c’est mon métier. Qui êtes-vous ?

— Je suis sœur Thérèse. J’ai été employée à l’hôpital des enfants, créé par le docteur Flax.

— Vous êtes sœur Thérèse ?

— Oui.

— Celle qui a disparu de l’hôpital de Montretout le jour du défilé des mères ?

— Oui.

— Le docteur Flax vous a fait rechercher à ce moment-là par la police. Où étiez-vous donc ?

— À Frutt, où j’ai conduit un à un presque tous les enfants. Le docteur Flax n’a averti la police que pour mieux détourner les soupçons. Il savait fort bien où j’étais. Je n’ai jamais rien fait que par ses ordres.

— Ah ! ah ! Parlez, ma sœur.

— J’ai trop parlé déjà. Je suis allé au-devant de vos questions pour ne pas vous fatiguer. Que puis-je ajouter encore ?... Que j’ai une confiance aveugle dans le génie du docteur. Cet homme est tellement au-dessus du commun ! Je lui ai toujours obéi, sans même chercher à comprendre... Lorsqu’il vous a fait porter dans l’infirmerie, dont j’ai la garde, il m’a simplement dit : « Je vous amène un journaliste parisien, un bon garçon, qui a le tort de vouloir s’occuper de ce qui ne le regarde pas. Il n’a rien de cassé. Il est tombé de quarante-trois mètres de haut, mais nous avons amorti la chute. Soignez-le bien. Je viendrai le voir demain matin, à sept heures... » Voilà, monsieur. Je n’ajouterai plus un mot.

— Ma sœur, voudriez-vous appeler le docteur Flax ?

— Je ne dérangerai le docteur que si votre état s’aggrave. Je le laisse à ses travaux. Les minutes d’un tel homme sont sacrées.

— Ma sœur, voudriez-vous me raconter tout ce que vous avez fait depuis votre départ de Paris ?

— Non. Je vous ai raconté tout ce que je puis raconter. Je respecte les autres secrets qui ne sont pas les miens.

— Ma sœur, je voudrais voir le docteur Flax.

— Je vous répète que je ne prendrai pas sur moi de l’avertir. Néanmoins je vais faire prévenir quelqu’un, à qui vous répèterez votre désir.

Elle éleva la voix et appela :

— Wenceslas !

La porte s’ouvrit aussitôt, tout doucement.

Je n’entendis même pas le bruit de la serrure.

Un enfant, dont les beaux cheveux châtain clair tombaient en boucles sur les épaules, entra, ou plutôt se glissa dans la pièce.

— Wenceslas, dit-elle, va dire à un Hingertil que M. Bernard le demande.

Le petit sortit, après avoir jeté sur moi un regard d’autant plus luisant de fièvre et d’intelligence que les yeux paraissaient plus grands à cause de la pâleur du teint.

— Qui est cet enfant, sœur Thérèse ?

— C’est Wenceslas Lévy. Il m’aide aux soins de l’infirmerie.

Le gamin revint au bout de quelques minutes avec le plus jeune des frères Hingertil, celui qui répond au prénom de Numérien.

— Ah ! vous voilà enfin réveillé ! s’écria ce dernier.

— Mais oui. Comme vous voyez.

— Et comment vous sentez-vous ?

— Fort bien. Assez bien pour être surtout préoccupé de savoir comment je suis ici et ce qui va m’advenir.

— Mon Dieu, monsieur, le docteur Flax n’a pas encore donné d’ordre à votre égard. Notre maître espère que demain matin vous serez tout à fait sur pied et que vous pourrez marcher. Il a prévu que vous sortiriez de votre engourdissement ce matin, et m’a prié de venir l’avertir aussitôt que votre réveil se serait produit.

— Eh bien, courez de suite. Je ne serais pas fâché de le saluer.

Numérien Hingertil s’absenta pendant quelques minutes.

Dès qu’il fut sorti, le petit Wenceslas Lévy s’approcha de moi et se mit en devoir d’ouvrir l’épingle qui retenait les linges dont j’avais la tête entourée.

Je crus à une espièglerie d’enfant. Je protestai, mais la sœur, se retournant vers moi, me dit en souriant :

— Laissez-vous faire, monsieur. C’est l’heure du pansement. Wenceslas est très adroit. Il n’y a pas un infirmier à Paris qui sache, comme lui, appliquer une compresse ou serrer les bandes de chirurgie.

Et, en effet, grimpé sur une chaise, l’enfant défit les linges, lava mes blessures, puis renoua sur la ouate hydrophile, les gazes, les diachylons et mon turban de blessé, avec une habileté, une légèreté, une rapidité merveilleuses.

Je remarquai, pendant cette opération, que le petit portait au-dessous de l’oreille droite une cicatrice sanglante, en train de se fermer.

Numérien Hingertil rapporta bientôt la réponse de Flax.

Le docteur refusait de me voir, mais il m’autorisait à envoyer une dépêche pour rassurer mes amis.

Il me permettait en outre d’écrire une lettre plus complète à Barbarus, tout en m’avertissant qu’il ne laisserait passer que les renseignements qui lui conviendraient.

Je termine en hâte. Numérien Hingertil me presse de lui remettre ma lettre, sans quoi elle ne partirait plus aujourd’hui.

Au moment où je vais signer, un ronflement énorme vient tout à coup faire trembler les murs de ma chambre.

Sœur Thérèse me dit doucement :

— Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien.

Mais l’énorme Chrysostome entre en trombe par la porte, et crie :

— Viens, Numérien, on attaque. Nous avons besoin de toi.

— Que se passe-t-il ?

— Un nouvel assaut...

— Encore le baron de Vautremesse et ses hommes ? Il est donc enragé ?

— Non, les Suisses, cette fois, des gendarmes, des soldats.

— La machine marche ?

— Oui.

— Il faudra forcer un peu la dose. Alors ils nous laisseront la paix... ces imbéciles.

Ces paroles me font penser, que l’expédition gouvernementale suisse est partie, et que, à l’heure où je vous écris, elle attaque Frutt. Cet événement doit vous être connu. Vais-je être délivré par nos amis de Melchtahl ? J’en doute. Numérien Hingertil a l’air si tranquille.

Je ferai l’impossible pour vous envoyer d’autres nouvelles.

ALAIN BERNARD.

 

23 août 1906

Melchtahl.

Le voyage de M. Hamard à Paris n’a pas été long. Le chef de la Sûreté est rentré ce soir au Melchtahl. Quelles sont ses nouvelles instructions ? Quelles sont les résolutions du gouvernement ?

— Je ne puis vous répondre, me dit-il. Des négociations diplomatiques très compliquées, très délicates, sont engagées. À la suite d’un échange de notes, le gouvernement français a fait à la république helvétique une proposition un peu étrange au premier abord mais qui, lorsqu’on y réfléchit, est la seule qui puisse avoir des effets utiles. Patientez quelques jours encore. Les événements prendront certainement une autre tournure.

En attendant que cette prophétie se réalise, l’existence au Melchtahl devient fastidieuse. L’inaction nous pèse à tous. Les interminables parties de cartes qui s’organisent ici ne suffisent pas à tuer les heures.

Depuis hier cependant la correspondance de Bernard commence à ranimer vivement les conversations.

Quelques pères de famille sont répartis pour Paris, ne pouvant négliger plus longtemps leurs affaires. Les curieux affluent de nouveau car on a un peu relâché la surveillance au pont de Melchtahl.

Les touristes ne manquent point, dès qu’ils le peuvent, de monter à Frutt voir le mur derrière lequel il se passe quelque chose.

Les plus hardis se rendent sur les sommets d’où le regard, plonge dans la forteresse. On ne peut pas prêter créance à tous les récits qu’on nous rapporte. Cependant beaucoup de ces visiteurs prétendent avoir aperçu, à l’aide de lorgnettes, des petites bandes d’enfants marchand d’un pas mécanique et saccadé.

Pas de nouvelle lettre de Bernard.

BARBARUS.

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyenne des notes hebdomadaires pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus.

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En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 92 pour Bernard, de 129¾ pour Barbarus et de 202 points pour Binard, nous constatons que si Bernard, malgré son héroïque effort, est toujours dernier avec 110½, Barbarus, toujours second, s’avance à pas de géant avec 182¾, vers Binard qui, tout en restant encore premier, a beaucoup perdu de terrain, avec 218 points.

FLAX ET LES TÉLÉGRAMMES DE BERNARD

Le receveur du télégraphe de Lucerne a reçu ce matin une lettre glissée dans la boîte spéciale où on lui place sa correspondance.

Elle contenait le texte d’un télégramme que Bernard nous adressait, plus un billet de 1,000 francs.

Cet argent doit servir à payer les frais de transmission et à servir de provision pour des transmissions futures.

On voit que le docteur Flax prend toutes ses précautions.

Il lui suffira ainsi de faire mettre le texte des télégrammes à la poste. Le messager de Flax ne risquera plus d’être dénoncé par un commissionnaire trop bavard.

CLOVIS BINARD.

BERNARD A VU LES ENFANTS — LA CICATRICE SOUS L’OREILLE GAUCHE — FLAX PARLERA

Frutt (par fil).

Le docteur Flax vient de m’autoriser à me mettre télégraphiquement en relation avec vous. Il m’avance les sommes nécessaires. Je n’avais en effet que quelques francs sur moi lorsqu’on m’a descendu au bout du câble.

J’ai dû terminer ma dernière lettre au moment où des crépitements ébranlaient l’infirmerie.

Ce bruit étrange n’a pas duré.

Bientôt après, Numérien Hingertil est revenu, Il s’était douloureusement brûlé au bras. Wenceslas Lévy l’a badigeonné à l’aide d’une drogue jaune et nauséabonde.

Le docteur Flax, ainsi que vous devez le savoir, a donc repoussé de nouveau une attaque dirigée contre Frutt.

Le fluide a dû fonctionner.

Le soir j’ai été, moi aussi, frictionné par le petit Lévy, qui est, décidément, un infirmier de premier ordre, actif et silencieux.

À la suite de cette opération, j’ai dormi comme un loir. Aujourd’hui, je suis on ne peut plus dispos. J’ai pu me lever, marcher, et je me suis habillé en me servant de vêtements qui appartiennent à Numérien Hingertil. Sœur Thérèse m’a montré le veston et le pantalon que je portais au moment de ma chute. Ils sont criblés de trous. Si je m’en habillais, ma tenue ne serait guère décente.

À onze heures, ce matin, Chrysostome Hingertil entre dans ma chambre. J’étais en train de causer avec sœur Thérèse, qui est une femme de grand dévouement.

— Le docteur Flax demande à vous voir, me dit le géant.

À cette parole, le cœur me bat, Je vais donc enfin apprendre peut-être le dernier mot de la formidable énigme.

L’énorme Chrysostome me fait descendre un étage et traverser une vaste cour, qui se trouve au milieu du bâtiment-caserne dont il vous a déjà été parlé.

Je rencontre là trois des enfants enlevés par le chirurgien.

Ils passent à côté de moi, absolument indifférents, comme si ma présence ne les intéressait en rien. Ils marchent comme certains ataxiques, par saccades, de long en large, les mains derrière le dos, la tête penchée, absorbés dans de profondes méditations. Tous les trois portent sous l’oreille gauche des cicatrices encore sanguinolentes, du même dessin que celle que j’ai remarqué sur la tête du petit Wenceslas Levy.

Après avoir traversé un long corridor, Chrysostome Hingertil manœuvre, pour ouvrir une porte, une lourde serrure qui me parait d’une complication extraordinaire, et nous nous trouvons en plein air, dans un chemin bordé de murs. Nous gagnons par cette voie la rive du lac de Frutt.

— Il faut traverser, me dit mon guide. Nous allons prendre le bateau.

D’une voix de stentor qui fait trembler les échos de la montagne, le géant appelle :

— Frantz !

À ce mot, un enfant, dont les cheveux extraordinairement blonds me rappellent immédiatement les premiers rapts, sort d’une petite cabine construite sur le rivage.

L’enfant a cet aspect maladif et fatigué qu’ont les quatre petits que j’ai déjà pu examiner. Il porte également sous l’oreille gauche la blessure caractéristique.

— Que veux-tu ? demande-t-il à Chrysostome d’un air nonchalant et sans me jeter un regard.

— Je veux traverser avec monsieur.

D’un pas lassé, l’enfant se dirige vers la cabine et, pliant sous la charge, rapporte sous son bras un grand paquet de toiles grises.

Il le déplie.

L’étoffe est garnie d’une armature de cuivre qui, tout d’un coup, sous la poussée d’un ressort, se relève, et le tout prend la forme d’un petit canot.

L’enfant blond retourne à la cabine et traîne, cette fois, un moteur minuscule fixé à un léger gouvernail. Il adapte cet appareil à l’arrière du canot de toile. Chrysostome et moi, nous descendons dans la barque fragile, suivis de l’enfant qui se tient à l’arrière, gardant toujours son attitude impassible.

— Où veux-tu aller ? demande-t-il à Chrysostome.

— Chez le docteur.

Le canot démarre brusquement sous l’action du moteur, d’aspect bien chétif pourtant, mais qui doit fournir à l’hélice une force de propulsion considérable.

Le bateau file presque sans bruit, avec une rapidité de flèche. À peine partis, nous sommes arrivés. Après avoir débarqué, je demande à examiner le bijou de navigation qui nous a transportés, mais Chrysostome m’en empêche.

— Non, non, dit-il ; si le docteur Flax veut vous montrer toutes ces inventions, il le fera. Quant à moi, j’ai l’ordre de vous conduire à lui, je n’obéirai qu’à cet ordre.

Et il me tire par le bras, un peu rudement.

Je suis ainsi conduit devant un autre bâtiment plus petit que la grande caserne, mais d’un aspect également sévère.

— Vous n’avez, me dit Chrysostome, qu’à aller jusqu’au bout de ce couloir, vous trouverez une porte. Frappez et entrez quand on vous aura dit d’entrer.

Il me quitte, me laissant seul dans un long corridor, dont les murs sont de sapin verni.

Je me hâte vers la porte qui m’a été désignée. Arrivé tout contre elle, je m’arrête, mon cœur vibre. Oui, je mentirais si je n’avouais pas qu’une subite, chaleur de fièvre me brûle alors les tempes.

Un simple panneau de bois me sépare maintenant des êtres étranges dont les actes inouïs ont arrêté l’attention de l’univers. Je n’ai qu’à pousser ce panneau, et le mystère se dévoilera peut-être.

Dans quel monde de terreurs et de folies vais-je entrer ? Tout ce que j’ai déjà vu ici et tout ce que je devine, centuple ma curiosité, qui est mêlée de craintes. Une sorte d’hésitation me retient, une peur m’empêche de tourner tout de suite le bouton de la serrure.

Mais la porte s’ouvre brusquement, arrachée d’un mouvement violent. Un petit garçon parait sur le seuil. Il me fixe d’un regard furieux, un regard de chien qui va se précipiter et mordre.

— Je te l’avais bien dit qu’il était là ! Il écoutait à la porte ce monsieur ! crie l’enfant, qui a l’air de vouloir m’empêcher d’entrer. Du fond de la pièce, une voix de femme appelle.

— Mais non, Ange, mais non, laisse donc, laisse, viens ici, viens, Ange !

Et j’entre.

Dans une grande chambre, dont les murs nus sont peints à la chaux, se tiennent le docteur Flax et la comtesse de Houdotte.

Le chirurgien est à demi couché dans un de ces fauteuils énormes et confortables, mais d’architecture pesante, que les Anglais ont mis à la mode. Son regard d’acier se fixe sur moi.

La comtesse se lève. D’un geste accueillant elle me tend la main, tandis que l’enfant se place derrière le fauteuil de Flax et continue à m’examiner d’un œil mauvais. Sans me saluer, le docteur Flax coupe la formule de politesse que je commençais à exprimer.

— Monsieur, dit-il d’une voix sèche, je n’ai pas le temps aujourd’hui de causer avec vous. Je suis très occupé. Sachez ceci : Votre folle entreprise de pénétrer dans mon domaine sans ma permission, va être récompensée. J’ai décidé de ne pas garder plus longtemps le silence. Puisque vous êtes le correspondant d’un des plus grands journaux du monde, je vous chargerai de détruire les absurdes légendes qui courent à mon sujet. Je ferai donc parvenir vos télégrammes à destination. Vous n’aurez qu’à écrire, et vous écrirez ce que vous voudrez. Je compte sur votre loyauté. Pour l’instant, contentez-vous d’envoyer quelques renseignements préliminaires. J’ai en ce moment une opération à terminer. Je ne puis la retarder. Venez donc demain, matin, à dix heures... Vous pouvez vous en retourner. Chrysostome Hingertil vous attend à la porte d’entrée.

Le docteur me congédie. La comtesse, qui n’a pas prononcé un mot, me salue d’un mouvement de tête et d’un sourire. L’enfant me suit, méfiant, jusqu’à la sortie, et, au dehors, je retrouve Chrysostome.

Nous revenons par le même chemin, à l’aide du propulseur que dirige l’enfant qui répond au nom de Frantz. C’est Frantz Vetyolle, le fils du professeur de harpe au Conservatoire. Je l’avais déjà presque reconnu à ses cheveux blonds, presque blancs.

ALAIN BERNARD.

Je viens de télégraphier à Barbarus pour lui demander certains éclaircissements. Les renseignements que Bernard nous communique aujourd’hui, rapprochés des dernières correspondances du Melchtahl, permettent, selon moi, de deviner l’énigme de l’enfant blanc !

CLOVIS BINARD.

 

24 août 1906

UN PEU DE LUMIÈRE — L’ENFANT BLANC ÉTAIT UN DES ENFANTS DE FRUIT

Dans notre numéro d’hier, j’ai averti nos lecteurs que j’espérais pouvoir bientôt, de quelques faits aujourd’hui connus, déduire la solution de l’énigme de l’enfant blanc. La réponse à une question télégraphiée hier à notre correspondant de Melchtahl, jette, en effet un rayon de lumière sur le problème.

L’étrange petit garçon que Barbarus, Rudohph Hermlein, Alain Bernard et les montagnards qui complotaient de descendre dans la Forteresse, surprirent dans la chambre voisine de celle où ils délibéraient, portait-il sous l’oreille gauche une petite cicatrice ?

Voici ce que répond Barbarus :

Melchtahl.

Je ne me souviens pas d’avoir remarqué ce détail, mais Rudolph Hermlein, lui, se rappelle avoir observé comme une légère coupure sous l’oreille gauche du petit. Il se rappelle même, qu’à deux ou trois reprises, pendant la conversation, l’enfant porta la main à cet endroit, comme pour essayer, par une légère pression, d’atténuer un mal.

Le Landamman et le commissaire de Sarnen ont quitté Melchtahl. M. Hamard a été appelé, par télégramme, à Berne. Quant à nous, nous continuons à nous croiser les bras, en nous torturant l’esprit de mille hypothèses sur l’enfant blanc que les commères voient maintenant partout, dans toutes les cours et dans tous les greniers.

BARBARUS.

La première partie du télégramme de Barbarus a levé tous mes doutes.

L’enfant qui s’est fait passer au Melchtahl pour le fils de M. Barlatescu, est un de ceux que Flax interne dans sa forteresse. Il était marqué de tous les signes caractéristiques qu’Alain Bernard nous à décrits hier : la pâleur, la nonchalance, la fatigue et enfin cette blessure spéciale que les enfants de Frutt portent tous sous l’oreille gauche.

Ces observations sont concluantes. Elles ne nous apprennent pas ce que l’enfant est venu tenter à l’hôtel Alpenhof, comment il s’y est introduit, comment il en est reparti.

Le mystère de Frutt n’est certes pas encore dévoilé.

Mais chaque jour apporte sa lueur ou sa clarté, et la correspondance d’Alain Bernard nous permet d’espérer des révélations rapides et complètes.

CLOVIS BINARD.

Cet article était déjà composé lorsque la dépêche suivante de Bernard est venue confirmer mes hypothèses.

C.B.

PREMIÈRES RÉVÉLATIONS — CURIEUSES INVENTIONS — LA COMTESSE DE HOUDOTTE — LE GÉNIE DE L’ESPIONNAGE ??? — ET LE GÉNIE DU PNEUMATISME ???

Hier au soir, j’ai déménagé de l’infirmerie.

Sœur Thérèse m’a installé dans une petite chambre absolument délicieuse, à l’aile gauche de la grande caserne qu’on observe des sommets voisins.

Mon talent descriptif est insuffisant pour vous dépeindre l’art, le goût et le confort avec lesquels cette pièce est arrangée. Les murs sont couverts de fresques exquises et de sujets charmants. Elles représentent, dans des paysages de montagnes idylliques, au bord de sources vivantes, des baisers de fiancés et dés promenades d’amour. On ne peut pas rêver un dessin plus riant, une couleur plus jolie. Celui qui a peint ces murs est un maître.

Les meubles sont également d’une architecture recherchée, agréable, et néanmoins d’une commodité parfaite.

Mon lit, très bas, n’oblige à aucune gymnastique pour grimper dedans. La partie sur laquelle repose la tête, peut être haussée ou abaissée doucement, au moyen d’un petit bouton électrique qui se trouve à droite, sur le bois du lit. Il suffit d’étendre la main et d’exercer une pression insignifiante, pour coucher plus haut ou plus bas.

La porte de l’armoire à glace s’ouvre et se ferme par un système analogue. Elle disparaît à l’intérieur du meuble par le haut, comme si la glace était un volet susceptible d’être plié.

Les fenêtres à châssis de la chambre sont également commandées par des boutons électriques dont l’un est fixé au petit bureau sur lequel je vous écris. Je puis les ouvrir, les entr’ouvrir ou les clore sans me déranger.

Tout est à l’avenant. On a réalisé là mille petites merveilles de mécanique et de construction, mille de ces inventions que certains romanciers prédisent aux temps futurs.

À l’heure fixée par le docteur Flax, Chrysostome Hingertil vient me chercher. Je refais le voyage d’hier et je me trouve bientôt dans la salle blanchie à la chaux, où le docteur Flax m’a reçu. Je ne trouve que la comtesse de Houdotte. Le chirurgien n’est pas là.

— Monsieur Bernard, me dit la comtesse, vous excuserez le docteur. Il pensait être libre ce matin, mais un accident est arrivé à un de nos petits bonshommes. Le docteur ne peut quitter l’enfant, qui a besoin de soins empressés. Il remet donc votre grande conversation à plus tard. Néanmoins, si vous voulez vous contenter des renseignements que je puis vous donner, je suis prête a vous répondre.

Toutes ces paroles sont prononcées du ton le plus aimable, avec un sourire.

La comtesse de Houdotte est habillée d’un long costume tailleur, dont le corsage s’allonge en redingote. Le buste est superbe. Quand une femme un peu forte est en même temps svelte et cambrée, elle réalise un des plus beaux types de la beauté féminine.

Est-ce possible ? C’est cette femme admirable et séduisante, dont le front, sous une épaisse chevelure sombre, semble contenir un monde de pensées, qui est la complice des rapts d’enfants ? C’est elle qui fit couler tant de larmes maternelles, qui participa à tant d’actes de cruauté ?

La comtesse lit dans mes yeux que je cherche à lire dans les siens. Avant de me laisser énoncer la première des cent questions qui se pressent sur mes lèvres, elle me dit :

— A-t-on assez raconté d’insanités sur notre compte ? Assez de folies, d’invraisemblances ? On nous traite comme de vulgaires criminels !... Tenez, monsieur, continue-t-elle, en ouvrant une armoire qui se trouve à l’intérieur du mur, j’ai rangé là les articles des principaux journaux qui ont suivi l’affaire, dite des voleurs d’enfants. Je m’amuse à les lire de temps en temps. J’en arrive à croire que l’humanité est ainsi faite qu’il lui est absolument impossible de raisonner sainement. Certes, l’univers ignore encore la raison profonde de nos actes, mais les faits vus, sus, contrôlés, devraient cependant prouver aux plus imbéciles que, ni le docteur Flax, ni les frères Hingertil, ni sœur Thérèse, ni moi-même, ne pouvons être les fous, les criminels odieux que nous sommes encore dans l’esprit de tant de gens.

— Oh ! madame, n’accusez pas mes malheureux confrères d’ignorance, d’injustice. Vous nous avez fait passer par tant de péripéties extraordinaires, vous nous avez menés d’un tel étonnement à un tel autre étonnement, que nous sommes bien excusables de n’avoir pas découvert la vérité...

— Je vous assure, répond la comtesse, que tout est extrêmement simple. Le docteur vous fournira les explications les plus limpides. Quant à moi, je vais me contenter de satisfaire votre curiosité des détails accessoires... Mais, auparavant, asseyez-vous à cette table. Lisez les journaux. Depuis la date de votre chute, bien des événements se sont réalisés que vous ignorez. Il est bon, je pense, pour la clarté de votre correspondance, de renouer les fils de votre pensée.

La comtesse me passe les derniers numéros du Matin, où je lis les télégrammes de Melchtahl.

— Vous recevez donc les journaux à Frutt ?

— Mais oui. Nous vivons moins isolés du monde qu’on ne le croit.

— Comment les recevez-vous ? Qui vous les apporte ?

— Si je réponds à ces questions, mes réponses en amèneront immédiatement d’autres. Il vaut mieux reprendre les faits, depuis le début, afin de ne pas revenir sur les mêmes explications.

Estimant que les derniers problèmes qui ont ravivé la curiosité publique doivent être élucidés les premiers, je demande à la comtesse, après avoir lu les correspondances de Melchtahl :

— Qu’est-ce que l’enfant blanc ?

— L’enfant blanc s’appelle Paolo Palavacoccini. Et tenez, c’est lui précisément qui nous ravitaille en journaux. Par quels moyens ? Je l’ignore. Fils d’espion, il est notre petit espion, et je vous assure que l’histoire n’en a jamais connu de plus rusé, de plus habile. Le docteur l’a, en quelques jours, dressé à nous renseigner sur tout ce qui se passe autour de nous. Les moindres de vos actes nous ont été rapportés par lui. Il se glisse partout, il entend tout. Il comprend tout. Et il est infatigable dans sa mission... tout en ayant l’air fatigué... Il s’est glissé dans l’hôtel Alpenhof, pendant qu’avec vos amis Barbarus, Hermlein et les autres, vous discutiez votre projet de descendre dans la Forteresse... Vous l’avez surpris dans la chambre voisine, mais il a su joliment se tirer d’affaire en se faisant passer pour le petit Barlatescu... Il a suivi ou précédé votre expédition. Et c’est lui que, dans la nuit, vous avez vu, tout le long de votre chemin, comme une blanche apparition fantomale... Il porte en effet des vêtements clairs que le docteur rend légèrement phosphorescents... Cette phosphorescence, dans la nuit, impressionne beaucoup les populations... Il n’est pas inutile à nos projets que les paysans des environs soient frappés par notre présence d’une crainte superstitieuse. C’est le même, Paolo Palavacoccini que votre ami, Rudolph Hermlein, aperçut juché dans une anfractuosité d’un rocher, au moment où le peintre suisse sentit les premiers effets de l’appareil qui allait le rejeter, vers ses camarades, par dessus la montagne. Paolo Palavacoccini a, monsieur, le génie de l’espionnage. Il est impossible d’être plus adroit.

— Quelle est, madame, cette force capable de rejeter vers le ciel, avec une puissance aussi énergique, un homme du poids de Rudolph Hermlein ?

— L’air comprimé, l’air comprimé dont la détente est amenée par une petite machine, celle que votre ami distingua du haut de sa corde et qu’il compara à un phonographe... Cet appareil a été inventé par un des enfants qui sont ici, par Ambroise Riffelart, qui a le génie du pneumatisme...

J’allais demander les cent explications que de telles paroles me paraissaient nécessiter, lorsque sœur Thérèse vint, en toute hâte, appeler la comtesse de Houdotte.

Le docteur Flax réclamait sa compagne.

J’attendis trois heures sans voir revenir personne.

Au bout de ce temps, Chrysostome Hingertil vint m’avertir que mon audience était terminée pour aujourd’hui, que la comtesse de Houdotte avait dû aller aider Flax occupé à un travail délicat, enfin que le chirurgien me promettait, cette fois formellement, de m’accorder une heure d’entretien pour demain et de me révéler le secret de ce que le géant appelle « l’œuvre du docteur ».

ALAIN BERNARD.

 

25 août 1906

FLAX PARLE — UN GRAND PROJET HUMANITAIRE — LA PRODUCTION SCIENTIFIQUE DES HOMMES  DE GÉNIE

Frutt.

J’ai pu causer longuement avec le docteur Flax !

Je connais enfin le mobile qui a fait agir l’extraordinaire chirurgien et, je n’ose presque plus les appeler ainsi, ses complices !

Combien leur entreprise est au-dessus de toutes les accusations dont ils ont été les objets !

En vérité, je reste confondu en réfléchissant à l’immensité de leur but, à la science prodigieuse de celui qui osa le concevoir !

Que nous sommes donc loin aujourd’hui des faits-divers qui marquèrent l’origine de cette affaire et passionnèrent le monde !

L’œuvre du docteur Flax est digne d’attirer l’attention universelle, non plus par une suite de forfaits inexplicables, mais par la grandeur, l’étendue, la nouveauté de sa conception.

Le docteur Flax et la comtesse de Houdotte m’ont reçu ce matin dans la grande pièce blanchie à la chaux, que j’ai déjà décrite.

— Monsieur, fit le docteur, je vais vous révéler la clef de notre histoire. Laissez-moi parler, sans m’interrompre.

Et, se promenant, les mains croisées derrière le dos, sur sa longue robe de chambre grise, le front penché vers le sol comme pour y chercher sa pensée, il me dit, ou plutôt me dicta les paroles suivantes :

— Le Matin a publié, il y a quelque temps, un article de votre ami Binard sur le salon de la comtesse de Houdotte. Il a raconté comment la comtesse choisissait ses invités. Elle recevait le lundi à peu près n’importe qui, et puis, peu à peu, du mardi au vendredi, elle filtrait les gens selon leur intelligence, de façon à ne réunir dans son salon, le samedi, que les profonds, qu’une société exceptionnellement choisie, où se retrouvaient seulement des hommes d’un cerveau tout à fait rare, des hommes de génie. La comtesse se plaisait particulièrement au milieu de ces hauts esprits... C’est là que me vint l’idée de réaliser l’œuvre que j’accomplis aujourd’hui et à laquelle j’ai médité pendant de longues années. Mais je n’aurais certainement jamais osé me lancer dans cette entreprise, si je n’avais pas été soutenu par cette main de femme.

Et, passant derrière la comtesse, le docteur Flax, illustrant sa parole d’un geste, saisit le poignet de son amie et souleva une longue main blanche, aux attaches aristocratiques. Mme de Houdotte, d’abord un peu surprise retira doucement sa main, en souriant.

— Je vous en prie, continua le docteur, remettez encore une fois les choses au point... On a écrit, au milieu de bien d’autres infamies, que Mme de Houdotte est avec moi parce qu’elle est ma maîtresse... J’ai dit, je répète que je n’ai aucune honte à voir publier la vérité, quoiqu’il s’agisse de sentiments qui devraient rester intimes... Non, monsieur, la comtesse de Houdotte n’est pas ma maîtresse. Elle est une amie. Elle n’est encore qu’une amie. Mais une amie que j’aime, que j’aime d’amour...

— Il y a, reprit la comtesse, une convention entre le docteur et moi. Je ne répondrai à son amour que lorsqu’il aura enfin réalisé complètement l’Œuvre que nous avons conçue ensemble, lorsqu’il se sera rendu ligne d’être aimé, en réalisant notre grand rêve commun...

— Oui, monsieur, fit-il, j’aime la comtesse de Houdotte ; je l’aime de tout mon être, de toutes mes forces. Cet amour m’a donné l’énergie nécessaire pour oser une entreprise vaste, unique et surhumaine.

Tandis qu’il affirmait ainsi sa passion, d’une voix brève et sèche, les yeux du chirurgien se fixaient sur ceux de la comtesse, dans lesquels ils semblaient vouloir comme incruster leurs regards d’acier.

— Un jour donc, monsieur, je compris que la façon dont la comtesse sélectionnait ses invités pouvait être singulièrement améliorée par des procédés scientifiques. La comtesse aimait à s’entourer d’hommes de génie, mais les hommes de génie, vous le savez, sont bien peu nombreux. L’humanité en est infiniment plus avare que la terre de diamants.... Ne pouvait-on découvrir le moyen d’en créer artificiellement, de même qu’on améliore artificiellement la culture et l’élevage ? Ne pouvait-on pas améliorer scientifiquement le cerveau de l’homme ?...Cette idée qui me hantait depuis longtemps, je l’exprimai un jour à la comtesse. Elle me répondit par quelques phrases qui me sont restées gravées dans l’esprit. Permettez-moi de vous les rappeler devant elle.

— Tout le monde civilisé moderne, me répondit-elle, est aujourd’hui préoccupé d’améliorations sociales... Le progrès humain, dû exclusivement à l’action de quelques hommes de génie, a été tel que nous sommes impatients de progrès nouveaux qui permettront à tous de vivre mieux, de mieux jouir du plaisir de vivre... L’attente de ces progrès, l’impatience d’attendre se traduisent par de violentes secousses sociales, par des révolutions, par des luttes politiques qui sont comme les gestes réflexes de malades... Le peuple veut quelque chose, le veut ardemment, violemment, mais ne sait pas exactement ce qu’il veut, ne connaît surtout pas le véritable moyen d’aboutir à la réalisation de ses volontés confuses... Or, il est uniquement dans l’augmentation du nombre d’hommes de génie... Hélas ! les chefs des mouvement populaires qui expriment le mécontentement impulsif de ceux que les hommes de génie n’ont pas encore pu délivrer de la misère, emploient des procédés diamétralement opposés au but à atteindre... Toute révolte populaire, comme toute bataille, est nuisible à la production des hommes de génie... Ils ne peuvent se développer que dans un milieu calme qui laisse tout le champ libre à l’essor de leurs pensées.

— Oui, monsieur, interrompit la comtesse, qui avait écouté, impatiente de parler, la solution des problèmes sociaux qui oppressent aujourd’hui toute l’humanité n’est pas dans une vaine agitation, dans des théories contraires aux lois de la nature, dans l’inconsciente colère du peuple. Elle est dans la production d’un plus grand nombre d’hommes de génie qui inventeront des machine réduisant de plus en plus le travail humain, qui inventeront des remèdes contre les maladies, qui inventeront de nouveaux objets d’utilité pour les besoins de l’existence, de nouvelles œuvres d’art pour les besoins de l’intelligence...

— L’homme primitif, reprit Flax, était obligé d’habiter dans des cavernes. Tous, les instants de sa vie étaient usés par la presque unique préoccupation de ne pas mourir de faim. Peu à peu il se construisit des abris qui furent d’abord des refuges faits de bois et de feuillages. Petit à petit, il les transforma en maisons... Ces progrès là ne furent jamais l’œuvre d’une collectivité. Ils furent l’œuvre de quelques individus de génie. C’est à eux seuls qu’il vint, à la longue, l’idée d’améliorations successives, qu’ils imposèrent à la routine et à la bêtise de la foule.

Cette profession de foi faite, le docteur et la comtesse s’excitant au bruit de leurs paroles, me continuèrent leurs démonstrations, en croisant et en choquant des phrases enthousiasmées :

— Quand les maisons furent construites, continua la comtesse, les hommes de génie trouvèrent le moyen de lutter contre la nuit, de s’éclairer aux heures où le soleil nous retire sa lumière. Ils découvrirent le moyen de se chauffer sans être gêné par les fumées et les vapeurs...

— Puis, reprit-il, lentement, un à un, les progrès s’amoncelèrent à mesure que les hommes de génie les accumulèrent.

— Regardez autour de vous. Les hommes de génie ont prodigieusement perfectionné la nature.

— Grâce à eux, les plus pauvres d’aujourd’hui vivent mieux que les plus riches il y a dix mille ans... Quant à nos concitoyens qui disposent de quelque fortune, ils peuvent se vanter de n’être qu’à peine préoccupés de la lutte pour la vie5.

— On voudrait, principalement dans les classes ouvrières, avoir tout tout de suite, et on s’imagine qu’il suffit pour cela de le prendre à ceux qui possèdent...

— Ce moyen là est contraire au but même qu’on se propose. Le problème ne consiste pas à appauvrir les riches. Pour tous ceux qui étudient scientifiquement la marche du monde, il parait évident que le seul résultat auquel on aboutira par ce procédé sera, par ricochet, un appauvrissement encore plus grand des pauvres...

— Il est indispensable, pour que l’humanité avance, que le capital tant convoité, le capital qui peut se définir comme un accumulateur de force, puisse être à un certain moment dans la main de quelques-uns seulement qui le mettront, lorsqu’ils le trouveront avantageux, à la disposition des hommes de génie...

Entre les mains de ces hommes de génie, le capital s’accroîtra, les forces naturelles qu’il aura domptées seront décuplées. Finalement, tout le monde en aura profité.

— Prenons un exemple : Un des besoins les plus certains de l’homme est celui de se déplacer plus vite que ses moyens naturels ne le lui permettent... L’invention de la locomotive est née de là, mais ce besoin est moindre pour les pauvres que pour les riches.

— Si le capital avait été également et médiocrement divisé entre les hommes, au moment où Stéphenson inventa la première locomotive, l’inventeur n’aurait pas trouvé un sou pour exploiter son idée... Mais le besoin d’aller plus vite étant un besoin de gens riches, né de la richesse même, l’invention de Stéphenson fut accueillie et soutenue jusqu’à nos jours par les plus formidables capitaux...

— Or à notre époque, le besoin d’aller vite, plus vite, s’est peu à peu étendu aux classes populaires, par contagion, et on a réussi à satisfaire ce besoin pour des prix de plus en plus modiques... Aujourd’hui les plus pauvres jouissent de cet avantage qui n’était réservé jadis qu’aux plus fortunés, et ils en jouissent au centuple...

La preuve est donc faite, et faite mille fois, que l’humanité est bonne telle qu’elle est, que la seule façon de la rendre meilleure est, non pas de s’épuiser en révolutions sociales, mais, au contraire, d’aristocratiser de plus en plus la terre par la production des hommes de génie, des hommes de génie qui sont le levain du bonheur universel.

Il y eut un long silence.

Ma plume courait, rapide, sur mon cahier de notes.

Le docteur me laissa le temps de tout écrire, puis il reprit :

— ...Monsieur, ces grands principes que la comtesse de Houdotte me commenta en un jour dont je me souviendrai toute ma vie, répondaient à mes plus secrètes méditations. La question de l’homme de génie m’avait toujours préoccupé... Je pensais depuis longtemps que le génie peut être surexcité par des procédés scientifiques... Toute notre aventure est dans ces méditations... J’ai fait, depuis, de longues et patientes recherches sur le cerveau humain. Je puis vous déclarer aujourd’hui qu’il m’est possible de produire, chirurgicalement, des hommes de génie. Tous les enfants que j’ai enlevés ont été soumis à mon traitement. Ils sont aujourd’hui des enfants de génie. Ils deviendront, à mesure qu’ils grandiront, des hommes dont le génie avancera la marche, du monde de cinq et de dix mille ans. Mes opérations chirurgicales m’ont donné d’extraordinaires résultats... En quelques jours, je façonne des intelligences nouvelles et merveilleuses. Les effets ne se sont pas fait attendre. Je vous montrerai quelques inventions étonnantes, inattendues, déjà dues aux enfants de Frutt. Ainsi j’aurai bientôt réalisé la conception de la comtesse de Houdotte, de résoudre le problème social par la création des hommes de génie.

— Demain, reprit le docteur, fatigué par ce discours, demain, je vous fournirai la preuve de ce que j’avance... et vous verrez notre troupe de petits génies... Confessez, monsieur, que les voleurs d’enfants que nous sommes ne sont pas des bohémiens qui ravissent des gamins pour leur apprendre à faire des tours sur la place publique.

Je ne puis dire l’impression saisissante que me firent les graves paroles du docteur Flax.

Tandis que j’écrivais mes notes, je me sentais pénétré à travers tous mes nerfs d’un de ces respects superbes, d’une de ces admirations religieuses et poignantes qui vous saisissent lorsqu’on se trouve devant un grandiose spectacle de la nature, devant un orage immense sur un océan déchaîné.

ALAIN BERNARD.

 

26 août 1906

Au fur et à mesure des réceptions, nous enverrons désormais les télégrammes de Bernard au Melchtahl. Cette attention sera des mieux accueillies par les habitants de ce petit village suisse, dont le nom, hier encore ignoré, est aujourd’hui dans toutes les bouches.

Les pères réunis au Melchtahl ne connaissent, en effet, les dernières nouvelles de Frutt que par la voie de Paris, puisque Bernard correspond maintenant directement avec nous. Voilà pourquoi Barbarus, ignorant les révélations les plus récentes, a pu nous expédier le télégramme suivant, dans lequel il pose à nouveau des questions aujourd’hui élucidées.

LES RÉVÉLATIONS DE BERNARD ET LES HABITANTS DU MELCHTAHL — LES NÉGOCIATIONS FRANCO-SUISSES POUR L’ATTAQUE DE FRUTT CONTINUENT

Melchtahl.

Quoique nous soyons un peu soulagés par la certitude, aujourd’hui acquise, que les enfants sont tous vivants, l’opinion qu’il serait désirable de les délivrer au plus tôt, continue à prévaloir. Les pères et les mères que j’ai interrogés répondent que si une de leurs angoisses a disparu, toutes les autres subsistent, et que même elles ont été aggravées.

Pourquoi tous les enfants prisonniers de Frutt ont-ils cet aspect maladif qui a frappé Alain Bernard, qui a été constaté sur le petit Paolo Palavococcini, le fameux enfant blanc auquel, dans son interview, la comtesse de Houdotte attribue le génie de l’espionnage ?

Ces enfants sont-ils maltraités ?

Que signifie encore cette cicatrice qu’ils portent tous sous l’oreille gauche ?

On commence à croire, et cette croyance ne fait qu’augmenter l’inquiétude, que Flax s’est livré sur les enfants à d’odieuses expériences scientifiques qui les ont complètement anémiés. (L’article de Bernard, publié hier, prouve que cette supposition des habitants de Melchtahl n’est malheureusement que trop justifiée.)

Les dernières nouvelles découragent et désespèrent les pères de famille pour une autre cause encore. Elles corroborent l’idée générale qu’il sera extrêmement difficile de réduire le chirurgien par la force.

Il est de plus en plus évident que Flax se servira, contre toute attaque, d’engins d’une puissance invincible.

La machine pneumatique qui a renvoyé Rudolph Hermlein vers le ciel, comme s’il était une simple bulle de savon, le curieux petit bateau qui a transporté Bernard sur le lac de Frutt ne sont pas pour diminuer les craintes de cet ordre.

M. Hamard est revenu de Berne.

Le chef de la Sûreté a eu de longues conversations avec notre ministre. Les négociations ne sont en rien ralenties par les révélations de Bernard. Les gouvernements français et suisse sont toujours décidés aux plus grands efforts pour en finir avec l’histoire de la Forteresse. Dans les milieux bien informés, on dit que le retard apporté à une action énergique et efficace provient des protestations d’une grande puissance voisine qui verrait d’un mauvais œil le projet en discussion.

BARBARUS.

LA REVUE DES ENFANTS

Frutt.

J’ai passé aujourd’hui avec le docteur Flax et la comtesse de Houdotte la revue des enfants enfermés dans la Forteresse. On les avait, presque tous, réunis dans la grande cour de la caserne qui leur sert d’habitation.

J’ai eu là un spectacle peu banal, mais qui, malgré toute l’admiration que j’ai maintenant pour le docteur Flax, m’a serré le cœur. Tous les enfants ont cet aspect exsangue dont l’enfant blanc nous a fourni le premier échantillon.

Ils marchent comme des petits vieux, comme s’ils étaient remontés, comme si leurs articulations manquaient de souplesse.

Certains portent des rides précoces au front.

Tous sont marqués sous l’oreille gauche d’une cicatrice, d’une entaille saignante qui dénonce les outils du chirurgien.

Tous aussi restent indifférents à ce qui se passe autour d’eux. Je me suis promené dans leurs rangs, sans m’attirer un regard de curiosité, sans obtenir une réponse à mes questions.

Seuls, le docteur Flax, la comtesse de Houdotte, sœur Thérèse et les frères Hingertil semblent avoir le pouvoir de les animer.

Le chirurgien surtout a sur eux une influence considérable. Lorsqu’il leur adresse la parole, ils rejettent la tête en arrière, leurs yeux luisent, leurs joues se colorent, ils répondent avec une volubilité extraordinaire.

— Voici mon œuvre, me dit le chirurgien en étendant avec orgueil la main sur le troupeau des pâles enfants... Voici les génies que j’ai créés sous la lame conquérante de mon bistouri... Chacun d’eux a sa spécialité. En effet, il n’existe pas de génie universel. Il n’existe pas de cerveau complet... L’homme qui réunirait en lui toutes les perfections est un mythe. C’est à peine si nous pouvons concevoir un être qui serait à la fois le meilleur médecin, le meilleur chirurgien, le meilleur maçon, le meilleur écrivain, le meilleur mathématicien, le meilleur acrobate, le meilleur soldat, le meilleur architecte, le meilleur peintre, le meilleur sculpteur, le meilleur ingénieur, le meilleur mécanicien, le meilleur danseur, le meilleur navigateur, le meilleur financier, le meilleur homme de gouvernement, le meilleur orateur, le meilleur acteur, le meilleur philologue, le meilleur psychologue, le meilleur fonctionnaire, le meilleur explorateur, etc., etc… Le génie humain ne peut s’appliquer qu’à des spécialités, et je n’ai, en conséquence, réussi qu’à créer des spécialités de génie. Chacun de ces enfants est aujourd’hui doué d’un don unique dans une des branches de l’activité mentale.

De sa voix sèche, le chirurgien appelle :

— Ambroise !

À ce nom, un des petits, qui s’était tristement assis dans un coin, comme absorbé par ses méditations, se dresse d’une pièce et accourt vers nous.

— Ambroise, me dit le docteur en caressant affectueusement la nuque du petit, est le génie du pneumatisme... C’est le petit Ambroise Riffelard, le fils d’un de mes collègues, le docteur Riffelard, médecin des hôpitaux... Détail curieux ! J’ai été appelé en consultation avec son père, la veille même de l’enlèvement du gamin... Ambroise est de ceux qui m’ont donné le plus de satisfaction. Il n’était pas opéré depuis quatre jours que son génie du pneumatisme se développait merveilleusement... Une semaine après, il construisait un engin pneumatique d’une ingéniosité extraordinaire. Il est doué d’une facilité unique pour tous les problèmes de la compression des gaz. Je vous montrerai la machine qui a servi à souffler votre ami Hermlein vers ses amis... Vous serez émerveillé... Nous pouvons, grâce à elle, lancer des jets de vent, d’ouragan, de tempête, diriger la poussée violente d’une colonne d’air comme on règle un jet d’eau. La façon dont Hermlein a été enlevé par cette colonne d’air est comparable à la manière dont, dans les tirs des foires publiques, on fait danser un œuf vide sur un filet d’eau... Nous avions l’intention de vous réexpédier de la même manière, quand vous avez voulu descendre à Frutt le long du rocher. Malheureusement, ou heureusement, la machine d’Ambroise fonctionna mal au début. Il fallut agir autrement. Nous vous avons alors envoyé le jeune Philippe Soleillaut, qui a le génie du saut.

La comtesse de Houdotte leva la main en appelant :

— Philippe !

Un des enfants qui se trouvait loin de nous et qui marchait du même pas lassé que les autres, fit alors un bond prodigieux vers nous.

Ce fut comme la détente d’un félin. Approximativement, le saut qu’il exécuta mesurait 25 mètres.

Je regardai le docteur d’un air stupéfait.

— Hé ! oui, fit le docteur, Philippe Soleillaut peut, lorsque cela lui convient, franchir d’un seul élan des distances considérables en largeur et en hauteur.

— Le docteur, m’explique la comtesse, a voulu prouver, en lui accordant ce génie spécial, que bien des aptitudes physiques qui ne sont exercées aujourd’hui que par des moyens matériels, que par des entraînements d’où toute intelligence est bannie, sont également des fonctions de notre cerveau...

— Je ne pensais pas réussir si complètement, reprit le docteur. Jamais encore on n’a vu sur terre un sauteur aussi fort que Philippe Soleillaut... Il faut multiplier par cent les prouesses, les plus étonnantes pour se faire une idée de ce dont il est capable... Avec un tremplin, il pourrait atteindre des hauteurs telles qu’il disparaîtrait de la vue, si son adresse à retomber était égale à son adresse à se lancer. Malheureusement, je n’ai pu le douer de cette habileté-là d’une façon aussi parfaite. Il ne peut guère sauter, en hauteur, qu’à environ soixante-dix mètres...

— Soixante-dix mètres ! C’est déjà bien joli !

— S’il essayait de faire mieux, il risquerait de se briser les os, à la chute du retour... C’est lui qui, en sautant à votre rencontre, alla couper la corde lors de votre tentative de descente dans la Forteresse. Vous avez raconté dans votre journal qu’il vous sembla, lors de votre expédition, qu’un bolide était venu couper la corde… Ce bolide n’était autre que le petit Soleillaut. Il dût s’y reprendre à deux fois, ayant manqué son coup au premier essai... Votre chute fut alors amortie par une poussée d’air qui sortit à ce moment de la machine pneumatique d’Ambroise Riffelard, en train de réparer un des organes... C’est grâce à cette circonstance fortuite que vous vous trouvez parmi nous, sain et sauf....

— Ah ! certes ! le docteur n’aurait rien fait pour vous empêcher de vous tuer. Il estime que son Œuvre est assez grande pour la dispenser d’avoir à s’inquiéter de quelques victimes...

— Dame ! Toutes les inventions importantes ont coûté des vies humaines. Tant pis pour ceux qui sont la rançon du progrès général... Mais une fois que je vous ai vu a terre écorché, blessé, meurtri, le vieil instinct de médecin qui dormait en moi s’est réveillé. Je vous ai soigné.

— Ajoutez, interrompt la comtesse de Houdotte, que j’ai intercédé en faveur de M. Bernard. En effet, je n’étais pas de l’avis du docteur, qui désirait poursuivre son Œuvre dans l’ombre et le silence, sans daigner avertir qui que ce soit, avant la réussite complète... Je suis, depuis longtemps, persuadée que lorsqu’on saura, parmi ceux qui, depuis le commencement de l’affaire des voleurs d’enfants, nous attaquent et nous pourchassent, le but que nous nous sommes proposé, on nous laissera parachever paisiblement notre belle besogne.

— Peut-être vous trompez-vous, mon amie ? objecta le docteur.

— Il se peut, mais je suis d’avis qu’il nous faut sortir de notre tour d’ivoire... c’est pourquoi j’ai insisté auprès du docteur pour qu’il vous laissât correspondre avec votre journal.

— Mais, ajouta Flax, en regardant l’heure, si vous voulez expédier un télégramme encore aujourd’hui, vous n’avez que juste le temps de le rédiger. Il faut que Paolo Palavacoccini, le génie de l’espionnage, parte bientôt. Il se manigance une nouvelle attaque contre nous. J’ai besoin de savoir ce qui se trame.

J’aurais désiré vous en écrire plus long aujourd’hui, mais Wolfgang Hingertil est devant ma table. Il me déclare, de sa voix tonnante, que si je ne lui remets pas ma copie tout de suite, Paolo, qui doit l’emporter, va partir, envoyé en mission urgente, et que vous ne recevrez plus mon télégramme aujourd’hui. Je ne puis donc plus tarder.

Et pourtant j’aurais bien voulu vous raconter encore le génie de Charles Clépent, le chef-d’œuvre du docteur Flax !

ALAIN BERNARD.

 

27 août 1906

ACCORD FRANCO-SUISSE — L’ALLEMAGNE PROTESTE UN COMPROMIS — LE GÉNIE DE LA CONDENSATION

Frutt.

Le docteur Flax m’a fait appeler ce matin de bonne heure. Il a reçu une nouvelle qui, sans lui inspirer la moindre crainte, l’attriste jusqu’au fond de l’âme.

Le petit Paolo est revenu d’un grand voyage d’espionnage, où il s’est encore une fois signalé par une prudence, une sagacité phénoménales.

Il a ainsi pu rapporter au chirurgien que les interminables négociations entre le gouvernement français et le gouvernement suisse ont abouti à un résultat bizarre.

La conviction générale qu’on ne pourra se rendre maître du docteur Flax et de sa Forteresse sans employer des moyens considérables a fait décider une véritable expédition de guerre contre lui, une expédition internationale.

La France va mettre à la disposition du gouvernement helvétique un régiment de ligne, deux bataillons de chasseurs à pied, un bataillon du génie et de l’artillerie de montagne. Cette force viendra se joindre à des troupes suisses, dont le principal noyau sera fourni par les gardes-frontières, en garnison à Andermatt.

Nous avons appris également, par l’intermédiaire de Paolo Palavacoccini, que le gouvernement allemand, lorsqu’il a été averti que des troupes françaises allaient traverser la frontière suisse, a fait très énergiquement demander de longues   explications.

Il s’en est fallu de peu que, grâce à la politique de la Wilhelmstrasse, l’expédition ne fût abandonnée.

L’Allemagne n’admet pas que des régiments français puissent passer en pays neutre, même pour une simple opération de police.

D’innombrables télégrammes ont été échangés entre Paris, Berlin et Berne pour tenter de calmer la susceptibilité politique de l’Allemagne qui, on le sait par l’affaire du Maroc6, se hérisse maladivement.

Devant les représentations du gouvernement suisse, déclarant que, si la délivrance des petits génies est remise par suite d’une pression de Berlin, l’effet sera désastreux dans l’opinion universelle, Berlin a proposé un compromis.

L’Allemagne enverra une compagnie de fantassins bavarois, et toutes les troupes internationales réunies, suisses, françaises et allemandes, seront sous le commandement général du vieux et célèbre Feld Maréchal allemand Von Haeseler, aujourd’hui à la retraite7.

On croit qu’en présence de ces accords, le gouvernement italien revendiquera sans doute l’honneur de joindre une compagnie de bersaglieri8 à l’expédition en commun.

D’après Paolo Palavacoccini, notre conseil des ministres a désigné le général Lacroix9 comme commandant des troupes françaises. Le grade de l’officier allemand nous oblige à choisir également un chef du plus haut galon.

— Pourquoi, me demande le docteur Flax, ce grand déplacement de forces ? Vos correspondances ont pourtant démontré jusqu’à l’évidence que nous ne sommes pas des malfaiteurs. Maintenant que, grâce à vous, nul n’ignore plus la splendeur de nos projets, ne devrait-on pas me laisser en repos dans la solitude que j’ai choisie ?

— Sans doute ! docteur. Mais, absorbé par votre Œuvre, vous ne concevez pas que, pour la police française et la police suisse, le problème reste le même... Quel que soit votre but, vous êtes toujours le voleur d’enfants, l’homme qui a enlevé des petits à la tendresse de leurs mères... Placez-vous un instant dans la situation des familles qui attendent anxieusement, réunies là en bas, au Melchtahl... Malgré toutes mes révélations, leurs sentiments n’ont certes pas changé... Elles sont toujours dans les mêmes dispositions... Elles veulent qu’on leur rende leurs enfants... Elles l’exigent avec d’autant plus d’insistance désespérée qu’elles savent aujourd’hui que vous vous êtes livré sur leurs petits à de pénibles opérations chirurgicales. Leur cœur s’émeut de plus en plus à l’idée des souffrances que leurs fils ont dû endurer... La pression qu’elles exercent sur les autorités augmente de jour en jour, et l’opinion publique est toujours avec elles.

— Elles, elles ont raison, répliqua le docteur, mais l’opinion publique est, comme toujours, néfaste et stupide... Que pèse le mécontentement de quelques familles, en face de la solution vraie et rapide de la question sociale par la production d’hommes de génie ?... Est-ce que les gouvernements ne devraient pas m’accorder leur aide au lieu de me combattre sottement à l’appel de quelques mères justement affligées, j’en conviens, mais peu intéressantes par leur petit nombre, à l’appel d’une opinion publique, dominée par de mauvaise raisons de sentiment ?

— Les gouvernements, docteur, dans un cas de conscience de ce genre, se soumettront toujours aux sentiments de la majorité. C’est pourquoi ces expéditions militaires ont abouti...

— Abouti à quoi ? interrompt vivement le docteur. Je vous le demande. À s’organiser ? Oui. Mais c’est tout. À me vaincre ? Non, pas encore. J’offrais la paix. On veut la lutte. Je lutterai. Vous savez mieux que personne maintenant que je ne bluffe pas et qu’avec mes petits bonshommes de génie je suis capable de résister à toutes les attaques, quand même le Feld Maréchal serait lui-même un homme de génie et tous ses soldats, des soldats de génie.

— Oui, vous avez des machines...

— Oh ! Vous ne connaissez rien encore. Je dispose d’appareils contre lesquels aucun engin moderne ne peut rien. Je ne crains pas les plus grands canons. Leurs obus s’émousseront ici, si je veux, comme une ancienne balle de plomb contre une cuirasse d’acier.

— Il est certain que la machine électrique qui rejeta deux expériences loin des murs de Frutt devrait faire réfléchir les gouvernements et...

— Cette machine a été inventée par Fernand Pig. Elle conduit à volonté, par l’atmosphère, des jets d’électricité à haute tension, comme la machine pneumatique d’Ambroise Riffelard permet de diriger le souffle du gaz.

— Rien qu’avec ces deux armes-là, vous pourrez...

— J’en ai d’autres encore, construites en quelques jours... Voulez-vous venir avec moi ? Je veux vous montrer un appareil nouveau qui transformera l’aspect du monde en changeant les conditions de l’agriculture, appareil de paix qui sera aussi pour moi, le cas échéant, un excellent appareil pour la guerre.

Je suis le docteur Flax qui me mène dans une vaste halle garnie de toutes les machines-outils possibles et imaginables... Ce détail a échappé aux premiers reportages. On ignorait que Flax eût installé à Frutt une usine aussi complète.

Quatre ou cinq des étranges petits pensionnaires du chirurgien travaillent au moment où le docteur m’introduit dans les ateliers.

Selon leur habitude, ils ne remarquent point mon entrée et continuent leur besogne sans lever les yeux.

Le docteur s’approche de l’un d’eux et lui demande :

— Charles, as-tu terminé tes essais ?

— Non, docteur, mais je suis en bonne voie.

— C’est un enfant bien gentil, me dit le docteur Flax en se tournant vers moi, tandis que le regard du petit brille de plaisir... C’est mon chef-d’œuvre... celui qui, dans sa spécialité est le plus parfait de mes génies.

— Quel est son nom ?

— Charles Clépent, le fils de cette dame qui, lors de l’enlèvement du petit, vint faire cette confession d’adultère que rapporta votre collaborateur Barbarus.

— Et quel est son génie ?

— Le génie, de la condensation. Il a déjà perfectionné sensiblement les condenseurs de la machine à vapeur dont nous usons ici, mais ce n’est là qu’une invention secondaire. Il étudie en ce moment un problème auquel on a déjà songé, auquel on a vaguement trouvé une mauvaise solution. Je parle de la condensation en grand des vapeurs atmosphériques... Si ses premières expériences réussissent ainsi que j’en ai le ferme espoir, Charles Clépent pourra bientôt, soit faire fondre les nuages au-dessus de nous, soit attirer les nuages de loin, soit enfin écarter de nous ces nuages et les chasser à mille lieues... Vous devinez, monsieur, tout l’immense parti qu’on pourra tirer de ces appareils inimaginables ! C’est la pluie à l’heure que l’on voudra, où l’on voudra, et en quantité qu’on voudra. C’est l’agriculture débarrassée de tous ses soucis. Il n’y aura plus jamais ni trop de pluie, ni pas assez de pluie ; il n’y aura plus jamais ni trop de soleil, ni pas assez de soleil ; la terre sera humectée scientifiquement ; la chaleur du ciel sera tamisée par des nuages qui crèveront ou ne crèveront pas, selon nos désirs. C’est d’immenses espaces de terre aujourd’hui desséchés et arides qui deviendront ou redeviendront fertiles et luxuriants. C’est le Sahara transformé en une vaste oasis qui sera le plus beau jardin qu’aient jamais rêvé les poètes. Ce sont les grands déserts de l’Asie changés en paradis, de même que les interminables solitudes australiennes. C’est l’ouragan méprisé. C’est la tempête apaisée. C’est la sûreté des voyages maritimes sur une mer obéissante. C’est le régime général des vents changé. C’est la brise fraîche en été, la brise chaude en hiver. Lorsque son invention sera au point, Charles Clépent aura ainsi réalisé pour l’agrément des hommes un progrès plus grand qu’aucun autre progrès accompli sur terre, depuis l’existence du globe. Nous avons déjà expérimenté en petit l’idée principale que lui a dicté son génie de la condensation... L’autre jour, tandis qu’il pleuvait à torrent sur les montagnes, Charles a écarté de nous la masse des nuages accumulés au-dessus de Frutt et, tandis que l’averse inondait tout le pays autour de nous, la Forteresse est demeurée sèche sous un ciel joyeux et bleu.

— Ah ! C’est ce phénomène curieux qui, d’après les journaux, a frappé de stupeur les touristes et les paysans venus ces jours derniers à Frutt ?

— Oui. Sachez que dès mes premières réflexions sur la possibilité de produire chirurgicalement des hommes de génie, j’ai calculé qu’il me serait aisé de créer un génie de la condensation. C’est même pourquoi je me suis installé si hardiment dans ce pays de Frutt que les neiges et les froids rendent si souvent impraticable... Impraticable pour d’autres, certes ! mais toujours charmant et délicieux si le génie de la condensation nous fournit, selon les besoins, une chaleur bienfaisante, et fait fondre les neiges et les glaces.

— Comment l’appareil à condensation de Charles Clépent peut-il vous servir d’arme défensive ?

— Réfléchissez. Que deviendront les troupes internationales lorsque l’appareil définitif fonctionnera ? Nous pourrons les accabler des pires intempéries. Nous les exterminerons par le froid et les tempêtes.

J’ai aujourd’hui la certitude absolue que la Forteresse de Frutt est imprenable, que le docteur Flax est en train d’opérer ici la plus formidable révolution de tous les siècles. Les gouvernements qui se sont mis d’accord sur l’expédition internationale devraient bien de renoncer à leurs projets.

En vérité, les vols d’enfants, le désespoir des familles, tout cela disparaît devant l’œuvre prodigieuse qui s’élabore entre les murs de Frutt.

Et, si on s’entête à nous envoyer des soldats, c’est une épouvantable catastrophe, à bref délai.

ALAIN BERNARD.

 

28 août 1906

UN MONDE ÉTRANGE FUCHSIAS VERTS ET GENTIANES GÉANTES

J’ai passé toute ma nuit à méditer sur l’œuvre merveilleuse du docteur Flax.

Est-ce que je rêve ?

Est-ce que je vis dans un monde idéal ?

Tout ce que j’apprends d’inconcevable et de nouveau, bouillonne la nuit dans mon imagination, et mon cerveau digère mal des les trop neuves.

Ce matin, comme pour m’affirmer la réalité dont je doute à chaque réveil, j’ai pu me rendre compte d’un nouveau prodige accompli par un des petits génies du docteur Flax.

Il est sept heures du matin, quand on frappe doucement à ma porte. Je crois que c’est Wenceslas Lévy qui vient, de temps en temps, panser légèrement ce qui me reste de mes blessures.

J’ai déjà raconté que ma chambre est un modèle de trucs confortables. On y a réduit l’effort humain au minimum. Je n’ai pas besoin de sortir de mes draps de soie pour ouvrir la porte. Il me suffit de pousser un des boutons fixés à droite du bois du lit. Il actionne une petite serrure nickelée, un véritable bijou de solidité et de complication... J’étends donc le bras, et la porte s’enfonce doucement dans la muraille.

Deux des petits génies entrent. Wenceslas Lévy s’approche de moi et me dit de sa voix sans inflexion :

— Le docteur Flax a ordonné à Léon Aproli de vous apporter des fleurs. Elles sont là.

— Où donc ?

— Dans le couloir. Si vous voulez, nous allons les placer près de votre lit.

— C’est cela.

Les deux enfants sortent en marchant de cet étrange pas d’automates qu’ils ont tous.

Ils réapparaissent quelques secondes plus tard, traînant un petit chariot d’une incroyable légèreté. Il est bâti de fils d’acier si fins que même en le poussant à peine, on ne distingue plus les rayons des roues. Ils ne sont assurément pas plus gros que les fils de la vierge qui volent par les routes. L’armature qui soutient ces mailles invisibles est un peu plus épaisse. Elle n’est cependant pas aussi forte qu’une baleine de parapluie.

Cette voiture de conte de fée porte un poids relativement considérable de fleurs superbes, des roses, des Maréchal Niel d’un éclat unique, d’une grâce exquise, des fleurs de coucou grosses comme des pivoines, des fuchsias vert de gris, et enfin des gentianes géantes.

Le tout est disposé avec un art délicieux. Nos fleuristes parisiens les plus artistes n’eussent point inventé des dessins d’un goût plus sûr.

Je fais signe au petit Aproli d’approcher.

— Les belles fleurs, dis-je ?

L’enfant me répond (j’ai appris dans l’après-midi que Flax avait donné aux génies l’ordre de me répondre. Sans quoi je n’eusse pu en tirer la moindre parole) :

— Ce sont des fleurs uniques, monsieur. J’ai eu bien du mal à les faire pousser, sur tout à les faire pousser aussi vite. Heureusement que Clépent m’a aidé. Il m’a fabriqué un appareil qui fournit aux plantes juste l’atmosphère qui leur convient. On obtient ainsi le maximum d’intensité et de vie. Ah ! si Clépent voulait continuer à m’aider ! Nous pourrions, à nous deux, fabriquer des fleurs comme l’univers n’en connaît pas. Hélas ! Clépent ne veut plus rien savoir. Il faut que je demande tout au docteur Flax qui le demande lui-même à Clépent, qui refuse presque toujours.

— Alors, c’est toi qui cultives ces fleurs ?

— Oui répond l’enfant, sans qu’un muscle de sa figure tressaille. C’est moi. J’ai le génie de la culture et du jardinage. Ces gentianes, ce sont des gentianes de ces montagnes, des gentianes ordinaires. Je les ai forcées à ma façon. Maintenant elles sont énormes. Mais je ne crois pas que le but du jardinage scientifique soit celui que l’on se propose généralement, c’est-à-dire de produire des fleurs géantes. Il faut avant tout faire des fleurs gracieuses et utiles... Or, vous remarquerez que mes gentianes, quoique fortes, sont très jolies. Leur grande taille les avantage. Sans quoi je ne me serais pas permis de les augmenter de forme. Admirez aussi combien ce jaune est superbe, combien ces gentianes bleues sont d’un bleu éclatant et vif. Leurs racines lourdes et rameuses sont bien plus efficaces contre les fièvres que les racines de gentiane ordinaire.

— Oui, reprend Wenceslas Lévy, on vous en a fait prendre, monsieur Bernard, après votre chute, pour faire tomber la fièvre. Les résultats ont été bons.

Je remercie de son attention le petit Léon Aproli, qui parle sérieusement, avec des gestes de vieillard désabusé, et j’essaye de le questionner.

Les enfants me révèleront-ils par quel procédé le docteur Flax les a enlevés, comment ils sont arrivés à Frutt, quelles ont été leurs impressions ?

Ni le docteur, ni la comtesse, ni les Hingertil, ni sœur Thérèse n’ont encore voulu me renseigner à ce sujet.

Mais, remarque curieuse, tant qu’on leur parle de leur spécialité, les deux petits prodiges ne se font pas prier pour parler. Ils développent même avec une certaine abondance les trouvailles de leurs esprits inventifs. Cette abondance, néanmoins, n’est pas animée. Les yeux restent ternes, comme si les paroles n’avaient aucun intérêt, n’exprimaient aucun état d’âme. Mais lorsqu’on cherche a tirer des enfants quelques mots en dehors du domaine spécial de leur intelligence, ils répondent à faux ou répondent mal, ou même ne répondent pas du tout. Il semble que tout ce qui ne touche pas à leur génie, de près ou de loin, ne les intéresse pas du tout, qu’ils ne peuvent pas lier des idées étrangères à leurs préoccupations principales.

— Tu te rappelles bien, dis-je à Léon Aproli, que le docteur Flax t’a enlevé au Bois de Boulogne ?

— Le Bois de Boulogne ? murmure l’enfant. Ah ! oui, je vois... le petit bois de pins au milieu duquel passent les cyclistes !... Ce sont de beaux arbres, monsieur.

— Voyons, mon enfant, tu ne te rappelles pas que tu as été enlevé ?

Léon Aproli me regarde sans répondre.

— Et toi, dis-je, Wenceslas, c’est aussi au Bois de Boulogne que tu as été ravi, sur la route de Madrid ?

— Ah ! dit Wenceslas, l’air est plus frais au Bois de Boulogne que dans la ville. La transition est même très rapide. Aussi les gens qui arrivent en automobile risquent-ils de gros rhumes, par suite du brusque changement de température. Il est prudent, lorsqu’on vient de l’avenue de la Grande-Armée, de ralentir un peu, afin d’éviter aux poumons des changements trop vifs.

Voilà tout ce qu’on peut tirer des petits génies du docteur Flax.

Il m’apparait que les opérations du chirurgien ont tout de même certains inconvénients graves. Elles ont sûrement porté atteinte à l’intégrité mentale des petits. Le génie a été acheté aux dépens de l’équilibre général du cerveau.

J’ai essayé de revoir aujourd’hui le docteur Flax ou la comtesse de Houdotte, afin de continuer mes révélations.

Je n’ai pu être reçu.

Les travaux du chirurgien sont absorbants. Il ne veut pas être dérangé.

Heureusement que les frères Hingertil sont devenus beaucoup plus complaisants. Ils se décident peu à peu à parler.

Je suis allé aujourd’hui leur rendre visite à l’ancien hôtel Reinhardt qu’ils habitent, près de la porte d’entrée, et j’ai bu de la bière avec les deux géants et leur frère. Nous sommes devenus des amis.

Je me plais à constater qu’ils ont l’intelligence aussi fine et délicate, lorsqu’ils s’en donnent la peine, que leur charpente est épaisse et lourde. Numérien surtout est un esprit délié, raisonnable et charmant.

Notre conversation a roulé principalement sur la façon dont le docteur a organisé ses enlèvements.

Ainsi que la police parisienne l’a deviné depuis longtemps, tous les enlèvements ont été prémédités et patiemment organisés. Le docteur Flax n’a ravi que des enfants qu’il avait marqués à l’avance, qu’il avait étudiés.

— Les petits, me dit Wolfgang, n’ont pas été pris au hasard. Le docteur ne peut semer du génie que dans certains cerveaux prédisposés. Tous ne sont, pas capables d’un développement aussi rapide, aussi considérable... Nous avions donc, sur les enfants, des renseignements complets qui nous permettaient de croire que ces petits étaient aptes à s’épanouir en génies, sous le bistouri du maître... Le docteur Flax, par exemple, connaissait les deux fils du baron de Vautremesse. Il les connaissait bien puisqu’il les avait soignés... Nous avions de même des indications précises sur Bernard Flaquette et sur Émile Loubé... L’un resta trois jours à notre hôpital de Montretout où on le guérit d’une attaque de croup... Quant à l’autre, nous avons soigné un de ses parents, un cousin dont la mère, en causant avec sœur Thérèse, raconta qu’elle possédait un petit neveu, Émile Loubé, qui allait en classe rue Portalis et qui était d’une intelligence exceptionnelle. De plus, le docteur a inventé un curieux appareil qui lui permet de reconnaître rapidement, en passant dans la rue, la qualité du cerveau d’un enfant. Il vous en parlera peut-être.

— C’est donc exact ? Vous n’enleviez que des enfants très intelligents ?

— Naturellement. Pas plus que la belle végétation ne pousse sur des terrains secs et dans de la pierre, pas plus le génie ne germe dans des cerveaux bruts. Il a fallu sélectionner nos sujets.

— Mais, reprend Numérien, il vaudra bien mieux vous faire raconter tout cela par le docteur Flax. Nous craignons toujours de divulguer des secrets qu’il tient à garder. Lui seul sait ce qu’il est bon de dire.

Le docteur Flax vient de me faire savoir qu’il serait à ma disposition demain matin. Je me propose de l’interroger sur les moyens qu’il employa pour ravir les enfants, avec tant d’adresse, sans jamais laisser une trace suffisante pour guider une police cependant habile et vigilante.

ALAIN BERNARD.

À LA CONQUÊTE DE FRUTT

Les nouvelles envoyées de Frutt n’ont pas ralenti le zèle du gouvernement. Quel que soit le but poursuivi par le docteur Flax, il faut rendre au plus tôt les enfants à leurs mères, arrêter, de gré ou de force, les impitoyables expériences du chirurgien.

Comme on croit que la Forteresse ne se rendra pas si on n’exerce pas contre elle un grand effort militaire, il a été décidé d’organiser une puissante expédition.

Il est étrange qu’Alain Bernard ait pu nous en adresser le renseignement, surpris on ne sait comment, par le petit espion Paolo, avant que rien n’ait transpiré à Paris, ni des résolutions des gouvernements français et suisse, ni des obstacles soulevés par l’Allemagne !

Toutes les difficultés sont aplanies aujourd’hui.

Dès demain nous entrerons dans la période d’exécution, et nos soldats partiront à la conquête de Frutt.

CLOVIS BINARD.

 

29 août 1906

LE CRI DE GERMAINE PLAIZANCE — POURQUOI LE DOCTEUR A ENLEVÉ LES ENFANTS — LA QUESTION DES CHEVEUX BLONDS — TOUS LES ENFANTS NE  PEUVENT PAS AVOIR DU GÉNIE — CONDITIONS NÉCESSAIRES

Ce matin, l’étonnant phénomène qui a émerveillé tous les visiteurs de Frutt et qui est dû au génie de la condensation, s’est renouvelé majestueusement.

Tandis que les montagnes environnantes disparaissaient dans l’opacité sourde du brouillard, un joli soleil égaya le plateau de Frutt.

Je me suis promené avec le docteur dans cette merveilleuse atmosphère, respirant à pleins poumons l’air léger et la douceur des cieux. Nous avons tourné ainsi, pendant une demi-heure, autour du grand bâtiment cylindrique qui, vu des montagnes, ressemble à un gazomètre.

— C’est mon laboratoire, me dit le docteur. Je vous le montrerai. Il n’est pas banal. C’est là que je travaille et que je termine la création dos génies.

En passant devant une petite ouverture, une sorte de petite fenêtre ressemblant à un hublot, j’entends des cris déchirants, des cris d’enfants.

— Ce n’est rien, fait froidement le chirurgien. J’ai opéré hier matin la petite Germaine Plaizance. Elle crie, parce qu’elle souffre. Je l’ai douée du génie de la maternité...

— D’abord, continue-t-il avec un vague sourire, les femmes ne sont véritablement bonnes qu’à ça. Toutes les fillettes  que j’ai enlevées auront ce génie. Il est bien inutile d’essayer d’en faire germer un autre dans leurs cerveaux imparfaits.

À chaque fois que notre promenade nous ramène devant l’ouverture du laboratoire, les plaintes exaspérées, incessantes, de Germaine Plaizance me font mal, m’angoissent. Mais le docteur ne semble pas entendre. Il parait indifférent. Une fois, cependant, il aperçoit ma pâleur. Il comprend et s’écrie avec une sorte d’impatience brutale :

— Ne vous émotionnez donc pas, monsieur. C’est une loi de la nature. Le progrès humain ne s’achète que par la souffrance...

Et, comme pour me faire oublier la douleur de l’enfant, le docteur Flax continue à me raconter l’histoire des enlèvements, interrompue l’autre jour.

— Je vous ai révélé, monsieur, que lorsque je me rendis compte de la possibilité de créer des hommes de génie par une opération chirurgicale, je fis part de cette découverte à la comtesse de Houdotte, qui poursuivait, de son côté, un rêve voisin du mien... Nous décidâmes aussitôt de mettre mon œuvre à exécution... Mais comment ?... Pouvais-je accomplir ma grande besogne en plein jour, à la lumière de la publicité ?... Ah ! monsieur ! tous les pauvres d’esprit, toutes les petites âmes inintelligentes, mais douillettes, tous les pleurnicheurs de la terre se seraient révoltés, si je leur avais dit : « Il me faut de jeunes enfants. Je vais leur ouvrir le crâne. Je vais leur insuffler du génie. Et le monde ira mieux !... » Les antivivisectionnistes hurlent déjà lorsqu’on sacrifie un lapin à l’avancement de l’humanité, et, par ricochet, du monde même des lapins... Quels cris n’eussent-ils pas poussés si j’avais revendiqué publiquement le droit de faire des expériences sur des enfants ? Ma découverte eût été perdue à jamais.

— En effet, docteur, mais la morale n’interdit-elle pas ?...

— La morale, monsieur, est une loi nécessaire, mais qui n’oblige que les âmes médiocres ou moyennes. Les grands esprits peuvent, doivent se créer une morale à eux, appropriée aux besoins de leur esprit. Ils ont donc le droit de se permettre ce qui est défendu aux autres. Sans la moindre modestie, avec la conscience de ce que je suis et de ce que je puis, je me considère, monsieur, comme un de ces grands esprits au-dessus des lois qui régissent la presque totalité de l’humanité... Voilà pourquoi j’ai osé des actes, qui, inscrits au livre de comptes d’un autre homme, seraient à son passif, tandis qu’ils sont à mon actif, à moi.

— Comment avez-vous organisé les enlèvements ?

— Je me suis d’abord adjoint les frères Hingertil, hommes sûrs, intelligents, qui m’ont compris et donneraient leur vie pour mon œuvre. Ce sont eux qui eurent l’idée d’organiser la Forteresse de Frutt. Elle est pour moi dans une situation exceptionnelle. Elle est isolée. Je puis y travailler dans le calme et la paix. L’atmosphère y est des plus pures. Mes petits génies s’y remettent rapidement des secousses de l’opération. Elle est enfin très défendable. J’y résisterai. à toutes les attaques, si les gouvernements qui disposent de la force publique ne finissent pas par s’incliner devant la beauté et la grandeur de mes espoirs... Les Hingertil ont donc acheté et organisé ce territoire sans faire trop de bruit. La construction a été élevée d’après les plans de l’architecte parisien, Frantz Jourdain... Quand elle fut terminée, le  problème difficile commença.

— Vous procurer des enfants ?

— Oui. Je ne voulais pas perdre mon temps à essayer ma méthode sur des cerveaux imparfaits. Nous avons donc pris méticuleusement nos renseignements sur les enfants. Ce n’est qu’après avoir déterminé qu’ils possédaient des aptitudes spéciales, des crânes de premier ordre, que nous les avons enlevés. Nous avons, en même temps, noté les habitudes des parents, afin de ne négliger aucune précaution en exécutant les rapts nécessaires.

— Docteur, les enfants ravis sont tous très intelligents, sont tous des citadins, ont tous de six à sept ans, appartiennent, pour la grosse majorité, à des familles riches. Pourquoi ?

— Ce sont là des conditions indispensables pour faire germer le génie dans les cerveaux naissants... Il faut...

— Pardon, docteur, voudriez-vous me donner, au préalable, une explication. Pourquoi, au début, vous êtes-vous attaché à n’enlever que des enfants très blonds ?

— Ah ! voilà, répond le docteur Flax. Cela a été une erreur, la seule que j’ai commise... J’ai cru l’espace de quelques jours que les enfants exceptionnellement intelligents, qui étaient exceptionnellement blonds, étaient plus intelligents que s’ils avaient été bruns.

— Pour quel motif ?

— Parce qu’il y a une relation entre le cerveau et la qualité des cheveux. Les peuples rudes ont des cheveux rudes. Les peuples fins ont des cheveux fins. Et les cheveux blonds des enfants sont les plus fins des cheveux. Il me faudrait un volume pour vous dire comment j’ai été induit à l’erreur de croire que les enfants très blonds sont plus que d’autres susceptibles d’avoir du génie... Cette erreur na pas duré. J’ai vite abandonné cette mauvaise voie, et nous avons choisi alors des enfants de toutes couleurs. Comme nous les avons enlevés dans l’ordre où nous les avions étudiés, il s’est trouvé que les enfants blonds ont été ravis les premiers...

— L’opinion publique s’est vivement émue de ces répétitions.

— Heureusement que les enfants bruns et châtains peuvent aussi être doués de génie. Nous aurions eu bien du mal à nous procurer une trentaine de sujets s’il avait fallu limiter notre effort aux chevelures d’un blond rare.

— Ainsi, docteur, si j’ai bien compris, les enfants des familles riches et des citadins sont plus aptes à devenir des hommes de génie que les enfants des familles pauvres et les enfants de paysans.

— Parfaitement. Le génie ne pousse que sur les terres très soignées, épurées. Le père et la mère de l’homme de génie n’ont pas besoin d’être eux-mêmes des êtres de génie, mais il faut qu’ils aient des loisirs qui leur permettent de développer l’intelligence de l’enfant. Il leur faut aussi un long atavisme de culture, sans quoi il est inutile que leur fils ait la flamme du génie. Elle s’éteindrait au premier souffle... De même le génie est le fils des villes. Il ne naît que dans des milieux où on échange beaucoup d’idées, parmi les fièvres et la passion. Il n’y a pas de rural de génie. L’air des champs est néfaste aux grands cerveaux qui ont besoin d’une atmosphère de lutte et de surexcitation. Voilà, monsieur, qui va expliquer bien des petits mystères qui ont stimulé la curiosité parisienne. On sait maintenant pourquoi certains enfants ont été enlevés plutôt que d’autres.

À ce moment, Numérien Hingertil accourt et interrompt notre entretien :

— Docteur, s’écrie-t-il, Germaine Plaizance ne va pas bien. La fièvre monte.

— Vous m’excuserez, fait le docteur, et il s’éloigne tout courant, suivi par Numérien.

En passant devant le hublot qui donne dans le laboratoire, j’entends à nouveau les hurlements de souffrance de la petite fille, et je rentre dans ma chambre, tout tremblant et tout ému.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl.

Les correspondances d’Alain Bernard sont lues avec avidité dans notre petit village, toujours fort animé.

L’affaire du docteur Flax va faire la fortune de ce pays.

Les curieux affluent toujours, et d’autant plus que, manifestement, il va se passer ici de grands événements.

Ce matin sont arrivés vingt chariots remplis de planches. On a jeté tout ce bois dans un champ, au bout de la rue.

D’après ce que je viens d’apprendre, il va servir à construire, en hâte, des baraquements pour les nombreux soldats que nous allons avoir à loger.

BARBARUS.

L’EXPÉDITION DE GUERRE CONTRE FRUTT

Ainsi que nous l’avons laissé prévoir hier, le ciel diplomatique est de nouveau clair et pur. L’Allemagne est satisfaite. Elle avait, parait-il, demandé la réunion d’une conférence internationale à Beyrouth pour régler l’affaire de Frutt. Grâce à l’intervention de l’Angleterre, on a évité le renouvellement du coup d’Algésiras.

L’expédition complète va donc partir.

Le 3e bataillon du 51e de ligne, en garnison à Beauvais, a été désigné pour se rendre au Melchtahl. Il sera accompagné par son chef, le colonel d’Harcourt, et mené par le commandant de Mac-Mahon. Deux médecins militaires, les docteurs Dupuy et Brice, l’un à quatre, l’autre à trois galons, partiront avec ces troupes. Un train spécial est organisé. Il partira demain ou après-demain. La date n’est pas encore exactement fixée.

Les soldats du 51e rencontreront au Melchtahl le 13e bataillon des chasseurs alpins, en garnison à Chambéry.

Nous savons également qu’on enverra des soldats du génie de Versailles. Les désignations ne sont pas encore officielles.

De leur côté, les Suisses concentreront sur les lieux trois compagnies, en ce moment sous les armes et commandées par le colonel Fahrlaender.

Ce sont des troupes de langue allemande du canton de Berne et de Soleure.

Ces hommes seront cantonnés à Meiringen.

Un certain nombre de ces soldats qu’on appelle en Suisse des gardes de sûreté et qui forment, chose très ignorée, une véritable armée permanente, quittera Andermatt avec des canons et des mitrailleuses. Ces hommes passeront par le col de la Furka, celui de la Grimsel, descendront à Meiringen et iront s’installer au pied du Titlis, près du lac d’Engstlen.

Ce sont là de véritables dispositions stratégiques.

On peut constater sur une carte que la forteresse de Frutt sera ainsi envahie par trois côtés à la fois, les seuls par lesquels elle soit accessible. Parties à de grandes distances les unes des autres, les troupes viendront se réunir autour de ce point.

Les Italiens ont décidé de s’abstenir. Ils se feront seulement représenter par un officier.

Le maréchal allemand von Haeseler, qui prendra le commandement général des troupes, aura une entrevue avec le général Lacroix, à Lucerne.

Je pars pour Munich, d’où les troupes allemandes vont partir, afin d’interviewer le généralissime prussien sur ses projets contre la forteresse de Frutt.

CLOVIS BINARD.

 

31 août 1906

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyennes des notes hebdomadaires pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus.

Image2

En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 110½ pour Bernard, de 182¾ pour Barbarus et de 218 points pour Binard, nous constatons que les places des concurrents n’ont pas été interverties, mais que cependant un changement notable s’est opéré. Bernard se précipite sur ses adversaires, dans un rush formidable, avec 180½ points. Barbarus a 200¼ et Binard défend sa place de premier avec 223½.

L’ART D’ENLEVER UN ENFANT — LE POINT DE FASCINATION — LES GÉNIES SONT IMPARFAITS — LA TARE DE LA SPÉCIALISATION

Le docteur Flax ne semble pas ému des nouvelles qui nous parviennent du Melchtahl et de Paris.

— Bah ! dit-il, j’ai annoncé que je résisterai, que j’ai de quoi résister. Je n’ai pas l’habitude de prononcer de vaines paroles. Tant pis pour les sourds qui ne veulent pas entendre. Personne au monde ne m’empêchera de continuer ma culture d’enfants de génie…

Et sans plus commenter l’expédition qui se prépare contre nous, il continue à me dicter de nouveaux détails sur son œuvre.

— Je vous ai appris hier, m’a-t-il dit, pour quelles raisons je n’ai enlevé que des enfants citadins et de familles riches.

— Pardon. Le petit Émile Loubé et le petit Bernard Flaquette, dit Bobichon, font cependant exception.

— Oui, mais pour confirmer la règle. Le principe supporte quelques rares fléchissements… je vais maintenant vous dévoiler pourquoi je ne me suis attaqué qu’à des enfants de six à sept ans.

— Me permettrez-vous une question ?

— Allez.

— Comment avez-vous pu enlever trente et un enfants, en plein jour, la plupart, sans être surpris ?

Le docteur sourit, et me répond :

— Parce que nous nous sommes pliés aux précautions les plus étudiées, les plus minutieuses. Il n’y a rien de plus facile que de commettre à Paris, à midi, au milieu de la foule, les forfaits les plus bruyants, si on a beaucoup de présence d’esprit, beaucoup de science et d’intelligence psychologique. À nous cinq, les frères Hingertil, la comtesse et moi, nous avons si bien  préparé les rapts que nous n’avons presque jamais subi d’accrocs... Il n’est pas plus malaisé, lorsqu’on sait s’y prendre, de subtiliser un enfant dans la rue que de subtiliser, lorsqu’on est prestidigitateur, une carte sous le nez d’un nombreux public. Je n’ai donc jamais été inquiet. Mon seul souci a été la grande taille des deux Hingertil. J’ai toujours craint que la présence de ces géants dans les environs des rapts ne finît par éveiller l’attention. C’est ce qui est arrivé, mais trop tard pour empêcher les enlèvements que je m’étais proposés.

— Comment se fait-il que les enfants vous suivaient avec cette facilité, sans protester, sans crier ?

— Au cours de mes recherches, j’ai découvert chez les jeunes enfants, un peu au-dessous du coude, un point que j’appelle le point de fascination. Lorsqu’on saisit un petit à cet endroit-là, d’une certaine façon, et que, très exactement, on appuie l’index avec violence, l’enfant non seulement est incapable de résistance, mais il vous suit doucement, comme s’il agissait en pleine possession de sa volonté. C’est par ce moyen que j’ai entraîné les enfants, tantôt dans mon coupé, tantôt dans une de mes automobiles.

—  Pour quel motif avez-vous déshabillé toutes vos victimes ?

— Pour ne pas laisser la moindre trace de leur identité... Une fois dans la voiture, je baissais les stores, je déshabillais les petits, et l’un des frères Hingertil ou la comtesse de Houdotte faisait un paquet des vêtements... Sitôt que cette partie de notre travail était terminée, mon compagnon de route sortait généralement de voiture et semait adroitement les dépouilles des enfants... Le cocher ou le chauffeur était toujours un des Hingertil. Quand l’enfant était déshabillé, nous rentrions au plus vite, quelquefois en faisant un crochet. Les petits étaient ensuite enfermés dans une des chambres de l’hôtel et je les opérais au plus tôt.

— On a trouvé des mèches de cheveux dans les paquets abandonnés. Quel sentiment vous poussait à laisser ces souvenirs précieux pour les mères ?

— Mon Dieu, monsieur, si le juge d’instruction et la police avaient poursuivi à fond leurs déductions dont quelques-unes, il faut bien le constater, approchaient de la vérité, ils eussent pu se douter, rien qu’au détail des cheveux, qu’il y avait une femme dans cette affaire... Ce n’est certes pas moi, monsieur, qui ai eu l’idée de couper ces mèches. C’est une inspiration de la comtesse de Houdotte. Elle a voulu ainsi atténuer un peu le chagrin des parents... Moi, monsieur, je n’ai guère songé à la peine que je leur causais. Que pèse-t-elle, je vous le répète, en comparaison du bien inouï qui résultera pour tout le monde, lorsque l’univers sera régénéré par mes hommes de génie ? Quelques larmes ne comptent guère en face de tout l’immense épanouissement du bonheur des foules. Elles sécheront bien vite au soleil, à la rayonnante chaleur qui, grâce à moi, réchauffera un jour toute l’humanité, du haut en bas de l’échelle sociale... Mais la comtesse de Houdotte — elle est femme — ne peut point, comme moi, s’abstraire du présent par la vision de l’avenir... Elle s’émeut encore des souffrances dont nous sommes l’origine. C’est donc par sentimentalisme qu’elle m’a prié de laisser une mèche de cheveux aux mères. Je n’ai point refusé cette petite faveur. Elle m’était, vous le comprenez, indifférente…

— Vous parliez, tout à l’heure, docteur, du point de fascination qui vous permettait de vous emparer sans difficulté des enfants marqués pour les rapts. Pourtant tous les enfants ne se sont pas laissés faire aussi facilement. Il y en a qui ont lutté. Quand Barbarus a trouvé les vêtements de Charles Clépent, on a constaté que les boutons étaient arrachés, que le petit s’était défendu...

— En effet, répond le docteur. Cette fascination ne dure pas. Chez quelques sujets, elle disparaît en une minute. Le petit Charles Clépent s’est, en effet, effroyablement débattu. J’ai dû, pour l’empêcher de crier dans la voiture, lui faire respirer, de force, un flacon de chloroforme.

Le docteur Flax me raconte ses violences avec un calme imperturbable. Les yeux fixés sur son but, il reste froid devant les moyens. Il ne se rend pas compte que son auditeur se sent gêné, troublé par la cruauté de ces paroles.

— Je vous ai interrompu, docteur, au moment où vous alliez m’expliquer pourquoi vous n’avez ravi que des enfants de six à sept ans.

— Il m’est impossible de pratiquer l’opération de la « génification » dont je suis l’inventeur, sur des cerveaux déjà faits ou trop jeunes encore. L’âge de six à sept est le plus favorable. C’est à ce moment que le crâne qui, jusqu’alors, était une matière peu résistante, commence à dessiner sa forme définitive. C’est alors que la suture médio-frontale prend de la consistance et qu’ainsi la grosse vertèbre, qui s’étale en capsule au haut de notre tête pour s’arrondir en crâne, possède enfin une armature un peu solide. Néanmoins, cette résistance des os de la tête n’est pas, à cet âge, encore assez considérable pour empêcher le véritable travail de sculpture que je suis obligé d’accomplir avec mon bistouri... À cet âge-là aussi, les cellules nerveuses du cerveau n’ont pas encore été touchées par des impressions trop vives. Elles sont comme neuves encore. On peut, si je puis m’exprimer ainsi, diriger leur énergie dans le sens qu’on désire sans qu’elles soient tiraillées à droite et à gauche par des souvenirs qui contrarient leur action et leur essor.

— Est-ce que vos découvertes sont complètement originales ? Avez-vous eu un maître ?

— J’ai eu un maître, un grand maître, aujourd’hui injustement oublié. Je vous parlerai de lui demain, et je vous dévoilerai bien des particularités curieuses sur le cerveau humain qui est la machine la moins connue de la terre. Je vous apprendrai aussi en quoi consiste ma méthode. Vous saurez tout mon secret. Je ne veux pas dissimuler mon œuvre. Je ne me suis retiré ici que pour la parachever, non pour la cacher. Vous la livrerez à la discussion des savants. Je ne crains pas la lumière, et même je vous inviterai à la dernière opération, quand j’ouvrirai le crâne de Louise Accesson, pour y semer le génie de la maternité.

— Me permettrez-vous, docteur, d’interrompre encore une fois notre entretien pour vous adresser une nouvelle question qui me tient à cœur. Tous vos petits génies ont l’air maladif, sont pâles, anémiés, las. Ils portent tous, sous l’oreille gauche, une cicatrice, et...

— La cicatrice est aisément explicable. C’est la trace de mes instruments. Elle disparaîtra. Au bout de quelque temps, il n’en restera plus rien. D’autre part, les enfants perdent beaucoup de sang pendant que je travaille à leur génie. D’où cette pâleur. Il leur faudra quelque temps avant d’avoir repris la vigueur de la pleine santé… Quand à cet air indifférent et las, ah ! monsieur, c’est là le côté faible de l’œuvre, c’est par là qu’elle est imparfaite encore et qu’elle exige des études, des tâtonnements, de longues réflexions. Je leur ai donné du génie, mais malheureusement aux dépens de leurs autres facultés mentales… J’ai fait converger sur un seul point toutes les forces vives de leurs cellules nerveuses, mais au détriment des autres régions du cerveau. Une image vous fera mieux saisir ma pensée. Disposez sur une table, au milieu d’une chambre, une dizaine de bougies rangées sur la ligne d’une circonférence. Si ces lumières sont de force égale, elles éclairent toute la pièce, également. Les murs de droite et de gauche, les murs d’avant et d’arrière sont illuminés de même façon… Mais prenez un réflecteur et placez-le derrière ces bougies. Immédiatement un point de la chambre est éclairé d’une manière plus intense qu’il ne l’était auparavant, et, par contre, tous les autres points s’éteignent et s’effacent dans l’ombre. Un phénomène semblable se passe avec mes petits sujets. J’ai concentré sur leur génie toutes les petites lumière de leur cerveau qui l’éclairaient jadis tout entier à droite et à gauche, au fond et avant... Et maintenant, certaines parties de leur intelligence restent dans la nuit et ne se développent pas en proportion de leur faculté maîtresse qui accapare toute la clarté... Voilà pourquoi ils ont cet aspect apathique qui vous a frappé. Voilà pourquoi ils marchent d’un pas mécanique et tendu, car le génie s’est acquis aussi aux dépens des facultés motrices. Ils marchent mal parce qu’ils pensent trop... Venez demain matin dans mon cabinet de travail, je vous dirai par quelle suite d’études j’ai passé avant d’aboutir à une œuvre qui, malgré ses imperfections, sera le salut de la terre. Et je commencerai à vous enseigner tout d’abord — leçon utile pour toutes vos lectrices — l’art de dévoiler l’avenir des enfants par l’observation du crâne.

ALAIN BERNAD.

 

1er septembre 1906

L’ART DE DÉVOILER L’AVENIR DES ENFANTS DÈS LEUR VENUE AU MONDE — LE SYSTÈME DE BLANCHET

Fidèle à l’invitation du docteur, je me suis rendu aujourd’hui dans son cabinet de travail.

Le chirurgien de Frutt m’y a révélé pour nos lecteurs bien des détails curieux sur le fonctionnement de ce mystérieux laboratoire qu’est le cerveau humain.

— Installez-vous à ce bureau, me dit-il... Et maintenant écoutez l’origine de mes recherches. Je vais vous la dicter. Elle est, monsieur, dans ce petit livre.

Le chirurgien tire d’une petite bibliothèque tournante une brochure soigneusement reliée de maroquin rouge.

— Ce livre, continua-t-il, a paru en 1841 à Cherbourg. Il a été édité chez Beaufore et Locauf, imprimeurs lithographes. Il est intitulé : L’Avenir physique, intellectuel et moral de l’enfant découvert à son arrivée au monde au moyen d’un procédé très simple. L’auteur s’appelait Blanchet. Il était chirurgien en chef de l’hospice civil de Cherbourg... Ce travail fut très remarqué à son époque... Lorsque les journaux annoncèrent que M. Place, secrétaire général de la Société Phrénologique de Paris lirait les observations du chirurgien cherbourgeois, lors de la présentation du rapport annuel, il se fit un grand mouvement dans le monde intellectuel. On s’arracha les places. La grande salle de l’Athénée royal fut trop étroite. Nombre de membres de l’Institut et de l’Académie Royale de Médecine honorèrent, ce jour-là, la Société Phrénologique de leur présence, et des dames très parées affirmèrent, par leur attention, que certains aspects de la science ne rebutent pas l’élégance. La séance eut lieu le 9 septembre 1841, sous la présidence du docteur Fossati. Le nom du chirurgien Blanchet fut très acclamé. L’intérêt scientifique de ses études, monsieur, avait peut-être moins attiré la curiosité générale que la promesse qu’elle contenait, de dévoiler l’avenir des enfants dès leur venue au monde. Déchirer le voile des temps futurs a toujours été une des obsessions de l’homme. Elle a fait la fortune de tous les farceurs qui ont laissé croire qu’ils jouissaient de lumières spéciales à ce sujet, de tous les sorciers et sorcières, de tous les diseurs de bonne aventure, et de bien des religions... Or, Blanchet était un savant, un vrai savant, chercheur sérieux et avisé. C’était la première fois que la science annonçait une concurrence aux tarots et au marc de café. Cela valait bien la peine de se déranger. Il faut ajouter que le snobisme contribua également au succès de Blanchet. Les découvertes de Gall, l’inventeur de la phrénologie, étaient encore récentes. Les problèmes inquiétants du cerveau humain passionnaient les savants et la foule ignorante. Le chirurgien se repose un instant, reprend haleine, puis conclut :

— C’est donc, cher monsieur, à Blanchet que je dois le début de mes réflexions sur la possibilité de donner chirurgicalement du génie aux hommes. Vous ne comprendrez, en conséquence, rien à mes théories, si vous ignorez le système du savant de Cherbourg. Je vais donc être obligé de vous l’expliquer. Ces études ont d’ailleurs leur intérêt, puisqu’elles permettent, par des mesures que tout médecin et tout individu intelligent peuvent prendre, de prévoir dès la naissance quel sera le caractère de l’enfant, quelles seront ses aptitudes et ses chances d’être ou de ne pas être un bon ou un mauvais sujet.

Le professeur Flax, qui se promène de long en large, s’arrête un instant, se recueille en se serrant les tempes entre les mains ; puis, reprenant son mouvement de fauve en cage, il continue le discours qu’il m’adresse :

— Le docteur Blanchet, dit-il, commença son original travail en examinant les crânes de cent enfants âgés de neuf mois. Après quoi, avec cette patience inaltérable qui est la moitié de l’esprit scientifique, il attendit pour conclure. Il attendit vingt et vingt-cinq ans, pendant lesquels il ne perdit jamais complètement de vue ses sujets qui grandissaient. Lorsqu’ils furent à l’âge d’homme, il dressa le tableau de leurs diverses mentalités, de leurs divers destins... Si, pensait-il, tous les enfants qui présentaient les mêmes phénomènes phrénologiques lorsqu’ils avaient neuf mois offrent, lorsqu’ils parviennent à l’âge d’homme, des similitudes très nettes de caractère, de talent, d’intelligence ou d’inintelligence, on est fondé à prétendre qu’on peut prévoir l’avenir des enfants dès la mamelle.

Et, en effet, le résultat de son étude fut que l’enfant du sexe masculin (Blanchet n’avait observé que des mâles) né à terme, porte, à son arrivée au monde, les signes de la taille, du penchant, du caractère et du degré d’intelligence qu’il aura dans l’âge adulte.

Plus en détail, Blanchet affirma :

Que par la longueur du crâne de l’enfant, on peut, dès sa naissance, prédire quelle sera la taille de l’âge adulte.

Que la tête d’un enfant mâle âgé de neuf mois porte le cachet du penchant, du caractère et du degré d’esprit qu’il aura à vingt-cinq ans ; qu’il suffit, pour s’en assurer, d’étudier son crâne d’une certaine manière.

Que la quantité et la qualité de l’esprit dépendent des formes du cerveau, mais en même temps de son développement plus pu moins considérable en avant ou en arrière.

Le docteur Flax s’interrompt ici pour me faire remarquer que cette conclusion de Blanchet était, en partie, inexacte.

Cette semi-erreur, me dit-il, ne nuit pas à l’ensemble du système de Blanchet. Le chirurgien cherbourgeois a commis dans sa belle étude plus d’une faute de raisonnement, ou même de science. Mais, monsieur, on ne juge pas une théorie sur ses erreurs. Les vérités seules importent.

Les autres lois découvertes par Blanchet sont :

Que l’éducation masque le mauvais naturel, mais ne le détruit pas ;

Que sur 75 hommes (Blanchet avait observé cent enfants, mais 25 moururent avant d’atteindre l’âge adulte), la nature produit :

7 hommes dépourvus de bon sens ;

1 idiot ;

5 doués de beaucoup d’esprit ;

2 doués d’un génie supérieur ;

1 d’une fatuité éventée et cruelle ;

15 d’un esprit plus qu’ordinaire ;

2 d’une très grande intelligence ;

33 d’un gros bon sens ;

2 à tête ronde, originaux et très vicieux ;

7 à tête disproportionnée avec le corps. Stupides.

Telles sont, monsieur, les constatations que Blanchet fit à Cherbourg. Elles eussent abouti à d’autres résultats si le savant eût travaillé dans un autre pays. Par exemple, il n’y a pas, dans le midi, 33 personnes sur 75 douées d’un gros bon sens. Vous n’en trouverez pas 20, mais par contre, les originaux, les vicieux et les hommes d’esprit sont en plus grand nombre que dans le nord.

— Ces parenthèses tracées, reprend Flax, je n’ai plus qu’à vous dicter le texte même de Blanchet. Il vous indiquera, très clairement les mesures qu’il faut prendre sur la tête d’un nouveau-né pour en prédire l’avenir. Les termes que je vais être forcé d’employer sont peut-être un peu abstrus pour vos lecteurs, mais l’obscurité n’est qu’apparente. En suivant sur des croquis représentant des crânes humains, on arrive très facilement à répéter les mesures qu’indique le chirurgien de Cherbourg... Tous vos lecteurs pourront donc faire l’expérience sur les têtes de leurs enfants et prédire ainsi l’avenir de leur progéniture.

Je trace, dit Blanchet, au moyen d’un fil, une ligne qui, de la racine du nez, passe par les sourcils, les trous auditifs, et se termine à la protubérance occipitale.

J’arrête ici le docteur Flax et je répète, pour être sûr de ne pas me tromper :

— Protubérance occipitale ?

Le chirurgien de Frutt sourit vaguement de l’ignorance que je laisse percer et il m’explique :

— La protubérance occipitale est ce renflement qui se trouve au-dessus de la nuque, à la base du crâne. Tâtez-vous, Vousla découvrirez sans peine.

Obéissant à cette invitation, je me promène l’index derrière la tète et je ne tarde pas à dénicher, sous mes cheveux, une grosse bosse qui est ma protubérance occipitale. Je ne me doutais pas jusqu’à ce jour de cet avantage physique. On possède ainsi souvent des richesses qu’on ignore.

— Je continue, reprend le docteur.

Mais, à ce moment même, nous sommesinterrompus par l’arrivée de Paolo Palavacocccini. Le petit espion apporte des nouvelles très importantes.

Il a été à Lucerne.

Quoique signalé de tous côtés, il a réussi à se promener dans la ville, à écouter, à épier.

Il paraît que les troupes internationales vont arriver beaucoup plus rapidement que nous ne le pensions.

Les divers gouvernements engagés semblent pressés d’agir.

— Puisqu’ils se hâtent, monsieur, me dit le docteur Flax, il faut que je me hâte également. Je ne suis sûr de me défendre jusqu’au bout que si Charles Clépent conduit à bien ses dernières expériences de condensation. C’est ce petit génie-là qui nous sauvera... Par ailleurs, Isidore Bimorel met la dernière main à un petit appareil qui nous sera de la plus grande utilité pour la défense de la forteresse... Isidore Bimorel a le génie de la balistique... Excusez-moi, je vais aller vérifier où en sont leurs travaux. Il y a urgence. Je reprendrai demain lasuite de ma démonstration.

ALAIN BERNARD.

NOS TROUPES EN SUISSE

Le bataillon français quittera Beauvais ce matin, à huit heures deux.

Il sera dirigé directement sur Bâle et Lucerne.

La municipalité de Bâle a demandé que nos soldats fassent une halte dans la ville afin d’y être fêtés.

Il ne faut pas oublier que sur une place de la grande cité helvétique, devant la gare, se trouve un beau monument, élevé en mémoire de l’hospitalité que les Suisses ont donnée aux Alsaciens pendant la guerre de 1870.

C’est une œuvre du sculpteur Bartholdi, qui fut offerte à la ville de Bâle, en hommage, par le baron alsacien Hervé de Gruyer.

Une cérémonie de nos troupes passant devant cette belle statue eut été, certes, émouvante et belle.

Néanmoins on n’a pas voulu retarder, fût-ce d’une heure, la campagne que nos pioupious doivent entreprendre contre la Forteresse de Frutt.

Nos fantassins seront donc dirigés sans arrêt sur Lucerne, où ils passeront la nuit. Les chasseurs alpins de Chambéry ne partiront que demain par le chemin de Genève, d’Interlaken et du Brunig.

Quelques journaux suisses mènent campagne contre leur gouvernement qui a permis l’entrée du territoire à des soldats étrangers. Ils prétendent que leur république est assez grande pour faire elle-même la police chez elle.

Nous estimons que cette critique est injuste, que l’amour-propre helvétique se froisse à tort.

Il s’agit, en vérité, d’une opération de police toute exceptionnelle. Elle est nécessitée par l’œuvre insensée d’un Français. Il est tout naturel que nous participions aux difficultés d’une affaire de ce genre, que nous nous chargions d’infliger au chirurgien de Frutt le châtiment exemplaire, mérité par ses folles entreprises.

CLOVIS BINARD.

 

2 septembre 1906

LES EXPÉRIENCES DE BLANCHET

Le docteur Flax a continué ce matin à expliquer les méthodes suivies par lui pour aboutir à la création artificielle du génie chez les hommes.

— Je vous disais donc hier, me dit-il, au moment où notre conversation a été interrompue par l’arrivée du petit génie de l’espionnage, que Blanchet, voulant scientifiquement déterminer l’avenir d’un enfant de neuf mois, commençait par tracer, au moyen d’un fil, une ligne qui, de la racine du nez, passait par les sourcils, les trous auditifs et se terminait par la protubérance occipitale... Ceci fait, expose le chirurgien cherbourgeois dont je vous dicte le texte même, je considérai ensuite trois diamètres... Le premier s’étendait du milieu du front au centre de la fontanelle postérieure10. Le second traversait les bosses pariétales. Le troisième allait perpendiculairement du sommet de la tête au niveau de la ligne susdite. J’appelai ces diamètres, l’un longitudinal, l’autre transversal, le troisième perpendiculaire.

Après cette opération, je conduisis de la racine du nez, le long de la ligne médiane, à la protubérance occipitale, un fil au milieu duquel je fis un nœud. La ligne qui partait perpendiculairement de ce nœud vers la base du crâne, ou, si l’on aime mieux, la ligne qui, de ce nœud, contournait à droite et à gauche cette boîte osseuse, en marquait nécessairement le milieu.

J’appelai ce nœud : nœud central. Souvent, ce nœud tombait entre le tiers antérieur et le tiers moyen de la suture sagittale ; mais quelquefois aussi ce nœud s’écartait en avant ou en arrière de ce point fixe, proportionnellement au développement du front et de l’occiput. J’appelai ce point : point sagittal.

Pour connaître ce point, je mesurai avec un fil l’espace compris entre le milieu de la fontanelle antérieure et le milieu de la fontanelle postérieure. Ce fil plié en trois, j’en coupai un tiers, replaçant ensuite les deux autres tiers de ce fil, un bout sur le milieu de la fontanelle postérieure et l’autre bout en avant. Ce dernier marquait nécessairement le point d’union du tiers antérieur avec le tiers moyen de la ligne sagittale, point du crâne que je marquai à l’encre.

Ayant terminé et étudié jusqu’à l’âge de vingt et vingt-cinq ans les soixante-quinze jeunes gens épargnés par la mort, j’ai vérifié, écrit Blanchet :

1° Que 7 dont les têtes avaient un petit calibre en naissant, têtes sur lesquelles le nœud central tombait 6 à 7 lignes11, en ARRIÈRE du point sagittal, sont, après vingt et vingt-cinq ans, doués de la mêmedose d’esprit ; c’est-à-dire qu’ils en ont fort peu. L’éducation n’a rien pu sur eux. Ils n’ont que l’instinct nécessaire à la conservation. Leurs fronts sont bas et étroits ;

2° 5 enfants dont les crânes avaient à neuf mois le suprême degré d’ampleur, et sur lesquels le nœud central TOUCHAIT DIRECTEMENT le point sagittal, ont, à l’âge de vingt et vingt-cinq ans, beaucoup d’esprit. Mais leurs facultés intellectuelles sont balancées par les animales. Leur imagination est vive. Le cercle de leurs idées fort étendu. Ils se placent sur le premier échelon de la société. Ces hommes à talent sont en même temps dominés par l’égoïsme, la vanité, la dissimulation, l’orgueil, la sensualité. Leurs fronts sont hauts, larges, et fuient un peu en arrière. Leur nuque est spacieuse.

3° Chez deux enfants dont le crâne avait cette même belle proportion avec le crâne, mais qui différait des autres, en ce que le nœud central DÉPASSAIT de quatre lignes le point sagittal, les facultés intellectuelles ont pris le plus grand empire. Ils sont doux, sensibles, humains. Ils ne se doutent pas de leur grand mérite. L’un a constamment, et sans se gêner au travail, remporté les prix d’excellence au collège. Adonné aux hautes sciences, surtout aux mathématiques, il fait l’admiration de tous ceux qui le fréquentent. L’autre, habitant la campagne, et n’ayant suivi que l’école de son village, pétille d’esprit et de jugement. Sa conversation est riche d’expressions. Il ne lui a manqué, pour devenir un homme supérieur, que le développement de ses dispositions.

Les fronts de ces privilégiés de la nature, larges et avancés, que deux bosses latérales font encore ressortir, sont magnifiques. Comme disait Gall dans un cours de crânioscopie en parlant de Napoléon, ils ressemblent aux portes de vastes magasins pleins de génie.

4° La grossière intelligence, l’orgueil, l’audace, la brutalité, la sensualité, en général la cruauté, sont le partage des colosses sur le crâne desquels le nœud central est RECULÉ de 4 lignes du point sagittal. Le coronal de ces demi-sauvages n’a point subi le développement des autres os de la boîte encéphalique. Quoique assez large à sa base, il est bas et fuit en arrière. Cette tête déprimée en avant, grosse, élevée postérieurement, ressemble à celle d’Hercule commandant sa route au travers de la nature encore sauvage.

5° L’intelligence des quinze enfants intermédiaires sur les têtes desquels le nœud central tombait une, deux, trois lignes en ARRIÈRE du point sagittal, s’élève à diverses hauteurs selon que leurs crânes s’approchent plus ou moins de la grande mesure. Il se trouve parmi eux des pédants, des égoïstes, des intrigants. Ils emploient la ruse et la bassesse pour arriver aux places. Ils ne connaissent de mérite que là où est le pouvoir. Plusieurs, cultivés par une éducation sévère, ont appris seulement à se commander et à singer l’homme vertueux. Quelques-uns parmi ces derniers ont abandonné l’honneur pour en porter le signe. D’autres ont sacrifié leurs opinions pour servir leurs intérêts. Heureusement, comme l’enseigne le bon Lavater que la nature a peint sur la figure de ces sortes d’hommes le penchant qui les entraine.

6° La petite tête sur laquelle S’AVANCAIT le nœud central de trois lignes du point sagittal VERS LE FRONT contient presque autant de bonnes et grandes qualités que les deux favorisés du sort dont j’ai parlé. C’est la vivacité, la loyauté, la bonté personnifiée.

7° Les phénomènes suivants qui sont dus, je pense, à un vice scrofuleux, à un lait étranger à la misère, à des maladies, etc., ont eu lieu sur trois enfants qui, en croissant comme je les observais, étaient sortis de la règle générale pour la taille (ils étaient de la classe intermédiaire). Leurs têtes se sont développées d’après leur état originel, et non dans la proportion du corps, de sorte qu’elles sont trop grosses ou trop petites.

Celui, par exemple, qui de la troisième classe est descendu à la première, qui au lieu de cinq pieds six à sept pouces qu’il aurait dû avoir, n’a que cinq pieds de hauteur, parait porter la tête d’un géant. Celui qui de la première classe est monté à la troisième et qui, au lieu de cinq pieds a cinq pieds huit pouces, est un second Charlemagne pour la stature, mais son cou est loin de supporter la vaste tête du monarque.

Ces trois individus, auxquels le nœud central avait annoncé un bon sens passable n’ont aucun jugement. L’un d’eux est épileptique. Ces disgrâces étaient inévitables, puisque leurs têtes ne sont pas proportionnées aux corps.

8° Enfin, voici une dernière remarque fort singulière :

Deux crânes avaient trois décimètres, six centimètres, un millimètre de circonférence à la base ; leur diamètre longitudinal était de un décimètre zéro huit millimètres ; les diamètres transversaux et perpendiculaires avaient un décimètre zéro centimètre quatre millimètres, le nœud central avait FRAPPÉ le nœud sagittal. Le développement de ces têtes rondes avait marché dans ces proportions jusqu’à vingt ans. Ces hommes ainsi organisés sont ombrageux, fantasques, jaloux, font parade de grandeur d’âme et de libéralisme, n’ont aucune profondeur dans l’esprit. Ils s’imaginent occuper une grande place sur la planète. Ils emploient les moyens les plus bas pour renverser tout ce qui s’oppose à leur domination. Ils sont vindicatifs et rancuneux. Ces originaux, âgés de trente-deux ans, sont de petits tyrans chez eux. Femme, enfants, domestiques, tous tremblent à leur vue. L’un d’eux retrempe souvent son infernal caractère dans l’alcool. Quand il ne succombe pas à l’effet sédatif de cette liqueur, il s’opère chez lui quelque chose de curieux, il fait le gentil dans les réunions, il y étale des idées baroques. Si on ne l’écoute pas, ou si l’on rit, il disparaît prestement. Et tout colère, semblable à une guêpe qu’on a troublée dans le calice d’une fleur, il va par les places en bourdonnant tant que le gaz qui le fait agir n’est pas évaporé.

Le docteur Flax, arrivé à ce point de sa dictée, ferme la brochure de Blanchet, en faisant claquer la couverture, et me dit :

— Vous savez, maintenant, au point de pouvoir renouveler l’expérience et de pouvoir prédire vous-même l’avenir de tous les petits enfants, l’essentiel des théories du chirurgien cherbourgeois... Voilà, monsieur, quel a été mon point de départ. II ne me reste plus maintenant qu’à vous indiquer le point d’arrivée. Je vous introduirai dans mon laboratoire. Vous connaîtrez la curieuse méthode par laquelle je donne du génie à mes sujets.

ALAIN BERNARD.

NOS PIOUPIOUS À LUCERNE

Les deux bataillons spinaliens du 152e de ligne sont arrivés à Lucerne.

La population leur a fait le meilleur accueil. Des sociétés de gymnastique, un bataillon d’infanterie suisse était allé les attendre à la gare.

Dès le débarquement, nos soldats ont été passés en revue par le conseil municipal de la ville et par le colonel Secrétan.

Cet officier général (il ne faut pas oublier qu’en Suisse on ne connaît pas de grade supérieur à celui de colonel) avait été spécialement désigné par une amabilité du gouvernement fédéral. Il appartient en effet à la Suisse, française.

Après la revue, passée sur le grand terrain qui fait face au musée de la Paix, devant la gare, le colonel Joubert, du 152e, présenta ses officiers au colonel Secrétan.

Après quoi, les hommes furent dirigés vers les locaux où ils seront hébergés.

Nos pioupious se hâtèrent de s’astiquer pour venir au plus tôt se promener le long des rives du magnifique lac des Quatre-Cantons. Un banquet réunira, d’une part, les officiers français et les officiers suisses ; d’autre part, les sous-officiers.

Les chasseurs alpins sont partis aujourd’hui de Chambéry, aux acclamations d’une nombreuse foule. À la gare, de nombreux cris de « À bas Flax ! » ont été poussés.

En dépit de tous les articles d’Alain Bernard, l’opinion publique exige de plus en plus une rapide solution. Elle exige impérieusement que la forteresse se rende. On veut arracher, coûte que coûte, les enfants à la cruauté du trop fameux chirurgien.

CLOVIS BINARD.

 

3 septembre 1906

LE LABORATOIRE DE FLAX — LA LUNETTE À MESURER LES CRANES — LE DESSÈCHEMENT DES CERVEAUX — INFÉRIORITÉ NATURELLE DE L’INTELLIGENCE FÉMININE — LE RADIUM-FLAXIUM

J’ai enfin pénétré dans ce singulier laboratoire que le docteur s’est fait construire à Frutt.

Enfermé depuis quelques jours dans la forteresse, je n’ai connu que peu à peu les découvertes du chirurgien.

L’étrange savant semble mettre un malin plaisir à ne m’initier que graduellement.

À ma demande de circuler librement dans son domaine, de visiter à mon gré les casernes, le laboratoire, l’atelier des petits génies, il a opposé une sèche fin de non-recevoir. Je suis bien obligé d’obéir. C’est donc seulement aujourd’hui que j’ai pu entrer dans l’énorme cylindre, dans le « gazomètre », panse géante où le chirurgien élabore ses découvertes sans exemple.

Ce laboratoire ne ressemble à aucun autre. C’est une vaste pièce qui épouse absolument la forme cylindrique de la bâtisse. Les murs, en fer, peints de bleu clair, tournent tout autour d’un sol bétonné. Ils ne sont percés que de petites et rares ouvertures rondes. Tout le jour vient par en haut. Figurez-vous un immense tambour dont la peau d’âne supérieure aurait été remplacée par un toit de verre.

Ce verre n’est pas blanc. Il est légèrement bleuté, si bien que tous les objets paraissent bleus, excepté les objets jaunes qui semblent verts.

Comme le docteur Flax a la peau d’un brun jaune, il est, sous cette lumière teintée, blafard-vert.

Le chirurgien est habillé aujourd’hui d’un grand manteau espagnol et d’un large chapeau. Il m’apparaît ainsi complètement transformé, j’ai devant moi, non plus le célèbre médecin parisien, mais le Chilien, coureur d’espaces.

Le laboratoire est divisé en petits compartiments par des toiles blanches tendues un peu plus haut que la taille d’homme. On marche ainsi au milieu d’un labyrinthe de murs en étoffe.

Le docteur Flax me fait asseoir dans une des cases formées par ces larges rubans. Elle est seulement meublée de deux chaises et d’un grand bureau.

Sur une console, reposant douillettement dans une couche d’ouate immaculée, j’aperçois un petit morceau d’une matière inconnue qui luit d’un éclat fulgurant, d’un éclat mobile, qui va, vient et danse. L’éblouissement est tel que, pour, suivre les paroles du docteur, je suis obligé de tourner le dos à cet objet flamboyant.

Le docteur Flax reprend sa conversation au point où il l’a laissée hier.

— Vous savez maintenant, dit-il, que c’est la lecture du livre de Blanchet qui m’a ouvert les premiers horizons. Certes, le chirurgien cherbourgeois a commis bien des erreurs, et sa rédaction est quelquefois d’une naïveté qui marque son époque, mais il a dévidé le fil conducteur qui m’a guidé à travers les ténèbres... C’est grâce à sa méthode que j’ai pu deviner, dès le jeune âge, les enfants susceptibles de devenir, un jour, des hommes de génie. Mais je l’ai améliorée, cette méthode, et je ne l’applique, moi, qu’à des enfants ayant de six à sept ans. Grâce à un procédé de mon invention, une sorte de toute petite lunette, les mesures relativement compliquées du système de Blanchet sont remplacées par une simple observation de l’œil. On examine la tête d’un enfant à l’aide de cet appareil et on reconnaît immédiatement si elle est ou si elle n’est pas apte à recevoir du génie.

...Maintenant, suivez-moi bien. Je vais vous livrer mon grand secret. Vous pourrez, grâce au formidable tirage de votre journal, le soumettre à la discussion des savants de l’univers entier...

Sachez donc, monsieur, que le cerveau humain contient une quantité considérable d’eau. Or, Cette quantité d’eau est en rapport avec l’intelligence. Plus votre cerveau contient d’eau, et moins vous êtes intelligent. Plus vous êtes intelligent et moins il contient de liquide. Le cerveau d’un adulte en pleine possession de ses moyens contient toujours moins d’eau que le cerveau du même homme lorsqu’il était enfant ou lorsqu’il sera vieillard. De même, le cerveau des femmes contient toujours, en moyenne, plus d’eau que le cerveau des hommes. C’est pourquoi le sexe féminin est voué, par la nature, à une infériorité essentielle, en comparaison du sexe masculin. Toutes les théories féministes viennent se briser, comme verre contre cette observation. Les femmes sont, nécessairement, plus sottes, moins raisonnables, moins capables de logique et de développement intellectuel que les hommes parce que leur crâne est une marmite où il y a trop d’eau. C’est pourquoi aussi, le seul génie qu’auront les fillettes que j’ai enlevées sera celui de la maternité qui n’est, comme je vous l’ai déjà dit, à proprement parler, pas un génie, mais un instinct.

— Ah ! docteur, vous allez avoir toutes les femmes contre vous.

— Qu’importe, si j’ai la vérité pour moi... Ainsi donc, l’intelligence, et à plus forte raison le génie, qui est la perfection de l’intelligence, est une espèce de flamme que trop d’eau éteint. Elle ne peut flamber à l’aise que si le cerveau est relativement sec. Elle flambera d’autant mieux que cette sécheresse sera plus grande. Les hommes de  génie ont des cerveaux secs, naturellement. Mes enfants de génie ont des cerveaux desséchés artificiellement par des procédés chirurgicaux... Qu’est-ce que fait le maître d’école qui développe l’intelligence d’un enfant ? Il lui assèche simplement les méninges. Par l’exemple, par la simulation, par l’émulation, par la punition, le professeur surexcite les molécules nerveuses de l’élève. Il produit ainsi une petite fièvre, une légère augmentation de température du cerveau. Cette chaleur fait évaporer une quantité d’eau, et l’enfant devient ainsi plus intelligent, plus capable de retenir et d’acquérir des notions nouvelles qui eussent été, autrement, comme inondées et noyées par un excès de liquide.

Mon procédé de « génification des enfants » dérive du même principe. Je commence par choisir, grâce au système de Blanchet, des enfants susceptibles de devenir très intelligents. Après quoi, je leur dessèche une certaine partie du cerveau.

— Par quels moyens, maître ?

— Ah ! voilà !... Je me sers d’une merveilleuse matière, celle  qui brille si violemment sous vos yeux.

— Qu’est-ce que cet éblouissant objet ?

— C’est ce produit mystérieux, inerte et vivant à la fois, qui a fait déjà beaucoup de bruit par le monde, c’est...

— Du radium ?

— Vous avez deviné. Mais un radium que j’ai étrangement perfectionné. Pour être équitable, je dois vous confesser que ce perfectionnement est surtout l’œuvre de Chrysostome Hingertil, un physicien de haute science. Il a réussi non seulement à produire le radium, préparé, et décrit par Mme et M. Curie12, mais encore à l’allier à une autre matière nouvelle qu’ils ont, en mon honneur, appelée le flaxium. De cette combinaison résulte une sorte de pierre brillante qui s’effrite facilement. Un grain de la poudre obtenue ainsi développe une chaleur et une lumière d’une étonnante intensité.

Pour produire le génie dans le cerveau d’un de mes petits bonshommes, j’introduis une parcelle, un grain de ce radium-flaxium à l’endroit même où gît la faculté, la fonction intellectuelle que je veux centupler.

— On peut donc, dire, à la lettre, que chacun des petits génies a un grain.

Le docteur Flax ne semble pas comprendre cette plaisanterie qui est d’ailleurs, je l’avoue, d’un esprit discutable.

Et il continue, après un petit silence qui fut très embarrassant pour moi :

— En résumé, donc, monsieur, mes opérations consistent à dessécher, à l’aide du radium-flaxium la matière cervicale des enfants, de façon à obtenir le maximum de dessiccation à l’endroit de leurs méninges où je fente de produire le génie.

Alors, sous l’action de cette miraculeuse matière, la puissance nerveuse de mes sujets se décuple. Alors leurs forces intellectuelles sont attirées toutes vers la lumière que j’ai artificiellement glissée dans leur cerveau. Alors, de même que la fièvre, en augmentant la température du cerveau provoque chez tout le monde une abondance anormale d’idées nouvelles, de même la fièvre locale créée par le radium-flaxium dans un coin choisi de la matière grise, détermine cet essor magnifique de grandes pensées spécialisées auxquelles on donne le nom de génie.

Vous connaissez maintenant, monsieur, ma théorie. Je vous fournirai bientôt l’occasion de contempler par vous-même la mise en pratique de ma méthode sur la chair et dans le sang. Louise Accesson, dont j’ai dû remettre l’opération parce qu’elle était enrhumée, sera « génifiée » demain. Je vous montrerai comment j’introduis, à l’aide d’aiguilles spéciales, le radium-flaxium dans l’encéphale, pour développer chez les petites filles le génie de la maternité.

Telles sont les paroles de Flax, telles que je les ai notées aujourd’hui.

J’avoue que la perspective d’assister demain à l’opération de Louise Accesson ne m’enchante guère.

J’ai encore dans les oreilles les cris de la petite Germaine Plaizance, hurlant sa douleur, et j’ai le malheur d’avoir le cœur sensible.

ALAIN BERNARD.

NOS TROUPES AU MELCHTAHL

Les troupes françaises se sont d’abord concentrées à Sarnen. L’infanterie de Beauvais et les chasseurs alpins sont arrivés dans cette ville à deux heures de distance... Ils ont été suivis par cinquante Versaillais du génie.

Nos soldats sont de fort bonne humeur Ils considèrent cette expédition contre le docteur Flax comme une partie de plaisir. Ils ne se doutent pas des difficultés qui les attendent.

Imitant celle de Lucerne, la population de Sarnen les a accueillis avec les plus chaudes démonstrations d’amitié. Des rafraîchissements ont été versés aux frais de la municipalité. Il y a eu grande distribution de cigares.

Nos troupes ont été dirigées sur Melchtahl à pied.

L’impression qu’elles produisent sur les Suisses est fort bonne. Dans ce pays où on ne chante que des chansons graves, on ne leur reproche que les ignobles refrains dont ils scandent leur marche.

Les soldats sont logés dans des baraquements élevés à la hâte.

Ils attendront là l’ordre de monter à Frutt.

L’heure de l’attaque dépendra de l’arrivée des Bavarois, envoyés par l’Allemagne, qui, eux, seront dirigés sur Andermatt, d’où ils passeront la Furka avec les gardes de sûreté du Saint-Gothard.

Voilà donc nos troupes, l’arme au pied, à quelques heures de marche de la fantastique Forteresse. Nous sommes à la veille de graves événements.

BARBARUS.

 

4 septembre 1906

L’OPÉRATION DE LOUISE ACCESSON — TERREUR DE LA FILLETTE — LE CERVEAU MOBILE

Quel affreux spectacle qu’une opération chirurgicale ! Et combien elle est plus terrible encore, quand elle n’est point nécessitée par un mal à guérir, une souffrance à calmer, la mort à chasser !

À l’heure du rendez-vous, ce matin, Wolfgang Hingertil me conduit dans une des cases de toile qui divisent le laboratoire du docteur Flax.

Je retrouve le chirurgien, la comtesse de Houdotte et sœur Thérèse, tous trois vêtus de longues blouses blanches.

La comtesse de Houdotte nettoie des instruments de chirurgie ; sœur Thérèse prépare de l’ouate et des bandages ; le docteur Flax, les yeux armés de lunettes noires, semble, à l’aide d’une sorte de poinçon, trier les grains flamboyants du radium-flaxium.

Quand Wolfgang m’a introduit, le docteur lui ordonne :

— Allez chercher la petite.

Le géant sort et rentre, quelques minutes après, portant dans ses bras Louise Accesson, la dernière petite fille enlevée à Paris, la seule qui n’ait pas encore subi l’entaille du génie.

Terrifiée par cette formidable étreinte, horrifiée par tout ce qu’elle voit depuis qu’elle est internée à Frutt, l’enfant, lorsqu’elle se trouve en notre présence, reste d’abord silencieuse, nous regardant les uns après les autres, de ses yeux écarquillés par la peur.

Le géant dépose son fardeau vivant dans un fauteuil, et, d’une voix qu’il essaye vainement d’adoucir, il dit, afin de rassurer la petite :

— Vous savez, docteur, elle est très gentille, très raisonnable. Elle comprend très bien que tout ce qu’on va lui faire sera pour son bien.

Mais Louise Accesson ne semble pas touchée par ces paroles qui doivent, dans la pensée de Wolfgang, la réconforter. Elle se dresse brusquement, saute en bas du siège et veut s’enfuir.

En quatre enjambées, le géant la rejoint, et l’ayant saisie au corps, il la traîne vers le docteur.

— Ne la brutalisez pas, reproche sœur Thérèse.

— Mais je ne la brutalise pas, réplique le géant, parfaitement convaincu de la tendresse de ses gestes.

— Allons, allons, intervient froidement le docteur. Ne perdons pas de temps. Il faut commencer.

Et sans s’occuper des hurlements de la petite, de ses supplications, de ses larmes, avec le calme d’un homme travaillant de la matière inanimée, sculptant du bois ou modelant de la terre, il attire la tête de la petite contre sa poitrine et plonge le nez de l’enfant dans un mouchoir baigné de chloroforme.

L’effet ne tarde pas à se faire sentir.

Louise Accesson se débat, puis se calme rapidement.

Lorsqu’elle est endormie, le docteur la confie à sœur Thérèse qui, l’ayant étendue doucement sur un lit de sangle, la déshabille, à la hâte.

Pendant ce temps, Wolfgang apprête une sorte de chevalet formé d’une longue caisse supportée par un grand pied d’aspect robuste.

À une extrémité de la caisse, en dessous, une ouverture large comme la main a été ménagée.

Quand sœur Thérèse a fini sa besogne, Wolfgang Hingertil empoigne l’enfant et la couche dans la caisse comme dans un cercueil. Il la place de telle façon que l’enfant présente l’oreille gauche à travers l’ouverture du fond.

Puis il hisse la caisse assez haut, sur le pied qui s’allonge par une glissière.

Il ne m’est plus possible ainsi, car je ne suis pas très grand, de voir le corps de la victime. Tout ce que j’aperçois encore d’elle est, en levant les yeux, sa pauvre petite oreille, sa tempe, et un morceau du front jusqu’à l’œil gauche.

— Voici le chloroforme, dit Flax en passant le linge imbibé du liquide soporifique à son aide.

Wolfgang s’asseoit alors à l’extrémité de la boite, et, du haut de sa taille géante, il surveille le sommeil de l’enfant.

Dans l’intervalle, la comtesse de Houdotte m’explique que le goût de la maternité disparaissant dans les sociétés civilisées, il est de toute urgence de créer, par les procédés du docteur Flax, de futures mères qui auront, elles, outre l’amour des nombreuses familles, le génie de les bien élever.

— Ce seront, me dit-elle, des femmes pour nos petits génies. Nous espérons obtenir ainsi, en croisant des hommes aux intelligences exceptionnelles avec des femmes qui auront, à un degré rare, le souci et les vertus de leur rôle, une race merveilleuse qui dispensera peut-être, dans l’avenir, des opérations aujourd’hui indispensables.

Le docteur Flax tire alors d’un étui de longs ciseaux et coupe lentement les cheveux de Louise Accesson tout autour de l’oreille.

Après quoi, sœur Thérèse lui tend une savonnette, avec un blaireau et un rasoir. Il enduit d’un peu de savon la place privée de cheveux et se met à raser de près, comme un coiffeur adroit.

Lorsque la peau est parfaitement nette, il s’empare d’un instrument et, se tournant vers moi, il me dit :

— C’est un trépan de mon invention. À l’aide de cet outil, je perfore le crâne sans presque laisser de trace. Je vais pratiquer dans la tête une ouverture assez grande. J’enlèverai l’os et, quand j’aurai introduit à l’endroit que j’aurai choisi une parcelle de mon radium-flaxium, je refermerai et je reboucherai le trou, en y replaçant le morceau d’os, comme un bouchon.

Je me sens les jambes molles, les tempes mouillées d’une buée de sueur.

Je suis peut-être moins troublé par la vue de ce bout de tête qui apparaît à travers la planche, de tout cet appareil chirurgical, par l’horreur du sang et de la matière vitale qui vont s’échapper d’un petit corps humain, que par le calme saisissant des deux hommes et des deux femmes.

Ils travaillent sans le moindre appel de conscience.

La paix de leur âme est celle de gens qui ont la foi.

L’homme a-t-il le droit d’abîmer, de détériorer un organisme humain vigoureux, sain et qui ne demande qu’à vivre selon les lois naturelles ? Voilà une question qui ne les occupe guère.

Rien dans leurs gestes, rien dans leurs paroles ne trahit un doute, une hésitation, des remords.

Bien plus, leur sûreté, leur précision indiquent qu’une sorte de flegmatique ardeur, si ces deux mots ne jurent pas d’être liés, les anime et les guide.

Le docteur Flax dessine, d’un coup de crayon, autour de l’oreille de Louise Accesson, un petit cercle. Puis, d’un mouvement sec et rapide, il incise.

Et l’os est à nu, la chair soulevée.

Le chirurgien actionne alors le trépan, et l’affreux vilebrequin pénètre dans le crâne, laissant tomber une sorte de sciure d’abord blanche, puis rouge.

— Voyez, m’enseigne le docteur Flax. Je découvre la dure-mère. Cette membrane, dans laquelle l’encéphale et la moelle épinière sont enveloppées comme dans un paquet, est agitée de battements... Ah ! monsieur, la première fois que j’ai poussé mon poinçon à travers cette membrane, pour y glisser une parcelle de génie à l’un de mes sujets, j’ai été pris d’une grosse émotion. Quoique sûr de moi, je me demandais si je n’outrepassais pas mon droit de chirurgien et de savant. Je me suis bientôt rassuré, j’étais trop certain du résultat. Et puis il y a des heures dans la vie où il faut savoir risquer.

Par quatre fois, le docteur Flax enfonce son trépan dans les os crâniens de Louise Accesson.

Quand quatre trous sont percés, il fait sauter la paroi intermédiaire à l’aide d’une scie dont les dents, en taillant dans le crâne, me mordent au cœur.

Alors, vaincu, je ferme les yeux. Je ne sais guère de l’opération qui suit que ce que le docteur m’en a dit.

Je sais ainsi qu’il perce les trois membranes de l’encéphale, qu’il insère un long thermomètre dans la matière molle où git la force mystérieuse de notre intellectualité.

— Approchez, commande l’opérateur, qui ne s’aperçoit pas tout d’abord de ma lâcheté. Vous pourrez lire sur cet instrument les degrés de chaleur du cerveau de Louise Accesson. Je me sers d’un thermomètre spécial, fabriqué à Paris, sur les indications de M. Angelo Mosso, professeur de physiologie à l’Université de Turin, à qui on doit de bien curieuses études sur les différentes températures du cerveau... Pour que je réussisse bien dans mon œuvre de « génification », il faut que le thermomètre reste à 38 degrés 30.

Si je n’obtiens pas cette chaleur favorable, la comtesse de Houdotte pincera violemment la petite au creux de l’estomac. Cette excitation suffira pour élever la température à l’endroit que je viens de perforer. Mais cela n’est pas encore nécessaire, car mon thermomètre marque bien exactement 38°30.

Saint Augustin raconte que, lorsqu’il assista à un combat de gladiateurs, il commença par être écœuré, que toute sa chair frémit, qu’il ferma les yeux pour ne plus voir le dégoûtant spectacle. Mais il eut le malheur de rouvrir les paupières. Il ne put plus les clore, fasciné malgré lui au spectacle du sang et des chairs pantelantes.

Ce souvenir me traverse l’esprit et je risque un œil, me disant que peut-être je m’habituerai à contempler l’abominable travail du chirurgien. Au contraire de saint Augustin, je ne puis supporter cette vue. Cependant, dans cette seconde, j’ai le temps d’une observation :

— Pour quelle raison, dis-je au docteur Flax, tenez-vous votre petite patiente dans cette étrange position ? La boîte dans laquelle la fillette est couchée est oblique, et la tête est beaucoup plus basse que les pieds.

— Le motif est purement scientifique. Le cerveau n’est pas une matière immobile dans le crâne. C’est, au contraire, une masse mobile. Elle va et vient au gré de nos mouvements. Quand nous nous couchons sur le dos, elle glisse d’avant en arrière, remplissant un espace qui se trouve libre, entre elle et l’os frontal. Lorsque nous sommes debout, elle se tasse. Si je place mes sujets ainsi c’est tout simplement pour rapprocher, par la pesanteur, la matière pensante de mes instruments.

Le docteur Flax continue son opération lentement, tout en causant avec moi. Les yeux toujours clos, je suis ses explications comme dans un cauchemar. Enfin, il introduit le radium-flaxium dans l’encéphale… et désormais la petite Louise Accesson a le génie de la maternité.

Quand tout est terminé, Wolfang Hingertil empoigne la boite dans laquelle git l’enfant et la petite opérée est emportée à l’infirmerie, où elle restera aux soins de sœur Thérèse et du petit infirmier génial, Wenceslas Lévy.

Au moment de quitter le laboratoire, la comtesse de Houdotte me dit en souriant :

— Vous avez fermé les yeux !

— Oui, oui, s’écrie le docteur. Vous n’avez pas encore pu vous débarrasser des vains scrupules, des préjugés qui vous poursuivent... Vous n’eussiez pas protesté si j’avais enlevé à cette enfant une dent malade. Il n’y a pourtant aucune comparaison à établir entre le bien qui serait résulté de l’extirpation d’une molaire avariée et le résultat que j’obtiens aujourd’hui pour cette petite... Imaginez-vous le monde dans vingt ou trente ans, lorsque, grâce aux enfants de génie, il sera enfin parfaitement heureux, lorsqu’il n’y aura plus sur terre de pauvres, de malades, de souffrants, de fous, de misérables ? Ne sera-ce pas là une merveille qui vaut bien de trouer avec mon trépan le crâne de quelques enfants ?

Je n’ai pas répondu au docteur Flax.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl.

Les troupes bavaroises partent demain de Munich. En attendant leur arrivée, on exerce nos hommes à la marche en montagne. Les capitaines Angé et de Marmier (un arrière-petit-fils dû duc de Choiseul, ministre de Louis XV) sont montés à Frutt pour reconnaître les lieux. On ne veut plus rien abandonner au hasard.

BARBARUS.

 

5 septembre 1906

LA LIGUE ANTIVIVISECTIONNISTE PROTESTE

Profitant de l’indignation générale contre les tentatives du docteur Flax, la Ligue antivivisectionniste de Paris fait afficher dans toute la France le texte suivant :

Manifeste de la Ligue antivivisectionniste de France.

Cela devait arriver ainsi !

C’était écrit !

La folie scientifique qui immole à de vaines expériences des millions et des millions de lapins, de cobayes, de souris blanches et de pauvres chiens, a suivi une pente fatale. Elle aboutit aujourd’hui à essayer sur des enfants les infâmes procédés de recherches scientifiques, qui sont de mode dans tous les laboratoires physiologiques du monde entier.

Est-ce que les âmes sensibles ne vont pas enfin se révolter ?

Est-ce que, enfin éclairés par les cruautés du docteur Flax, les indifférents ne vont pas ouvrir les yeux ?

Est-ce que les malheureux qui se moquent de nos efforts ne vont pas éteindre enfin leur rire sceptique et amusé ?

Ne se rendent-ils pas compte à la fin que nous avons raison lorsque nous protestons, contre la barbarie des médecins qui essayent  sur de pauvres êtres inoffensifs de résoudre les problèmes que leur dicte une imagination scientifique en délire ?

Jamais encore un progrès médical n’a été conquis en saignant des chiens ou en crevant le ventre de cochons d’Inde.

Ne va-t-on pas, enfin, dans ce pays où la loi punit le charretier brutalisant ses chevaux, appliquer ce règlement aux médecins qui, sous prétexte de guérir l’humanité, font des hécatombes d’animaux ?

La folie du docteur Flax est le dernier terme de l’aberration que nous poursuivons avec tant d’ardeur.

Il était prévu qu’il se trouverait un jour un de ces savants insensés pour continuer sur des hommes bien vivants, en bonne santé, les expériences commencées sur des animaux arrachés à la fourrière.

Nous espérons que le gouvernement ne se laissera arrêter par aucune influence qu’il châtiera le docteur Flax, ainsi qu’il convient.

Notre haine de ces procédés abominables va jusqu’à admettre, dans ce cas, le châtiment suprême : la peine de mort.

Il faut un exemple.

Peut-être que devant la guillotine où s’affaissera l’un des leurs, leur maître, les tueurs de chiens et de cochons d’Inde, assassins d’animaux, meurtriers officiels, décorés, finiront par réfléchir, par renoncer à leurs hideux exploits.

La Ligue antivivisectionniste de France.

PROTESTATION DES FEMMES

Les théories du docteur Flax, affirmant que le cerveau féminin est physiologiquement inférieur au cerveau masculin et qu’il ne peut prétendre qu’au seul génie de la maternité, ont suscité les protestations d’un grand nombre de femmes et de tous leurs amis féministes.

Nous recevons, entre autres, une longue lettre signée : Un groupe de femmes indignées. Nous y lisons : « Par ses belles théories généreuses, par ses visions merveilleuses d’une humanité sublime, le docteur Flax endormait peu à peu les colères soulevées contre le voleur d’enfants. Oui, on oubliait, on voulait tout oublier... Et voilà que ce grand esprit se laisse descendre à des idées que tous les êtres de haute culture ont abandonnées depuis longtemps. Quel dommage ! Qu’il regarde donc autour de lui. Il verra la comtesse de Houdotte qui n’est certes ni une intelligence banale, ni un caractère petit... »

AVEC CEUX D’ANDERMATT !

La compagnie d’infanterie bavaroise dont le gouvernement allemand a exigé l’envoi, afin que nul peuple ne respire dans le monde sans le contrôle de Berlin, est partie de Munich hier au soir.

Nous avons envoyé Clovis Binard dans la capitale de l’Allemagne du sud pour suivre le voyage de ces troupes. Il devra ensuite rejoindre à Andermatt, les soldats suisses qui vont également se diriger vers la forteresse par le chemin de la Furka, de la Grimsel et de Meiringen.

Ainsi les trois reporters que nous avions dès le début lancés à l’assaut de l’affaire des voleurs d’enfants, se trouvent maintenant tous trois dans la république helvétique.

Barbarus restera au Melchtahl au milieu des troupes françaises. Alain Bernard continuera à nous renseigner, de l’intérieur même de la forteresse. Clovis Binard suivra les troupes allemandes et suisses.

On nous accordera que notre service de reportage est bien organisé, que dans l’aventure du docteur Flax, nous avons battu comme toujours, et de loin, par la nouveauté, la précision de nos informations, nos confrères les mieux outillés.

À MUNICH ! — LE FELD-MARÉCHAL VON HAESELER — UN ADMIRATEUR DE FLAX — VERS FRUTT

Munich.

Il y a déjà quelques jours que je devrais être à Munich. J’avais même annoncé mon voyage à mes lecteurs. J’ai dû le remettre au dernier moment, ayant été avisé que le maréchal Haeseler que j’avais mission d’interviewer avait été appelé à Berlin par un télégramme de l’empereur. On raconte en effet, que Guillaume II s’intéresse particulièrement aux aventures scientifiques du docteur Flax et qu’après avoir reçu un long rapport du prince de Radolin, ambassadeur d’Allemagne à Paris, il a voulu donner lui-même des instructions au vieux soldat chargé de le représenter.

Ce n’est donc qu’aujourd’hui que j’ai débarqué dans cette bonne cité heureuse.

Munich !

Ô vieille ville de la bière, patrie des saucissons fumants, pays des hommes tranquilles et lourds, des hommes bombés, des ventres liquides, c’est avec joie que je me retrouve, après de longues années, entre tes murs, derrière lesquels, blonde, brune ou noire, la cervoise divine chatouille les gosiers et endort l’esprit.

Je n’ai malheureusement pas eu le temps de revoir toutes les grandes brasseries qui sont l’âme de cette ville, et où, à l’époque où j’étais étudiant, je vins traîner, trois mois entiers, mon ardeur de buveur néophyte.

C’est à peine si j’ai eu le temps d’aller serrer la main à mes amis, les dessinateurs de cet extraordinaire journal de caricatures politiques qu’est le « Simplicissimus13 », Rescnizec, dessinateur d’élégances molles, de silhouettes vues par un œil habitué aux tailles largement corsetées des beautés allemandes. Thoeny, le féroce satiriste des incroyables officiers moyenâgeux sous l’éperon desquels l’Allemagne obéissante tolère encore de vivre ; Bruno Paul, Heine, crayons artistes qui ne cinglent pas les mœurs en riant, mais en égratignant, en arrachant la chair à coups de dents.

Le train qui devait emporter les troupes bavaroises partant une heure après l’express qui m’amena à Munich, je dus réduire au minimum le plaisir de réveiller de vieux souvenirs dans une ville où j’ai vécu insouciant, heureux. Je me mis donc, en hâte, à la recherche du maréchal Haeseler.

Le feld-maréchal Von Haeseler, commandant général des troupes internationales dirigées contre la forteresse de Frutt, est un tout vieil homme de guerre, considéré, en Allemagne, comme le dernier représentant de la grande génération des généraux, à la façon de Moltke14.

J’ai pu échanger quelques mots, dans un coin de la gare, avec ce vieillard anguleux et sec, qui a l’air d’être sculpté dans une souche noueuse.

L’ancien gouverneur de Metz et chef des troupes que l’Allemagne entasse en Lorraine sort aujourd’hui de sa retraite pour diriger les troupes internationales.

C’est guidé par cette sorte d’esprit symbolique qu’est le sien que l’empereur Guillaume II a choisi ce débris, vénéré de l’autre côté du Rhin. Il a voulu montrer ainsi, en désignant pour cette expédition l’homme de guerre le plus glorieux de l’Allemagne contemporaine, qu’il revendique, pour sa nation, une sorte de droit de police militaire sur toute l’Europe. Il n’a envoyé qu’une compagnie de soldats bavarois, mais il impose à l’effort commun des trois nations un vieux chef dont la présence est aussi significative qu’un drapeau.

Le maréchal Haeseler parle couramment le français, avec une sorte de bonne grâce hautaine.

— Que me voulez-vous, monsieur ? me dit-il.

— Vous demander quelles dispositions vous comptez prendre contre le docteur Flax.

— Oh ! oh ! répondit-il en souriant, vous vous croyez donc un correspondant de guerre ?... Que penserait-on d’un général en chef dévoilant ses secrets à un reporter ?

— Maréchal, votre sourire me prouve bien que vous ne prenez pas votre objection très au sérieux. Il ne s’agit pas d’une expédition de guerre.

— En effet. Et c’est pourquoi je n’ai pris aucune disposition, d’aucune sorte. On s’inspirera des événements. Et, tout en ayant le commandement des quelques troupes internationales, je ne ferai rien sans un accord parfait avec le général Lacroix et le colonel Fahrlander.

— Lisez-vous, maréchal, les correspondances de mon collaborateur Alain Bernard ?

— Mais certainement. Je dois vous avouer qu’au moment où la faveur de Sa Majesté m’a tiré de la retraite où j’achève mes jours, je commençais, grâce à Alain Bernard, à me prendre d’une grande sympathie pour le docteur Flax... Ah ! monsieur, voilà un homme, un surhomme ! Voilà un de ces êtres qui dépassent notre banale humanité ! Nous allons déranger le rêve fabuleux de ce savant. Peut-être avons nous tort ! Peut-être serait-il bon de le laisser continuer son œuvre sur les sommets de Frutt. Je suis arrivé à un âge où le mieux qu’on ait à faire est de passer son temps à réfléchir. On a tant accumulé d’expériences derrière soi ! On les rumine ; on finit par en tirer le principe, l’essence et le suc. Eh bien, c’est du haut de ces méditations là que j’exprime mon admiration pour la hardiesse et les conceptions du chirurgien.

— Votre intention est donc de le ménager ?

— Qu’appelez-vous ménager ? Je remplirai mon devoir. J’obéirai à mes instructions. Je ferai tous mes efforts pour remettre le chirurgien entre les mains des autorités suisses. Mais cela ne m’empêchera pas de le traiter avec les plus grands égards, lorsqu’il sera en mon pouvoir.

— Croyez-vous qu’il fera une longue résistance ? Disposez-vous de moyens pour lutter contre le fameux fluide et la machine à condenser dont vous êtes menacé ?

— Non. Nous échouerons peut-être. Nous nous heurterons peut-être à des difficultés insurmontables. Mais si nous manquons notre but, notre défaite même prouvera que j’ai raison, qu’il faut laisser travailler en paix les esprits de ce calibre-là !

À ce moment surgit un de ces officiers d’ordonnance en bois, qui sont une des spécialités de l’Allemagne. Après un salut raide, il avertit le maréchal que le train militaire est prêt à partir. Le maréchal me tend la main et s’éloigne, en ajoutant :

— À bientôt, monsieur.

Dans dix minutes, je prendrai la même route que les troupes, par le train suivant.

Le maréchal Haeseler et le général Lacroix se rencontreront demain à Lucerne.

CLOVIS BINARD.

 

6 septembre 1906

UN MANIFESTE DU DOCTEUR FLAX

Le docteur Flax m’a prié de vous transmettre le manifeste suivant, qu’il a rédigé ce matin :

Au monde civilisé,

À tous les hommes d’intelligence et de raisonnement,

À tous les savants dignes de ce nom,

À tous ceux dont l’esprit, planant au-dessus des préoccupations de la vie quotidienne, espèrent une humanité meilleure,

J’écris ceci :

J’ai dédaigné de répondre jusqu’alors aux attaques dont je suis l’objet dans la presse universelle.

Je me suis habitué depuis longtemps à considérer l’immense majorité des hommes comme inepte, incapable d’idées libres, sotte et brute au point de n’être qu’à peine au-dessus de la bête.

Je méprise profondément ce qu’on appelle à tort l’opinion publique, car l’opinion publique n’est jamais une opinion. Elle est toujours une poussée impulsive, irréfléchie, qui s’impose aux peuples comme le froid et le chaud, en vertu de lois sur lesquelles la logique et la raison n’ont aucune prise.

Je n’ai, en conséquence, jamais tenu compte, dans mes déterminations, des jugements de la foule.

Malheureusement, cette opinion publique, intellectuellement négligeable, peut gêner l’essor de ma découverte. Je dédaigne la critique des masses. Je ne puis dédaigner ses effets, puisqu’elle entraîne aujourd’hui trois gouvernements à se coaliser contre moi pour entraver mon labeur.

Aussi, quoique assez puissant pour me muter dans un silence hautain, pour lutter, pour être certain de pouvoir mettre mes études et ma science à l’abri des barbares, me semble-t-il utile d’en appeler aux véritables savants. Je veux simplement arrêter les interprétations fausses, les discussions inutiles qui, aujourd’hui, divisent à mon propos les seuls, les rares hommes à l’admiration desquels je tiens.

Voici d’où je suis parti, où je vais.

J’ai sondé jusqu’aux abimes l’impuissance radicale d’améliorer l’humanité par les moyens ordinairement préconisés. Toutes les formules gouvernementales du bonheur sont ou des chimères, ou des trompe-l’œil sans valeur, ou des spéculations charlatanesques de malheureux qui, pour vivre du peuple, n’hésiteraient pas à le faire mourir.

Aucune doctrine économique n’étant capable d’assurer le destin des hommes, j’ai été amené à penser que l’amélioration générale ne peut être obtenue que par des procédés chirurgicaux.

Mais quel est le but à atteindre ?

Comment définir le bonheur d’une humanité complètement heureuse ?

Voici :

L’humanité heureuse sera celle où l’homme, grâce à un machinisme perfectionné, n’aura qu’un minimum de gestes à faire pour satisfaire les nécessités essentielles de la vie.

L’homme, à qui une minute de travail par jour sera suffisante pour assurer le bien-être quotidien, aura tout son temps de reste pour cultiver son corps, les sensations douces, les sentiments jolis et les grandes idées.

L’humanité heureuse sera, en somme, celle à laquelle on aura créé des loisirs.

Il en est déjà ainsi dans la vie.

Celui qui a un domestique est plus heureux que celui qui n’en a pas, parce que, s’il n’est ni un sot ni un fainéant, ni un alcoolique, ni un malade, il dispose de loisirs charmants dont il ne disposerait pas s’il était obligé de faire sa cuisine et son lit.

De même, la France est une nation plus heureuse que la plupart des autres nations, parce que le citoyen français a, sans se priver de rien, plus de loisirs qu’ailleurs ; parce que beaucoup de rentiers français possèdent du papier étranger, ce qui revient à dire que la collectivité française a, dans nombre de pays moins civilisés, un grand nombre de domestiques obligés de travailler pour elle, afin qu’elle puisse mieux vivre que si chacun de ces rentiers était obligé de cuire son pain et de fabriquer ses habits.

Le bonheur social peut donc être défini : l’état dans lequel on conquiert avec un minimum de travail, un maximum de confortable et de loisirs destinés au perfectionnement de la nature humaine.

Ce bonheur là sera l’œuvre d’une succession d’hommes de génie ou il ne sera pas.

Les génies seuls sont capables de développer le machinisme à un point tel que tout le labeur imposé aux hommes consistera seulement à opérer quelques déclanchements, à diriger sans effort les grandes forces de la nature.

Ainsi seulement on arrivera à l’ère bénie où il ne sera plus vrai que l’homme, selon la parole biblique, sera obligé de gagner sa vie à la sueur de son front. Il la gagnera en se jouant. Et le paradis sera sur terre !

Voilà ce que j’ai rêvé.

Voilà le but auquel je touche enfin, avec la main.

Les imbéciles ne comprendront-ils donc pas que ce prestigieux succès de ma science doit faire oublier, même aux âmes infirmes à force de sensiblerie, les quelques trous que j’ai été obligé de forer dans quelques crânes, à l’aide de mon trépan et de ma scie ?

FLAX.

LE FELD-MARÉCHAL HAESELER ET LE GÉNÉRAL LACROIX — DE LUCERNE À GOESCHENEN ET ANDERMATT — L’LNSOUCIANCE DES TROUPES

Andermatt.

Les soldats allemands ont été accueillis par la population et la municipalité de Lucerne avec le même cérémonial et le même enthousiasme qui marquèrent, il y a quelques jours, le passage des troupes françaises, aujourd’hui arrivées à Melchtahl.

L’arrêt n’a pas été long. Les Bavarois sont repartis deux heures après par la ligne du Saint-Gothard.

L’entrevue annoncée entre le feld-maréchal Haeseler et le général Lacroix a eu lieu à l’hôtel National. Rien n’a transpiré de cette conversation.

À partir de Lucerne, j’ai voyagé dans le même train que les troupes allemandes et débarqué avec elles à Goeschenen, à l’entrée même du tunnel du Saint-Gothard.

Pendant tout le temps de ce beau trajet, d’abord le long du lac, et ensuite à travers les audacieux tunnels en tire-bouchon qui mènent de Fluelen à l’entrée du massif du Saint-Gothard, les soldats allemands n’ont cessé de chanter de lentes et tristes chansons.

À Goeschenen, la petite troupe a quitté la ligne du chemin de fer pour monter à pied jusqu’à Andermatt, gros village situé au-dessus du célèbre tunnel, à l,444 mètres d’altitude. La marche a été des plus pittoresques, par la route sinueuse et les gorges des Schoellenen, où le puissant torrent de la Reuss saute, bouillonne et tempête.

Arrivés au fameux pont du Diable, le commandant Kahlenbeck, qui mène la compagnie bavaroise, et qui a l’air lui-même d’un bon diable, a offert à chacun de ses hommes une carte postale représentant ce tumultueux paysage. Bien des blondes Graetchen vont recevoir ce souvenir tout baigné des larmes de l’amant et de la poussière d’eau que le torrent projette sur la route à cet endroit là.

Avant, de redonner l’ordre du départ, le commandant fait défiler ses hommes au pas de cérémonie, devant le monument de Souwarow, grande croix russe érigée près du pont, en souvenir du fameux général qui, revenant en 1799 de battre les Français en Italie, perdit au retour des milliers de cosaques dans cet affreux défilé mal dessiné pour la commodité des armées.

Nous passons ensuite devant toute une série de fortifications.

À chaque instant, la montagne est percée d’une porte de fer. On devine que derrière ces ouvertures sont préparés toutes sortes d’engins qui empêcheraient de monter l’ennemi assez hardi pour en vouloir à la neutralité helvétique.

Passant par-dessus les débris d’une avalanche récente, nous approchons peu à peu par le trou d’Uri, des grandes forteresses d’Andermatt. Et sitôt que nous débouchons dans la haute vallée que commande ce village, nous nous apercevons que nous nous trouvons à l’endroit que les ingénieurs militaires suisses ont choisi pour concentrer toutes les forces d’artillerie qui commandent la route du lac des Quatre-Cantons, la route du Rhin, le col du Saint-Gothard, et plus loin la vallée du Rhône, vers la France.

Avant la distribution de leurs billets de logement, les soldats bavarois sont assemblés par leurs officiers, au milieu du grand parc d’artillerie qui se trouve à l’entrée de la ville. Après un discours bien senti du commandant Kahlenbeck, qui leur demande d’être aimables pour les habitants, ils se dispersent, par groupes.

Le soir, la petite ville offre un curieux spectacle.

Andermatt est animé toute l’année par sa garnison de gardes de sûreté, troupes permanentes que la complication des forteresses modernes et des grands engins de tir ont imposé, bon gré, mal gré, aux Suisses, dont l’esprit démocratique préfère le système des milices.

Ces soldats touchent 4 francs par jour. Les mécaniciens peuvent gagner jusqu’à 3,200 francs par an. C’est bien joli lorsqu’on habite un pays perdu à 1,400 mètres de hauteur, où la vie n’est pas chère, où les mœurs sont patriarcales.

Aussi le village d’Andermatt est-il parfois singulièrement vivant, et, le soir, les toutes petites brasseries s’emplissent d’un public qui a de l’argent en poche. Alors on voit, dans ces locaux, s’organiser des bals d’une simplicité biblique. Des soldats possédant un harmonica en jouent avec une ardeur infatigable, tandis que d’autres soldats dansent entre eux. De temps en temps, les servantes déposent leurs plateaux, font un tour de valse jusqu’à ce que l’appel d’une soucoupe leur fasse lâcher le danseur qu’elles viennent retrouver aussitôt que le bock demandé est servi.

Ce sont là d’innocentes distractions comme on n’en connaît guère chez nous. Les Bavarois que le commandant Kahlenbeck vient d’amener de Munich n’ont pas été dépaysés par ces plaisirs de gens sans nerfs. Quoique fatigués par un long voyage, ils ont dansé jusqu’à onze heures, et ce sont les gardes de sûreté qui ont fait aimablement les dames pour les valses.

Ces danses ne sont pas, ai-je besoin dé l’écrire, des danses de sylphides. On peut s’imaginer la lourdeur de ces pas qui martèlent le sol, sous des bottes armées de crampons de montagne. Ce spectacle a néanmoins son charme et sa poésie, autant par la joie tranquille des cœurs qui s’en contentent que par l’insouciance qu’il révèle.

Presque tous ces hommes vont être exposés, dès après-demain sans doute, aux inventions infernales des génies du docteur Flax.

Combien d’entre eux vont rester pour toujours sur les pentes escarpées de Frutt ? Et, pourtant, pas un ne songe à la bataille imminente, à la mort peut-être prochaine.

Et ils dansent !

CLOVIS BINARD.

 

7 septembre 1906

LE GÉNÉRAL LACROIX AU MELCHTAHL

Le général Lacroix est arrivé, hier au soir, à Melchtahl.

Il s’est rendu aussitôt à l’hôtel Alpenhof où le Landamman l’a salué au nom du canton d’Unterwalden.

Après cet échange de politesses, un grand conseil a été tenu auquel ont pris part les officiers français, M. Hamard, le commissaire de police de Sarnen, le maire de Melchtahl et le capitaine suisse Herner comme officier d’ordonnance attaché au général Lacroix par le gouvernement suisse.

Dès l’ouverture des débats, le général Lacroix a fait chercher Rudolph Hermlein et le guide Werner Dürrer. Le peintre et le montagnard se sont aussitôt rendus à cette invitation. Ils ont pris une bonne part à la discussion.

Rudolph Hermlein est d’un avis catégorique. Il pense que la conquête de la forteresse est presque impossible.

— La confiance générale de vos officiers, de vos soldats, me répète-t-il, m’étonne vraiment. Elle ne peut provenir que d’une sorte de scepticisme. On ne croit pas aux engins du docteur Flax. Il faut, comme moi, en avoir senti la puissance sur sa peau pour être convaincu. Je crains des désillusions sanglantes.

Quoi qu’il soit ainsi fort décourageant, Rudolph Hermlein n’a cependant pas refusé son concours au général Lacroix. Bien au contraire, le vaillant artiste nous aidera de tout son dévouement, de toute sa grande expérience des choses de la montagne.

On a établi une ligne télégraphique volante entre le Melchtahl et Frutt jusqu’à deux cents mètres environ de la forteresse.

Dès que les troupes seront parvenues sur le plateau on érigera un mât de télégraphie sans fil. Un autre mât sera planté à Engstlensee pour les soldats suisses et bavarois du maréchal Haeseler.

BARBARUS.

Un grand dîner aura lieu aujourd’hui à l’hôtel Alpenhof, offert par le général Lacroix aux pères et aux mères demeurés au village.

NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE

Moyenne des notes hebdomadaires pour la dernière semaine du concours de reportage entre Bernard, Binard et Barbarus :

Image3

En ajoutant le total des semaines précédentes, qui était de 180½ points pour Bernard, de 200¼ pour Barbarus et de 223½ pour Binard, nous constatons que Barbarus passe dernier avec 205¾, que Bernard marchant à pas de géant est, touchant presque le premier, second avec 234¼ et que Clovis Binard reste péniblement en tête avec 237¾.

UN DÉJEUNER SUPERLATIF — LE GENIE DE LA CUISINE — COTELETTE IDÉALE — ATAVISME

Frutt.

Le docteur Flax et la comtesse de Houdotte m’ont invité à déjeuner.

C’est la première fois qu’ils me font cet honneur.

Déjeuner exquis, d’un raffinement paroxiste [sic] par la qualité, la finesse des plats.

Je n’ai jamais rien mangé d’aussi suprêmement bon, d’aussi idéalement parfumé, d’aussi parfaitement parfait.

Quelles sauces ! Aromatisées avec quelle science, avec quel art digne des dieux !

Rien n’est plus ordinaire qu’un ragoût de mouton. Mais il y a ragoût de mouton et ragoût de mouton. Celui auquel j’ai goûté à la table du docteur était une merveille, un chef-d’œuvre, un miracle, et Lucullus dînant chez Lucullus ne put jamais s’offrir une gourmandise plus extraordinaire.

J’en fais, naturellement, compliment à la maîtresse de maison. Mon enthousiasme déborde d’autant plus que, jusqu’alors, la cuisine de Frutt laissait à désirer. Le menu, préparé par un des Hingertil, n’avait jamais été très délicat : œufs, viande plus ou moins cuite, jambon, légumes généralement durs. La table indiquait bien qu’on était, en somme, des prisonniers, que les provisions étaient difficiles à se procurer et que Frutt manquait d’un bon chef.

Aussi ce changement m’a-t-il été des plus agréables. Dame ! Je suis an peu porté sur la g...oulache, comme m’a dit un jour un Hongrois poli.

Je me suis donc montré bonne fourchette. Le docteur Flax souriait de me voir manger de si bon appétit.

—N’est-ce pas que c’est bon ? me demande-t-il, les yeux rayonnants.

— Eh ! oui.

— Cette côtelette, observe la comtesse de Houdotte, en suçant un os, est vraiment l’idéal de la cuisson, une véritable volupté.

— Oui, reprend le docteur, elle est scientifiquement a point. On ne peut imaginer mieux, tant pour l’assaisonnement que pour la qualité de la grillade.

Et c’est ainsi pendant tout le repas.

La comtesse s’émerveille, le docteur s’extasie à chaque mets.

Tout en jugeant cet enthousiasme juste et mérité, je ne puis m’empêcher de penser qu’on pourrait tout de même changer de conversation, au moins une fois. J’essaye à plusieurs reprises de détourner l’entretien eux un autre sujets mais sans y réussir.

La comtesse de Houdotte remarque mon jeu et me dit :

— Nous sommes si heureux, monsieur ! Notre cuisinier vient enfin, depuis deux jours, de manifester les signes du génie que le docteur a semé en lui. Il nous a donné beaucoup d’inquiétude, ce petit. Nous avons cru, pendant quelque temps, que l’opération avait échoué. L’éclosion a été tardive. Mais le résultat est là maintenant. Voilà pourquoi vous nous voyez si réjouis devant ces haricots et ces pommes de terre.

— Comment s’appelle l’enfant auquel vous avez attribué le génie de la cuisine ?

— André de Vautremesse.

— Comment ?... Le fils du baron ?

— Oui, monsieur.

— C’est un génie bien peu aristocratique.

— Dans le monde que je rêve, il n’y a pas d’autre aristocratie que celle du génie. Le cuisinier de génie y est l’égal de l’ingénieur et du médecin de génie.

— Pourquoi avez-vous choisi plutôt cet enfant qu’un autre, pour cette spécialité ?

— J’ai agi en toute connaissance de cause. André de Vautremesse avait des capacités innées pour ce métier-là. Il les avait — cela est sans doute ignoré de la famille de Vautremesse — par atavisme. Un Vautremesse épousa jadis la fille de Vatel, le célèbre maître d’hôtel du grand Condé, qui se suicida par la crainte de manquer de marée au souper que son maître offrait au roi, à Chantilly.

— Ainsi, ce n’est pas au hasard que vous distribuez le génie ?

— Non, monsieur. Je ne fais jamais que développer les aptitudes essentielles de mes sujets. C’est ainsi que le fils de Pietro Palavacoccini, espion remarquable, est devenu espion. Frantz Vetyolle a le génie de la navigation...

— Pourtant son père est harpiste ! Ce n’est pas en grattant des cordes sonores qu’on invente des bateaux.

— Certainement, mais Frantz Vetyolle compte parmi ses ancêtres le grand Nelson lui-même. On n’ignore pas — c’est de l’histoire — que le célèbre amiral anglais eut des amours en France... Frantz descend de lui. J’ai vite reconnu que, parmi toutes les qualités dont est doué cet enfant, celles du fameux homme de mer se sont reproduites le mieux... Il est faux que les caractères ataviques se reproduisent exactement d’une génération à l’autre. Ils font souvent de très grands sauts. Ils manquent pendant quatre, cinq, dix générations, pour réapparaître tout d’un coup, au moment où on s’y attend le moins... Le petit Clépent a des aptitudes pour étudier les phénomènes de la condensation. Ce n’est pas de son père qu’il les tient. Son père est un bon agent de change et rien de plus. Mais le général Clépent, qui suivit Napoléon en Égypte, a laissé de remarquables études sur la formation des nuages... Parfois, cependant, les qualités ataviques se transmettent immédiatement... Ainsi Urbain Godedouins a le génie de la joaillerie. C’est parce que sa mère, Mlle Michette de Montrejeau, est une fine connaisseuse de pierres rares et de perles, pour lesquelles elle a non seulement un goût professionnel et déterminé, mais une sorte de passion réelle, indépendante du prix des objets.

— Vous venez de me dire, docteur, que Paolo Palavacoccini est devenu un petit espion, parce que son père est lui-même un espion. La faute du père n’a été découverte qu’après l’enlèvement du petit. Vous saviez donc, avant que cette affaire éclatât, que Palavacoccini père vendait les secrets de notre défense nationale ?

— Oui, monsieur. J’ai surpris cet espionnage, par hasard...

— Et vous n’avez pas rendu à votre pays le service de dénoncer cet ennemi ?

— Non, monsieur. Pourquoi ? Il est inoffensif grâce à mes génies. Sitôt que nous serons arrivés à l’humanité perfectionnée que je suis en train de construire, l’espionnage sera une ignominie tout à fait inutile, puisque la paix règnera fatalement sur la terre... Lé génie que j’ai donné à Paolo Palavacoccini n’a qu’une raison d’être15 temporaire. Il m’est nécessaire parce qu’on me cherche noise. Il n’est pas indispensable au progrès du monde.

Telle est la conversation que j’eus avec le docteur Flax et la comtesse de Houdotte en dégustant les produits du génie d’André de Vautremesse. Quoique au courant de tout ce qu’on machine contre nous, le docteur continue à être rassuré, malgré l’imminence de l’attaque. C’est à peine s’il a effleuré ce sujet pendant le déjeuner.

Numérien Hingertil m’a révélé que le petit Isidore Bimorel, le génie de la balistique, a inventé un nouveau fusil auprès duquel les armes de nos troupes sont des jouets d’enfants.

J’ai demandé au docteur de me fournir la liste des différents génies qu’il a créés. Je vous l’enverrai sitôt que je l’aurai. Elle intéressera les familles des enfants volés par le docteur.

ALAIN BERNARD.

UN NOUVEAU COUP DE L’« ENFANT BLANC »

Melchtahl.

Pendant le diner offert par le général Lacroix aux pères et mères encore au Melchtahl, on a découvert, caché dans un placard de la salle à manger, placard qu’on n’ouvre presque jamais, le fameux enfant blanc, le petit Paolo Palavacoccini, l’espion du docteur Flax.

Personne ne l’avait vu entrer.

L’adresse de cet enfant dépasse toute imagination.

Il s’est refusé à nous dire comment il s’est introduit et dans la salle à manger et dans l’armoire. Ce gamin n’a pas l’air ému d’être prisonnier. Il répond à toutes les questions franchement, mais d’une voix éteinte et comme brisée de fatigue.

Nous l’avons examiné avec beaucoup d’attention. Le docteur Riffelard, le père du petit Riffelard qui, d’après Alain Bernard, possède le génie du pneumatisme, a examiné la cicatrice que Paolo Palavacoccini porte sous l’oreille gauche. Cette observation n’a d’ailleurs permis aucune conclusion intéressante. Le docteur Riffelard se propose de continuer attentivement l’examen du petit Paolo, afin de rédiger au plus tôt un rapport à l’Académie de médecine.

Paolo Palavacoccini a été enfermé dans une chambre de l’hôtel, sous la garde de deux chasseurs alpins. Nous aurons toujours gagné, à sa capture, de laisser le docteur Flax dans l’ignorance de nos projets.

BARBARUS.

Melchtahl, 10 heures du soir.

L’enfant blanc vient de s’évader.

BARBARUS.

 

8 septembre 1906

Frutt.

Ainsi qu’il me l’avait promis hier, le docteur Flax m’a fait remettre la liste des petits génies, avec quelques notes ajoutées à mon usage par la comtesse de Houdotte. Voici cette curieuse énumération, telle que je l’ai reçue ce matin :

LISTE DES GÉNIES, AVEC DES OBSERVATIONS POUR M. ALAIN BERNARD

Bernard Flaquette, dit Bobichon, a le génie du ciselage.

Paolo Palavacoccini a le génie de l’espionnage.

Urbain Godedouins a le génie de la joaillerie.

Ange Pompaigne a le génie de l’amitié. C’est cet enfant qui vous accueillit si mal, monsieur Bernard, le premier jour où le docteur vous fit appeler ; cet enfant qui devina votre présence derrière la porte et nous avertit comme un chien de garde. Ange Pompaigne est le fils de parents qui le chérirent outre mesure. C’est parce qu’il a gardé quelque chose de cet amour débordant que le génie de l’amitié lui a été dévolu ; il est notre ami, au docteur, aux Hingertil, à moi. Il veille sur nous, il s’efforce de nous faire plaisir. Il ne vit que pour nous... Il est aussi notre joie. Tous les autres génies ont le cœur sec. Il ne faut s’attendre, de leur part, à aucune marque d’affection. Ils ne sont capables que d’orgueil et de stimulation. Ils n’agissent pas pour plaire aux autres, mais pour se plaire à eux-mêmes. Ce sont de purs égoïstes. Voilà pourquoi le docteur a créé un génie de l’amitié qui nous apporte un peu de douceur dans cette sècheresse, qui donnera au monde, au milieu de l’égoïsme fécond des autres génies, le bon exemple de la tendresse, et de la bonté.

Pierre Candelaur a le génie de la poésie. Il a écrit tout récemment un hymne à la gloire qui est un des chants les plus admirables que la langue humaine ait chantés. Cet hymne à la gloire a été mis en musique par :

Nicolas Barlalescu, qui a le génie de la musique et dont le cerveau d’enfant combine les plus belles harmonies sonores.

Frantz Vetyolle a le génie de la navigation.

Jules Bimbaleau a le génie de la peinture. C’est lui qui a peint les adorables sujets qui ornent votre chambre.

Fernand Pig a le génie de l’électricité.

André de Vaulremesse a le génie de la cuisine.

Charles Clépent a le génie de la condensation.

Godefroy Pomme a le génie de l’aérostation ; il a inventé un cerf-volant qu’il a réussi à lancer au delà de l’atmosphère terrestre. Il a ainsi pu capter une certaine quantité de l’éther interplanétaire,

que Vincent Montiers, qui a le génie de la chimie, est en train d’analyser.

Léon Aproli a le génie du jardinage et de la culture.

Bouquet de Gobely Franthéon a le génie de la serrurerie.

Philippe Soleillaut a le génie du saut.

Isidore Bimorel a le génie de la balistique.

Wenceslas Lévy a le génie de l’infirmerie. Il est, lui aussi, un bel exemple de l’atavisme à longue portée. Chez lui s’est réveillée une aptitude qui dormait dans sa famille depuis la mort, sur un bûcher, à l’époque de l’Inquisition, de son aïeul, le médecin juif espagnol Rabbi Mardoche Lévy.

Justin Chipé a le génie de l’élevage. Avant l’opération, il s’intéressait déjà beaucoup au dressage et à la culture des bêtes ; qu’on n’oublie pas la lettre à sa grand’mère, lettre retrouvée dans une poche de son vêtement. Il y parlait déjà des girafes et des éléphants avec une sorte d’amitié.

Ambroise Riffelard a le génie du pneumatisme.

Émile Loubé a le génie de la sculpture.

Gontran de Vautremesse a le génie du couturier pour dames. J’estime que, poussé au point où ce petit génie amènera bientôt la couture, cet art devra être considéré comme le plus perfectionné de ce temps, au-dessus de la peinture et de la sculpture.

Louis Maneui a le génie de la fermentation et de la distillation.

Philippe Ordin-Rosier a le génie de l’architecture.

Aristide Peïnassols a le génie de l’ameublement confortable. C’est lui qui a meublé votre chambre.

Enfin, les six filles :

Germaine Plaizance, Victorine Artésy, Alice Poilarre, Alice Change, Fernande Bonnéglise, Louise Accesson, ont le génie de la maternité. Ce génie leur est, naturellement, encore inutile, puisqu’elles n’ont que six ans. Il se développera peu à peu et n’apparaîtra dans sa plénitude que lorsqu’elles auront seize et dix-sept ans.

Tels sont les génies que le docteur a créés pour ses premiers essais. Il en manque toute une série qu’il façonnera sitôt que son succès se sera imposé au monde, que, d’une voix unanime, les peuples lui demanderont de continuer son Œuvre et lui livreront bénévolement des sujets à opérer, à « génifier ».

ALAIN BERNARD.

CONFIANCE DES ASSIÉGÉS

Ajoutez à cette liste que la comtesse m’a communiquée, le docteur Flax, les trois frères Hingertil, sœur Thérèse, la comtesse elle-même, vous aurez calculé toute la petite garnison que le docteur Flax entend opposer à l’assaut des troupes internationales.

Je ne me compte pas parmi les combattants. Je resterai jusqu’au bout historiographe impartial, sans plus.

Notre garnison, direz-vous, n’est guère importante : quatre hommes, deux femmes et trente et un enfants, dont six filles, contre des bataillons d’infanterie et des trompes de montagne.

— Bah ! m’a répondu avec insouciance Wolfgang Hingertil, à qui j’objectais le petit nombre des habitants de Frutt, un seul de nos petits génies vaut cent mille hommes. Si Charles Clépent a terminé sa machine à temps, nous lutterons victorieusement contre la terre entière.

FUITE DU GÉNIE DE L’ESPIONNAGE

Frutt.

Paolo Palavacoccini vient de rentrer. Il a raconté qu’il s’est fait volontairement prendre hier au soir, à l’hôtel Alpenhof. Mais il s’est évadé, le soir, ayant réussi à verser un narcotique dans la boisson de ses gardiens.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl.

Paolo Palavacoccini a endormi les deux soldats chargés de le surveiller. Il leur a versé habilement une substance dont on n’a pas pu encore vérifier la nature, après analyse. Il s’est enfui ensuite, par la fenêtre, en se laissant glisser dans la rue, le long de deux draps attachés l’un à l’autre.

L’éveil a été donné un quart d’heure après. On n’a pu ressaisir l’« enfant blanc ».

Les troupes suisses et bavaroises arriveront demain à Engstlensee. Sitôt qu’elles seront concentrées à cet endroit, de l’autre côté de Frutt, nous monterons vers la forteresse, en nombre, cette fois.

BARBARUS.

LES ALLEMANDS ET LES SUISSES SUR LA ROUTE DE LA FURKA — DERNIÈRES DISPOSITIONS

Meiringen.

J’ai accompagné les gardes de sûreté et les mitrailleuses suisses qui, précédant la petite colonne bavaroise, lui ont montré le chemin d’Andermatt au col de la Furka et à celui de la Grimsel.

Le signal du départ a été donné à trois heures et demie du matin, par un froid noir... Heureusement que le colonel commandant la place d’Andermatt m’avait prêté un cheval. Je ne sais comment j’aurais pu suivre, car la route est longue, interminable. Elle est toutefois si belle, si grandiose, l’air y est si riche, qu’on supporte là des fatigues qui sembleraient insupportables ailleurs.

Les yeux remplis du spectacle merveilleux des glaciers qu’un soleil frileux teinte d’or pâle, nous avons monté lentement entre les roches couvertes éternellement de vastes champs de neiges.

Peu habitué à ces paysages, les Bavarois s’arrêtaient souvent. Leurs trompettes sonnaient alors pour avertir les Suisses qui marchaient en avant, de ralentir le pas.

Au col de la Furka, du café noir fut servi aux troupes. Ce ne fut pas de luxe, car nous y arrivâmes au milieu d’une bourrasque de neige qui s’abattit tout à coup, sans crier gare, et nous glaça jusqu’aux os. Après quoi, le soleil réapparut, et ce fut dans une éclatante atmosphère que nous descendîmes jusqu’aux glaciers du Rhône.

Un grand repas fut servi devant la brasserie de Gletsch, en plein air, en face du formidable escalier de glaces bleues et blanches qui, peu à peu fondent et s’animent pour former le petit filet d’eau qu’est le Rhône naissant.

Après une halte de deux heures, il fallut remonter des pentes en lacets jusqu’au lac des Morts, pour redescendre encore une fois entre des rocs sauvages, jusqu’à l’hospice de la Grimsel.

De là les troupes gagnèrent la Handegg. On fit une longue halte à côté de la chute de soixante-quinze mètres, bond effrayant que la rivière l’Aar exécute à cet endroit.

Quatre heures après, nous atteignîmes enfin Meiringen, où, épuisés de fatigue, les Bavarois ne se firent pas prier pour aller se coucher. Empressement bien excusable ! Une jolie promenade de 71 kilomètres accomplie en dix-sept heures, par montées et descentes, leur pesait dans les jambes.

Les soldats suisses, habitués à la marche fin montagnes, sont arrivés aussi frais qu’au départ. Ce sont des gaillards qui ne payent pas de mine, mais qui sont aussi solides que leurs rochers. On peut exiger d’eux les plus grands efforts.

On s’est demandé ici pourquoi on obligeait les troupes bavaroises à ce grand détour.

Il eût été plus simple de transporter les Allemands, en chemin de fer, de Lucerne à Meiringen, au lieu de les éreinter par cette étape forcée.

Il paraît que c’est sur la demande expresse de l’empereur d’Allemagne qu’on a imposé cette fatigue aux hommes. Guillaume II a voulu, par une difficile promenade militaire, entraîner les soldats bavarois à l’atmosphère de la haute montagne, les familiariser avec les paysages de glaces et de neiges, avant de les cantonner à Engstlensee, au pied du formidable massif du Titlis.

Nous partons demain pour Engstlensee, et, tout aussitôt, les opérations commenceront contre le docteur Flax. Il nous faudra de cinq à six heures pour monter de Meiringen à Engstlenalp.

Attirés à la nouvelle de la grande expédition qui s’organise contre le docteur Flax, des Anglais sont accourus en foule et encombrent les deux grands hôtels, bâtis si hardiment au milieu de la nature sauvage et isolée du petit lac d’Engstlen. Des chambres ont cependant été retenues pour les officiers, mais à grand’peine. Les troupes coucheront sous la tente. J’ai pu, grâce à toutes sortes d’influences, et, par faveur, obtenir pour moi une botte de paille dans un grenier.

Sitôt que les Allemands auront quitté Meiringen, ils seront remplacés par les trois compagnies suisses chargées d’investir la forteresse directement, par ce côté.

Le maréchal Haeseler est déjà à Engstlensee. Il a fait tout le trajet d’Andermatt à Meiringen en landau et, de là, l’infatigable vieillard est reparti à cheval.

On peut compter que demain dans l’après-midi les opérations seront définitivement engagées contre le docteur Flax. Les événements vont se précipiter.

CLOVIS BINARD.

 

9 septembre 1906

Un de nos plus célèbres professeurs de médecine nous apporte l’article suivant. Nous le publions, quoique anonyme, et pour les raisons que chacun comprendra. II exprime franchement une opinion secrète de bien des savants.

OPINION HARDIE D’UN MEMBRE DE L’INSTITUT, QUI GARDE L’ANONYMAT — POUR LA VIVISECTION — LES EXPÉRIENCES CHIRURGICALES SUR L’HOMME SONT UNE NÉCESSITÉ DE LA SCIENCE

Les dépêches des reporters se confirment les unes par les autres. La mobilisation est aujourd’hui générale autour de la Forteresse de Frutt, et le docteur a pris ses dernières mesures pour résister au siège.

Peut-on prévoir l’issue de la lutte ? Pour tous ceux qui connaissent le chirurgien, pour tous ceux qui ont suivi avec attention les derniers événements, il est certain que, par les inventions des petits génies, le docteur possède des armes sûres et toutes puissantes. Tous les appareils et tous les stratagèmes de l’art militaire moderne valent zéro en face des inventions de Frutt.

Le docteur Flax est, pour la guerre, de quelques siècles en avance sur nous. Nos troupes sont aujourd’hui en Suisse comme eussent été celles de César envahissant la Gaule et se heurtant à la France actuelle, avec ses fusils à longue portée et ses artilleries perfectionnées.

Qu’eussent pu tenter, en dépit de toute leur bravoure, de toute leur discipline et de tout le génie du chef, les cohortes romaines, armées de glaives et de lances ? Exterminées sous la pluie des shrapnells et des mitrailleuses, cent mille hommes eussent été aisément battus par un cent de nos fantassins avec une batterie d’artillerie.

Il en est ainsi des troupes internationales, à Frutt. Ce n’est pas sans un serrement de cœur qu’on songe que ces braves gens vont sacrifier leur vie pour une besogne impossible.

Dans ces conditions, l’opinion commence à poindre qu’il vaudrait peut-être mieux, au lieu d’exposer tant d’existences humaines aux coups des génies de Flax, laisser le chirurgien à son travail, attendre, temporiser.

La seule solution pratique, si l’on veut éviter une inutile effusion de sang, est de renoncer à cette campagne, d’abandonner le chirurgien aux hasards de sa besogne.

Il viendra bien un jour où celui que la voix populaire appelle aujourd’hui le « docteur Enfer » sortira de sa Forteresse étrange... Alors, de deux choses l’une, ou il aura réussi complètement, et l’humanité fera son profit de son œuvre, ou il aura échoué, et il sera toujours temps de s’emparer de lui et de le punir.

— Comment, s’écriera-t-on, vous proposez de sacrifier les trente et un enfants, vous consentez à leur emprisonnement ? Vous renoncez à tenter leur délivrance ?

— En effet !...

— Mais c’est abominable !

— N’est-il pas plus abominable encore d’exposer un millier d’hommes à une destruction certaine ? Entre deux maux, nous choisissons le moindre.

La prudence est donc, en ce moment, la seule vertu à conseiller. C’est avec le plus grand déplaisir que nous voyons un maréchal allemand, un général français et un colonel suisse partir en guerre contre le docteur, avec armes et bagages.

Tout cet attirail belliqueux ne nous dit rien de bon, surtout à une heure où le flaxisme renaît de plus belle, où les partisans, les approbateurs, les adeptes du docteur recommencent à élever la voix. Et ces protestataires ne sont pas les premiers venus.

Événement digne de remarque, événement que nous avons vu naître et grandir sous nos yeux, quelques-uns des ennemis les plus acharnés du chirurgien, quelques-uns de ses adversaires les plus agressifs au sein même du comité des savants dissidents ont été complètement retournés depuis qu’ils ont appris pour quelle raison le chirurgien a opéré ses nombreux rapts.

Tous ils ont énergiquement requis contre le docteur, tant qu’ils ignoraient les motifs de ses forfaits, tant qu’ils en étaient réduits aux hypothèses... Outrés par sa dissimulation, outrés d’avoir été ses dupes lorsqu’il osa se mettre à la tête de ceux qui recherchaient les voleurs d’enfants, outrés contre sa complice, assez audacieuse pour avoir prononcé au Trocadéro un discours retentissant, pour avoir organisé le défilé des mères, parlé au nom des victimes à M. Fallières, dans les salons mêmes de l’Élysée, ils ont marché à fond de train contre ces odieux menteurs.

Mais, maintenant, tout est changé, tout est explicable. Tout est presque excusé.

Certes, je ne me serais jamais permis de tenter une œuvre analogue à celle de Flax. Mais son grand succès est une rédemption telle que personne dans le monde savant ne lui jette plus la pierre.

Oui, il a eu raison de dissimuler, de mentir ; il a eu raison de s’entourer de toutes les précautions sans lesquelles il n’eût pu créer ses génies, car ses découvertes vont marquer dans le monde une révolution fondamentale, vont bouleverser l’humanité de fond en comble.

Dans ces conditions, on s’explique notre revirement.

Il est tout entier dans une plus saine appréciation de la situation.

Tous les savants dissidents, tous les anciens ennemis du docteur Flax sont maintenant secrètement avec lui, et déplorent l’envoi de troupes contre l’homme extraordinaire auquel on devrait plutôt tresser des couronnes...

Parbleu ! Les ligues antivivisectionnistes ont beau jeu ! Elles ont trouvé une merveilleuse occasion d’exploiter la bêtise du cœur humain. Elles vont partout, répétant la vieille rengaine qu’aucun progrès de la science médicale n’a été conquis par des expériences sur des animaux vivants.

Or, c’est tout le contraire.

Aucune, des grandes conquêtes de la thérapeutique moderne n’a été obtenue sans le sacrifice de millions et de millions de bêtes...

Et puis, soyons francs ! Depuis longtemps déjà, les médecins essayent leurs remèdes et leurs instruments même sur les hommes. Dès 1835, William Wallace inoculait « l’avarie » à des sujets sains pour prouver la contagion. Récemment, les savants Klingmuller et Baermann injectaient à des hommes des produits syphilitiques. La commission américaine qui étudia la fièvre jaune à La Havane travailla sur des sujets vivants qu’elle paya pour se livrer sur eux à des expériences pratiques... C’est ainsi qu’elle débarrassa Cuba de la fièvre qui l’épouvantait.

Objectera-t-on que les victimes de la commission américaine consentaient au sacrifice de leur santé, tandis que les enfants de Flax sont victimes par force ?... Je ne donne pas deux sous du consentement obtenu d’un meurt-de-faim lorsqu’on lui offre un pain et un bistouri sur le même plateau...

Flax a simplement étendu un peu des procédés de conquête scientifique qui deviennent une nécessite contemporaine. J’ajoute qu’il n’y a pas eu sacrifice complet, que les enfants sont bien vivants. Je dirai même plus. Les parents n’ont qu’à se féliciter de la transformation heureuse de leurs petits.

Cette opinion un peu hardie ne sera probablement pas du goût de tous mes lecteurs, mais elle est néanmoins, quoiqu’elle soit déplaisante, inhumaine, d’une philosophie fort défendable.

DOCTEUR X…

membre de l’institut.

LES TROUPES AUTOUR DE FRUTT

Melchtahl, 11 heures.

Le colonel d’Harcourt et le colonel Sautet ont conduit leurs fantassins et leurs chasseurs à Frutt ; les troupes ont été disséminées là-haut en un long cordon de surveillance disposé autour du domaine de Flax, à environ 200 mètres du mur.

En arrivant à destination nous avons vu, au-dessus de Frutt, sur cette espèce de promontoire d’où Rudolph Hermlein et Alain Bernard se laissèrent glisser dans la Forteresse, les soldats suisses venus de Meiringen et qui montaient déjà la garde là-haut.

À l’aide de ma jumelle, j’ai pu observer tous les mouvements des hommes habillés de leur blouse de drap bleu foncé, de leur pantalon bleu, de leur shako de feutre avec visière et couvre-nuque. Ils ont hissé un canon. À quoi servira-t-il ? À rien, puisque toute idée de bombardement a été écartée.

Le télégraphe sans fil nous a lancé d’Engstlensee l’ordre de camper pour la nuit autour de la Forteresse. Des tentes et des couvertures ont été montées.

Le froid est vif aux heures où le soleil ne donne pas. Les hommes auront sans doute beaucoup à souffrir.

BARBARUS.

Engstlensee, 2 heures.

Le maréchal Haeseler a pris ses premières dispositions de combat.

Le sentier entre Engstlensee et Frutt est très bon. Il monte légèrement, sauf en un certain endroit où il grimpe tout à coup, parmi des pâturages et des chalets de fromagers, en pente sèche et raide, par-dessus une sorte d’énorme marche de la montagne.

Les troupes bavaroises et les gardes de sûreté suisses se sont avancées jusqu’au-dessus de ce gradin. Puis, après un repos d’une heure, elles ont gagné les environs de la forteresse.

À l’heure où je vous télégraphie, nous distinguons, à peu de distance, de l’autre côté, les Français, en train de dresser des tentes.

Plus loin, nous apercevons les trois compagnies d’infanterie suisse venues de Meiringen sous la conduite du colonel Fahrlender.

Les gardes de sûreté ont établi toute une ligne de mitrailleuses derrière lesquelles nous campons.

On suppose ici que le but du maréchal Haeseler est de noyer la Forteresse, sous un assaut général, en agissant par surprise.

Nous resterons là tant qu’il faudra, jusqu’à l’heure où le commandant estimera que la méfiance du chirurgien sera endormie. Alors toutes les troupes attaqueront à la fois, s’efforceront par tous les moyens à leur disposition, de passer par-dessus le mur de Frutt et d’entrer dans la forteresse.

Reste à savoir si le docteur se laissera surprendre. Il n’a pas encore donné signe de vie. La forteresse à l’air morte. La machine au fluide ne ronfle pas.

Peut-être tentera-t-on l’assaut, cette nuit même.

CLOVIS BINARD.

DISCOURS DE FLAX AUX GÉNIES — UN POINT NOIR

Frutt, 5 heures.

Le docteur Flax vient de réunir tous les petits génies dans son laboratoire. Il avait l’air extrêmement soucieux. Une inquiétude visible barrait son front.

— Mes enfants, leur a-t-il dit, des hommes sots cherchent à vous empêcher de développer vos précieux génies. Des hommes jaloux de voir des enfants les dépasser par l’intelligence, envoient une armée contre nous. Il s’agit de nous défendre. Nous n’avons, certes, rien à craindre... Charles Clépent, le génie de la condensation, et Ambroise Riffelard, le génie du pneumatisme, peuvent assurer notre sécurité. Ajoutez à nos armes les renseignements précieux que nous apporte Paolo Palavacoccini. Le péril est donc mince. Mais il est indispensable que vous vous aidiez les uns les autres, au lieu de chercher, comme vous le faites, à vous nuire, à vous empêcher de travailler… Tous nos résultats peuvent être compromis par les stupides jalousies qui, de plus en plus, vous divisent. Je serai obligé de sévir si je m’aperçois encore une fois de ce mauvais vouloir qui fait de vous d’implacables ennemis. Allez.

Les enfants ont fort tranquillement écouté ces admonestations. Ils se sont séparés sans marquer ni une approbation, ni une protestation. Il est certain qu’ils ne s’entendent pas entre eux. C’est peut-être pour cette raison que le docteur Flax semble préoccupé.

J’ai l’impression qu’il se passe ici quelque chose de grave et que, par suite d’un fait que j’ignore, la situation défensive du chirurgien est moins solide que je ne pensais.

ALAIN BERNARD.

 

10 septembre 1906

LE POINT  NOIR ? — LES AIGUILLES D’ISIDORE BIMOREL

Frutt.

Ordre m’a été communiqué par Chrysostome Hingertil de ne pas mettre le nez dehors aujourd’hui.

Le docteur craint que les Suisses, installés sur un roc qui nous domine, n’aient mission de tirer sur toute grande personne paraissant à l’intérieur de la Forteresse.

Un entretien avec la comtesse de Houdotte a confirmé les soupçons que je vous télégraphiais hier.

J’ai rencontré l’amie du docteur Flax dans l’un des souterrains qui m’ont été révélés ce matin et qui relient tous les bâtiments de la Forteresse.

Le visage de la comtesse était, tandis qu’elle me parlait, triste et décomposé.

Rapprochez ce découragement visible de la préoccupation que j’ai lue hier dans les yeux du docteur Flax, et vous conclurez comme moi.

J’ai tenté de m’informer des motifs de ces mélancolies auprès dès frères Hingertil, les seuls qui soient au courant de tout. Mais les gros hommes ne disent jamais que ce qu’ils veulent bien dire.

Cependant, la position du docteur Flax est toujours très forte selon toute apparence.

Wolfgang Hingertil m’a montré tout à l’heure un petit instrument inventé par Isidore Bimorel, le génie de la balistique, en collaboration avec Ambroise Riffelard, le génie du pneumatisme.

— Une collaboration difficile, me dit Hingertil. Ces diables de gosses ne veulent pas s’entr’aider. Il faut que le docteur les y force, et ce n’est pas une tache facile. Enfin, regardez, ils ont tout de même réussi à nous fabriquer un petit engin qui va singulièrement refroidir le zèle de nos ennemis.

J’examine le petit tube long de deux doigts que tient le géant. C’est une sorte de bâton creux en bois dur, armé de bagues nickelées. À l’intérieur, on distingue à travers une petite lucarne de verre, un rouage assez compliqué. Une sorte de viseur mobile, comme il y en a sur certains appareils photographiques, est vissé au-dessus, à peu près à égale distance des deux bouts.

— À quoi ce bâton va-t-il vous servir ?

— C’est un fusil… Ça vous étonne ?

— Un peu.

— Vous n’ignorez pas que dans les armées modernes, les constructeurs de fusils ont tendance à réduire le calibre des balles. Isidore Bimorel est allé jusqu’au bout de ce perfectionnement. Les projectiles qu’envoie cette arme, qui est une arme pneumatique et n’emploie guère de poudre, sont des aiguilles... Tenez. En voici une.

Hingertil me tend une aiguille d’acier bleu extrêmement fine, mais peu flexible.

— Avec ce petit fusil, nous lançons ces projectiles d’un nouveau genre à 4.200 mètres. Ils se présentent toujours la pointe en avant, de façon à pénétrer tout droit dans les chairs. De plus, le viseur spécial permet une précision presque mécanique. On frappe où on veut, dans l’œil, à la gorge, aux jambes. On a le choix.

— Est-ce que les blessures sont mortelles?

— Moins que celles des balles en usage dans les armées. Une de ces aiguilles vous traverse un homme, de part en part, sans occasionner de déchirures fatales. Mais on trempe les pointes dans un liquide que nous a confectionné Vincent Montier, le génie de la chimie... Une molécule de cette mixture mise en contact avec le sang provoque par tout le corps une brûlure intolérable, une souffrance telle que les plus héroïques soldats quitteront le combat et refuseront pour la vie de s’exposer de nouveau à de pareilles sensations... En somme, cette arme de guerre merveilleuse est des plus humanitaires. Elle se contente d’écarter les combattants, de leur inspirer une terreur telle qu’ils n’osent plus revenir sur les rangs. Elle ne tue pas. Elle dégoûte de la bataille. Le résultat défensif est le même.

Cette description du fusil d’Isidore Bimorel prouve une fois de plus que le docteur Flax n’est pas en peine de résister. Les armées internationales ont à faire à un adversaire qui les combattra presque sûrement par la nouveauté de ses engins et de ses procédés, à moins... à moins qu’une petite paille que je soupçonne vaguement, sans la voir, ne se soit glissée dans l’œuvre du docteur pour la corrompre et la rendre fragile.

ALAIN BERNARD.

UNE INTERVIEW D’EDISON

New-York, via P.-Q.

Notre confrère américain The Sun, de New-York, a interviewé Edison, le plus célèbre inventeur contemporain, sur le cas du professeur Flax. Voici cette conversation :

— Que pensez-vous de l’affaire des voleurs d’enfants ?

— Question embarrassante, même pour un esprit prompt à décider !... Néanmoins, je ne me compromettrai pas en vous disant que ce n’est pas une affaire criminelle comme une autre.

— Je retiens que pour vous, contrairement à l’opinion de quelques savants, c’est une affaire criminelle.

— Je dis « criminelle », parce que si le docteur est pris, il sera jugé comme un criminel, mais je ne dis point qu’il est un criminel.

— Ainsi, si vous étiez juge, vous l’acquitteriez ?

— Il ne faut jamais acquitter les gens lorsqu’on n’est pas leur juge désigné par les lois, lorsqu’on n’a pas en main tous les documents des causes, et le moyen d’éclairer ses doutes. Sans quoi, on risque de se tromper ou de faire du journalisme. Je ne puis donc pas vous expliquer ce que je dirais si j’étais juge, puisque je ne le suis pas.

— Si vous aviez été dans le cas de Flax, si vous aviez inventé ce qu’il a inventé, trouvé ce qu’il a trouvé, auriez-vous, pour assurer vos expériences, agi comme il a agi ?

— Non.

— Vous auriez donc préféré perdre le fruit de vos travaux plutôt que de tenter des essais sur de jeunes enfants ?

— Cependant, on dit que le bien général qui peut surgir des découvertes du professeur français est plus grand que le mal particulier infligé à quelques enfants.

— En effet. Il n’y a pas à comparer ; si vous cotez 1 ou 2 le mal fait aux petites victimes, il faut compter par millions les avantages qui résulteront pour tout le monde si le chirurgien remplit son programme.

— Votre conclusion est donc qu’un savant n’a pas le droit de faire des expériences sur l’homme, même si le résultat de ses études doit être une amélioration considérable des conditions de la vie pour la généralité des hommes ?

— Oui.

— Ainsi, Flax n’avait pas le droit d’agir comme il l’a fait ?

— Il n’avait pas ce droit.

— S’il n’avait pas ce droit, il est donc coupable ?

— Oui.

— Eh bien, cher maître, s’il est coupable, il faut le condamner. Vous avez répondu à la question à laquelle vous vous refusiez de répondre tout à l’heure.

— Erreur ! le professeur Flax est coupable, mais sa culpabilité est d’une certaine nature exceptionnelle. J’admets non seulement, la possibilité d’un acquittement, mais même celle d’un acquittement avec acclamations. Ou encore, les juges le condamneraient, et se cotiseraient, en même temps, pour lui offrir une statue sur la principale place publique de Paris, que l’arrêt ne me semblerait pas absurde. Flax s’est illustré par la plus merveilleuse découverte des siècles.

— Voilà bien des sentiments contradictoires, cher maître, et subtils.

— L’homme est obligé de vivre au milieu de contradictions, de s’accommoder d’illogismes. Si l’on voulait, dans l’affaire Flax, raisonner scientifiquement, on raisonnerait autrement que l’on ne raisonne pratiquement. On dirait : le but de la science étant d’assurer le bien et le progrès du plus grand nombre, tout mal particulier d’où germeront ce bien et ce progrès ne compte pas, est inexistant pour le savant... Donc, Flax a eu raison... Et, cependant, il a eu tort... il a eu tort, parce que l’humanité ne peut pas ériger cette vérité en loi morale, parce que cette vérité est trop dangereuse, parce que tous les imbéciles, tous les demi-savants, tous les arrivistes qui encombrent les académies, s’en serviraient pour des besognes inutiles, honteuses ou stupides.

D’après cette interview d’Edison, nos lecteurs peuvent se convaincre que Flax trouve, de plus en plus, de grandes voix pour le défendre et l’absoudre. L’opinion du célèbre Américain entraînera celle de milliers de savants.

Frutt, du camp des Suisses.

J’ai visité le campement des Suisses sur notre droite et contemplé longuement le fameux endroit d’où Alain Bernard s’est laissé glisser dans la Forteresse.

De cette position, on domine toute la scène, tous les préparatifs d’attaque.

On voit en face de soi les troupes bavaroises, dont les tentes sont alignées autour d’une de ces petites chapelles de montagnes, chaumières du bon Dieu, qu’on rencontre parfois en Suisse dans les endroits les plus isolés.

À leur droite sont massés les gardes de la sûreté du Saint-Gothard.

Une grande activité règne dans ce camp. Les soldats s’exercent activement avec des échelles de bois et de corde.

Sur la gauche flotte le drapeau français au-dessus d’une grande tente octogonale, qui sert au général Lacroix.

Le camp de l’infanterie suisse est le plus visité par les étrangers, qu’on laisse monter par petits paquets. En particulier, presque toutes les mères des génies ont fait l’ascension. Elles ont longuement contemplé, du haut de ce promontoire, la Forteresse, où, torturés, abîmés par le chirurgien, devenus sous son bistouri des sortes de petits monstres, d’enfants-vieillards, leurs fils et leurs filles promènent de pauvres têtes trop lourdes de pensées.

De l’avis général, le maréchal Haeseler a trop aventuré les troupes internationales.

Elles sont trop près de la forteresse.

On craint que le docteur Flax ne tolère ce voisinage immédiat que pour mieux pouvoir se débarrasser d’un seul coup de ses ennemis.

Ni la fameuse machine pneumatique ni la machine électrique qui produisent et actionnent les fluides dont il a été tant parlé n’ont encore été mises en jeu par le « docteur Enfer ».

Dans le camp des Suisses, on ne cacha pas son mécontentement. On discute avec amertume la stratégie du maréchal Haeseler.

À l’heure où je vous télégraphie, on n’a encore reçu aucun ordre sérieux de la part de l’état-major allemand.

L’impatience est grande.

Une sentinelle a tiré sur l’enfant blanc, mais sans l’atteindre.

BARBARUS.

IMMINENCE DE L’ATTAQUE

Engstlensee.

Il est inexact, comme le bruit en court, que le maréchal Haeseler veuille temporiser. Il est, au contraire, décidé à frapper un grand coup, à risquer tout, coûte que coûte. Je suis en mesure d’affirmer que l’attaque générale aura lieu demain matin, irrévocablement.

CLOVIS BINARD.

 

11 septembre 1906

UNE CATASTROPHE — LES TROUPES INTERNATIONALES EN DÉROUTE — GRAVES INCIDENTS

Melchtahl, 10 h.

On devait attaquer la Forteresse ce matin !... C’est nous qui avons fui, et comment ?

Quelle effroyable tempête ! Toutes les calamités que les intempéries peuvent accumuler sur la tête des hommes par la pluie, le froid, la neige, la glace et le vent, se sont abattues sur nous ce matin, vers les six heures.

Depuis une heure déjà, les trompettes et les clairons des troupes internationales avaient sonné pour les divers services du réveil et s’étaient répondus, éveillant les échos des montagnes. Un joli soleil illuminait les champs de neige voisins. La journée s’annonçait pure, belle, joyeuse.

Tout à coup, des nuages blancs apparaissent aux crêtes des cimes environnantes comme des vapeurs de volcans. Ils s’épaississent rapidement, se joignent, se fondent, en tournant tout autour de la Forteresse, comme pour l’épargner. Puis, subitement, l’immense nuée s’affaisse et nous noie dans un brouillard à couper au couteau.

Jamais les habitants de Londres n’ont cherché leur route dans une atmosphère plus opaque, plus triste !

Il est impossible de rien distinguer nettement à plus d’un demi-mètre devant soi.

À soixante-quinze centimètres, on devine à peine la silhouette indécise et floue d’un homme. C’est pis que la nuit. Un loustic des chasseurs alpins, mon voisin, s’écrie au moment de cette avalanche de brouillard :

— C’est dégoûtant ! On ne peut plus voir ses pieds !

Nous restons ainsi plus d’une heure, immobilisés dans cette demi-obscurité qu’aucune lumière artificielle ne saurait percer. Il parait qu’on alluma de grands projecteurs électriques à vingt mètres de la place où je tâtonnais dans ce coton en vapeur. Je ne m’en suis même pas aperçu.

Peu à peu cette vapeur glacée nous pénètre jusqu’à la moelle.

Nous grelotons, nous claquons des dents.

Je désire vainement mon manteau. Je ne puis découvrir ma tente dressée à l’entrée de la route de Frutt, en arrière des troupes. Où diable est-elle, dans cette fumée atmosphérique ?

J’erre comme une âme en peine au milieu d’autres âmes en peine qui se cognent, se heurtent, se regardent sous le nez, sans trouver ce qu’elles cherchent, au milieu d’une confusion inexprimable. Nombreux sont ceux qui dégringolent dans les mille trous garnis de roses des Alpes, dans les mille excavations dont d’anciens glaciers ont criblé le pays.

Mais ce brouillard impitoyable n’est que le commencement anodin d’une fin effrayante.

Tandis que, de froid, nos dents sonnent, un grand vent se lève.

Loin de chasser la brume, il semble la concentrer, la ramasser sur nous.

Ce vent est tourbillonnant, glacial, coupant. Il nous cingle à coups de rasoir. Les lèvres se gercent instantanément. L’haleine se solidifie dans les moustaches. C’est quelque chose d’atroce, à crier.

Je rencontre trois hommes que je ne connais pas. Instinctivement, dans un même mouvement de préservation, nous nous serrons les uns contre les autres. Et, pelotonnés, recroquevillés sur nous-mêmes, nous tendons le dos, si je puis m’exprimer ainsi, à cette tempête nouvelle pour nous et soudaine.

Ce vent dure une dizaine de minutes. Il est suivi d’une ondée telle que le recordman des pluviomètres n’en a jamais enregistrée. Jamais le ciel n’ouvrit ses écluses plus au large.

Est-ce de la pluie ? C’est un torrent qui s’effondre. C’est le déluge renouvelé des temps antiques, c’est un océan qui a rompu ses digues.

Après la pluie, la neige, sale, épaisse, pesante, avec de larges flocons qui ont l’aspect de bouses de vaches. Elle est, malgré tout, un soulagement. On respira enfin sous la trombe blanche, alors que l’afflux d’eau nous avait presque étouffés.

Mais quoi ?...

Allons-nous être enlisés dans la neige qui s’accumule ? Nous en avons bientôt jusqu’aux genoux. Où fuir ? Comment ? Ce brouillard, au milieu des précipices, nous retient mieux que si nous portions des fers aux pieds.

Enfin, la neige s’arrête.

Mais alors, nouvelle joie, un orage de grêle crève sur nos têtes. Les grêlons tombent si violents, si drus, qu’une tente voisine dont je palpe l’étoffe est criblée de trous.

J’ai l’oreille droite arrachée.

Le vêtement de Rudolf Hermlein a été comme déchiqueté à coups de couteau.

Werner Dürrer a été déshabillé. Pas un d’entre nous qui ne porte une blessure creusée par les cailloux de glace dont nous avons été bombardés.

Au plus fort de la tempête et des giboulées, nous entendons sonner le clairon de la retraite, vaguement. Le chef donne l’ordre de s’éloigner au plus vite de cette région inhospitalière, mais par quel moyen ? Il est impossible de marcher sous la rafale...Je finis par me protéger, peu à peu, en m’étendant à plat ventre nez contre sol, et en me couvrant la tête de quatre grosses pierres ramenées sur mes cheveux.

Ah ! le clairon peut sonner. Je n’obéirai pas. Et puis, quels couacs, le clairon !

Heureusement, la tempête s’arrête enfin.

Je suis à bout de souffle.

Un dernier coup de vent plus violent termine la tragédie atmosphérique. Comme par un coup de baguette magique, tout s’apaise. L’orage d’eau, de glace, de brouillard s’évanouit, et un soleil resplendissant éclaire la scène.

Quel désastre !

Toutes les tentes sont couchées, déchirées, maculées.

Pas un pieu n’est resté debout.

Pas un cordage n’a résisté.

Un spectacle de désolation.

Trempés jusqu’aux os, les cheveux collés au front, malades, fiévreux, abrutis, saignant des blessures de grêlons, les hommes essayent de retrouver leurs chefs, de se grouper. Nul n’a obéi au signal de la retraite.

Tant bien que mal, les officiers se rassemblent autour de leur général. On décide de rentrer à Melchtahl, au plus tôt. Des soins y seront donnés aux plus atteints d’entre nous.

Au moment de partir, un messager crotté jusqu’aux oreilles, boue vivante, apparait. C’est un des gardes-frontières sous les ordres du maréchal Haeseler. Il vient annoncer que les troupes bavaro-suisses sont dans un état lamentable, et qu’elles se retirent sur Engstlensee.

Avec ma lorgnette, échappée au désastre par miracle, je puis voir que les Suisses de Meiringen ont également abandonné leurs positions.

Nous descendons, au trot, vers Melchtahl, laissant la forteresse de Flax à la belle chaleur qui, maintenant, tombe des cieux et semble nous narguer, rayonnante et douce.

Au Melchtahl, par ordre du médecin major, tous les hommes se sont mutuellement frictionnés et massés avec rage. On espère avoir évité ainsi les gros rhumes que l’inondation que nous avons subie peut faire craindre. Il n’y a, heureusement, pas d’accidents graves à déplorer. Mais tous les bagages sont abîmés. Tous les appareils qui devaient servir à l’assaut sont avariés, tous les fusils rouillés. Voilà qui ne va pas hâter la prise de la Forteresse.

BARBARUS.

La dépêche suivante d’Alain Bernard nous explique la catastrophe décrite par Barbarus :

UN TOUR DU GÉNIE DE LA CONDENSATION

Frutt.

Chrysostome m’a réveillé de fort bonne heure.

— Vite, vite, monsieur Bernard, vous allez assister à un spectacle fabuleux.

Je m’habille à la quatre six deux. Le géant me mène au laboratoire, où je trouve la comtesse de Houdotte, le docteur Flax et les deux autres Hingertil.

Le petit Charles Clépent est avec eux.

— Va, maintenant, lui ordonne Flax, sitôt que je suis arrivé. Montre-nous un échantillon de ton savoir-faire.

Le petit génie de la condensation appuie sur un bouton. Le vent se lève. En l’espace de dix minutes, les montagnes se couvrent de nuages, enserrent la Forteresse d’un grand cercle de brume, et le phénomène dont il a été si souvent question se reproduit.

Tandis que de gros nuages s’enflent autour de nous, le soleil continue à éclairer tranquillement notre petit domaine, puis, le vent augmente, nous entoure d’effrayants grondements de rafales, de mugissements, de tourbillons, de trombes ; mais pas un souffle ne plisse d’une ride notre lac tranquille, dont l’eau reflète sous nos yeux une grande tache de ciel bleu encadrée de gris.

— C’est l’œuvre de la machine à condenser de Charles Clépent, me déclare le docteur, triomphant. Elle ne fonctionne pas encore parfaitement, mais elle est néanmoins déjà d’une puissance inimaginable.

— Ah ! remarque tristement la comtesse, si nos petits génies ne se haïssaient pas les uns les autres, l’Œuvre du docteur Flax apparaîtrait, dès aujourd’hui, avec tous les caractères de la perfection... Malheureusement, malgré tous nos efforts, ils se jalousent, et consentent de moins en moins, à mesure qu’ils grandissent, à s’entr’aider et à se soutenir.

— Imaginez-vous, appuie le docteur, qu’Isidore Bimorel et Ambroise Riffelard ont refusé de participer à notre défense parce que Charles Clépent en a été chargé avec eux. Bimorel a déclaré qu’il ne se servirait pas de son petit fusil à projectile d’aiguilles ; Riffelard a affirmé, non moins énergiquement qu’il ne fournirait pas les gaz comprimés nécessaires pour actionner cet extraordinaire instrument, si je me faisais aider par Charles Clépent. À cette heure, ils boudent dans des coins, et je n’en pourrais rien tirer.

Pendant plus d’une heure, la tempête qui nous épargnait, ravage les alentours. Lorsque, comme épuisée, elle s’apaise rapidement, et que la brume qui nous enveloppe s’évanouit, le docteur Flax m’invite à monter au haut de son laboratoire.

On peut, en effet, se promener sur le toit qu’on gagne par un petit escalier en tire-bouchon.

De là, on découvre l’horizon assez au loin.

L’ouragan a complètement dévasté les alentours de Frutt.

— Que sont devenues les troupes internationales ? dis-je, très étonné.

— Elles ont fui, vaincues par la machine à condenser de Charles Clépent... Comme je l’avais prévu, le génie de la condensation nous a sauvés. Voyez ce qui demeure des camps français et bavarois. Et il ne reste sans doute rien de plus du camp suisse, élevé à droite, au-dessus de nous, et que nous ne pouvons apercevoir complètement. La tempête a balayé tout ce monde mieux que des centaines de mitrailleuses. Cette douche va-t-elle calmer nos adversaires, ou, faut-il-que le génie de la condensation leur prépare une nouvelle Bérésina artificielle. J’attends Paolo Palavacoccini, qui est au k Melchtahl. Il me racontera les effets moraux de notre victoire.

ALAIN BERNARD.

Notre collaborateur Clovis Binard nous écrit de son côté :

Engstlensee.

Les troupes du maréchal Haeseler ont subi, sans combat, les mêmes échecs que les autres colonnes françaises et suisses. Le maréchal s’est retiré à l’hôtel d’Engstlensee, d’où il a télégraphié au camp suisse de Thoune, afin qu’on lui envoie au plutôt un matériel nouveau pour abriter ses hommes.

C.B.

À Paris, un grand mouvement se dessine en faveur du docteur Flax. Des listes réclamant le rappel des troupes et la glorification du chirurgien de Frutt circulent et se couvrent de signatures notables. Nous publierons demain les noms les plus connus de ces partisans du « Docteur Enfer ».

D.E.

 

12 septembre 1906

GRAND REVIREMENT — LES SAVANTS DISSIDENTS RENTRENT EN SCENE

C’est un engouement, presque de l’enthousiasme !

De toutes parts, des protestations s’élèvent contre les trois gouvernements partis en guerre contre le docteur Flax.

À vrai dire, certains flaxistes exagèrent un peu. À les entendre, le chirurgien serait la seule victime.

Il est prouvé une fois de plus que les forts ont toujours raison. Flax vaincu n’aurait peut-être pas trouvé tant de défenseurs. Triomphant, il traîne à sa suite de bruyants amis.

Ces réflexions moroses n’atteignent que les arrivistes et les réclamistes qui cherchent à se faire un peu de publicité en acclamant le nom, honni par la foule, du docteur Flax. Elles ne sauraient s’appliquer aux grands savants, aux grands artistes, aux hautes personnalités qui prennent le parti du chirurgien par pure conscience et comme un devoir de suprême humanité.

L’article anonyme d’un des savants dissidents publié l’autre jour à cette même place a révélé l’intéressant retour d’opinion des anciens ennemis du docteur Flax.

Et maintenant des amis acclament !

LA PROTESTATION DES LETTRES ET DES ARTS

Voici le texte d’une autre protestation que suivent les signatures les plus importantes du monde des lettres et des arts :

Les soussignés estiment, selon l’avis d’Edison, que le cas du docteur Flax est un cas tout particulier, qui ne saurait être jugé ni d’après la morale, ni d’après les lois ordinaires.

Ils estiment que l’envoi des troupes internationales a été une double et lourde faute, premièrement parce qu’il était inutile d’exposer l’existence de braves gens aux effets d’engins invincibles, secondement parce que la science surhumaine du docteur Flax méritait d’autres égards que l’organisation d’une expédition internationale de police.

Ils estiment que la solution des grands problèmes sociaux étant, à notre époque, l’angoisse permanente de tous les hommes de cœur et d’intelligence, l’œuvre du docteur Flax et de la comtesse de Houdotte ne saurait être jugée entre une affaire de cambriolage et un crime d’ivrogne.

Ils estiment que, malgré la cruauté des moyens, cette œuvre est belle et louable.

Ils estiment que, même si te chirurgien de Frutt a partiellement échoué, elles est une des plus nobles qui soient nées d’un cerveau humain.

Ils estiment, comme lui, que les larmes des parents sont peu de chose en face du bonheur social, même seulement entrevu... que la souffrance de quelques-uns est la rançon forcée de la joie de tous... que la douleur de quelques individus est l’engrais nécessaire d’une floraison universelle, de même qu’une seule charogne pourrie au pied d’un rosier s’épanouit bientôt en mille roses saines et parfumées.

Ils estiment enfin qu’il serait possible d’envoyer à Frutt une délégation de grands savants pour discuter avec le docteur Flax une sorte de modus vivendi qui donnerait peut-être satisfaction à tout le monde.

Nous relevons, parmi les signatures qui suivent ce texte, celles d’Anatole France, de Victor Marguerite, de Théodore Cahu, de Camille Flammarion, de Séverine, de Jean Ajalbert, du peintre Besnard, d’André Honorat, ancien directeur du cabinet de M. Dubief, à l’Intérieur ; du célèbre compositeur de musique Moczkowski, de Marcel Prévost, de Millerand, d’Antoine, de Georges Lecomte, de Henri Robert, de Bruneau, de Coquelin aîné, de Rodin, de Quantin-Bauchard16.

LA FÊLURE DE L’ŒUVRE — LA JALOUSIE ET LE GENIE

Frutt.

Je vous ai fait part, dans mes dernières correspondances, de l’inquiétude et des soucis qui, depuis quelques jours, barrent le visage du docteur Flax.

La comtesse de Houdotte et les frères Hingertil m’ont, vous le savez, raconté les raisons de ces préoccupations.

Or, la situation s’aggrave avec une rapidité déconcertante.

La victoire du génie de la condensation a mis les autres petits génies en fureur, a surexcité leurs jalousies.

Ils se méprisent aujourd’hui férocement, ils se haïssent mortellement.

Le docteur craint fort l’excès de ces inimitiés qu’il désespère de guérir ou seulement d’atténuer.

Un compliment que la comtesse de Houdotte fit hier à Charles Clépent, pour le remercier d’avoir mis les troupes en fuite par sa machine, a failli soulever une révolution. Chacun des génies exige des louanges exclusives. Une louange à l’adresse d’un autre est considérée comme une injure.

Il y a eu des vengeances.

Les plates-bandes superbes que Léon Aproli a soigneusement dessinées ont été entièrement saccagées cette nuit. Il ne reste plus rien des fleurs nouvelles que le petit génie du jardinage a réussi à faire pousser en quelques jours. On soupçonne qu’Ambroise Riffelard, d’un jet de sa machine pneumatique, a fauché toutes ces plantes.

Je vous ai déjà écrit que le génie de la balistique, Isidore Bimorel, a refusé de concourir à la défense de la Forteresse. C’est à ces incidents d’amour-propre que nos soldats doivent d’avoir échappé aux aiguilles du petit fusil.

Sœur Thérèse est désolée.

— Voilà une dizaine de jours, se plaint-elle, que le caractère de nos petits génies se modifie, s’aigrit. Ils exigent impérieusement qu’on soit en admiration profonde devant eux. Il faut les accabler d’éloges hyperboliques, de flatteries énormes. Et encore, à condition de n’en pas dire autant au voisin. Nous avons été obligés de séparer de leurs camarades les plus intraitables d’entre eux... Figurez-vous que le petit Chipé a laissé mourir de faim un troupeau de chèvres sur lequel il avait commencé un beau travail de sélection. Pourquoi ? Uniquement parce que j’ai eu l’audace de prétendre, en sa présence, que Godefroy Pomme, qui a réussi à lancer au delà de notre atmosphère un cerf-volant, a réussi une expérience bien intéressante... Leur jalousie devient maladive, d’une irritabilité dont vous n’avez pas soupçon... J’en suis navrée.

— Bah ! ce sont là de petits inconvénients. Je ne comprends pas que le docteur Flax se laisse si visiblement abattre par ce petit défaut du caractère de ses génies.

— Petit défaut ! Dites vice immense qui peut compromettre toute l’œuvre. En admettant qu’ils ne s’exterminent pas un jour, comprenez que leur collaboration intime est la clef de voûte même des miraculeux progrès que nous escomptons pour l’humanité. Si Godefroy Pomme refuse de fournir à Vincent Montier l’éther transatmosphérique capté par son cerf-volant, ce sera là une conquête vaine, une conquête inutile. Cet éther n’est intéressant que si un chimiste spécialiste l’analyse, l’étudie, tire toutes les conséquences de cette acquisition. Sans quoi, la découverte reste vaine et stérile.

— Est-ce que le docteur Flax ne peut pas corriger le caractère des génies ?

— Si, mais cela exigerait une nouvelle opération. Le docteur Flax l’entreprendrait sans hésiter s’il n’était, malgré tout, fâcheusement impressionné par toutes les colères qu’il soulève par le monde. Le maître croyait que, dès qu’il aurait prouvé la réalité, la solidité de sa découverte, il n’aurait plus qu’à ouvrir au large les portes de la forteresse ; que non seulement les gouvernements ne se coaliseraient pas contre lui, mais qu’ils s’uniraient pour l’aider, pour lui permettre de continuer ses études dans les meilleures conditions possibles. Il est donc déçu... Les insuccès partiels qui empêchent les génies de se développer normalement par suite de l’action imprévue du microbe de la jalousie ne vont-ils pas donner des forces nouvelles à ses innombrables adversaires ? Ne va-t-on pas le discuter encore plus âprement qu’auparavant ? Et dame, il en est peiné, il hésite !

Je vous rapporte cette conversation de sœur Thérèse.

Elle me semble, dans les circonstances présentes, de la plus grande importance.

Qu’on se rappelle que, depuis mon arrivée dans la forteresse, je n’ai guère pu faire causer ses habitants. Sitôt que je tentais des questions, je me heurtais à des réponses évasives. On me renvoyait au docteur Flax.

Pour qu’aujourd’hui les langues se délient d’elles-mêmes, il faut que la situation soit sérieuse, difficile.

Je vais essayer de voir le docteur Flax.

Si je puis rédiger un télégramme à temps, vous recevrez des explications au sujet des curieux incidents qui préoccupent si gravement les habitants de Frutt.

ALAIN BERNARD.

Melchtahl.

En somme, Flax nous a infligé une véritable déroute, et une déroute ridicule.

On se moque de nous.

Les troupes internationales ont fui et, tant morts que blessés, j’entends blessés sérieusement, nous sommes zéro. Nous sommes couturés d’égratignures de grêle, mais nous nous portons très bien. Le soleil qui nous a accompagnés de Frutt jusqu’à Melchtahl nous a si convenablement sechés que, les frictions aidant, les fluxions de poitrine ont été évitées.

Nous ne pouvons pas nous regarder sans rire. Si le découragement des pères et des mères des petits génies n’était pas si profond, notre désastre serait des plus gais.

Le plus extraordinaire de l’affaire, c’est que, même ici, le docteur Flax devient des plus sympathiques. Nos soldats ont pour lui une admiration sans bornes. Ils ont la douche reconnaissante. C’est un résultat bien curieux. Les officiers professent hautement la même opinion. Ils obéiront, comme par le passé, à la consigne, mais, si on les relance à l’assaut de Frutt, ils se diront tout bas que la consigne est absurde et sotte.

On dit que les trois gouvernements sont de plus en plus décidés aux mesures extrêmes.

Va-t-on mobiliser des corps d’armée ? Mais que pourront les corps d’armée dans la « lutte atmosphérique » ?

BARBARUS.

Engstlensee.

Les Bavarois sont furieux. Le commandant Kahlembeck ne dérage pas.

— Nous avons bêtement reculé, me dit-il. J’ai tenté de rester, mais mes hommes, qui étaient trempés, n’ont rien voulu entendre. Si on m’écoutait, on enverrait quelques bons coups de canon contre la forteresse, contre le docteur, et, par-dessus le marché, contre les enfants, pour qu’on n’en entende plus jamais parler.

 Le maréchal Haeseler est plus souriant.

Je l’ai salué tandis qu’étendu sur une chaise-longue, au soleil, il chauffait des rhumatismes que les intempéries d’hier ont ranimés.

— Quel homme que ce Flax ! N’avais-je pas raison quand je vous exprimais mon admiration pour lui ?

Un nouveau matériel de campement arrive ce soir à Thoune.

CLOVIS BINARD.

UNE NOUVELLE INATTENDUE — FLAX SE RENDRAIT

Melchtal, dernière heure.

Rudolph Hermlein et Werner Dürrer, qui sont remontés à Frutt cet après-midi, pour essayer de retrouver l’un sa jumelle, l’autre une paire de bottes perdues pendant l’orage, viennent de rentrer au Melchtahl.

Ils apportent une nouvelle extraordinaire, incroyable.

Le drapeau blanc aurait été hissé sur la forteresse.

Est-ce que Flax, triomphant, aurait l’intention de se rendre ?

BARBARUS.

 

13 septembre 1906

CAPITULATION DE FLAX — LES MOTIFS

Frutt.

Un coup de théâtre qui va frapper le monde de stupeur : Hier au soir, trop tard pour que j’aie pu vous télégraphier, le docteur Flax a hissé le drapeau blanc au-dessus de son laboratoire et annoncé ainsi sa décision de se rendre aux troupes envoyées contre lui.

Cette résolution est uniquement motivée par la mésintelligence croissante des enfants.

Le docteur Flax n’est pas découragé, mais les haines qui, de plus en plus, paralysent l’essor des génies, l’obligent à changer ses plans.

Il parait que même le génie de l’amitié s’est livré, par amitié, sur Justin Chipé, à toutes sortes d’actes de violence. Son amitié pour la comtesse de Houdotte et le docteur Flax est devenue effroyablement égoïste. Il ne peut supporter que d’autres aient des relations amicales avec ceux qu’il aime. Il a mordu, au doigt, Numérien Hingertil, parce que le docteur, en quelques termes émus, remerciait ses trois gardes du corps pour leur dévouement absolu, pour leur collaboration ardente et désintéressée.

En opérant les enfants, le docteur Flax a songé à tout, sauf à cette loi essentielle de la mentalité humaine que tous les génies sont jaloux les uns des autres et se détestent d’autant plus qu’ils ont plus de génie.

Il semble donc prouvé aujourd’hui qu’une société entièrement composée d’hommes de génie ne peut pas vivre, qu’elle est vouée à mille dissensions intestines qui compromettent radicalement son existence, que finalement elle n’est pas supérieure à une société de braves gens médiocres ou moyennement intelligents.

À quoi bon d’extraordinaires découvertes si elles ne doivent servir qu’à s’annihiler les unes par les autres, qu’à permettre aux génies de s’entrenuire ?

Voilà une des vraies raisons de la capitulation du docteur Flax.

Wolfgang Hingertil devient loquace dans le malheur. Il m’a dévoilé une autre tare de l’œuvre du chirurgien. Le docteur m’en avait déjà touché un mot, mais je ne me doutais pas que le vice fût si désastreux.

Tous les génies de Frutt sont étroitement spécialisés. Leur esprit, exclusivement aimanté vers un seul pôle, ne s’attache à rien d’autre qu’à l’idée fixe qui le dirige. Le spécialiste de génie, musicien, aéronaute, cuisinier, chimiste, etc., se passionne tellement pour sa spécialité qu’il ne s’intéresse qu’à elle. Tout ce qui n’est pas elle lui semble inutile, gênant, nuisible.

Charles Clépent juge extravagant et fou qu’on puisse goûter les vers de Pierre Candelaur ou la musique de Nicolas Barlatescu. C’est une des raisons pour lesquelles il s’exaspère si fort lorsqu’il apprend que le docteur Flax et la comtesse de Houdotte ont fait chercher ces deux petits génies pour distraire leurs soirées. La poésie et la musique sont pour lui des arts non seulement inférieurs, mais inexistants. Il ne peut concevoir qu’on puisse trouver goût et plaisir à d’autres problèmes qu’à ceux de la condensation.

Ce détail explique d’une autre façon cette indifférence, cette apathie marquée au front de tous les petits génies. Rien n’éveille leur attention en dehors de leurs préoccupations essentielles. Ils ne sont sensibles qu’à deux sentiments : celui de l’orgueil lorsqu’on admire leur génie ; celui de l’envie, de la rage folle, lorsqu’on admire le génie d’un autre.

Dans un monde exclusivement composé de génies, les relations sociales seraient donc impossibles. Faute de quelques idées, de quelques admirations communes, les génies mourraient de faim l’un à côté de l’autre, sans s’être compris.

Cette perspective a changé les projets du chirurgien sans abattre ses espoirs. Il compte bien poursuivre son œuvre.

— Pourquoi je me rends au moment où je suis victorieux ? m’explique-t-il. Je me rends parce que je me suis trompé, parce que j’ai commis une grave erreur de calcul, en ne comptant pas avec la jalousie destructrice des génies... Cette erreur, je la réparerai par une nouvelle opération que je réaliserai sur mes sujets dans six mois... Car maintenant j’ai lieu de croire, malgré tout, qu’on me laissera corriger mon œuvre, à Paris, dans de meilleures conditions que celles de Frutt... J’apprends que le monde savant se lève universellement en ma faveur. Demain, le gouvernement français me suppliera de continuer mes expériences. Alors, qu’est-ce que je risque ?... J’ai lutté sans déplaisir, à Frutt, contre les troupes internationales. Il m’est pénible d’avoir à y soutenir une bataille perpétuelle contre mes petits génies. Je préfère recommencer mes essais à Paris et les perfectionner tranquillement dans mon hôpital de Montretout.

— Mais si vous vous trompez, si les tribunaux, obéissant à la foule qui vous déteste et à la loi, vous condamnent ?

— Rassurez-vous. Ils ne me condamneront pas. Réfléchissez que des hommes comme Edison ont pris ma défense. Edison vaut une foule. J’estime qu’à cette heure, il n’y a plus aucun danger ni pour la comtesse, ni pour les Hirtgertil ni pour sœur Thérèse, ni pour moi, à redescendre de ces montagnes vers le monde civilisé… Et s’il y a un danger, eh bien...

— Eh bien ?

Dites que je n’en ai pas peur et que j’ai aujourd’hui plus d’un moyen de le surmonter victorieusement. J’espère qu’on m’évitera d’avoir à étonner l’univers, une fois de plus.

À dix heures, des trompettes sonnant de trois côtés à la fois, nous avertissent que les détachements de troupes internationales apparaissent en vue de la forteresse.

Je me précipite à la hâte hors des murs.

Quelques instants après, mes braves amis, Barbarus et Binard accourent à ma rencontre.

On se serre les mains avec une émotion inexprimable. On s’embrasse.

Ah ! qu’il fait bon retrouver ses camarades après tant d’aventures !

Barbarus et Binard précèdent le général Lacroix et le maréchal Haeseler, qui arrivent de compagnie.

Les deux officiers généraux, auxquels se joint le colonel Fahrlender, tiennent un court conseil devant la porte.

Le protocole suivant est adopté. Le maréchal Haeseler entrera le premier dans la Forteresse et recevra officiellement la reddition du chirurgien. À partir de ce moment, c’est le général français qui sera considéré comme le chef des troupes internationales. Ce mode d’action était d’ailleurs prévu par les diplomates afin d’établir une balance égale entre la France et l’Allemagne et ne blesser aucune susceptibilité patriotique.

Mais voilà qu’apparaissent les trois frères Hingertil qui s’avancent, revêtus de leurs habits du dimanche.

Il faut avoir vu Chrysostome en redingote, pour connaître l’effet de nos modes sur un éléphant.

— Maréchal, dit Numérien Hingertil, ému, le docteur Flax vous attend. J’ai ordre de vous conduire auprès de lui, avec vos officiers.

Il y a vingt secondes d’hésitation. N’est-ce pas un piège du docteur Flax ? Sans ma présence, on eut pris de grandes précautions avant de pénétrer dans la forteresse. Mais, en quelques mots, j’explique les motifs pour lesquels le chirurgien ne désire pas pousser la résistance plus avant, et nous entrons.

D’accord avec Barbarus, je passe ici la plume à Clovis Binard.

Barbarus et moi, nous sommes épuisés par cette rude campagne.

En vertu, des conventions, cette journée, date de l’arrestation du voleur d’enfants, marque la fin du concours de reportage et ne peut plus changer le résultat.

ALAIN BERNARD.

PREMIÈRE ENTREVUE DU MARÉCHAL HAESELER ET DU DOCTEUR FLAX — LES ENFANTS NE SERONT RENDUS AUX PARENTS QUE DEMAIN

Le maréchal Haeseler choisit une dizaine d’officiers pour l’accompagner auprès du docteur Flax.

Tandis que nous passons le seuil de la porte en suivant le maréchal, un long cordon de troupes est organisé afin d’empêcher les curieux d’envahir le fameux domaine du chirurgien.

Après une promenade assez compliquée dans un labyrinthe de murs, notre cortège arrive au lac de Frutt.

Là, un premier incident. Frantz Veytolle, le petit génie de la navigation, pris subitement d’une rage inexplicable, vient de mettre le feu à l’extraordinaire bateau qu’il a construit et qu’Alain Bernard nous a décrit. En un clin d’œil, le canot est réduit en cendres.

Précédés par les frères Hingertil qui marchent lourdement, d’un air triste, nous atteignons enfin le laboratoire du docteur Flax. Ils nous introduisent et, dans la première chambre de toile, nous apercevons debout, en groupe, le docteur Flax, la comtesse de Houdotte et sœur Thérèse.

Le docteur Flax nous salue d’un grand geste et d’un vague sourire de ses yeux creux. La comtesse de Houdotte s’incline. Je surprends une larme au coin de ses paupières. Sœur Thérèse pleure abondamment.

Le maréchal Haeseler s’avance vers le chirurgien et lui tend affectueusement la main.

Est-ce un ennemi qui vient prendre livraison d’un adversaire vaincu ? Non, le vieil officier traduit ostensiblement, dans son étreinte, toute sa haute estime pour le miraculeux savant.

— Docteur, dit-il, les ordres de mon empereur m’obligent à vous considérer comme mon prisonnier. J’obéis naturellement à ces ordres. Mais je saurai anoblir ma mission par les égards qui vous sont dus. Comment voulez-vous être traité ? Je dois, d’après mes instructions, vous remettre, ainsi que Mme la comtesse, sœur Thérèse et MM. Hingertil, entre les mains du général Lacroix, qui vous conduira à Paris, où votre gouvernement restera libre d’agir à sa guise, indiquez-moi vous-même les modalités de ce transfert qui vous sembleront les plus agréables.

— Maréchal, réplique le docteur, je suis touché de vos paroles... Je vous en remercie tant en mon nom qu’au nom de mes amis, aujourd’hui vos prisonniers comme moi... Voici le programme de capitulation que je vous propose... Laissez-moi dans la forteresse encore cette nuit. J’ai besoin de quelques heures pour mettre mes papiers en ordre, pour rédiger encore certaines observations scientifiques auxquelles j’attache un très grand prix... Quel que soit l’avenir qui nous est réservé, il n’est pas inutile au bien de la science de me laisser noter mes expériences, mes théories et mes résultats... Puisque vous désirez m’être agréable, ne prenez aussi livraison des enfants que demain. Je veux les étudier ici, un à un, une dernière fois... Veuillez, en conséquence, interdire aux parents l’entrée de la forteresse jusque vers le matin. Je me tiendrai alors, ainsi que mes amis, à la disposition du général français qui, à partir de ce moment-là, fera de nous ce que ses ordres et sa conscience lui dicteront.

Ces propositions du docteur Flax sont acceptées par le maréchal Haeseler, et nous sortons aussitôt de la forteresse.

Lorsque les pères et les mères, massée derrière les troupes qui gardaient les portes de la forteresse, ont appris qu’ils devaient attendre jusqu’au lendemain le droit d’embrasser leurs enfants, nous avons assisté à une furieuse révolte.

Le baron de Vautremesse, dans un accès, de colère, a même giflé un sous-officier qui,  fidèle à la consigne, l’empêchait de passer.

Cet incident n’aura d’ailleurs pas de suites. Le sous-officier a refusé de porter plainte, excusant une nervosité presque maladive, exaspérée par des journées et des journées d’angoisses et d’espérances constamment déçues.

La remise des enfants aux parents nous promet donc un spectacle des plus émouvants.

CLOVIS BINARD.

 

14 septembre 1906

LES GÉNIES ET LEURS PARENTS — UNE TERRIBLE DÉSILLUSION

Frutt.

Ce matin, à neuf heures, a eu lieu la remise des enfants aux parents, sous les yeux du général Lacroix, commandant aujourd’hui en chef, et du maréchal Haeseler.

Scène grave, poignante !

Les pères et les mères sont rangés devant la grande porte de la caserne où demeurent les petits génies.

Ils attendent fiévreux, le visage contracté d’anxiété impatiente.

M. de Vautremesse, les doigts crispés, tortille sa moustache, l’arrache. Mme Peïnassols, la fiancée de Barbarus, qui ne peut encore marcher, s’est fait hisser à Frutt, sur un brancard. Elle a nerveusement saisi les montants de bois de sa couche et y incruste ses ongles, frémissante de n’être pas debout, de ne pouvoir courir au-devant du petit quand il sortira.

À l’heure dite, Chrysostome Hingertil ouvre la porte, paraît sur le perron. Le géant est salué d’un long murmure hostile. Des cris de rage éclatent Des poings se tendent vers lui.

— Canaille !

M. de Vautremesse, qui, la veille, s’est déjà livré à des actes de violence, est en proie à une agitation extrême. Le général français s’approche de lui et l’admoneste doucement.

— Il faut vous calmer, monsieur ou je serai obligé de vous faire emmener. À quoi bon cette exaltation ? Elle est parfaitement inutile, elle ne peut que jeter le trouble parmi nous. Maîtrisez-la. Donnez l’exemple. Que feront les femmes si les hommes s’énervent ainsi ?

Chrysostome Hingertil semble très interloqué de cet accueil hostile. Pas plus que Flax, ses complices n’arrivent à comprendre l’exécration dont ils sont l’objet. Ils ne peuvent même pas s’imaginer l’implacable haine des parents. Pourquoi cette inimitié acharnée ? Le chirurgien n’a-t-il pas rendu service aux enfants en améliorant leur intelligence ?

D’un air timide, avec des gestes gauches, le géant prend la parole :

— Le docteur Flax, s’écrie-t-il d’une voix forte, mais tremblant d’émotion, m’a ordonné de ne vous livrer les enfants qu’un à un. Il faut éviter les incidents de jalousie qui naîtront à coup sûr, si je vous amène les génies ensemble et d’un seul coup.

Les parents crient, sifflent, protestent :

— Nous avons assez attendu ! Tout de suite !

Le général en chef est, de nouveau, obligé d’intervenir.

— Il sera fait, ordonne-t-il brusquement, selon les désirs du docteur Flax.

Alors, sur un signe de Chrysostome Hingertil, sœur Thérèse ouvre la porte et s’avance, tenant par la main une enfant blême et sans forces, Louise Accesson.

Un grand gémissement monte du groupe des assistants.

— Ma fille ! Ma fille !

Et une femme accourt, les traits convulsés, presque effrayante d’amour maternel surexcité. Elle tend les bras vers la petite, s’élance.

— Madame, observe sœur Thérèse, ne la secouez pas, je vous en prie. L’opération est récente. La petite est encore très faible. Il lui faudra un bon mois pour se remettre complètement, et...

Sans répondre, la mère emporte la fillette dans ses bras. Comme un chien qui a volé un os et va le ronger à l’écart, elle se retire derrière le groupe des pères et des mères pour mieux reconnaître la petite, pour mieux l’embrasser, pour savourer égoïstement son bonheur, hors la vue des autres.

Les cinq autres filles sortent ainsi de la caserne.

À chaque apparition, c’est la même crise. De grands cris, des larmes et une fuite de la mère, comme si elle craignait que l’enleveur d’enfants ne se ravisât, ne vînt lui reprendre ce bien enfin retrouvé.

À chaque apparition aussi, la colère qui gronde au cœur des autres, de celles qui attendent encore, augmente et se gonfle. L’aspect chétif, le teint maladivement diaphane des victimes du docteur Flax torturent toutes les malheureuses d’une pitié aiguillonnée par l’angoisse de voir surgir bientôt leur enfant aussi éteint, aussi pauvre de force et de sang.

Les filles rendues aux parents, les garçons sont amenés un à un, de la même manière, par le second géant, Wolfgang Hingertil. Il commence par Aristide Peïnassols, le génie da l’ameublement confortable. Barbarus prend l’enfant par la main et l’entraîne vers le brancard sur lequel la mère, attentive, guettait, désespérée de son immobilité forcée.

Ensuite sortent Philippe Ordin-Rosier, Louis Maneui, Vincent Montier, Émile Loubé, Ambroise Riffelard et les autres, à peu près dans l’ordre inverse de celui dans lequel ils ont été enlevés et opérés.

Aussi, tandis que les premiers devant lesquels s’ouvre la porte de la liberté semblent délicats et vacillants, les derniers, travaillés par le bistouri depuis longtemps déjà, sont visiblement plus robustes, plus solides. Mais tous marchent de cet extraordinaire pas saccadé de jouets à ressort !

Peu à peu, à mesure que le nombre des enfants rendus augmente, un véritable concert de larmes bruyantes et de sanglots naît et se propage parmi les pères et les mères.

C’est que tous s’étonnent et s’affolent d’une constatation effroyable.

Dans le premier moment de tendresse expansive, dans le premier enlacement passionné des bras, ils ne se sont point aperçus que leurs enfants les reconnaissent à peine. Ils sont bientôt obligés de se rendre à l’évidence. Les génies restent froids devant les appels les plus câlins. Non pas qu’ils ne se souviennent des visages et des sourires familiers, mais ils ont, en gagnant de l’intelligence, perdu la mémoire du cœur, totalement.

— Tu me reconnais bien ? demande, devant moi, M. Clépent à son fils.

— Oui. Tu es mon papa, et voilà ma maman.

— Et tu ne l’embrasses pas, ta maman ?

— À quoi bon ? Est-ce que cela fera faire un progrès à la machine à condenser les nuages ?

— Nous allons rentrer à Paris. Tu retrouveras tes jouets et Maria, la bonne, qui te gâtait tant.

— J’aime mieux rester ici où j’ai mes outils. Si vous voulez ramener quelqu’un à Paris, chargez-vous plutôt d’Ambroise Riffelard, qui m’embête et qui m’en veut.

Cette conversation du petit génie de la condensation, tenue d’un air grave, d’un air de vieillard désabusé, donne une idée des paroles mortelles que les parents, douloureusement surpris, sont obligés d’écouter.

Leur désillusion est amère, déchirante ! Ils s’attendaient à de grandes démonstrations d’amour, à des cris de joie, à des babillages de tendresse folle ; ils trouvent de petits êtres méchants, glacés, des cerveaux égoïstes, inaccessibles à l’émotion, des étrangers presque aussi durs, presque aussi secs que les crânes découverts dans l’hôtel de la rue Cassette.

Celui des élèves du docteur Flax qui nous offre alors le spectacle le plus déconcertant est Ange Pompaigne. Le génie de l’amitié se débat furieusement sous l’étreinte de sa mère et de son père. Les pauvres gens qui, il y a quelques semaines, tentèrent de se suicider, par désespoir d’avoir perdu leur fils, sont en présence d’un démon déchaîné. Non seulement l’enfant ne répond à aucune caresse, mais il proteste désespérément contre l’idée d’accompagner ses parents à Paris. Il réclame, en hurlant de rage, le docteur Flax et la comtesse de Houdotte. Il ne veut pas les quitter. C’est à eux qu’il est resté attaché par le cœur et par l’esprit. Il finit, pour tenter de se débarrasser de son père et de sa mère, par leur distribuer cent coups de poing et cent coups de pied.

Sœur Thérèse accourt, intervient pour arrêter cette scène tragique.

— Le docteur Flax, dit-elle aux parents éplorés, l’a prévu. Ange ne se laissera pas emmener par vous. Si vous insistez, si on bouscule l’enfant, il est capable de tout, capable, pour rejoindre ses amis, de se jeter par la portière du wagon, au risque de se tuer... Il faudra de nouveau, et progressivement, vous rendre les amis de votre fils... Pour vous faciliter cette évolution, le docteur Flax vous demande de lui confier le petit. Ange accompagnera le docteur et la comtesse de Houdotte à Paris. Ils lui feront de la morale en cours de route, ils l’habitueront à l’idée d’habiter avec vous. Si vous préférez, vous voyagerez en leur compagnie. Vous pourrez ainsi, par l’entremise bienveillante de M. Flax, faire la cour à votre enfant, et, peu à peu, reconquérir son affection.

Mme et M. Pompaigne acceptent tout de suite cette combinaison bizarre. Précédés du petit Ange, qui part en flèche retrouver son grand ami, le docteur, et de Chrysostome Hingertil, ils disparaissent rapidement derrière la lourde porte de la caserne.

Malgré la résistance à peu près générale, quelques-uns des génies sont emmenés, sans tarder, par leur famille. Toute une petite caravane s’organise ainsi pour descendre à Melchtahl. Quinze enfants partent de cette façon.

Les autres vont encore passer la nuit à Frutt. C’est sur le conseil même du docteur Flax que cette décision est prise par les parents. Il faut, selon le chirurgien, traiter quelques-uns des petits génies avec précaution, avec ménagement. Une trop brusque transition d’habitudes peut être désastreuse, peut les entraîner à des révoltes effrénées. Les parents devront d’abord se promener avec leurs enfants toute une journée, dans ce paysage ou les petits sont maintenant accoutumés de vivre.

Aussi des lits ont-ils été montés, dans les diverses chambres, où les pères et les mères passeront la nuit.

LE DOCTEUR FLAX ET LA PRESSE SUISSE

C’est seulement demain, à une heure qui n’est pas encore fixée, que le docteur Flax, la comtesse de Houdotte, les frères Hingertil et sœur Thérèse seront remis par le maréchal Haeseler au général Lacroix, qui, dès que ses prisonniers seront à Melchtahl, les confiera à M. Hamard et aux policiers chargés de les ramener à Paris.

Les journaux suisses, qui, tant qu’on ne reprochait à Flax que ses rapts d’enfants, avaient admis que le chirurgien et ses complices fussent jugés à Paris, ont changé d’opinion.

En effet, disent-ils, par sa résistance aux autorités suisses, le chirurgien s’est rendu coupable d’un délit qui regarde les juges locaux. Les blessures et les incapacités de travail dont elle fut cause, les contusions et les souffrances d’Alain Bernard, de Rudolph Hermlein, de toutes les victimes du fluide ont été infligées en Suisse et, la plupart, aux dépens de sujets suisses. Flax serait, d’après ces journaux, justiciable des tribunaux helvétiques.

Mais n’y aurait-il pas, par le monde, une véritable déception, si les anciens assiégés de Frutt étaient ravis à la juridiction française ?...

C’est aussi l’avis du gouvernement suisse.

Il est décidé à une dérogation aux principes de droit ordinaire.

On annonce qu’aujourd’hui même l’assemblée générale composée du conseil national et du conseil des États, autorisera le conseil fédéral à laisser juger Flax et ses complices par un tribunal français.

NOTRE CONCOURS

C’est aujourd’hui que nous devions publier le résultat du concours de reportage pour la semaine. Mais, d’après nos conventions, ce concours s’est terminé hier, jour de la capture du voleur d’enfants. Il nous manque donc les notes de deux journées pour déclarer le vainqueur. Que nos lecteurs nous les envoient au plus tôt. Nous proclamerons les résultats définitifs après-demain.

Frutt.

Le maréchal Haeseler offre ce soir, à Frutt, un grand dîner. Numérien m’informe que le docteur Flax prépare une surprise aux invités de l’officier allemand.

 

15 septembre 1906

LE BANQUET DU MARÉCHAL — LES BOUCHÉES FLAX — SONS D’ORGUE — NOBLE APPARITION DU PROFESSEUR — SON ÉLOQUENCE PERSUASIVE — ENCHANTEMENT

Le feld maréchal Haeseler a, comme nous l’annoncions hier, offert hier au soir, dans le laboratoire du docteur Flax, un banquet d’adieu aux officiers des troupes internationales, qui ont pris part à cette étonnante campagne de Frutt.

Il avait également invité les pères et les mères restés dans la forteresse. Quelques reporters aussi.

C’est ainsi que j’ai eu la grande joie de retrouver notre ami William Trisson, toujours pochard, toujours triomphant. L’ex-policier américain, devenu journaliste, m’a formellement affirmé qu’il détient le record des nouvelles sensationnelles, depuis la fuite du professeur Flax.

Je n’en doute pas. Reste la question de savoir si, parmi toutes ces nouvelles sensationnelles, il y en avait une seule exacte.

Le banquet du maréchal fut très animé. Banquet ? Le mot est vraiment un peu ambitieux. Le menu ne comportait, en effet, ni ortolans, ni crus rares. Le maréchal Haeseler, refusant de toucher aux approvisionnements du docteur Flax, avait chargé l’hôtelier Armbruster de Sarnen do monter, à la hâte, les éléments du dîner.

Le menu fut donc d’une simplicité spartiate : œufs au jambon, côtelettes de veau pannées, bouchées Flax, œufs à la neige, bière, café.

Encore n’y a-t-il pas eu de côtelettes pannées pour tout le monde. Les invités qui en furent privés se virent octroyer, en compensation, une double ration de jambon.

Rarement agapes officielles furent aussi maigres. Mais à la guerre comme à la guerre ! Nous avons toujours gagné à cette frugalité d’échapper à l’odieuse « sauce fédérale » dans laquelle, sur dix mille tables d’hôtes suisses nagent quotidiennement trois cent mille morceaux de viande que ce bain n’attendrit pas.

Ce repas stoïque fut cependant racheté par un plat d’un moelleux divin, dont la saveur me chatouille le palais, rien qu’au souvenir. Je recommande les bouchées Flax à nos amateurs. Brillât Savarin en eût pleuré d’amour. Elles avaient été préparées par le jeune André de Vautremesse, le premier entant volé, auquel par le bistouri du docteur, fut incarné le génie savoureux de la cuisine.

Le baron de Vautremesse avait essayé d’empêcher son fils de nous préparer ce plat. Mais le père avait du céder, le petit ayant été secoué, à cause de cette interdiction, d’une grave crise de convulsions.

Jamais je n’ai rien goûté de plus fin, de plus suprêmement exquis que ces bouchées préparées, paraît-il, avec du foie de veau cuit par petits bouts, dans une friture parfumée de certaines herbes des hautes montagnes.

À la fin du repas, comme le palais encore enchanté de cette friandise, nous étions en train de grignoter quelques raisins trop secs et quelques noisettes plus sèches encore, le maréchal Haeseler se leva et prononça un petit discours en français :

— Messieurs, dit-il, notre tâche s’achève. Elle se termine, je l’avoue, beaucoup mieux que je n’ai jamais osé l’espérer. Si le docteur avait voulu continuer la résistance, nos efforts n’eussent sans doute pas réussi à le réduire, tant il est vrai que, dans nos temps modernes, la science est l’universelle maîtresse, l’universelle dominatrice. De nos jours, l’homme faible est celui qui ne sait rien... Le mot faible disparaitra bientôt de la langue ou deviendra simplement le synonyme du mot ignorant. Est plus fort qu’un autre celui qui est plus savant que l’autre... Le docteur Flax a, en cette courte campagne, illustré, pour ainsi dire, ces vérités qui seront les grands principes directeurs de la vie dans les temps qui vont venir... Mesdames et messieurs, et maintenant (à ce moment, le maréchal se tourna vers le groupe des pères et des mères) je demande aux victimes du professeur Flax de faire un grand effort sur elles-mêmes. Quelle que soit leur haine, leur désir de vengeance, qu’elles n’accablent pas le grand chirurgien français !... Soyez tous indulgents. Il le mérite. Calmez vous-mêmes, par de sages paroles, l’excitation qui se traduit avec tant de violence dans la plupart de vos journaux... Il ne me reste plus, messieurs les officiers, qu’à vous remercier de votre bonne volonté, de votre aide fraternelle. Je conserverai toujours le souvenir de nos excellentes relations.

En quelques mots brefs, le général français et le colonel Fahrlander remercient le maréchal Haeseler de ses paroles.

Je dois à la vérité d’écrire que les exhortations à l’indulgence n’ont eu aucun succès parmi les pères et les mères, de plus en plus outrés, à mesure qu’ils se rendent compte des changements que l’opération du docteur Flax a infligés à l’équilibre mental des enfants.

Ces discours terminés, on allait se lever de table, quand, tout à coup, de derrière une des toiles qui divisent le laboratoire en petites cases, s’éleva une musique d’orgue extrêmement belle, une musique émouvante, géniale.

Alors toutes les conversations s’apaisent, tous les cœurs s’unissent dans un silence fervent. C’est Nicolas Barlatescu qui joue de l’orgue, d’un orgue dont le son est poignant.

L’instrument a, paraît-il été perfectionné par Ambroise Riffelard, le génie du pneumatisme, qui a découvert un moyen nouveau de souffler dans les tubes mugissants.

Les vibrations harmonieuses nous enveloppent d’un mystère beau comme une nuit d’été. Elles semblent se propager à notre âme en ébranlements intimes, intellectuels. Nous sommes tous pris par ces rythmes qui grondent et qui parlent à tout notre être sentimental, lorsqu’une voix de femme, une voix merveilleuse, accompagne soudain les sons graves de l’orgue.

C’est la comtesse de Houdotte qui chante, accompagnée par Nicolas Barlatescu, l’Hymne à la Gloire, composé par Pierre Candelaur.

La musique héroïque s’adapte si bien aux paroles, les paroles sont d’un souffle si surhumain, et la voix qui chante, chante avec tant de lyrisme que, bientôt, émus aux larmes, enthousiasmés, les invités du maréchal Haeseler restent comme ivres, d’une ivresse étrange, nouvelle et douce. Même les visages des pères et des mères, ridés par d’incessantes inquiétudes, marquent l’oubli des souffrances passées, évanouies à l’inspiration de la miraculeuse musique.

Et alors, quand, sur la fin de l’Hymne à la Gloire, le docteur Flax nous apparaît, entouré des trois frères Hingertil, de sœur Thérèse et de la comtesse de Houdotte, tous, nous nous levons d’un seul mouvement, et nous saluons avec respect, nos hautains prisonniers. Même le baron de Vautremesse dont on craint toujours la nervosité excessive, le baron de Vautremesse qui a juré de tuer de ses mains le docteur Flax, se trouve muet, saisi, immobilisé, maîtrisé par cette auréole de supériorité, au milieu de laquelle marche le docteur Flax, auréole que nul n’aperçoit, mais que chacun devine au front du professeur, lumière puissante et invisible qui nous éclaire jusqu’au tréfonds de notre être.

Le docteur Flax s’arrête devant le maréchal Haeseler. Sitôt que l’orgue cesse d’émouvoir l’air de ses ondes sonores, il parle d’une voix vibrante qui continue l’harmonie du métal frémissant sous la poussée des souffles.

— Voilà, dit-il, tandis que s’éteint lentement un point d’orgue final, voilà notre œuvre ! Voilà les résultats que nous avons obtenus en quelques jours… Je m’adresse aux pères qui veulent ma mort. Je m’adresse aux mères que j’ai torturées. Et je leur demande si elles ne sentent pas, jusqu’aux fibres les plus sourdes de leur âme, qu’il y a là quelque chose de nouveau dans le monde, quelque chose de grandiose, de superbe, si grandiose et si superbe que jamais rien au monde ne fut aussi grandiose, aussi superbe !... Et je me présente devant vous pour vous dire : J’ai consenti à me rendre, alors que mon œuvre n’était pas achevée, alors qu’elle a besoin encore de nombreux perfectionnements, alors que toutes les idées que j’ai là (et il frappe son vaste front brun) n’ont encore pu être réalisées. Laisserez-vous ces idées stériles ? Ne me permettrez-vous pas de continuer à loisir, où je voudrai, sous le contrôle du monde savant, en pleine lumière, des expériences aussi triomphalement commencées ?... Soyez donc juges maintenant... Je suis tellement convaincu de la grandeur de notre Œuvre que vous-même, qui en avez souffert, serez, j’en suis sur, désormais mes aides et mes soutiens... Je vais rentrer à Paris comme prisonnier. C’est à vous que je demande d’être les avocats de ma cause, oui, à vous. Oubliez les petites manœuvres dont j’ai été obligé de me rendre coupable pour enlever les enfants, pour travailler en sécurité... Ne regardez plus en arrière : bien plus, fermez les yeux devant le présent encore imparfait. Marchez, le regard seulement fixé sur l’avenir... Si vous voulez me suivre, cet avenir sera bientôt le plus beau qu’aient jamais imaginé les utopistes les plus extravagants. Je laisse à vos consciences le soin de nous juger... Pour que chacun ait sous les yeux la preuve évidente que nous ne sommes pas des imposteurs, que notre Œuvre est une réalité, sœur Thérèse va vous distribuer à tous des bagues que vous garderez en souvenir de moi... Elles sont la reproduction d’un anneau que Bernard Flaquette cisela ces temps derniers... Nous avons donné à cette bague, pour la distinguer de quelques autres, le nom de Bague-Amour... Elle est un parfait chef-d’œuvre, digne des musées les plus choisis. Ainsi, lorsque vous contemplerez à vos doigts ce petit bloc d’argent sur lequel le petit génie du ciselage a tracé des lignes rares, vous songerez au docteur Flax, vous trouverez un nouveau courage à défendre ses découvertes devant ceux qu’une vaine sensiblerie exaspère, une sensiblerie qu’il faut qualifier, lorsqu’on réfléchit à fond, de sentiment inique, inhumain.

Ayant ainsi parlé, le docteur Flax nous salue à nouveau, et, lentement, suivi de la comtesse de Houdotte et des frères Hingertil, il se retire, nous laissant sous l’impression de son éloquence chaude et persuasive.

Sœur Thérèse nous distribue les bagues-amour.

Ce sont, en effet, de purs chefs-d’œuvre. On ne sait qu’admirer le plus, le modelage des toutes petites figures, leur finesse, leur délicatesse ou l’art avec lequel elles sont groupées. Elles représentent l’humanité heureuse par le génie des hommes, heureuse par l’influence des génies.

Alain Bernard, mon voisin de table, me glisse dans l’oreille :

— N’est-ce pas que c’est merveilleux ? N’est-ce pas que tu es maintenant sous le charme ? Mais, moi, j’ai encore dans les oreilles les cris sinistres de la petite Germaine Plaizance étendue sur son lamentable chevalet. Et je me demande pourquoi, en vérité, toutes ces belles choses ne peuvent être obtenues que par de la souffrance... Je me demande si elle est vraie, l’opinion du docteur, essentiellement, et naturellement vraie, que tous les progrès humains ne s’acquièrent que dans les sanglots et la douleur, qu’on ne peut espérer de sourires demain s’il n’y a pas de larmes aujourd’hui.

Méditant tous de semblables pensées graves, nous sortons du laboratoire et nous passons la nuit au dehors.

Il fait un éclatant clair de lune.

La lumière blanche qui tombe du ciel s’étend sur toutes les blanches cimes des alentours. Toutes ces lueurs, qui grandissent autour de nous les ombres nocturnes de la forteresse, nous plongent dans des rêves vivants où nous suivons le génie du docteur Flax, comme nos regards suivent, sur la croupe lointaine du Titlis, sur les champs de neige de la colossale montagne, la marche lente et changeante des rayons de la lune.

CLOVIS BINARD.

LES GÉNIES AU MELCHTAHL

Rudolph Hermlein vient de monter de Melchtahl. Il nous dit que les génies, arrivés au village avec leurs parents, sont de véritables petits enragés et qu’ils ont mis la population sens dessus dessous. On craint des troubles.

C.B.

 

16 septembre 1906

FIN DE NOTRE CONCOURS DE REPORTAGE — LE VAINQUEUR —À QUI PERD GAGNE

Notre concours de reportage est terminé. Les notes suivantes envoyées par nos lecteurs pour les huit derniers jours y mettent fin.

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Bernard est donc vainqueur d’une lutte où il a failli perdre la vie. Il a 292½ points  et touchera la prime de 25,000 francs. Tout le monde applaudira à son succès.

Clovis Bernard est second avec 274 points. Il n’aura rien perdu à ses reportages. Il vient, eu effet, d’être avisé que les 15,000 francs que la police avait, comme dans l’affaire Humbert, promis à celui qui dénoncerait le coupable, ont été envoyés au comité des savants dissidents qui désigna le professeur Flax, lors d’accusations mémorables. Le comité s’est réuni une dernière fois et, ayant reconnu que la première preuve capitale lui a été fournie par l’extraordinaire travail de Clovis Binard sur le plan de Paris, a décidé que la somme de quinze mille francs serait remise à notre collaborateur.

Quant à Barbarus, qui à l’air de ne rien gagner, il est peut-être le plus avantagé, ayant conquis, dans cette affaire, le cœur de Mme veuve Pemassols, une femme charmante, propriétaire d’une dizaine de maisons à Paris. Le mariage sera célébré le 1er du mois prochain.

FLAX QUITTE LA FORTERESSE — AU MELCHTAHL — UNE MENACE ÉMGMATIQUE DU DOCTEUR

Ce matin, une heure avant le moment fixé pour le départ, toutes les découvertes des petits génies ont été anéanties.

Ainsi l’a ordonné le docteur Flax.

Le cerf-volant transatmosphérique de Godefroy Pomme est brûlé ; la machine pneumatique d’Ambroise Riffelard est brisée ; le grand appareil à condenser de Charles Clépent, le projecteur de fluide électrique de Fernand Pig, le fusil d’Isidore Bimorel, n’existent plus, etc., etc.

À quel motif obéit le docteur dans cette œuvre d’extermination ? Je ne sais. Il s’est refusé à me répondre lorsque je l’ai interrogé.

À dix heures, le général Lacroix est venu chercher ses prisonniers pour les accompagner au Melehtahl.

Le maréchal Haeseler a pris congé d’eux et s’en est retourné vers Engstlensee retrouver ses Bavarois. Les Allemands redescendront par Meiringen, d’où, cette fois, ils seront directement rapatriés par chemin de fer.

Les gardes de sûreté suisses reprendront, eux, le chemin de la Grimsel et de la Furka pour réintégrer les forts d’Andermatt. Les troupes de l’Aufzug, de l’élite helvétique, qui formaient notre droite, seront distribuées à nouveau dans leurs diverses garnisons par les soins du colonel Fahrlender. Ce dernier nous a accompagné jusqu’à Melchtahl.

La descente a été des plus pittoresques, cortège original et rare.

En, tête marchaient, sœur Thérèse avec Chrysostome Hingertil, puis Numérien et Wolfgang Hingertil, puis la comtesse de Houdotte à côté du général Brugère, puis Flax tout seul, puis les pères et les mères tenant par la main leurs enfants retrouvés.

Par derrière suivait la foule des spectateurs, des journalistes, une section des chasseurs alpins remontés à Frutt avec le général français, et enfin le brancard de Mme veuve Peïnassols, porté par deux solides montagnards.

J’ai fait le trajet avec Alain Bernard et Barbarus devant Werner Dürrer et Rudolphe Hermlein. Un des officiers alpins m’a raconté que le général Lacroix a demandé la croix de la Légion d’honneur pour récompenser les deux Suisses qui ont aidé les parents avec tant d’abnégation et de courage.

Rudolphe Hermlein marche silencieux et préoccupé.

Dans le fond du cœur, il est flaxiste. Il admire, il vénère le chirurgien, mais ses scrupules religieux l’empêchent d’écouter cette voix intime. Pour lui, Flax est, doit être, un criminel que le ciel punira. Le professeur a tenté de modifier des créatures de Dieu. C’est là un forfait qu’aucune conscience chrétienne ne peut admettre. Mais pour qui connaît l’artiste suisse, la tiédeur avec laquelle Hermlein exprime son opinion est caractéristique. C’est peut-être la première fois que l’entêtement de Rudolph Hermlein est en déroute.

Le docteur Flax est sorti de la forteresse sans jeter d’abord un regard en arrière.

On se demandait s’il allait descendre, ainsi sans dire, des yeux, un adieu à ce monde qu’il a créé. Arrivé au dernier coude du sentier, d’où on peut encore embrasser le paysage, il s’est brusquement arrêté, comme malgré lui, et lentement s’est tourné vers les lieux qu’il avait choisis jadis pour exécuter son œuvre. De là, l’œil contemple tout le cirque des montagnes, le petit lac, la petite chapelle contre laquelle les gardes-frontière ont campé, et toute la forteresse.

Le soleil, déjà haut sur l’horizon, éclaboussait tout un coté du paysage, tandis que l’autre restait sombre, voilé par un grand nuage. La neige des hautes cimes, des Wendenstoke, du Titlis, du Graustock, du Boni semblait redoubler de lumière éclatante pour saluer le départ du chirurgien. Au milieu de ces sommets, à la grande coupure du col du Joch, la chaîne des monts s’affaissait, symbole d’espoir tombé, au milieu d’espérances encore superbes.

Le chirurgien ferma les paupières, tout d’un coup, pour ne plus voir, puis il s’inclina vers la comtesse de Houdotte et lui murmura :

— Chère amie, peut-être avons-nous laissé là toute notre existence ! Peut-être nous sommes-nous bercés d’illusions, et descendons-nous maintenant au tombeau !

La caravane reprit alors sa marche, glissant lentement sur les rampes caillouteuses du sentier de Melchtahl. À mesure qu’on s’approchait du village, le chemin se couvrait de curieux. Le général Lacroix dut faire intervenir des troupes pour nous laisser un étroit passage, entre le roc et les précipices.

Dans la plaine, sur la route carrossable, une haie de paysans, revêtus de leurs habits du dimanche, attendait depuis des heures.

Les habitants du canton ne gardent pas rancune au docteur. Au contraire, ils semblent fiers que leur pays ait été choisi pour ces retentissantes expériences, car elles ont rappelé ou appris le nom d’Unterwalden à tout être qui, sur la terre, lit un journal.

Tous les paysans, tous les montagnards se découvrirent à notre passage. Dans ce salut, il y avait un peu de crainte religieuse, un peu de cette terreur fervente qui s’empare de toutes les âmes simples devant le mystère.

Les petits génies se sont très bien tenus pendant cette descente. Ils ont suivi le cortège sans regimber. Même les plus faibles ont bien supporté les fatigues de la route.

À notre arrivée à Melchtahl, nous avons appris que les enfants, qui ont passé la nuit dernière dans le village, se sont, par contre, tous rendus insupportables.

Léon Aproli a saccagé les parterres du curé, sous prétexte que les fleurs y sont piteuses. Isidore Bimorel, le génie de la balistique, s’est amusé à briser toutes les vitres de l’hôtel Alpenhof, à l’aide de petits cailloux lancés de fort loin, à l’aide d’une combinaison de ressorts de son invention. À table, le chimiste Vincent Montier a mêlé à la moutarde une petite poudre de sa confection qui a violemment purgé les hôtes de la maison, etc., etc. Il n’est pas un des petits génies qui ne se soit déjà livré à des actes d’excentricité fort déplaisants pour les voisins.

Aussi l’arrivée du docteur Flax, au milieu des parents qui venaient de supporter toutes ces mauvaises plaisanteries dues au génie de leurs enfants, fut-elle des plus mal accueillies. Le docteur et ses amis furent de nouveau en butte à des menaces et à des injures qui contrastaient avec l’accueil ému des populations, à la descente de Frutt.

Le docteur Flax et la comtesse, de Houdotte sont logés, sous bonne garde, à l’école. Alain Bernard leur a rendu visite. Il a démandé au chirurgien quels étaient ses projets d’avenir.

— Mes projets ? a répondu le docteur. Ils dépendent de la façon dont je serai reçu à Paris. Si on me laisse en liberté, si on m’autorise à continuer mon œuvre, eh bien ! je reprendrai mon existence où je l’ai arrêtée ici, et je travaillerai à mon hôpital de Montretout, au lieu de travailler à Frutt. Mais si, contrairement à mon attente et comme l’exigent impérieusement presque tous les journaux français, on veut me faire passer en jugement, me traiter comme un criminel... Oh, alors !... j’aviserai. Vous pouvez écrire que je ne crains rien, que je n’ai nulle inquiétude. Si le gouvernement est assez lâche pour obéir aux injonctions forcenées des sots qui demandent ma tête, j’ai un moyen pour nous tirer d’affaire, mes amis et moi, un moyen radical et sûr.

Alain Bernard a essayé de savoir quel est ce moyen, mais le docteur lui a fermé la bouche d’un : « Inutile d’insister » péremptoire et catégorique.

Un train spécial destiné aux pères, aux mères et à leurs enfants partira à sept heures du soir de Sarnen. Il sera suivi immédiatement par un autre train, où prendront, place le général français, M. Hamard et ses hommes, le chirurgien, les frères Hingertil, la comtesse de Houdotte et sœur Thérèse.

J’ai obtenu l’autorisation d’accompagner ce convoi.

Alain Bernard et Barbarus partiront avec le train des pères et des mères.

CLOVIS BINARD.

LE DÉPART POUR PARIS — SUREXCITATION DE LA FOULE — QUE SERA-CE À PARIS ?

Sarnen.

La Suisse entière s’est donnée rendez-vous pour assister à notre départ. Les approches de Sarnen sont noires de monde. Les auberges regorgent. Toutes les pentes d’où on peut voir la route que suivent nos voitures depuis Melchtahl, sont garnies de curieux.

À mesure qu’on s’éloigne du village de Melchtahl, les sympathies pour le docteur Flax décroissent à vue d’œil.

Le professeur était devenu prophète dans l’étroite vallée.

Il est resté un monstre pour les populations plus lointaines.

De-ci, de-là des cris hostiles saluent le passage du landau où le chirurgien est assis en compagnie de sœur Thérèse et de la comtesse de Houdotte. Ces injures trouvent des échos faciles. Le calme naturel de la plupart des paysans les empêche de manifester. Mais il est évident qu’ils sont avec ceux qui crient et protestent.

Ayant fait retenir ma place dans le train des pères et des mères, qui doit partir avant celui du docteur, j’ai voulu, avant de quitter cet homme qui m’apparaît aujourd’hui, malgré tous ses espoirs, comme une sorte de dieu déchu, lui serrer la main, lui dire au revoir.

— Merci, dit le docteur en m’étreignant les paumes, je n’oublierai jamais que vous n’avez rien écrit contre la vérité ni pour me nuire. Si, ainsi que je commence à le craindre, l’hostilité que j’observe autour de moi grandit de Sarnen à Paris, eh bien ! monsieur Bernard, je vous réserve pour bientôt un beau reportage. N’ayez crainte, je vous ferai signe quand il sera temps.

Je n’ai pu obtenir aucun renseignement sur la signification de cette phrase énigmatique, la seconde du même genre que je surprends sur les lèvres du docteur.

Avant de la quitter, je me permets d’adresser une question indiscrète à la comtesse de Houdotte :

— On raconte, madame, que, quels que soient les événements qui vont suivre, vous avez l’intention d’épouser le docteur Flax... Est-ce vrai ?

— Peut-être, répond celle qui fut le guide et le soutien du chirurgien.

ALAIN BERNARD.

Sarnen.

Le train du docteur Flax est sur le point de quitter la ville.

Il est temps.

Les troupes françaises qui font le service d’ordre, avant d’être dirigées sur la frontière par les trains suivants, ont failli être débordées par les spectateurs, que commence à griser le vertige destructeur des foules.

Le train siffle au milieu des cris : « À mort! »

Voilà qui nous présage une jolie arrivée à Paris, où la surexcitation est autrement grande qu’ici.

BARBARUS.

 

17 septembre 1906

ARRIVÉE DE FLAX À PARIS — LA MULTITUDE — LES CAMELOTS — UNE COMPLAINTE

Une foule énorme, la foule des grands événements, s’est portée, ce matin, vers la gare de l’Est, pour attendre l’arrivée des petits génies et de leurs parents, précédant celle de Flax et de ses complices.

C’est l’affluence, l’énervement, l’agitation des grands jours. La population parisienne est surexcitée par les journaux, dont la grosse majorité mène contre celui qu’on appelle toujours le tortureur d’enfants, le docteur enfer, etc., une campagne que n’ont atténué ni les manifestations des savants dissidents, aujourd’hui plus modérés, ni l’opinion d’hommes considérables, tels qu’Edison, le maréchal Haeseler, Anatole France, etc.

Dès la veille, tout Paris s’apprêtait à recevoir le chirurgien de Frutt par une de ces huées qui soulèvent les cœurs, unanimement, d’un même levier.

Aussi, de tous côtés et de fort bonne heure, les camelots, hérauts bénévoles, dont la civilisation encombre nos trottoirs, hurlent les feuilles et les nouvelles.

Certaines gazettes qui n’apparaissent que lorsque de gros événements tourmentent l’opinion, pour disparaître sitôt que l’agitation s’apaise, se payent le luxe d’énormes manchettes :

Nouvelles révélations !?! — Interview de la comtesse de Houdotte — Détails inédits, etc., etc.

Et, comme chaque fois qu’un personnage s’est attiré la colère publique, on vend dans les rues une lettre de faire-part encadrée de noir et surmontée d’une croix. On y lit :

Vous êtes prié d’assister au convoi funèbre et à l’enterrement

DU PROFESSEUR FLAX (GEOLET)

Chevalier... d’industrie, grande croix (pule)17 de la Légion d’honneur.

ET DE LA HAUTE DAME COMTESSE DE HOUDOTTE

Née de Barbotte, de Crachote, de Tripote, de Complote, de Banknote.

Décédés tous les deux au retour d’un voyage en Suisse...

Qui se feront un de ces quatre matins, au Palais de Justice, aux applaudissements de toute la terre.

De la part des parents Flax-Atif, Flax-Idilé, Flax-Gomeur, Flax-Grandélit, Flax-Tuosilé et Houdotte-Éronome, Houdotte-Riche et Houdotte-Quejycours.

Ne priez pas pour eux.

L’auteur de ces sortes de productions qui naissent on ne sait comment sur les trottoirs pourrait je pense, être accusé, sans injustice, de manquer d’esprit, d’être plutôt pauvre d’imagination, s’il n’était pas démontré que son papier se vend comme du pain, et que nombre de braves gens se délectent à cette littérature très spéciale qui fait, de temps en temps, la fortune de certains éditeurs.

Et naturellement — autre phénomène qui suit toujours les grands forfaits ! — les camelots chantent dans les rues une complainte nouvelle. Elle raconte, d’un bout à l’autre, l’histoire du docteur Flax, de la comtesse de Houdotte, de sœur Thérèse et des frères Hingertil, depuis le commencement jusqu’à... la guillotine.

C’est peut-être aller un peu loin.

Mais il semble bien que les passants auxquels les chanteurs ambulants apprennent l’air, ne trouvent pas que les derniers vers, où le bourreau intervient, dépassent la mesure du bon goût et de la morale.

La colère populaire est sans pitié.

On voit, aux carrefours, quand le chanteur dit le couplet final, des auditeurs charmés, applaudir frénétiquement. De jeunes ouvrières, fraîches et pimpantes, espiègles et douces, s’arrachent la chanson sanguinaire que les vendeurs distribuent dans l’enthousiasme.

Tout comme l’auteur de la lettre de faire-part, celui de la Complainte du docteur Flax ne s’est point fatigué le cervelet. Il a choisi l’air qu’emprunta jadis à la chanson du roi de Saxe un spirituel dentiste, Catelan, lorsqu’il écrivit la complainte fameuse, inoubliable, inoubliée, de Fualdès18.

Les strophes qui racontent les aventures du chirurgien de Frutt sont d’ailleurs directement inspirées de celles que des générations entières apprirent par cœur... Il y a, ainsi qu’il convient, soixante-dix-huit couplets. Voici les quatre premiers à titre d’échantillon :

LA COMPLAINTE DU DOCTEUR FLAX

Écoutez, peuple de France,
Du royaume du Chili,
Peuple de Russie aussi,
Du cap de Bonne-Espérance,
Le crime d’un professeur
Et de ses cinq assesseurs.

Un jour, ce savant complote
Un forfait sans précédent,
Et rencontre à ce moment
La comtesse de Houdotte.
La rencontre eut lieu, dit-on,
Près d’un mur à Charenton.

« Oh ! Flax, lui dit cette femme,
T’es t’un génie inédit. »
« Oui c’est vrai qu’il répondit. »
« Alors, c’est moch, sur mon âme,
Fit-elle, ô grand docteur Flax,
De soigner l’asthme et l’anthrax.

Vraiment, t’as bien mieux à faire,
Tu peux donner de l’esprit
D’un coup de ton bistouri,
À tous ici-bas sur terre.
Chacun sera supérieur,
Le monde bien pluss meilleur. »

Cette littérature donne une idée des sentiments qui agitent la foule. Aucune pitié, pas la moindre compréhension des projets du docteur Flax, du but humanitaire qu’il poursuivait et qu’il prétend atteindre encore aujourd’hui.

Devant ce soulèvement de rage aveugle, le préfet de police a dû prendre des mesures extraordinaires.

Dès le matin, M. Lépine a lui-même réparti, dans les rues avoisinant la gare de l’Est, de longs cordons d’agents. L’important service d’ordre est sous la direction de MM. Noriot, commissaire divisionnaire, et Lebon, officier de paix de la brigade de réserve.

À la gare, les grilles de la cour principale ont été fermées. Des gardes de Paris à cheval circulent, déblayant la chaussée. Dans la cour, une centaine de gardes attendent devant leurs chevaux, la bride passée sous le bras.

M. Touny, directeur de la police municipale, a été chargé de maintenir l’ordre boulevard de Strasbourg et boulevard de Sébastopol. C’est la route que doit suivre le docteur Flax. Il est aidé par MM. Murât et Descaves, officiers de paix, dont la tâche est des plus pénibles.

Une foule compacte encombre les trottoirs. Hommes, femmes et enfants s’écrasent aux fenêtres.

Enfin, le train des pères et des mères entre en gare.

M. Lépine reçoit les arrivants. Il leur fait toutes sortes de recommandations avant de les laisser sortir dans la rue. Des landaus fermés sont à la disposition des victimes du chirurgien.

La sortie des voitures soulève, dans la foule, mille et mille cris. Ceux de : « À mort Flax ! » sont les plus nourris. Ils sont bientôt remplacés par ceux de : « Flax à mort ! » qui semblent plus euphoniques aux oreilles populaires.

Les petits génies passent au milieu de ce tapage, de cette curiosité bruyante, toujours froids, toujours indifférents. Ils ne sont pas intéressés par cette foule massée sur les trottoirs et qui, les yeux tendus pour apercevoir la fuite de quelque chose derrière les glaces d’un landau, les dévisage avec passion. Ils la méprisent. Ces enfants ne sont même pas émus par les hurlements sinistres qui s’adressent au docteur Flax. Il est certain que si ces génies obéissent au chirurgien, que s’ils sont attentifs à ses ordres, c’est uniquement parce qu’ils se rendent compte que lui seul apprécie leur génie à sa valeur. Nulle amitié sincère, nulle sympathie, même pour le maître.

Devant l’excitation croissante des spectateurs, M. Lépine estime bientôt que, malgré toutes les précautions prises, le transport des voleurs d’enfants à leur prison sera périlleux par l’itinéraire qui a été prévu. Et tout à coup, à l’heure où on croit que Flax va débarquer à son tour, au moment où l’attention se décuple, on voit, sur un ordre des officiers de paix, se disperser les barrages d’agents. Les gardes de Paris remontent sur leurs chevaux et s’en vont tranquillement, comme si leur tâche était terminée.

Déçue et tumultueuse, la foule se répand alors dans la rue.

De nombreux spectateurs affirment, avec une certitude qui en impose, que le docteur Flax a passé dans un des landaus des parents. Les uns prétendent l’avoir vu, d’autres soutiennent qu’ils ont reconnu la comtesse de Houdotte.

La vérité est qu’eu passant à Est-Ceinture, le mécanicien du train qui mène Flax a reçu l’ordre de rebrousser chemin jusqu’à Pantin. Là, le wagon contenant le chirurgien, ses amis, Ange Pompaigne qui continue à ne pas vouloir quitter le docteur, et le père et la mère du génie de l’amitié, est aiguillé, sur une voie de garage. Une demi-heure après, des automobiles accourues de Paris amènent enfin les prisonniers et les conduisent au Dépôt.

De nombreuses personnalités du monde savant et artistique ont déjà fait des démarches pour rendre visite au docteur Flax dès son arrivée. Leur donnera-t-on satisfaction ? Les antiflaxistes, bruyante majorité, trouvent qu’on est trop doux avec le chirurgien, et qu’il ne mérite, en aucune façon, des égards exceptionnels.

Le juge d’instruction qui a suivi l’affaire des voleurs d’enfants depuis le début, a déjà interrogé le docteur Flax. Tous les complices des vols d’enfants ont également passé le service anthropométrique.

Tandis que M. Bertillon opérait, il a fallu maintenir de force le petit Ange Pompaigne qui voulait se précipiter, pour les égratigner, sur le chef du service anthropométrique et sur le juge d’instruction.

La comtesse de Houdotte, sœur Thérèse, et les frères Hingertil se sont laissé faire avec beaucoup de bonne grâce, et même avec une certaine curiosité.

Il n’en a pas été de même du docteur qui ne s’est soumis à cette formalité, qu’après une courte mais énergique protestation.

— Je n’ai commis aucun crime, a-t-il dit au chef de service. Il est inutile de me mesurer. Je ne suis ni un assassin, ni un voleur. Je suis un bienfaiteur de l’humanité. Mais, quand même je serais considéré par des sots comme un assassin ou un voleur, je vous préviens que votre opération est inutile et vaine. De toute manière, mes amis et moi nous sortirons de vos cachots avant trois jours. C’est moi qui vous le dis. Si, dès demain, on ne me rend pas ma liberté, si je me rends compte que la continuation de mon œuvre devient impossible, avertissez le gouvernement que je saurai agir à ma façon.

Après avoir ainsi répété ses mystérieuses menaces de Melchtahl, le docteur est allé se placer devant l’appareil photographique du service anthropométrique qui a reproduit les images de toutes les plus grandes fripouilles du siècle.

CLOVIS BINARD.

 

18 septembre 1906

ON VEUT LA TÊTE DE FLAX — VISITES ET RÉCONCILIATIONS — INTERROGATOIRE — PROBLÈMES ÉLUCIDÉS

Depuis l’arrestation du chirurgien, les journaux antiflaxistes dansent la danse du scalp. Leur prose est le reflet de véritables vociférations.

Maintenant que nous tenons la plus grande canaille du siècle, écrit l’un d’eux, il faut le juger et l’exécuter dans les plus brefs délais.

Les mangeurs d’enfants doivent subir leur peine avec toutes les rigueurs de la justice humaine.

Nous ne comprenons pas les douceurs dont les prisonniers sont favorisés, nous ne comprenons pas le cachot au sucre d’orge.

Il parait que la Houdotte exige une boule dans son lit.

Pourquoi pas des artichauts à la barigoule ?

On raconte aussi que les savants dissidents font des démarches pour que le docteur Flax ne soit pas traité comme il le mérite.

Parbleu ! Les loups ne se mangent pas entre eux. Les dissectionneurs qui l’ont dénoncé regrettent aujourd’hui amèrement d’avoir attaché ce grelot.

Pas de pitié pour les tortureurs d’enfants.

Ce joli échantillon de prose donnera une idée de l’exaspération à laquelle on a poussé la colère populaire.

Des groupes nombreux ont stationné toute la nuit devant le Dépôt. De sa prison, le docteur Flax a pu entendre les cris de mort, les croassements des pauvres corbeaux anonymes qui ne comprennent goutte à la grande tentative de délivrance humanitaire du professeur.

Le chirurgien de Frutt occupe une grande pièce claire, relativement confortable. Malgré l’exigeante cruauté des antiflaxistes, le régime de la prison a été, autant que possible, atténué pour ces remarquables prisonniers.

Le professeur a été autorisé à se faire apporter ses repas du dehors. Il a eu le choix entre vingt restaurateurs qui, les uns par amour de la publicité, les autres par sincère admiration, ont brigué l’honneur de lui préparer sa nourriture.

Le docteur Flax et la comtesse de Houdotte ont été autorisés ce matin, de bonne heure, à recevoir quelques visites. Et certes la qualité des courtisans du malheur n’est pas médiocre.

Ce sont, ou d’anciens hôtes du samedi de la comtesse de Houdotte, d’anciens « profonds », ou des signataires du manifeste par lequel de notoires contemporains ont demandé l’indulgence pour un génie exceptionnel, ou de simples amis : Camille Flammarion, Bréal, Tristan Bernard, Anatole France, Briand, Antoine, Séverine, Moczkowski, Besnard, André Honorat, Pierre Veber, Théodore Cahu, Millerand, Pozzi, et même d’Arsonval et Henri de Varigny19.

— Oui, m’a dit M. Henri de Varigny au moment où il sortait du Dépôt, après sa visite à son ancien ennemi, oui, je suis allé demander à Flax de me pardonner. Il l’a fait de grand cœur, sans le moindre embarras ni pour lui ni pour moi. Cet esprit de si grande envergure a compris les mobiles qui m’ont guidé. Il eût peut-être, dans les mêmes circonstances, eu la même attitude. Pouvais-je deviner, quand je l’ai accusé, qu’il était en train de hâter de quelques milliers d’années l’évolution nécessaire du monde ?... Nous nous sommes embrassés, je ne vous cacherai pas que des larmes me sont montées aux yeux pendant cette étreinte.

Malgré les plus puissantes interventions, le gouvernement ne peut arracher le docteur Flax à la sévérité de la justice. Aucun gouvernement démocratique ne saurait résister à des pressions aussi formidables.

M. Leydet a de nouveau procédé à l’interrogatoire des coupables. Le juge n’a jamais eu à faire à des inculpés aussi complaisants. Ils répondent avec la meilleure volonté et lui facilitent sa tâche de leur mieux.

Commençant par le commencement, le juge essaye de fixer l’historique des vols d’enfants. Dix points d’interrogation encore obscurs ont été ainsi élucidés.

C’est la comtesse qui, prise de compassion en lisant les récits des journaux, envoya de l’argent aux parents du petit Émile Loubé.

C’est Flax qui procéda, de ses mains, à l’enlèvement de Gontran de Vautremesse devant le Nouveau-Cirque. La comtesse de Houdotte n’intervint que pour distraire un instant l’attention du baron sortant du spectacle.

C’est Flax qui m’envoya, quelques instants avant ce rapt, la lettre en caractères découpés dans un article d’un journal. Le chirurgien voulait, pour détourner les soupçons, frapper l’opinion publique par des procédés étranges. N’était-il pas invraisemblable au maximum qu’un homme comme le chirurgien se livrât à ce genre de correspondance ?

C’est Numérien Hingertil qui acheta la colle et le papier de ce billet à la librairie du passage du Havre.

C’est la voiture du docteur Flax que Mme Clépent vit fuir dans la rue de Thann. Les déductions que Barbarus écrivit alors sont ainsi reconnues exactes en partie.

Il est de même avéré aujourd’hui que les Hingertil se sont grimés à plusieurs reprises. Voilà qui explique les divergences de signalements qui déroutèrent la police.

Les raisonnements de M. Leydet, après la déposition de Gilbert Baroutou, sur l’itinéraire suivi par le coupé du docteur, revenant d’enlever Gontran de Vautremesse, étaient, cela est également démontré aujourd’hui, fort justes. Ils n’ont péché que par une petite erreur, dont le juge ne peut être rendu responsable. Cette nuit là, Numérien Hingertil, qui conduisait le cheval, fit un détour, parce que son maître voulait, avant de rentrer rue Cassette, jeter une lettre au bureau de poste de la rue des Saints-Pères.

Ainsi aujourd’hui, tous les petits mystères qui firent tant de bruit sont éclaircis, expliqués.

CLOVIS BINARD.

LES EXTRAVAGANCES DES GÉNIES — SITUATION INTOLÉRABLE

Les pères et mères, enfin en possession de leurs enfants, sont complètement affolés. La vie est insupportable aux côtés des petits génies. Les exigences des élèves de Flax deviennent féroces, leurs excentricités infernales.

De tous côtés s’élèvent des protestations désespérées.

Pour se faire un petit bassin d’expériences, afin d’essayer à domicile les divers engins qu’il combine, Frantz Vetyolle a ouvert au large le robinet de la cuisine et inondé le carreau. Toute la maison a été noyée. Les locataires ont rédigé une réclamation collective.

Nicolas Barlatescu prétend que l’ombre l’inspire et il ne joue de musique que la nuit. On a voulu l’arracher à son piano. Il a, eu d’affreuses crises de nerfs. Les parents ont dû se soumettre. Nicolas leur a donné ainsi une sérénade merveilleuse, mais qui les a empêchés de dormir, eux et leurs voisins du dessus et du dessous.

Bouquet de Gobely Franthéon a démoli toutes les serrures de l’hôtel paternel. Elles sont, d’après lui, d’un modèle stupide et ne répondent en rien aux nécessités contemporaines. Pour obliger son père à lui offrir un atelier de serrurerie perfectionné, il a fait sauter tous les mécanismes et tous les boutons des portes.

Wenceslas Lévy s’est sauvé de la maison. Il a couru à l’Hôtel-Dieu, s’est glissé derrière une personne qui entrait, dans la première salle de malades. Là, sans avoir reçu d’ordres de personne, il a complètement refait, d’ailleurs dans la perfection, le pansement d’un apache qui venait d’être apporté, la mâchoire fracassée d’une balle reçue dans une rixe.

Le génie du saut, Philippe Soleillaut, se livre dans la rue à son sport favori. Il saute d’un bond sur les impériales d’omnibus, se jette en bas, regrimpe, monte sur les arbres du boulevard, s’élance au faite des maisons, redescend par la même voie, semant l’épouvante autour de lui.

— Qu’allons-nous devenir ? se lamente Mme Chipé que j’interroge. Je ne reconnais plus mon petit Justin. Cet infâme docteur l’a complètement transformé. L’enfant est insupportable. Non seulement il nous exténue par ses exigences, mais encore il nous traite comme si nous étions des étrangers. Il nous parle comme un vieillard qui passe sur son entourage l’aigreur d’un caractère que l’âge a rendu profondément égoïste. De plus, il exerce, hélas ! je ne sais quelle attraction sur toutes les bêtes des environs. Oui, grâce à son génie de l’élevage et de l’acclimatation, il a une autorité extraordinaire sur tous les chiens, sur tous les chats qu’il rencontre. Dès qu’il ouvre la fenêtre, les moineaux, les pigeons, les corneilles des alentours accourent à son appel. En vingt-quatre heures, monsieur, mon salon est devenu une écurie. Cela ne peut plus durer, cela ne peut plus durer !

Les malheureuses mères ne savent plus à quel saint se vouer.

ALAIN BERNARD.

LES AUTORITÉS PREPLEXES — FLAX VA-T-IL OBTENIR, PAR FORCE, SA MISE EN LIBERTÉ ?

Une conférence a eu lieu assez tard, le soir, entre M. Leydet, le procureur de la République, M. Hamard et le docteur Flax.

Ces messieurs venaient demander au chirurgien d’arrêter, par son influence, les extravagances des différents petits génies rendus à leurs parents. Les actes inouïs des enfants révolutionnent les quartiers où ils demeurent. Il est urgent de mettre fin à leurs folies.

Le chirurgien a répondu par une proposition qui a paru inacceptable au premier abord, mais qu’on sera bien obligé de subir, si l’on veut mettre un terme aux excessives bizarreries des petits génies.

— Je ne suis pas étonné, a dit le docteur, des actes immodérés de ces enfants. L’intempérance de leur génie s’explique non seulement par l’erreur que j’ai commise, mais aussi par le manque d’éducation. Je ne suis plus là pour freiner leurs passions démesurées et débordantes. Ils auraient tous eu besoin de quelques mois encore de mon école, dans la solitude de Frutt. Brusquement mêlés à la vie contemporaine, sans transition, leurs génies franchissent d’un seul coup les bornes voisines de la folie et tournent à la fureur.

— Il n’y a donc aucun remède ? demande M. Leydet.

Si, mais ce remède je puis seul l’appliquer ; or, je ne l’appliquerai que si la justice renonce à nous poursuivre, que si on nous rend tous à la liberté sans condition.

— Quel est ce remède remède ?

— Une nouvelle opération. De même que je puis, par un nouveau travail de mon bistouri, perfectionner le génie des enfants, de même je puis retirer de leurs cerveaux les grains de flaxium-radium qui dirigent leurs volontés. Je garantis, avec une entière certitude scientifique, que je rendrai aux enfants leur intégrité mentale complète. Lorsque la cicatrice que je serai forcé de rouvrir ainsi sera complètement guérie, il ne restera plus la moindre trace de mes expériences. Les enfants retrouveront alors et leur caractère et leurs idées et leur intelligence d’autrefois, sans la moindre lacune. Les parents ne s’apercevront en rien que les petits ont eu, pendant quelques semaines, des génies uniques et stupéfiants.

Telle est la nouvelle proposition du docteur Flax.

Elle a été connue assez tard dans la soirée.

Le docteur Flax a donné vingt-quatre heures pour la réponse.

Passé ce délai, il se refuse à intervenir de nouveau, et les petits génies et leurs familles seront abandonnés à leur sort navrant et baroque.

Le gouvernement va se trouver dans une alternative extrêmement difficile.

S’il accepte la proposition du docteur Flax, s’il remet les voleurs d’enfants en liberté, il va se heurter aux attaques les plus violentes des antiflaxistes. S’il n’accepte pas, il obligera inhumainement les parents à conserver auprès d’eux les trente et un petits fous que le chirurgien a créés et auxquels il peut, de même, rendre la raison.

Quelle décision sera prise ? Les avis sont très partagés.

Le ministre de l’intérieur a fait convoquer d’urgence pour aujourd’hui trois professeurs de médecine. Il leur demandera si l’opération projetée par le docteur Flax est possible et si le chirurgien ne s’abuse pas sur son pouvoir et sa science.

On s’aperçoit aujourd’hui que le chirurgien de Frutt n’a pas bluffé, lorsqu’il a répété, à plusieurs reprises, qu’il espérait sortir de prison dès son arrivée à Paris. Peut-être va-t-il mettre les autorités dans l’obligation de réaliser ses espoirs ?

BARBARUS.

 

19 septembre 1906

GRAVES DIVERGENCES D’OPINION

La proposition du docteur Flax remplit la première page de tous les journaux. Elle est discutée, attaquée, défendue avec une égale énergie. Les reporters ont sonné aux portes de tous les médecins, connus et inconnus, pour confirmer ou infirmer la consultation que le ministre de l’Intérieur a demandée à trois grands praticiens.

Les opinions des hommes de science sont partagées.

Les uns déclarent que le docteur Flax ne peut réussir la nouvelle opération qu’il offre de tenter, les autres, qu’on peut tout attendre de l’habileté d’une pareille main. Quelques-uns estiment encore que, même s’il est possible au chirurgien de défaire ce qu’il a fait, il vaut mieux laisser les petits génies dans l’état où ils sont. En général, on n’admet pas le marché que le chirurgien veut imposer.

Hé quoi ! s’écrie la Lanterne, va-t-on mettre ce scélérat en liberté ?Ce serait la négation de toute justice, une véritable abomination. Voilà un homme coupable, coupable d’un des plus grands crimes qu’on puisse imaginer, et qui, demain, se promènera tranquillement sur les boulevards, vous coudoyant, me coudoyant, alors que des malheureux qui ont volé une paire de chaussures passent en correctionnelle !

Que les petits fous restent fous, mais que la justice suive son cours, égal pour tous !

Les parents des génies acceptent, eux, en majorité, la proposition du docteur.

Je suis allé demander au baron et à la baronne de Vautremesse ce qu’ils pensent du nouveau projet de Flax. Ils l’approuvent énergiquement, passionnément.

— Qu’on ne perde pas une minute. Que tout de suite le gouvernement réponde : oui au docteur. Qu’on le laisse libre et qu’il restaure l’intelligence ancienne de nos petits... On nous objecte que peut-être le docteur ne réussira pas l’opération... Il la réussira... Nous le haïssons de toutes nos forces, mais nous ne pouvons nier qu’il soit un chirurgien miraculeux. Et admettons qu’il ne réussisse pas. Il ne nous rendra pas nos enfants plus transformés, plus impossibles qu’ils ne sont. Quel qu’il soit, le résultat ne peut être plus fâcheux que la situation actuelle. J’espère qu’on écoutera nos supplications à nous, les victimes, qui livreront avec espoir nos enfants au bistouri du docteur.

Même opinion dans la famille Clépent, dans la famille de Franthéon, dans la famille Plaizance, dans la famille Bonnéglise, etc., où j’ai été reçu. Je n’ai entendu d’opinion contraire que chez M. Flaquette.

— Certes, m’a dit la mère, notre petit n’estplus le même, mais son génie est inoffensif.Pourvu qu’on lui donne des plaques d’or,d’argent et des outils, il est satisfait, il nebouge pas, reste bien sage à créer des ciselures admirables. Un gros marchand deNew York nous a retenu la production deBernard pour six mois. Il offre 400,000francs. Qu’on le laisse tel qu’il est, notre petit. Nous ne voulons pas qu’il repasse parles instruments du chirurgien.

La mère d’Urbain Godedouins, le génie de la joaillerie, est du même avis.

— Bien sûr, s’est-elle écriée, mon petitChichi a été changé du tout au tout. Parcontre, il dessine des bijoux merveilleuxqu’il ne dessinait pas autrefois. On ne peutrien rêver de plus artiste, de plus beau. Lesbijoutiers de la rue de la Paix lui envoientdes pierres. Les bagues, les boucles d’oreilles, les broches, les pendentifs qu’il fabriquevont faire prime sur le marché. De plus,comme j’adore les bijoux et que j’admire tant que je peux ceux qu’il imagine, nous devenons peu à peu des paires d’amis... Je ne rendrai jamais Chichi au chirurgien.

BARBARUS.

PROTESTATIONS DU DOCTEUR FLAX — LE CHIRURGIEN VEUT RÉCUPÉRER TOUS LES ENFANTS SANS EXCEPTION — CRUELLES ALTERNATIVES

Le docteur Flax a envoyé aujourd’hui au ministre de l’intérieur la lettre suivante :

Monsieur le ministre,

Pour quelles raisons tenez-vous, avant de me répondre, à vous concerter avec des chirurgiens ? Pour apprendre d’eux s’il est possible de refaire l’intelligence des enfants telle qu’elle était autrefois ?... Que voulez-vous que mes confrères, même les plus éminents, vous disent ? Ils ne savent rien.

Et je prévois que la presse va suivre votre exemple. Elle remplira aujourd’hui ses colonnes de consultations médicales auprès desquelles les divagations actuelles de mes génies ne sont que des plaisanteries.

Je me délecte donc à l’avance des non-sens que je lirai aujourd’hui.

Ils seront pour moi une double justification.

Ne prouveront-ils pas qu’ils étaient nécessaires et justifiés, mes efforts, pour purifier d’un peu de génie l’outrecuidance et la sottise d’une race menacée d’abrutissement par l’ignorance de ceux qui la dirigent, par la frénésie invétérée et grandissante de d’alcool ?

Ne prouveront-ils pas aussi que c’est légitimement, avec l’assurance d’être dans le vrai et le bien, que je fais fi du jugement de gens capables d’écrire et de lire les insanités qui paraîtront ce matin à mon propos ?

Voyons, monsieur le ministre, il est bien inutile de demander à des médecins, s’il m’est possible de rendre aux enfants cellulo-radiotomés leur mentalité antérieure. Ce sont là des démarches stupides.

Pourquoi doute-t-on de mes paroles ?

Est-ce que le premier médicastre venu, dont la science se borne à ordonner l’huile de foie de morue et la camomille, est capable de se faire une idée, même sommaire, de mes théories, de mes expériences, de mes procédés ?

Ah ! je me souviens de la grande séance du dernier congrès de la tuberculose.

Le professeur allemand Behring y lut une communication qui restera comme un fait de gloire dans l’histoire de la médecine.

Cette communication parut simple et lumineuse à quelques rares auditeurs qui n’ignoraient pas la question de la tuberculose dans sa transcendance, mais la foule des autres médecins ne comprit rien. Le texte lui sembla, cabalistique. J’en contemplai beaucoup qui se regardaient étonnés, ou furieux, de n’avoir pas compris et de se sentir des imbéciles. Ils se vengèrent en affirmant que le grand savant de Marbourg n’avait, en somme, rien dit, et qu’il avait purement et simplement lancé les bases d’une grande affaire commerciale.

Ce sont ces mêmes lamentables esprits qui viennent troubler aujourd’hui l’opinion, prétendre que je ne puis tenir ce que j’ai promis, que les enfants réopérés garderont toujours une tare indélébile.

Fort de ce que je sais, je vous réitère, monsieur le ministre, la proposition que vous a transmise le procureur de la République.

J’opèrerai à nouveau tous les enfants, tous sans exception, à condition qu’on me rende, mes amis et moi, à la liberté.

Il ne restera d’autre trace de mes instruments qu’une légère couture sur le cuir chevelu. En repoussant, les cheveux la recouvriront rapidement. On ne pourra même pas me reprocher d’avoir nui à la beauté de mes soi-disant victimes.

Et puisque mes travaux antérieurs ne suffisent pas à convaincre, je déclare, par la présente, « que si les enfants cellulo-radiotomés par moi et remis en état ne redeviennent pas ce qu’ils étaient auparavant, entièrement, complètement, sans restrictions, je déchire le marché que je vous impose.

S’il arrive le moindre accident, si le résultat annoncé n’est pas obtenu, ne fût-ce que pour un seul des enfants opérés, je renonce, pour mes cinq coaccusés et pour moi, à la liberté que j’exige aujourd’hui. Nous consentirons alors à passer devant les tribunaux et à nous laisser condamner.

J’attire votre attention, monsieur le ministre, sur un passage de cette lettre. Je vous, écris que si j’opère à nouveau les enfants, je veux les opérer tous, « tous » sans exception.

En effet, je me rends compte que, vu l’état de l’opinion publique, il ne me sera pas possible de parachever l’œuvre que j’ai entreprise.

Certes, la sympathie de quelques très grands esprits me console de l’antipathie presque générale, mais mes travaux ont besoin de calme, de silence, et je ne puis plus les continuer aujourd’hui sans l’aide et le consentement du gouvernement.

Cette paix et cet appui me manquent à la fois.

Je renonce donc à mon œuvre, mais alors je veux y renoncer complètement et je ne veux pas en laisser de traces imparfaites.

Voilà pourquoi j’ajoute une condition à celles que je vous ai déjà exposées, « je n’opèrerai les enfants qui si on me les laisse opérer tous ».

Veuillez agréer, monsieur le ministre, etc.

FLAX.

Cette lettre a déchaîné mille et mille disputes.

À l’exception des antiflaxistes enragés, on admettait, dans bien des milieux, que la proposition du docteur Flax, telle qu’elle était connue hier, était acceptable. Quel que soit le désir de vengeance contre le chirurgien, il faut réfléchir, avant tout, au malheur des parents. Puisque eux-mêmes accueillent avec joie le risque d’une nouvelle opération, il serait cruel de s’entêter dans une solution qui augmente encore la liste déjà longue de leurs souffrances.

Le châtiment du docteur est déjà immense. Cette âme orgueilleuse va être obligée de renoncer à son formidable plan de conquête. L’échec de ses tentatives n’est-il pas pour lui une peine suprême ? Dans ces conditions, la société est suffisamment vengée. Elle peut laisser fléchir la justice pure pour adoucir le sort des familles, victimes de Flax.

Mais tous ceux qui jugent acceptable le marché offert par le chirurgien ne sont plus d’accord, maintenant qu’il s’y ajoute une nouvelle et grave condition.

Ils admettent bien que le docteur opère à nouveau les enfants des parents, qui consentent à ce sacrifice. Mais ils refusent d’obliger à cette cruauté les parents qui n’y consentiraient pas.

Puisque certaines mères, certains pères sont satisfaits du génie de leurs petits et qu’ils s’accommodent à leurs excentricités, pourquoi les forcer à livrer encore une fois leurs fils et leurs filles au couteau du chirurgien ?

Que les mécontents se prêtent aux expériences de Flax. Soit. C’est tout naturel. Mais peut-on imposer à ceux qui redoutent pour leurs petits les nouvelles entailles du trépan et du bistouri d’être, malgré eux, soumis aux caprices du docteur ?

Il faut donc, par des négociations avec le professeur Flax, que le gouvernement obtienne du chirurgien de réopérer seulement les enfants dont les parents sont consentants. Les autres génies resteront tels qu’ils sont.

Si le docteur accepte ces conditions, on peut, croyons-nous, le remettre en liberté, lui et ses amis. Peu à peu, l’opinion publique se ressaisira, comprendra qu’il a fallu se soumettre aux exigences du maître de Frutt par charité pour les victimes.

Malheureusement, il est à craindre que le docteur, esprit énergique et décidé, se refuse à toute discussion et qu’il s’entête dans sa proposition : Tout ou rien !

CLOVIS BINARD.

Nous apprenons que le gouvernement vient d’accepter les propositions du docteur Flax, sans la moindre restriction. Tous les enfants repasseront donc sur le chevalet d’opération du chirurgien, tous, sans exception, et même ceux dont les parents résistent.

Cette nouvelle provoquera la plus vive effervescence chez les antiflaxistes.

Ils sont le nombre.

L’affaire du docteur Flax peut encore nous réserver des événements inattendus.

 

21 septembre 1906

GRANDE SÉANCE À LA CHAMBRE

Les divergences d’opinions suscitées dans le pays par l’affaire du docteur Flax ne pouvaient être réglées définitivement que par un vote de la Chambre.

La représentation nationale se devait de trancher le nouveau jugement de Salomon, l’énigme de justice et d’équité au milieu de laquelle se débat le public.

Aussi, après avoir décidé hier d’obéir entièrement aux conditions du chirurgien de Frutt, le gouvernement a-t-il reculé d’un pas, après avoir reçu une demande d’interpellation de M. Georges Berry, député de Paris.

Revenant sur ses résolutions de la veille, le conseil des ministres s’est alors unanimement rallié au sage avis exprimé par M. Leygues. Le ministre des colonies déclara que, selon lui, l’Exécutif ne devait pas prendre la responsabilité de soustraire des coupables à leurs juges, aux lois qui régissent le pays tout entier. Le Parlement seul a, dans l’intérêt de la paix publique, le droit de voter une telle mesure d’exception.

Les antiflaxistes exigeaient impérieusement le rejet des propositions du chirurgien, son jugement, sa condamnation et, par ricochet, la condamnation des trente et une petites victimes à la folie, pour toute l’existence.

Les flaxistes, eux, prétendaient non moins vivement voir accepter le projet transactionnel du créateur de génies, voir s’ouvrir les portes de la prison devant leur héros, en échange d’opérations sur tous les enfants de Frutt, sans exception.

Enfin, un troisième parti, né d’hier, admettait la libération du docteur et de ses complices, admettait les opérations sur tous les enfants dont les parents seraient consentants, mais protestait énergiquement contre la prétention du docteur de replanter son bistouri même dans les crânes des enfants dont les parents se refusent à cette seconde intervention chirurgicale.

La Chambre a réglé ce conflit extraordinaire, cet imbroglio de conscience autour duquel on discute d’un pôle à l’autre, dans les plus petits villages du Japon et dans les fermes des pampas.

Le Palais-Bourbon a donc offert aujourd’hui un régal complet aux amateurs de grandes séances parlementaires.

L’immense salle était comble. On s’était arraché les cartes. Le spectacle annoncé au dehors a fait le maximum.

De jolies toilettes, des mondaines, des demi-mondaines aussi. Nul n’ignore que nos représentants aiment les dames et qu’ils ont, sans jeu de mot, des relations étendues. La belle Otero n’a cependant point dû sa place à l’intrigue. Elle raconte bien haut qu’elle l’a payée deux cents francs à un fleuriste ambulant qui est très bien avec un député et qui, les jours de grande représentation au Palais-Bourbon, ajoute ce petit commerce à la vente des roses.

De nombreuses personnalités administratives, politiques et littéraires assistent aux débats. Quelques noms, au hasard du crayon : Jules Claretie20 ; Nansen, l’explorateur norvégien, de passage à Paris ; Fauré, directeur du Conservatoire, à côté de Brunau ; Chenu, bâtonnier de l’ordre des avocats ; Finot21, directeur de la Revue des Revues, entre Maurice Donnay et Feydeau ; de Selves, préfet de la Seine, avec le nouveau préfet de Seine-et-Oise, M. Autrand ; Abel Hermant ; Santos-Dumont ; les deux Coquelin, l’aîné et le cadet ; Mlle Lavallière, du théâtre des Variétés ; Mlle Diéterle, du théâtre de l’Athénée, à côté d’Yvette Guilbert, qui remaigrit ; les docteurs Huchard, Chantemesse, etc., etc.

La tribune diplomatique est au complet, comme si la question importait à l’équilibre mondial. On remarque notamment le comte Tornielli, ambassadeur d’Italie, dont les sympathies pour le docteur Flax et la comtesse de Houdotte ne sont un secret pour personne ; son premier secrétaire, le comte Paulucci de Calboli, un Italien plus Parisien que bien des Parisiens ; le comte Monoto, ancien ambassadeur du Japon à Paris, actuellement ambassadeur à Saint-Pétersbourg ; Munir-Bey, ministre de la Sublime-Porte, etc.

Au banc des ministres sont assis MM. Clemenceau, Briand, Leygues, Sarrien, Étienne, Thomson, Dujardin-Beaumetz.

La séance est ouverte à deux heures quarante, sous la présidence de M. Brisson.

Après quelques préliminaires, M. Georges Berry monte à la tribune. Le député de Paris boit une gorgée d’eau. Tous les regards se tournent vers lui. Un grand silence se fait. Le drame commence.

M. Georges Berry déclare que, d’après lui, le gouvernement a toujours agi avec la dernière maladresse dans l’affaire du « charlatan qui n’a pas dans sa collection créé le génie du charlatanisme parce qu’il l’a gardé pour lui ». Après avoir affolé la population parisienne, lors des vols d’enfants, le ministère permet que le pays, un instant apaisé, reprenne feu et flamme sans nécessité aucune.

M. CLEMENCEAU, ministre de l’intérieur. — Que feriez-vous à sa place ?

M. BERRY. — Je ne sais pas. Je ferais quelque chose. Je ne suis pas le gouvernement. M. RABIER proteste.

M. GEORGES BERRY termine en déclarant qu’on ne peut avoir aucune confiance dans un gouvernement qui laisse dégénérer en querelle publique une simple affaire de police et de justice.

M. AYNARD monte à la tribune : « Le docteur Flax, dit-il, est une des plus prodigieuses intelligences de tous les siècles. (Protestations énergiques. Applaudissements.) C’est vrai. (Tumulte. Cris : « Assez ! La censure ! ») Les services qu’un homme de cette âme et de cette trempe intellectuelle peut rendre au pays sont tels que non seulement il faut le remettre en liberté (Un cri à droite : « À Berlin ! »), mais qu’il faut encore lui offrir, à profusion, tous les moyens de perfectionner son œuvre en toute sécurité, sans se laisser arrêter par aucune vaine sentimentalité. »

M. Ribot appuie M. Aynard.

Fait rare ! Des voix d’extrême gauche soutiennent le député modéré. On a pu croire un moment que la Chambre allait voter des félicitations au docteur Flax, qu’elle allait même l’autoriser à continuer son Œuvre gigantesque de perfectionnement de la race humaine par la création artificielle d’hommes de génie.

M. BAUDRY D’ASSON. — Je demande la parole.

La parole est donnée à M. Baudry d’Asson, le vieil enfant terrible du Parlement.

M. BAUDRY D’ASSON. — Le débat qui s’est ouvert à la Chambre est étrange. Comme dit la chanson, mes honorables collègues ont très bien parlé. (Rires.) Il ne nous resterait plus qu’à boire à leur santé (Rires.) si quelques-uns, dont je suis, ne trouvaient pas que le vrai mot de la situation n’a pas été dit. Les orateurs qui, du haut de cette tribune, déversent sur nous les flots de leur éloquence (Exclamations ironiques : Oh ! oh !) ont coutume de demander à leurs auditeurs « d’élever le débat ». Je demande, moi, pour une fois, la permission de le rabaisser. On discute jusqu’ici, au sujet du docteur Flax, avec des arguments de passion, de sentiment et de philosophie. Je m’adresse, moi, messieurs, à votre bon sens d’abord, et ensuite à votre égoïsme. J’espère être entendu de l’un. Je suis sûr d’être compris de l’autre. (Rires.) Il faut, messieurs, d’après moi, interdire à jamais au professeur Flax la possibilité de continuer ses expériences, aussi intéressantes qu’elles soient. Il faut, puisqu’il nous place dans cette alternative, qu’il sorte de prison et qu’il retransforme les enfants de génie créés par lui en enfants quelconques, afin que ces petits deviennent des hommes quelconques, des hommes sans génie comme vous... et moi. (Protestations amusées.) Je prie ceux de mes collègues qui protestent qu’ils sont des hommes de génie de vouloir bien se faire connaître ! (Rires.) Je suis assez curieux de les connaître. (Rires.) Personne ne se nomme. Je suis donc en droit de prétendre qu’il n’y a aucun homme de génie à la Chambre. Je pense que cette conclusion est assez voisine de la vérité. (Rires.) Bien plus, étant donné notre système politique qui chasse toutes les supériorités, je ne suis pas éloigné de croire que nous formons la plus jolie collection de médiocrités qu’on puisse réunir dans notre belle France.

Une voix. — Vous allez un peu loin.

M. BAUDRY D’ASSON. — Je vais peut-être un peu loin, mais je frise la vérité.

M. SEMBAT. — Prenez garde de la raser. (Rires.)

(Le président agite sa sonnette.)

M. BAUDRY D’ASSON. — Or, messieurs, composée principalement — soyons polis — de cerveaux moyens, et soucieuse de ses droits, de ses prérogatives, la Chambre ne peut autoriser un homme à manufacturer, à la grosse, des électeurs d’intelligence exceptionnelle... Nous, messieurs, et les nôtres, qui n’avons pas subi le bistouri régénérateur du chirurgien, que deviendrions-nous bientôt au milieu de tant d’enfants et de tant d’hommes de génie ?... Ils auront vite fini de nous considérer comme des quantités négligeables, de nous mettre rapidement à la porte de nos fiefs électoraux et de nos privilèges. Oui, messieurs, nous et nos enfants nous disparaîtrions bientôt de la scène où nous sommes très contents de jouer les premiers rôles, si nous avions à lutter avec un trop grand nombre de hautes intelligences. Voilà pourquoi, messieurs, il faut que le docteur Flax opère à nouveau les petits génies, pourquoi il faut qu’il ne reste pas la moindre trace d’une invention qui, en créant trop de supériorités, porterait rapidement les plus graves préjudices aux médiocrités qui sont, incontestablement, la majorité dans le pays.

La Chambre écoute le discours ironique de M. Baudry d’Asson avec une complaisance joyeuse. Mais les députés qui rient se laissent convaincre tout doucement sans vouloir en avoir l’air. Il y a un peu de vrai dans l’ironie de l’orateur.

M. JAURÈS monte à la tribune après M. Baudry d’Asson. Il prononce un très beau discours, très violent. Il combat les savants qui vont trop loin dans la voie des expériences sur la chair vive. Il rends néanmoins hommage aux intentions de « souveraine humanité » qui ont guidé le docteur Flax.

Le ministre de l’Intérieur répond. Selon lui, la chambre doit dicter au gouvernement la conduire à tenir. C’est un cas de conscience que le Parlement doit trancher.

Une voix à droite. — La peur des responsabilités.

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR. — Non. Mais la conviction que le pouvoir législatif doit dans une espèce de ce genre, aiguiller le gouvernement. Aucun principe de politique n’est en jeu. Il s’agit de départager les esprits divisés par un problème de morale unique et nouveau. Le gouvernement a cependant une opinion et il la dit : celle d’accepter immédiatement les propositions du docteur Flax. Les parents qui ont demandé au chirurgien d’opérer à nouveau leurs enfants sont, en effet, en grande majorité. D’autre part, les parents qui refusent sont seulement guidés par l’intérêt. C’est ainsi qu’Émile Loubé, le génie de la sculpture, vient de recevoir de M. Vanderbild, le milliardaire américain, la commande d’un buste qui doit être payé 600.000 francs. La Chambre ne se laissera sans doute pas arrêter, par des considérations de cet ordre. Elle estimera qu’il faut sacrifier certains intérêts particuliers à la tranquillité publique. La solution indiquée par le gouvernement ramènera le calme. Mais elle n’est pas la seule qui atteindra ce résultat. Aussi le ministère, tout en indiquant ses préférences à la Chambre, est-il prêt à accepter tout ordre du jour ne contenant pas l’expression de méfiance.

M. Georges Berry demande la priorité pour un ordre du jour ainsi rédigé : « La Chambre, regrettant que le ministère n’ait pas encore trouvé une solution raisonnable de l’affaire du docteur Flax, désapprouve les actes du gouvernement. »

Il est repoussé par 280 voix contre 203.

L’ordre du jour de MM. Pelletan, Couyba et Steeg est ensuite voté par 294 voix contre 180 et 30 abstentions.

« La Chambre, confiante dans le gouvernement, l’autorise à accepter les propositions du docteur Flax, dans leur intégralité. »

Des conversations animées suivent ce vote de la Chambre. Les tribunes sont agitées. Les antiflaxistes sont furieux.

On annonce, dans les couloirs, que le docteur commencera ses opérations dès demain.

Les parents d’Émile Loubé, d’Urbain Godedouins, de Bernard Flaquette et de Philippe Ordin-Rosier, qui assistaient à la séance, sont décidés à résister par tous les moyens, même par la violence.

— Il n’y a pas de loi au monde, m’a déclaré M. Flaquette, qui puisse obliger un père et une mère à laisser découper leur enfant sous les couteaux d’un chirurgien. Nous nous défendrons.

 

22 septembre 1906

SORTIE DE PRISON — LES NOUVELLES OPÉRATIONS

Le docteur Flax ne nous avait pas trompés.

Cet homme fabuleux est toujours sûr de lui.

Lorsqu’il nous affirmait que si on ne lui laissait pas poursuivre ses études de chirurgie transcendante, il obligerait le gouvernement à le remettre, lui et ses amis, en liberté, dans le plus bref délai, il ne se vantait pas. Il exprimait seulement une conviction intime, avec la conscience de sa force.

Le vote de la Chambre des députés n’était pas acquis depuis une heure que le docteur Flax, la comtesse de Houdotte, les trois frères Hingertil et sœur Thérèse sortaient de prison, embrassés et félicités par leurs amis qui pleuraient de joie.

Sœur Thérèse se rend aussitôt à la gare Saint-Lazare, où elle prend le premier train de Saint-Cloud.

Les enfants devant être réopérés à l’hôpital de Montretout, elle a l’intention de s’occuper, dès l’arrivée, de remettre en état le laboratoire du docteur et de préparer la salle de chirurgie.

Le professeur Flax, la comtesse de Houdotte et les trois frères Hingertil gagnent en voiture un appartement mis à leur disposition par un admirateur. On nous prie de ne pas indiquer l’adresse. La police craint les manifestations des antiflaxistes toujours nombreux et dont la colère est encore toute fraîche.

La comtesse de Houdotte habitera le nouveau logis avec le docteur, car l’aventure des célèbres voleurs d’enfants doit se terminer par un mariage. Les bans vont être publiés incessamment. L’union du professeur Flax et de sa collaboratrice est prochaine. Elle sera fêtée sitôt que les délais de la loi auront été observés.

Ce matin, dès six heures, le docteur Flax accompagné de Numérien Hingertil, monta en automobile et se fit conduire à l’hôpital de Montretout.

Les petits génies s’y trouvaient tous, à l’exception d’Émile Loubé, de Bernard Flaquette, d’Urbain Godedouins et de Philippe Ordin-Rosier, dont les pères et les mères s’étaient obstinés dans leur refus.

Quand le chirurgien entre dans la grande salle, où l’attendent les parents et les enfants, un grand silence se fait, un silence d’émotion et de haine craintive.

Le chirurgien traverse la pièce d’un air de belle noblesse non cherchée, exempte de tout cabotinage. C’est le maître qui passe, le maître qui dicte ses volontés, auquel on obéit en vertu de lois plus fortes que tout et profondément mystérieuses. Arrivé à la seconde porte, le chirurgien s’arrête, un instant pour compter les petits génies présents.

— Ils ne sont pas tous là, s’écrie-t-il. Ainsi que je l’ai juré, je ne commencerai pas avant que les trente et un enfants ne soient réunis dans cette salle.

Accompagnant ses paroles d’un geste péremptoire, le chirurgien disparaît derrière un vitrage, par le couloir qui mène à son laboratoire.

On entend des cris, des protestations : MM. Clépent et Gobely-Franthéon téléphonent à Paris, au ministre de l’Intérieur.

On leur apprend que la police est en train d’amener à Montretout les quatre petits génies dont les parents ont essayé d’échapper à la nécessité imposée par le docteur et, à sa suite, par la Chambre des députés.

Les agents ont dû renverser de véritables barricades, que Mlle Michette de Montrejeau a élevées à l’entrée de son salon pour empêcher son fils d’être emporté et conduit à la salle d’opération du docteur.

Le petit Émile Loubé avait été caché la veille, chez des amis du père. Mais M. Hamard, prévoyant cette supercherie, avait établi une surveillance. On sut ainsi où était l’enfant.

Chez MM. Flaquette et Ordin-Rosier, les autorités furent également contraintes de recourir à la force. À onze heures du matin, les quatre petits génies ainsi enlevés une seconde fois à leurs parents arrivent à Montretout sous bonne escorte.

Le professeur Flax se met aussitôt à la besogne.

De nombreux médecins sont accourus pour assister à son travail, mais il refuse d’opérer devant des spectateurs. Seuls sœur Thérèse et Numérien Hingertil assistent le chirurgien.

Vers quatre heures de l’après-midi, sœur Thérèse vient annoncer aux parents que les trente et un enfants ont, à nouveau, subi le bistouri du chirurgien, et que tout a réussi à souhait.

Les enfants seront soignés à l’hôpital de Montretout, jusqu’à leur guérison, qui ne peut tarder.

REPAS DE FIANÇAILLES — LE MÉCONTENTEMENT DES HINGERTIL — TRISTE PRÉDICTION

Après avoir terminé cette tâche, le docteur Flax est rentré à Paris. L’automobile le mène à son hôtel de la rue Cassette, où il a passé plus d’une heure, avec Numérien Hingertil, à trier des papiers que le juge d’instruction vient de lui renvoyer.

De son côté, la comtesse de Houdotte, après une longue visite à son ancien domicile, emporte divers objets à sa nouvelle demeure.

À sept heures, le docteur Flax et la comtesse reçoivent des amis, invités à diner sans cérémonie, pour fêter les fiançailles.

J’ai été convoqué à ce repas par un mot fort aimable me rappelant les aventures de Frutt et les journées passées dans le domaine du docteur Flax, au pied des montagnes de neige.

Les invités sont tous ces dévoués, dont l’amitié rare a résisté au malheur ou, même plus, a germé dans la fortune contraire. Je note, outre les noms déjà cités auparavant, l’amiral Fournier, Octave Mirbeau, Raphaël-Georges Lévy, le docteur Maurice de Fleury et le comte Noailles-Amboise, oncle de Mme de Houdotte.

Ces deux derniers doivent servir de témoins à la fiancée du docteur Flax, lors du prochain mariage.

La comtesse est habillée, selon sa coutume, d’une longue robe tailleur princesse, bâtie d’une seule pièce dans du gros drap marron et fermée sur le côté par une rangée de forts boutons d’écaille. Elle porte au front une petite barrette d’argent ciselée par le petit Flaquette et dans laquelle Urbain Godedouins a serti des pierres. Cette petite barrette est un chef-d’œuvre. À son doigt luit la célèbre Bague-Amour ciselée par Bobichon et dont des répliques furent distribuées lors du dîner de Frutt.

Le docteur nous étonne un peu.

Il a fait couper sa barbiche pointue et raser sa petite moustache. Son visage modifié lui donnerait aujourd’hui l’aspect banal d’un acteur ou d’un clergyman, si la mâchoire impérieuse dont chaque muscle creuse la peau de sillons noueux ne marquait ce masque d’un relief de médaille.

Ainsi transformé, le professeur Flax, qui n’a jamais eu la prétention de ressembler à Chérubin, est effroyablement laid, mais d’une laideur voisine de la pure beauté. Il apparaît aussi plus maigre, plus efflanqué qu’à Frutt, et sa longue taille s’est voûtée. Les yeux sont moins brillants, comme voilés de buée. Je me suis demandé si le maître de Frutt n’a pas été touché plus qu’il ne l’avoue par les désillusions qui viennent de briser ses rêves énormes.

Je cause, avant le dîner, avec les frères Hingertil. Conversation curieuse ! Ils sont fort mécontents du mariage projeté entre le docteur Flax et la comtesse de Houdotte. Ils ne le cachent pas et parlent ouvertement, sans craindre d’être entendus par leurs maîtres.

Leur intransigeance dévouée n’admet pas ce que Chrysostome appelle nettement la violation d’un serment.

— Ils s’étaient promis de ne s’épouser, me dit-il, que le jour où leur œuvre aurait pris son essor par le monde. L’œuvre a échoué. Ils ne doivent donc pas se marier. C’est mal.

— D’abord ça leur portera malheur, grommelle Wolfgang. Je n’ai pas voulu refuser d’être le témoin du docteur, mais je mettrai ma signature au bas d’un acte néfaste. Attendons, monsieur, attendons. L’avenir prouvera que j’ai raison.

À table, les paroles sont ternes et lourdes, en dépit des hommes de haut intellect réunis autour de la comtesse et du docteur.

Un orage pèse sur Paris, écrasant les poitrines, ralentissant la vie.

Mais surtout, il apparaît à tous les convives que ce repas sans joie qui clôture l’heure où deux destins ont failli dépasser toute l’humanité, est quelque chose d’étriqué, de mesquin, est une fin pitoyable, que nous assistons à un déclin immérité, injuste, à une petite mort.

L’âme de la désolation préside à ces agapes.

Les gros nuages noirs qui, bas et lents, rampent sur la ville, nous imprègnent d’effluves de découragement. Personne n’ose réagir contre ce mauvais sentiment d’appréhension, d’angoisse vague, le professeur et sa fiancée moins que les autres. Ils ont l’air d’exilés.

Après le dessert, au café, comme nous passons dans un petit salon, le docteur Flax me prend par le bras et ne me dissimule pas son état d’esprit.

— La vie est pour nous, désormais, effroyablement vide, me dit-il. Après une agitation effrénée, une fièvre incessante et mille espoirs gonflant notre voile, nous voilà mis à la retraite avant l’âge. Comment plierons-nous nos cerveaux à ce calme polaire ?

— Nous essaierons, mon ami, répond la comtesse, qui a entendu, de dominer nos pensées et nos désillusions. Nous tacherons d’oublier nos rêves merveilleux. Ah ! monsieur, ajoute-t-elle en me regardant, ne riez pas, j’ai acheté un jeu de bésigue, qui remplacera le soir nos entretiens de jadis, où nous choquions des inspirations passionnées.

— Nous sommes tombés de haut, reprend Flax. Il me sera peut-être difficile d’oublier, d’oublier, alors que j’ai encore en moi, là, au front, sous cette calotte de chair et d’os, la certitude de pouvoir réussir quand je voudrai, lorsqu’on me laissera faire.

J’examine attentivement le « docteur-enfer » tandis qu’il prononce lentement cette phrase. Il a un mauvais sourire de côté. Ses tempes sont plissées. Un pli amer serre les coins de la bouche.

Pourra-t-il résister à l’idée de laisser éteindre, sans utilité, sans profit pour personne, la puissance féconde qui bouillonne en lui ?

Je tente naturellement quelques paroles de consolation.

— Certes, docteur, la transition d’une vie de songes surhumains à la paix qu’on vous impose, doit vous paraître pénible, difficile. Il y a quelque chose d’insolite et de navrant dans le silence qui va vous entourer. Cependant, permettez-moi de vous féliciter du calme que vous allez goûter enfin dans la joie de votre union, de l’union de deux êtres qui se sont compris aussi à fond.

— Bah ! Ne nous félicitez pas trop. Attendez un peu. Pas longtemps sans doute... Demain.

Je note encore une réponse du docteur à Marcel Prévost22.

— Bah ! leur dit le grand romancier, toutes les grandes idées trouvent une heure où la foule leur rend justice. La condamnation de Galilée n’a pas empêché son triomphe, parce qu’elle n’a pas arrêté la course de la terre. Vos temps sonneront aussi. Alors vous rendrez vos expériences et…

— Non, interrompt le docteur. C’est impossible. Nous sommes des précurseurs de trop loin, et les précurseurs sont maudits, en vertu des lois de la nature humaine.

— Eh bien ! alors, laissez les colères irréfléchies s’apaiser lentement et abandonnez des problèmes trop vastes. Appliquez vos esprits à des problèmes plus terre à terre, plus simples pour la foule. Vous serez mieux compris. Les gens qui vous conspuent aujourd’hui et vouent vos noms aux flammes de l’enfer applaudiront alors aux dons uniques et sans précédent de vos intelligences.

— Non, cher ami : lorsqu’on a, comme nous, presque atteint les sommets, lorsqu’on a, comme nous, dominé le monde de si haut, on ne peut plus se contenter d’une médiocrité de pensée. Non, nous resterons oisifs. Nous disparaîtrons, nous nous ensevelirons dans l’oisiveté, qui sera comme l’antichambre de nos tombes.

Il est minuit. Nous prenons congé de la comtesse de Houdotte, du docteur Flax et des Hingertil. Tous, nous les quittons tristes, d’une tristesse pesante, aussi pesante que l’atmosphère.

— Comme ils sont découragés, ces êtres que nous croyions de roc et d’airain ! remarque le docteur Maurice de Fleury.

— Hélas ! j’ai surpris dans leur voix le glas des désespoirs infinis ! appuie Anatole France.

Wolfgang Hingertil nous accompagne jusque dans la rue.

En m’écrasant la main dans un dernier bonsoir, le géant me murmure :

— Drôles de fiançailles, hein ? Vous verrez, vous verrez. Cela leur portera malheur. Ils ne devaient pas se marier. Ils se parjurent. Cela leur portera malheur... Avant longtemps...

ALAIN BERNARD.

 

23 septembre 1906

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Le Matin, 23 septembre 1906. Dernière livraison du Voleur d’enfants.

SUICIDE DES HÉROS DE FRUTT — UN TESTAMENT PEU BANAL — LES ROSIERS DE SARNEN

Est-il écrit quelque part, au livre du Destin, que, jusqu’au bout, l’aventure du professeur Flax et de la comtesse de Houdotte sera un tissu d’événements violents et douloureux ?

On croyait que cette affaire bruyante s’éteindrait peu à peu, lentement, dans la paix de l’histoire. Il n’en sera pas ainsi.

Au contraire des gens de théâtre, qui ne savent pas quitter la scène à temps, se cramponnent au public pour lui offrir le spectacle de leur décrépitude, les étranges acteurs du drame de Frutt ont voulu partir en pleine gloire, si on peut appeler gloire leur fantasque notoriété.

Qui eût pensé que, le lendemain même du jour où j’annonçais le mariage du savant et de son amie, j’aurais à raconter leur fin, que les fiançailles d’hier au soir n’étaient qu’une veillée funèbre et une alliance pour la mort ?

Vers midi, ce malin, je reçois le petit bleu suivant :

Cher ami,

Vous avez été l’historiographe presque fidèle et toujours sincère de notre lamentable aventure. Accourez au plus vite. Nous vous fournirons un épilogue suprême, le point final de votre narration.

SIGISMOND FLAX.

La lettre est pressante ; le mystère qu’elle laisse lire entre les lignes, angoissant.

Je me souviens de la voix énigmatique de Flax lorsqu’il me dit, par deux fois, la veille :

— Attendez un peu... Pas longtemps, sans doute... Demain...

Je cours rue de Valois, car c’est là, dans un appartement qui donne sur le Palais-Royal, que le docteur et la comtesse se sont retirés, au sortir de prison.

La rue est noire de monde.

Je surprends des mots : suicide, poison, Flax.

Ils répondent clairement à mes questions intérieures.

Après avoir parlementé avec les agents qui ont dégagé les abords de la maison de Flax, je grimpe l’escalier en hâte.

Appuyé de toute sa hauteur contre le chambranle de la porte d’entrée, Chrysostome Hingertil monte la garde.

L’énorme Suisse me broie les phalanges dans une étreinte où il met toute son âme.

Le montagnard me conduit dans la chambre à coucher, que les rideaux et les volets baissés voilent d’une pénombre impressionnante.

Mes yeux, encore tout remplis du grand soleil qui, dehors, inonde Paris de sa joie, s’habituent difficilement à l’obscurité.

Vaguement, je distingue dans la nuit, où tout papillote, des silhouettes qui s’inclinent.

Le géant Hingertil me tire par le bras et m’amène au pied du lit.

— Voilà, murmure-t-il d’une voix brisée.

Et alors, lentement, à mesure que l’œil s’accommode à la vague clarté ambiante, deux taches blanches m’apparaissent sur un fond très sombre. Peu à peu, elles se précisent, elles se moulent, elles se creusent, et je reconnais, allongés encore par la mort, les visages des incroyables héros reposant sur des coussins de velours grenat.

Je reste un moment, tremblant, à contempler ces chairs éteintes, ces crânes où hier encore s’allumaient deux flammes exceptionnelles, aujourd’hui abolies à jamais.

En me retournant, je reconnais enfin les spectateurs de cette inertie qui parle si fort à nos imaginations.

Ils sont là presque tous ceux qui, hier, assistèrent aux fiançailles, les fidèles de toujours, les combattants d’une cause inouïe où la justice planait à de telles hauteurs que rares étaient les élus qui pouvaient l’apercevoir.

Dans un coin, Camille Flammarion, Anatole France, Millerand, Georges Clemenceau causent à voix basse ; d’Arsonval et Pierre Veber murmurent des paroles de consolation à Numérien et à Wolfgang Hingertil.

Wolfgang est écroulé sur un fauteuil. Il a l’air d’une bête immense, blessée au cœur, et qui se ramasse pour un dernier bond, formidable et foudroyant.

Octave Mirbeau, Besnard, Moczkowski, André Honorat, Marcel Prévost, Antoine, Franz Jourdain sont debout, perdus en réflexions, et on sent passer sur ces sceptiques un peu du souffle invisible et puissant qui, dans les âmes naïves, sème la foi, les superstitions et les légendes.

Je demande à Théodore Cahu :

— Vous êtes leur voisin. Comment cela s’est-il passé.

Numérien a entendu la question. Il y répond de sa belle voix sonore, très haut, pour que tous soient renseignés.

— À onze heures, le docteur nous a appelés. Sa fiancée était auprès de lui et fumait une cigarette... Sans aucun préambule, il nous a lu son testament... Après quoi, il a tranquillement ajouté : « Mes amis, à onze heures un quart j’ouvrirai la fenêtre du salon qui donne sur le jardin du Palais-Royal. Je jouerai de l’orgue et la comtesse chantera. Nous voulons que les passants se disent que de telles harmonies et une voix si pure ne peuvent pas naître sous les doigts et dans la gorge d’êtres néfastes et méchants... À onze heures et demie, nous nous suiciderons, ma fiancée et moi... Je possède un poison nouveau, rapide, et qui n’abîme pas les traits... À onze heures trente-cinq, vous entrerez dans notre chambre. Ce sera fini. Ne nous touchez pas. Vous nous laisserez sur nos lits comme nous serons couchés. Sur la cheminée, vous trouverez des petits bleus préparés pour nos amis. Vous les porterez immédiatement à la boîte, et vous ferez de notre testament autant de copies à la machine à écrire que nous aurons convié de personnes pour une dernière visite. Il y aura un exemplaire pour chacune d’elles... »

— Alors, fait Wolgang, dans un sanglot qui le secoue comme une quinte, alors la comtesse s’est levée de sa chaise, nous a tendu la main et nous a dit : « Adieu, mes amis », et le professeur a répété : « Adieu, mes amis ».

— Et nous, ajoute Chrysostome, nous avons répondu : « Adieu, amis ». Et nous sommes partis.

— Comment ! s’écrie Marcel Prévost, vous ne vous êtes pas opposés ?...

— Nous leur avons toujours obéi, interrompt Wolfgang.

— À l’heure dite, reprend Numérien, nous avons entendu le jeu de l’orgue et la voix de la comtesse. Le professeur accompagnait l’hymne à la Gloire, qui a été composé à Frutt par le petit Pierre Candelaur et le petit Nicolas Barlatescu... C’était magnifique. L’orgue faisait trembler la maison. Nous écoutions tous les trois, pressés contre la porte. Le chant vous serrait à la gorge, tant il était ému, céleste, puissant... Dans le jardin, la foule s’attroupait. Elle écouta silencieusement jusqu’à la fin... Pour le reste, nous avons fait comme le professeur nous l’avait demandé... Nous n’avons plus qu’à vous remettre les copies du testament.

Wolfgang nous les passe. Il prend l’original et le lit à haute voix :

Voici nos dernières volontés, avec les raisons qui nous les dictent :

Nous avons essayé, en nous fiançant pour nous épouser bientôt, de réaliser la récompense que nous avions fixée à nos travaux, de nous donner une illusion poétique. Mais nous avons constaté que notre union tant rêvée ne nous apportait aucune satisfaction intéressante.

Il nous a suffi d’un seul jour pour comprendre que notre mariage était fonction de notre Œuvre, et que notre Œuvre anéantie, il n’était plus qu’une vaine formalité sans joie véritable du cœur, et sans espoirs.

 Alors mieux vaut mourir.

Nous ne tenterons même pas de nous distraire de notre rêve, de nous mêler à la vie contemporaine. Nous nous sommes sentis indifférents devant elle avant d’en refaire l’expérience. Les journaux de ce matin parlent de courses de chevaux à Vichy, d’un scandale dans la magistrature, d’un assassinat mystérieux rue du Temple, du nouvel uniforme de l’empereur d’Allemagne, de la prochaine création de M. Le Bargy et d’une élection complémentaire de député. Que ferions-nous dans ce monde-là ? Nous serions comme des vieillards malheureux, obligés de vivre dans un cirque.

Alors mieux vaut mourir.

Nous reconnaissons aussi, tous deux, loyalement, que peut-être nous ne nous sommes jamais aimés véritablement, d’un amour vrai. Nous n’étions pas épris l’un de l’autre. Nous n’étions épris que d’un même idéal. Cet idéal disparu, fini, nous restons maintenant de simples voisins, désenchantés, désorientés. Demain, nous nous serions hostiles.

Alors mieux vaut mourir.

Nous mourons sans crainte, et nous mourons sans haine.

Nous avons subi le sort de tous ceux qui ont sincèrement cherché le bien des hommes, de tous ceux qui, pour hâter l’éclosion d’un monde meilleur, se sont heurtés à l’irréductible barrière de la sottise, aux passions mesquines d’une majorité trop pauvre d’idées, qui se sont perdus, porteurs d’une simple torche, dans l’effroyable nuit de l’ignorance humaine.

Nous avons pu arracher, un secret immense à la nature rebelle. Nous n’avons pas pu communiquer ce secret, aux sourds qui ne voulaient pas entendre...

Les frères Hingertil seront seuls à nous accompagner au cimetière. Ils nous feront transporter dans une simple voiture funéraire et ils s’arrangeront de façon à ce que notre enterrement passe inaperçu.

Le métal des objets précieux que nous possédons sera fondu et vendu en lingots.

Nos pierres de prix seront desserties et livrées au lapidaire.

Le produit de ces aliénations et le reste de notre fortune en valeurs et immeubles seront le bien des frères Hingertil, chargés de l’exécution du présent testament.

Tous nos papiers, tous nos livres, tous nos vêtements, tous nos meubles, tout ce qui nous appartient d’autre sera brûlé, afin qu’il ne reste aucune trace de nous.

Puisqu’il ne nous a pas été permis de léguer à la civilisation notre Œuvre complète, parfaite, nous voulons disparaître totalement.

Nous demandons à ce que nos corps soient brûlés aussi.

Mais nos restes ne demeureront pas, aux environs du four crématoire, inutilement immobiles dans des urnes funéraires.

Que les frères Hingertil achètent quelque part un jardin.

Qu’ils y cultivent de très belles roses et qu’ils sèment tout autour de ces rosiers nos cendres, qui féconderont la terre.

Au printemps nouveau, nous revivrons ainsi dans la sève des fleurs, nous nous épanouirons en verdures saines, en pétales, en corbeilles embaumées.

Nous avions vaincu la nature. Elle prendra ainsi sa revanche, en nous pliant à notre tour à ses lois chimiques et organiques, et nous collaborerons sans hâte, nous qui avons voulu aller trop vite, à la marche lente du monde.

Que chaque année les frères Hingertil cueillent ces roses et qu’ils en envoient des gerbes à nos amis, afin que ces derniers respirent ainsi un peu de notre esprit. Voici tout ce que nous désirons encore avant de disparaître.

Ayant terminé sa lecture, Numérîen ajoute :

— Le document que je viens de vous lire est écrit par le docteur jusqu’au passage où il est question des cendres, du jardin et des roses. Toute la fin est de la main de la comtesse.

Marcel Prévost a un sourire triste.

— Les femmes, dit-il, ne peuvent se passer de poésie !

— Ils ont signé tous les deux d’une plume ferme, remarque Antoine. Ils n’ont pas tremblé. C’est loyal, franc. Ils n’étaient pas des cabotins ceux-là !

Séverine élève la voix et sourdement :

— Messieurs, prononce-t-elle, disons l’adieu éternel à ces intelligences mystérieuses et hautaines.

Alors chacun de nous, tour à tour, s’avance, se penche sur les cadavres qui dorment, et nous déposons un baiser sur les fronts rigides.

— Et vous, que deviendrez-vous ? demande aux frères Hingertil, Camille Flammarion qui, profondément troublé, torture les bouillons de sa barbe.

— Nous, répond Wolfgang, nous retournerons en Suisse, Nous achèterons le jardin pour planter les roses et semer les cendres. Nous nous bâtirons une maison près du lac de Frutt. Nous l’habiterons l’été. L’hiver, nous descendrons à Sarnen. Et nous attendrons la mort, en nous souvenant d’eux.

ALAIN BERNARD.

FIN

Notes

1  Fondée en 1880, il s’agit de l’une des plus anciennes associations de journalistes en France. Dans la livraison du 14 juillet 1906 (voir la 2e partie), Forest a aussi évoqué l’Association syndicale de la presse étrangère.

2  Mario Sermet, journaliste au Matin où il fut secrétaire de rédaction, était effectivement secrétaire de l’Association.

3  Paul Desachy (1872-1952) était plutôt rédacteur en chef du Siècle. Il fut aussi collaborateur du Rappel et du Gil Blas, notamment.

4  Charles Le Bargy (1858-1936) était un acteur, sociétaire de la Comédie-Française.

5  Le discours du professeur et de la comtesse livre une clef idéologique du roman, qui est en intertextualité avec l’idéologème de la « lutte pour la vie » et d’un curieux darwinisme social passé au prisme de la science-fiction. Le roman s’avère également teinté d’un libéralisme débridé, faisant écho aux idées sociales et politiques de Louis Forest. L’échec du docteur viendra toutefois nuancer cette lecture.

6  Allusion à la conférence d’Algésiras à propos du statut du Maroc, sur lequel la France et l’Allemagne ne s’entendaient pas. Le différend diplomatique venait de trouver sa résolution, avec les accords du 7 avril 1906.

7  Le comte de Haeseler (1836-1919) était un officier du IIe Reich qui avait participé notamment à la guerre de 1870.

8  Il s’agit d’une unité d’infanterie.

9  Henri de Lacroix fut général. Il devint chroniqueur militaire au Temps de 1912 à 1918.

10  Ici l’auteur a inséré une note : « La fontanelle est, sur le crâne, l’endroit où aboutissent la suture coronale ou suture de l’os qu’on appelle le coronal, qui forme la partie antérieure du front, et la suture sagittale, suture qui, s’étendant d’avant en arrière sur la ligne médiane, unit les deux pariétaux, os formant les deux côtés de la boîte du crâne. La fontanelle est très molle chez les enfants. » 

11  Autre note de Louis Forest : « La ligne vaut 2 millimètres 2558. »

12  Pierre et Marie Curie avaient découvert le radium en 1898. Leur présence dans le roman, ainsi que les rayonnements étranges qui protègent la forteresse du docteur, montrent que le roman fait écho à l’actualité scientifique. Les rayons X avaient été découverts en 1895.

13  Le Simplicissimus était un hebdomadaire allemand, littéraire et satirique. Il avait été fondé en 1896. Les collaborateurs évoqués dans les lignes suivantes par Forest sont quelques-uns des nombreux dessinateurs de la revue. On peut trouver l’intégralité de la collection numérisée du Simplicissimus au www.simplicissimus.info.

14  Le comte von Moltke, l’un des grands généraux allemands, stratège important de la guerre de 1870.

15  Ici nous avons retiré le mot « momentanée », qui figurait dans le feuilleton.

16  Forest poursuit ses énumérations délirantes de personnalités du monde politique et culturel.

17  Jeu de mots, il faut entendre « crapule ».

18  Il s’agit cette fois d’une affaire criminelle plus ancienne, mais qui survécut longtemps dans les mémoires : celle de l’assassinat d’Antoine Bernardin Fualdès, ancien procureur impérial égorgé en 1817. La complainte qu’évoque Forest fut effectivement composée par un dentiste.

19  Les listes de noms sont répétitives. On note la présence constante d’Anatole France notamment, cité fréquemment. Écrivain, dramaturge, chroniqueur (notamment au Gil Blas, à L’Illustration et à La Vie parisienne), Pierre Veber vient de s’ajouter à la liste. Henri de Varigny, qui prend la parole au paragraphe suivant, a fait une apparition au feuilleton du 18 juillet, puis à celui du 24 juillet ; il signait les actes d’accusation du comité de savants contre Flax. Biologiste, il était aussi journaliste scientifique, notamment pour le Journal des Débats. Il défendit ardemment les thèses de Darwin.

20  Romancier, historien et journaliste, Jules Claretie (1840-1913) fut l’un des « papes de la chronique ». Il a tenu à partir de 1880 au Temps une chronique fort suivie, intitulée « La Vie à Paris », jusqu’à la veille de la Première guerre mondiale. Les recueils sont disponibles sur Gallica.

21  Jean Finot (1858-1922), directeur et rédacteur en chef de la Revue des revues, devenue La Revue en 1900, qui offrait des rééditions d’articles parus dans la presse européenne et américaine.

22  Présence amusante de ce romancier, « spécialiste » de la féminité qui était aussi un chroniqueur d’élégances et d’éducation des jeunes filles, collaborateur au magazine Femina.

Pour citer ce document

Louis Forest, « Le voleur d’enfants (3e partie) », Commenté par Guillaume Pinson et Pierre-Olivier Bouchard Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/editions/le-voleur-denfants-reportage-sensationnel/le-voleur-denfants-3e-partie