La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

L’épistolière mondaine anonyme dans les périodiques littéraires d’Ancien Régime (XVIIe-XVIIIe siècle)

Table des matières

MÉLINDA CARON

La lettre donne leur forme à bon nombre de publications périodiques sous l’Ancien Régime, ce que nous indique le seul parcours des titres des productions des XVIIe et XVIIIe siècles. L’on y retrouve de nombreuses « lettres », aussi bien dans les intitulés des organes de la presse historique et politique que dans ceux de la presse littéraire1. Outre les liens existants entre les périodiques savants et les pratiques épistolaires des représentants de la République des lettres2, il y a lieu d’observer une tradition parallèle qui s’est particulièrement nouée autour de la lettre familière. Celle-ci est pour sa part liée aux pratiques du « beau monde », tant parce qu’elle circule dans l’espace mondain que parce qu’on l’associe, par analogie, à la conversation qu’on y tient. Elle offre une structure souple et ouverte à l’inclusion de différents types de discours et de différents genres littéraires, reproduisant, justement, les aléas et la spontanéité de la conversation. En outre, et c’est là ce qui intéressera plus particulièrement cet article, l’on y retrouve souvent la représentation d’une épistolière qui reçoit ou qui écrit des ordinaires. L’épistolarité offre un support formel qui légitime la périodicité, chaque lettre faisant office d’ordinaire. Il existe plusieurs cas de figure, allant du périodique adressé à une dame fictive jusqu’à la mise en scène d’une correspondance entre deux femmes, en passant par les fausses lettres offertes au public par un rédacteur dissimulant son identité sous un masque identitaire féminin. L’exclusivité communicationnelle intrinsèque à cette forme et à ces figures sert, paradoxalement, à favoriser l’adhésion de lecteurs de plus en plus nombreux, de plus en plus lointains, aux propos des rédacteurs. Leur omniprésence depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’à la fin de l’Ancien Régime permet de retracer une pratique assez persistante pour penser que la communication médiatique, en s’établissant autour de cette représentation de la féminité, aurait contribué à ancrer cette figure dans l’imaginaire de la presse littéraire, et éventuellement dans celui du monde littéraire à naître. Les perspectives ouvertes par le développement des recherches dans le domaine de l’histoire de la mondanité nous invitent à tout le moins à le proposer. Cette approche contribue, de surcroît, à renouveler l’angle jusqu’ici privilégié dans les études sur la presse ancienne et à prendre davantage en compte les liens étroits qui unissaient, à l’époque, l’imaginaire de la sensibilité critique des femmes, la forme épistolaire et le contexte galant dans lequel est née cette presse.

Avant d’aborder ce corpus, il importe de rappeler certaines conditions socioculturelles contemporaines à la naissance des périodiques littéraires qui expliquent en grande partie l’association spontanée qui s’observe, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, entre la presse, la lettre familière et la figure de la dame du monde. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte, tels le rapport que cherchaient à instaurer les auteurs modernes avec leur public, la mode de la galanterie et l’imaginaire mondain de la féminité, jugée gardienne du bon usage de la langue et de la culture. Précisons d’abord que l’expression « presse littéraire » désigne des périodiques ouverts à la critique et présentant aussi bien des pièces littéraires et des commentaires sur les nouvelles parutions que des anecdotes mondaines3. Très souvent, on y retrouve aussi des lettres, dont on tait la plupart du temps la provenance, convenances obligent. Les premiers périodiques littéraires de ce type sont souvent associés au pôle des Modernes, dont une des pratiques était de dédier leurs écrits à une femme ou, de façon plus générale, d’associer les femmes au lectorat qu’ils cherchaient à rejoindre. Cette prise de position est d’ailleurs souvent explicite dans les périodiques du tournant du siècle, soit parce qu’elle est endossée par les rédacteurs, soit parce qu’on y diffuse les textes de grands représentants de la Modernité, tels Fontenelle et madame Deshoulières4. Par ailleurs, les femmes n’ayant pas la même éducation que les hommes, un décalage s’observe entre la culture de l’un et de l’autre sexe. Ainsi que le résume Linda Timmermans, ce décalage permet de comprendre « pourquoi la femme, plus que le “courtisan”, incarn[e], pour les contemporains, la culture mondaine ; pourquoi elle devient une référence et un point de repère pour l’écrivain5 ».

Un autre facteur à considérer est ce que Delphine Denis a appelé l’institution de la galanterie, phénomène impliquant un mode particulier de représentation auctoriale (et élitaire), par lequel se mettait en place un jeu de reconnaissance avec les lecteurs. La galanterie était nécessairement liée à une manière d’être ensemble et à une représentation de pratiques de sociabilité régies par une volonté de plaire et impliquant la mixité6. La médiation des textes assurait des « retrouvailles » pour leurs lecteurs, retrouvailles qui étaient plus ou moins effectives selon leur plus ou moins grand degré de proximité avec le groupe social représenté7. Tout le spectre de la connivence était ainsi couvert, allant de l’intelligence parfaite des surnoms employés dans les textes et des événements qui y étaient relatés jusqu’à la simple littérarisation de rapports sociaux dont le lien avec certains cercles parisiens pouvait entièrement échapper au lecteur, mais dont la représentation lui permettait néanmoins d’éprouver le plaisir de décoder les personnages ou les motifs littéraires qui s’y trouvaient. La relation qui s’instaure entre les rédacteurs et leurs lecteurs sollicite l’imagination de ces derniers, qui, à défaut d’avoir été témoins des situations évoquées, vont pallier le manque d’information dont ils disposent par leurs référents culturels. D’une certaine façon, la pratique de la renomination galante se prolonge dans les masques identitaires qui peuplent le monde de la presse littéraire au XVIIIe siècle. Ces masques assurent, eux aussi, la création et l’entretien d’un esprit de connivence et, ce, en dépit du fait que le principe de reconnaissance opère différemment, c’est-à-dire non plus en relation avec les dynamiques élitistes de certains groupes mondains, mais plutôt grâce à la mise en scène de représentations topiques désormais culturellement associées aux pratiques de la mondanité.

Enfin, l’alliance entre culture, féminité et sensibilité qui prévaut à cette époque s’explique par le fait que les femmes deviennent alors, dans l’imaginaire lettré, une instance normative en matière de critique et d’appréciation esthétique8. Le revers de cette représentation idéalisée résidait toutefois dans une limitation de la pratique littéraire féminine. Tous les genres n’étaient pas jugés convenables pour les femmes, qui s’adonnaient principalement à l’écriture de pièces de circonstance et à celle de lettres familières. Problématique pour elles, parce que pouvant nuire à la bienséance et à leur réputation, l’impression de leurs pièces était nécessairement accompagnée d’un discours insistant sur la modestie avec laquelle on « osait » (souvent malgré elles) les soumettre au jugement du public. L’exploitation de ce topos a donné lieu à toute une suite de mises en scène de dévoilement de lettres qui n’auraient pas dû être imprimées et qu’un éditeur offrait au public en prenant soin de dissimuler l’identité des épistolières concernées et, ce, même quand le public (ou une partie du public) savait qui se cachait sous les étoiles, les astérisques ou les points de suspension des pages couverture. Naissant dans ce contexte, la presse a fait sien ce rapport complexe entre l’écriture des femmes et le public.

L’épistolière est d’abord liée à la pratique « moderne » de la dédicace à une dame avant de devenir un horizon de réception imaginaire faisant office de médiateur entre les rédacteurs et leurs lecteurs. Les réceptrices réelles auxquelles l’on s’est d’abord adressées dans certains ordinaires étaient des mécènes, des princesses, des femmes de la haute noblesse. En 1656, le sieur Loret a été l’un des premiers à publier sous forme de recueil, dans la Muse historique, les vers qu’il avait écrits de façon hebdomadaire à la princesse de Longueville à partir de 1650 pour lui faire part des nouvelles de la cour9. Un demi-siècle plus tard, en 1703, Marie-Jeanne L’Héritier écrivait son Érudition enjouée, ou Nouvelles sçavantes & satiriques et galantes, écrite à une Dame Françoise, qui est à Madrid en faisant l’éloge, dans ses feuilles, de la duchesse de Bourgogne et de la reine d’Espagne. Ce périodique se présente sous forme de lettres adressées à une voyageuse qui fait rayonner la culture des femmes françaises auprès des dames espagnoles qu’elle côtoie, en mettant en valeur leur relation avec le savoir :

Je suis ravie de l'inclination que vous me marqués, que les Dames de Madrid ont pour le sçavoir : celles avec qui vous êtes en liaison d'amitié, trouveront en vous une personne fort propre à les animer et à suivre un penchant si noble, & je suis persuadée qu'on verra d'heureux effets de vos soins & de leur application. Cependant pour satisfaire à l'empressement que je vois que vous avez, & que vous m'écrivés qu'ont aussi ces spirituelles Dames d'aprendre à quoy l'on s'occupe icy dans les belles Lettres, je vais vous informer de tout ce que je sçay de nouvelles sçavantes : mais aussi ne pouvant me persuader qu'elles seront entierement du goût de toutes vos aimables Amies, ainsi qu'elle seront du vôtre, en faveur des Dames que les nouveautés de l'empire des Lettres touchent peu, je vous écriray aussi des nouvelles badines & galantes ; cependant comme je sçay bien que les nouvelles sçavantes vous interresseront le plus, je vais commencer par celles de ce caractère10.

Quoiqu’en prose, la formule adoptée par mademoiselle L’Héritier est presque la même que celle du sieur Loret, à ceci près que la rédactrice est une femme et, surtout, que la réceptrice de ces nouvelles est fictive. Celle-ci servait d’intermédiaire à l’auteure qui cherchait à rejoindre et à intéresser une partie de la cour française, alors en Espagne. Cet éloignement des lecteurs justifiait le recours à une telle fiction épistolaire, la forme du périodique reproduisant le contexte d’écriture des ordinaires. Mais il faut également y voir une adhésion au modèle d’un périodique qui avait commencé de paraître quelque trente ans plus tôt et qui connaissait alors un immense succès : le Mercure galant.

Fondé en 1672 par Donneau de Visé, le Mercure galant s’adresse à une marquise anonyme qui est, elle aussi, fictive. L’objectif annoncé dans l’avis du libraire aux lecteurs par lequel s’ouvrait le tout premier recueil – « Ce livre doit avoir dequoy plaire à tout le monde, à cause de la diversité des matières dont il est remply11 » – souligne le rôle conféré à la marquise fictive : destinatrice idéale, par sa féminité aussi bien que par sa noblesse, elle permet à l'auteur de mettre en place une « honnête connivence » avec ses lecteurs. Jean-François Castille appelle ainsi le fait d’avoir recours à une « figure accomplie de l’honnêteté, qui ser[t] de médiateur entre les poètes et les “honnêtes gens”12 ». Le Mercure galant a été l’instigateur d’une vogue importante de périodiques et les rédacteurs s’y réfèrent d’ailleurs régulièrement13. Par exemple, le Courrier galant, dédié à Madame la marquise D***, nouvelle instance de réception fictive, reprend exactement le même modèle en 1693 : « Je veux bien l’avoüer, Madame, vous ne pouviés gueres mieux vous adresser qu'à moy, pour avoir les nouvelles que vous souhaités. Quoy que je sois comme isolé, je ne laisse pas de voir, dans ma retraite, tout ce qui se fait d'ouvrages d'esprit14. » Ce nouveau courrier ne survécut cependant pas très longtemps à son modèle, n’en étant qu’une pâle copie. D’autres parutions eurent plus de succès, notamment celles qui, en plus de s’inspirer ou de contrefaire leur illustre modèle, se présentaient plutôt comme des compléments de celui-ci. Tel fut le cas du Nouveau mercure galant des cours de l’Europe qu’a fait paraître Anne-Marguerite Petit Dunoyer en 1710. Cette production s’adresse également à une dame du monde éloignée de Paris et renvoie, par son titre, au périodique à succès. Or sa rédactrice a pour ambition non pas de couvrir ce qui n’aura pas été abordé dans le Mercure galant lui-même, mais bien dans une contrefaçon dumême titre paraissant à La Haye et dite de la main d’un certain Dufresny :

Je m’engage par là à vous donner u nouveau Mercure de ma façon, dont vous ferez part à vos Amis, à condition, s’il vous plaît, qu’on ne sçaura pas qu’il vienne de moi ; car comme je prétens parler franchement, je ne veux pas aussi que ma franchise m’attire des affaires ; d’ailleurs vous comprenez bien que M. du Fresni, étant nanti du Privilége, il ne nous seroit pas permis de courir sur ses brisées, & je n’ai garde d’en avoir la pensée. Mon petit Mercure ne fera point de tort au sien, puis que je ne le produirai point à Paris15.

Représentante par excellence du public mondain, la marquise fictive du Mercure galant en inspira donc plusieurs autres à sa suite. En plus d’imitations ou de contrefaçons, l’on vit apparaître différentes variantes de cette structure d’interlocution. Celle-ci demeure toujours étroitement liée aux bruits du monde et aux nouveautés littéraires.

La destination féminine est d’abord et avant tout associée à un contenu largement anecdotique ainsi qu’à la diffusion de pièces légères. L’objectif premier, corollaire de cette figure, est de divertir et de distraire. La volonté de plaire au lectorat mondain, qu’incarne de façon métonymique la femme du monde, impose un principe d’alternance entre le sérieux et le badin, la critique et l’anecdote, les réflexions morales et les poésies légères. Cette orientation s’explique par le rapport qu’entretiennent femmes du monde et savoir dans les représentations de l’époque, puisque lorsque ce rapport est valorisé, c’est uniquement sur la base de l’amateurisme et du divertissement16. Madame Dunoyer le mentionne explicitement à la fin de la première lettre de son Nouveau Mercure galant, après avoir abordé des questions diplomatiques : « Mais je vois, Madame, que je m’engage ici insensiblement à faire des réflexions qui ne sont guéres du génie d’une Femme ; si j’avois fini mon Mercure par quelque Avanture galante arrivée à la Cour, je vous aurois peut-être fait plus de plaisir ; je vous en promets des plus jolies au mois prochain, honorez-moi cependant toujours de votre estime17. » Quoique des nouvelles politiques et diplomatiques aient pu trouver place dans ce genre de feuilles, l’adresse à une figure féminine est forcément accompagnée d’un aura de dilettantisme lettré. Après avoir incarné un horizon de réception étroitement lié aux valeurs de l’honnêteté, la réceptrice est devenue une médiatrice toute désignée pour laisser place à la critique du monde littéraire, que l’on se donne bien souvent pour tâche de lui expliquer.

La réceptrice anonyme contribue d’autant mieux à mettre en valeur la vie culturelle et intellectuelle parisienne auprès des lecteurs étrangers qu’on la dit le plus souvent en voyage ou vivant loin de la cour18. Le prétexte le plus fréquemment évoqué pour justifier la création d’un nouveau périodique est, en effet, de vouloir satisfaire la curiosité, répondre à la demande et tromper l’ennui d’une femme ayant dû s’éloigner de Paris, la plupart du temps pour suivre son mari en province. Ce sont les dédicaces, les discours préfaciels, les avertissements, de même que les premières lettres qui offrent de la façon la plus étoffée le cadre fictif de ce type de représentation. Dans la série des Lettres de Mme le Hoc et de M. le Hic, qui paraît au cours de l’année 1775, M. le Hic répond ainsi à la demande de Mme le Hoc de vouloir être éclairée par les lumières de cet homme. Le pacte de cette relation épistolaire se présente comme suit dans la réponse de M. le Hic à la lettre de Mme le Hoc :

Madame, je remplis aujourd’hui l’engagement que je contractai avec vous l’année dernière, lorsque vous quittâtes Paris. Vous exigeâtes de moi que je vous rendisse compte de toutes les nouveautés qui paraîtraient dans le genre dramatique ; vous l’exigez aujourd’hui par la derniere lettre dont vous m’avez honoré19.

Le rédacteur répond ici, comme il arrive très souvent dans ces mises en scène, aux lettres que sa réceptrice lui aurait écrites pour le féliciter et l’encourager à poursuivre son entreprise. La mixité de la relation épistolaire présente habituellement une dimension pédagogique. Dans le cas de Mme le Hoc, il s’agit de guider son jugement parmi le grand nombre de critiques qui paraissent dans les divers organes de presse :

Vous m’aviez promis, Monsieur, de me rendre compte de toutes les nouveautés que l’on verrait paraître sur les théatres de Paris, & depuis plus de six mois que je suis retirée à la campagne, je n’ai pas plus entendu parler de vous […]. Un galant homme doit remplir ses engagemens. Dites-moi d’abord ce que vous pensez de la Fausse Magie20. […] L’envie d’aller voir représenter cette pièce m’est revenue, & je vous demande en grace de m’écrire promptement, & de me faire sortir de l’incertitude & de l’erreur où m’ont jettée tant de jugemens différens. Que je sache au moins à quoi m’en tenir21.

Fiction pratique que cette Mme le Hoc qui implore le rédacteur de lui faire part de ses critiques, non seulement des pièces jouées, mais aussi de ce que les autres journalistes en ont pensé. S’il s’agit évidemment d’un moyen de montrer son mérite, par la vertu de la comparaison avec les opinions d’autres rédacteurs, ce scénario s’inscrit par ailleurs dans un motif littéraire topique de l’époque, celui de la conversation entre « la marquise et le philosophe22 ». Ici, une dame du monde converse (par lettres) avec un philosophe qui fait office de guide et dont les propos l’entraînent à parfaire son jugement. La presse se fait ainsi l’écho de lieux communs imaginaires, mais tout à la fois des préjugés qu’ils véhiculent, en l’occurrence concernant la féminité, la culture et le savoir. Bien que l’on ait souvent rapproché ce « journalisme personnel » des fictions romanesques23, dans lesquelles abonde ce genre de relation mondaine, il importe de ne pas réduire le mode de diffusion et de réception de la presse à celui des œuvres et de considérer ses enjeux communicationnels propres. Nous semblons, en effet, toucher là à des structures médiatrices ayant contribué à conforter, peut-être même à façonner et certainement à diffuser des représentations qui dépassent la sphère du roman. Réelles ou fictives, les requêtes d’une supposée dame du monde confèrent d’utiles justifications aux différentes orientations que décide de prendre un rédacteur. Elle donne aussi à lire certains des ajustements auquel celui-ci a pu avoir recours dans l’établissement de son dialogue avec le public.

Cette destinatrice, que son rang situe habituellement parmi l’élite, augmente le prestige du journaliste qui se montre en étroite relation avec elle, mais elle flatte aussi le lecteur, qui y est représenté tel le témoin privilégié des lettres qui lui ont été adressées. Semblable processus d’identification passant par le truchement d’une mise en scène d’élection se trouve au cœur de la communication dans la presse de l’Ancien Régime. La fiction épistolaire reproduit un mode d’interaction propre aux logiques élitistes de la société parisienne. Elle concourt, ce faisant, à l’institution d’un rapport de connivence entre le rédacteur et le lecteur. Or, cette fois, la connivence n’opère non plus grâce à une mémoire communément partagée, mais plutôt à partir d’une compétence, celle de décoder les signes sociaux favorisant l’établissement de liens fondés sur le partage de mêmes valeurs ou de mêmes idées – en l’occurrence de mêmes préjugés. En ce sens, ce qui compte, c’est donc de donner à lire des types sociaux qui offrent une assise solide à l’imaginaire, d’où le caractère accessoire des noms, mais non pas du sexe et des rangs dans la spectacularisation qui accompagne bien souvent le processus de dissimulation identitaire dans le monde de la presse.

Au cas des périodiques rédigés par des rédacteurs se montrant désireux de satisfaire les exigences d’une dame, s’ajoute celui des correspondances donnant à lire les lettres de deux femmes du monde échangeant des propos par lettres, l’une se trouvant à Paris et l’autre, comme l’on s’y attend, en province. La mise en scène de la distinction prend plus d’ampleur lorsque l’on se trouve devant de telles rédactrices, ce genre de périodique s’ouvrant très souvent par des autoportraits. L’un des cas épistolaires les plus intéressants à cet égard, tant en ce qui concerne les lieux communs du discours de la rédactrice que l’image de la réceptrice, est peut-être celui des Lettres de Madame la comtesse de *** sur quelques écrits modernes que diffuse Élie-Catherine Fréron en 1745 et 1746, dans lesquelles il présente une correspondance passive entre deux femmes. La première lettre s’ouvre avec les remerciements d’usage de celle qui est flattée d’avoir été choisie pour faire part à une amie éloignée des nouvelles de la capitale :

Je vous plaindrois, Madame, d'être obligée de vivre en Province, si je ne connoissois votre goût pour tout ce qui s'appelle Littérature amusante & légére. Vous m'avez même chargée de vous envoyer les Livres nouveaux qui paroîtroient ici ; mais en vérité je vous aime trop, pour vous obéir. Il m'est venu une idée, dont vous allez bien rire : c'est de me faire Auteur moi-même, & de vous adresser toutes les semaines un petit Ouvrage de ma façon. Bon ! vous écrirez-vous, quelle folie ! une femme s'ériger en bel esprit ! rien n'est plus sérieux24.

Une femme auteure commente les productions culturelles, fait précéder son entreprise de modestes réserves et se prête à une humble autodérision en regard de son statut d’auteure, tout cela sous le couvert de l’anonymat – voilà une posture convenable, et des plus convenues. La seconde lettre, qui consiste en une réponse aux encouragements que la comtesse de ***aurait reçus de sa correspondante, présente les motifs de la poursuite de la rédaction, c’est-à-dire l’approbation du public, médiatisée par celle de la fausse réceptrice : « Je suis charmée, Madame, que vous approuviez mon projet ; il n'en faut pas davantage, pour m'engager à le remplir25. » En ouverture de sa neuvième lettre, alors que, dans la fiction périodique, les lettres sont désormais présentées comme étant offertes au public, et non seulement à l’épistolière à laquelle elles étaient supposément destinées, la rédactrice offre une réflexion fort instructive sur la forme épistolaire et, surtout, sur le style de critique que celle-ci lui permet d’adopter :

Je suis extrêmement flattée, Madame, que vous jugiez mes Lettres dignes des honneurs de la Presse. Mais je tremble que dans la liberté qu’autorise le genre Epistolaire, il ne me soit déjà échapé quelque trait qui indispose contre moi des Ecrivains, que j’ai pourtant ménagés. […] Pensez-vous que je sois Femme à souffrir patiemment qu’on dédaigne mes productions ? Je ne suis pas encore aguerrie, comme certains Auteurs, contre les mépris du Public. Les raisons que vous m’alleguez rassurent un peu mon amour propre. Les Journaux qu’on publie actuellement en France, quoique la plupart composés par de très habiles gens, ont en effet, comme vous le dites, des défauts essentiels, qu’il me suffira d’éviter, pour obtenir quelques suffrages. […] Ce qui nuit le plus à tous ces Ecrits périodiques, est qu’ils roulent en général sur des matières sérieuses : on n’y dit pas un mot d’une foule de petits Ouvrages, qui n’ont qu’une fleur passagère de nouveauté. Je vengerai les Auteurs de ces Brochures du mépris qu’affectent pour eux nos sévères Journalistes26.

L’adoption de la féminité permet de mettre de l’avant une condamnation du ton sérieux adopté par les journalistes de l’époque et de valoriser le traitement des productions d’auteurs mineurs. Fréron, alors lui-même débutant dans la « carrière des lettres », n’est pas encore l’illustre ennemi de Voltaire dont on se souvient aujourd’hui, mais il est en bonne voie de le devenir. Ses Lettres de Madame la comtesse de *** lui avaient même déjà servi à critiquer les œuvres du philosophe. Son masque identitaire lui permettait de s’abriter derrière la façade – divertissante, convenable, modeste et légère – de cet anonymat féminin. Il poursuit ses propos en soulignant l’impunité du jugement des femmes et la source « naturelle », parce que sensible, de leurs impressions :

[Les écrivains] trouveront peut-être singulier qu’une Comtesse se charge du soin laborieux de lire leurs productions, & d’en démêler le fort & le foible. Mais comme c’est spécialement à mon Sexe que ces Messieurs se proposent de plaire, n’est-il pas naturel que ce soit une Femme qui leur en indique les moyens, & qui les éclaire sur leurs fautes. Je me suis persuadée qu’ils auront plus de déférence pour mes avis, qu’ils n’en ont pour les jugements des autres critiques. Leur petite vanité est blessée de se voir soumis à la férule d’un homme, dont le discernement est souvent inférieur à leurs talens : au lieu qu’ils ne se formaliseront pas de la liberté d’une Femme, qui dans l’examen de leurs Ecrits ne consultera que les sentimens de son cœur, & les simples lumières de la raison […]. Quoi qu’il en soit, si cet Ouvrage me suscite des inimitiés & des satires de la part de quelques Ecrivains, peut-être m’attirera-t-il par dédommagement des politesses galantes en Vers & en Prose, de la part de quelques autres. J’avertis ceux-ci d’avance, qu’ils n’éprouveront pas le sort des grands Poëtes qui louérent de bonne foi M. Desforges Maillard, déguisé sous le nom de Mademoiselle Malcrais de la Vigne. Je suis véritablement une Femme, & ils n’ont point à redouter le ridicule de chanter une Iris en l’air […]27.

En insistant de la sorte sur la féminité de sa rédactrice, Fréron se positionne en retrait du monde des gens de lettres (dont les femmes, sauf exception, ne faisaient pas partie), qu’il peut ainsi mieux juger et condamner. Il offre évidemment matière à rire à ses lecteurs en grossissant non seulement l’ethos de la dame sensible, qui dit mériter des égards et qui s’attend à recevoir des poèmes galants, mais en minimisant la teneur de ses critiques, alors qu’il s’attaque régulièrement au grand Voltaire (qui fera d’ailleurs interdire le périodique). Pour Fréron, la fiction épistolaire fonde l’échange sur une base de connivence, mais elle sert aussi de vernis honnête à des propos qui le sont moins.

Instance de réception par excellence, la femme du monde, en devenant rédactrice de feuilles périodiques se présentant sous forme de lettres, n’en continue pas moins de favoriser l’établissement d’une honnête connivence entre les rédacteurs et le public. Associée à une entreprise de séduction, l’épistolière fictive, par son aura de modestie, de sensibilité et d’amateurisme, sert de socle à la dynamique communicationnelle que cherchent à instaurer les journalistes. L’omniprésence de cette figure féminine laisse entrevoir la presse littéraire telle un important support à partir duquel se serait transmis un imaginaire de la femme du monde en lien avec la critique littéraire, ce qui a certainement alimenté les représentations féminines dont va hériter la presse au XIXe siècle. Elle draine un discours et des préjugés tellement convenus que, au-delà de la figure fictive campée, c’est le cliché de l’honnête femme qui constitue le réel point de contact avec les lecteurs. Elle nous invite, en outre, à observer la manière dont cet imaginaire sera par la suite canalisé dans la presse à grand tirage, en particulier dans la chronique mondaine. Si la dame du monde est appelée à disparaître en tant qu’instance de rédaction ou de réception dans les avatars de la presse littéraire au XIXe siècle, elle ne sera pas pour autant éclipsée de la scène périodique. L’on parlera toujours d’elle, mais à la troisième personne, plutôt qu’à la première ou à la deuxième. En dépit de cette objectivisation dans le discours, il y a lieu d’observer avec quelle charge symbolique elle continuera d’habiter, ou de côtoyer, le monde littéraire par delà les frontières de l’Ancien Régime.

(Fordham University)

Notes

1  Voir Jean Sgard, « Postface. Répartition et typologie des titres », dans Jean Sgard (édit.), Dictionnaire des journaux. 1600-1789, Paris/Oxford, Universitas/Voltaire Foundation, 1991, vol. 2, p. 1132-1133.

2  Voir Françoise Waquet, « De la lettre érudite au périodique savant : les faux semblants d’une mutation intellectuelle », Dix-septième siècle, 35, 140, 1983, p. 347-359.

3  Gilles Feyel, qui souligne la dimension apolitique du contenu de la presse officielle sous l’Ancien Régime, explique comment une dimension critique s’est trouvée associée au circuit d’une presse parallèle dite « littéraire » : « Interdit de Gazette, le journalisme d’analyse et de commentaire se réfugia tout entier dans les journaux littéraires : le Journal des savants fondé en 1665, le Mercure galant lancé en 1672, ainsi que les nombreuses feuilles créées à leur suite au XVIIIe siècle. Dans ce journalisme littéraire, la réflexion et l’analyse purent se développer sans trop de risques. » Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, coll. « Infocom », 2007 [1999], p. 1276.

4  Des vers de Mme Deshoulières sont, par exemple, offerts aux lecteurs dans Le Courrier Galant, dédié à Madame la Marquise D*** du 12 Février 1693. Entre un rondeau et une idylle, l’auteur, qui est resté anonyme jusqu’à aujourd’hui, fait l’éloge de la poétesse, dont il dit que le génie « n’est pas borné à ces sortes de petits Ouvrages » et qu’« il est capable de tout ». Le courrier galant, dédié à Madame la marquise ***, Amsterdam, Jean Garrel, 12 février 1693, p. 146. Cette posture perdure : environ un demi-siècle plus tard, un portrait de Fontenelle, écrit par une dame anonyme, et une prise de position pour le camp des Modernes ouvrent la deuxième des Lettres de Madame la comtesse *** sur quelques écrits modernes. Élie-Catherine Fréron, Lettres de Madame la comtesse *** sur quelques écrits modernes, Genève, Frères Philibert, 1745, tome 1, lettre II, p. 12-18.

5  Linda Timmermans, L’accès des femmes à la culture (1598-1715). Un débat d’idées de saint François de Sales à la marquise de Lambert, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque de la Renaissance », 1993, p. 136-137.

6  Voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 32, 2001.

7  Voir Delphine Denis, « Le masque et le nom », ibid., p. 189-235.

8  Voir Myriam Maître, Les précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 25, 1999. Voir aussi Marc Fumaroli, « L’empire des femmes, ou l’esprit de joie », dans La diplomatie de l’esprit. De Montaigne à La Fontaine, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1998, p. 321-339 ; « Animus et Anima : l’instance féminine dans l’apologétique de la langue française », XVIIe siècle, Les pouvoirs féminins au XVIIe siècle, 144, juillet-septembre 1984, p. 233-240.

9  Jean Loret, La Muse historique, ou Recüeil des lettres en vers escrites à Son Altesse Mademoiselle de Longueville, Paris, C. Chenault, 1656.

10  Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, L'érudition enjouée, ou Nouvelles sçavantes & satiriques et galantes, écrite à une Dame Françoise, qui est à Madrid, Paris, Pierre Ribou,1703, p. 4-5.

11  Le Mercure galant, tome I, 1672-1674, Genève/Paris, Slatkine, 1982 [réimpression de l’édition de Paris, 1672-1674]. URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32948j.r=.

12  Jean-François Castille, « Le prosimètre galant. Jean-François Sarasin : La pompe funèbre de Voiture », dans Marie-Gabrielle Lallemand et Chantal Liaroutzos (édit.), De la grande rhétorique à la poésie galante. L’exemple des poètes caennais aux XVIe et XVIIe siècles, Actes du colloque organisé à l’Université de Caen Basse-Normandie (8‑9 mars 2002), Caen, Presses universitaires de Caen, 2004, p. 164.

13  Le Mercure devient même un genre en tant que tel, dans la presse de l’époque, auquel on associe la diffusion d’énigmes, d’historiettes galantes, d’anecdotes de la cour, de poésies légères, de pièces de circonstances.

14  Le courrier galant, dédié à Madame la marquise ***, op. cit., 12 janvier 1693, p. 1.

15  Nouveau Mercure des cours de l’Europe. Par Madame la Comtesse de L. M. ***, La Haye, Étienne Foulque, 1710, p. 8-9.

16  Voir Linda Timmermans, « L’émergence de la femme auteur et le débat sur l’écriture féminine », dans L’accès des femmes à la culture, op. cit., p. 177-236.

17  Nouveau Mercure galant, des cours de l’Europe, op. cit., p. 118.

18  Remarquons que la représentation de la dame éloignée permet aussi de mettre en scène la centralité de Paris dans la vie culturelle et philosophique de l’Europe des Lumières, un topos qui va se mettre bien en place tout au long de l’Ancien Régime, jusqu’à devenir une évidence dans le discours, voire dans l’imaginaire européen de l’époque.

19  « Réponse de M. le Hic à Madame le Hoc », dans Lettre de Madame le Hoc à M. le Hic, au sujet de la Fausse magie, Opéra-Comique de Mrs. Marmontel & gretry, représenté pour la premiere fois par les Comédiens Italiens, le premier Février 1775, s. l. n. d., p. 28. URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5833668b.

20  « Lettre de Madame le Hoc à M. le Hic, au sujet de la Fausse magie », ibid., p. 3-4.

21  « Réponse de M. le Hic à Madame le Hoc », ibid., p. 27.

22  Voir Michel Delon, « La marquise et le philosophe », Revue des sciences humaines, 54, 182, avril-juin 1981, p. 65-78.

23  Voir Le collectif de Grenoble, « Le journaliste masqué. Personnages et formes personnelles », dans Pierre Rétat (dir.), Le journalisme d’Ancien Régime. Questions et propositions, Actes de la table ronde du CNRS, 12-13 juin 1981, Lyon, Presses universitaires de Lyon, série « Textes et documents », 1982, p. 279-313.

24  Élie-Catherine Fréron, Lettres de Madame la comtesse de *** sur quelques écrits modernes, Genève, Chez les frères Philibert, 1746, tome 1, « Lettre I », p. 5-6.

25  Ibid., « Lettre II », p. 12.

26  Ibid., « Lettre XI », p. 121-123.

27  Ibid., « Lettre XI », p. 124-125.

Pour citer ce document

Mélinda Caron, « L’épistolière mondaine anonyme dans les périodiques littéraires d’Ancien Régime (XVIIe-XVIIIe siècle)», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/lepistoliere-mondaine-anonyme-dans-les-periodiques-litteraires-dancien-regime-xviie-xviiie-siecle