Chapitre 11. Germanophobie et récit revanchard
Table des matières
La montée des périls
La thématique germanophobe et revancharde s'inscrit comme l'élément principal d'une angoisse plus diffuse devant les menaces et les agressions étrangères, le surarmement européen, les risques de guerre. La « fièvre de l'armement » a envahi l'Europe et le budget des armées permanentes conduit à la faillite, à la ruine. La guerre menace et on redoute son imminence : « une conflagration générale peut éclater à tout moment ». « L'Europe vit dans l'inquiétude de voir surgir à tout instant une guerre générale »1. « L'Europe danse sur un volcan », dit une image prudhommesque. La Guerre de demain, titre le revanchard Capitaine Danrit, imaginant l'agression germanique et la guerre de revanche enfin gagnée. Depuis The Battle of Dorking de Chesney (1871), l'Europe a vu fleurir en effet un genre nouveau de conjecture rationnelle, le roman des guerres futures, qu'a étudié I. F. Clarke. La France, « isolée dans l'Europe en face d'alliances conçues contre elle »2, s'est tournée en fin de compte vers la Russie. Mais elle redoute l'agression de toutes parts et s'apprête à affronter un ennemi multiple, « qu'il vienne de la Tamise ou de la Sprée »3. Une ancienne anglophobie, ranimée par de minimes conflits coloniaux (en attendant Fachoda) s'additionne à la crainte de la Prusse, – d'ailleurs, assure le Moniteur de l'Armée, la Grande‑Bretagne serait « alliée de l'Allemagne en cas de conflit franco‑allemand »4.
Partout les droits de la France risquent d'être bafoués si elle ne veille. Une suspicion exacerbée la montre entourée de spoliateurs. « L'Angleterre plante, dans l'Océanie, son pavillon sur des îlots qui sont notre propriété indiscutable... »5. La presse réaffirme, crispée, les « droits certains » de la France sur les Cook, les Toubouaï et, non moins, sur l'île de Pâques6. Malgré le ton cocardier de défi résolu (« la France est prête et sûre de son droit »), l'angoisse devant la guerre prochaine, cette « épée de Damoclès toujours suspendue »7, est une composante de la sensibilité collective, à rapprocher des autres thématiques anxiogènes devant la montée des périls intérieurs (socialisme, féminisme) et le grand délitement des stabilités symboliques (v. chap. 15).
L'Alsace martyre
Si la germanophobie est devenue l'autre face, négative et agressive, du patriotisme, si le ressentiment anti‑allemand, les stéréotypes hostiles et méfiants sont diffus dans la société tout entière, s'ils font partie du « folklore oral » des diverses classes, la propagande anti‑allemande imprimée n'est propre qu'à certains secteurs, à quelques publications spécialisées, – presse nationaliste, revues satiriques pour troupiers, journaux populaires à sensibilité revancharde. La grande presse ne fait pas écho, sinon de façon diluée et euphémique, à cette propagande haineuse, légitime sans doute mais « vulgaire ». La comparaison avec l'Allemagne est partout implicitement, dans les débats sur l'école, sur l'université, sur la préparation militaire, sur l'expansion coloniale, mais le dénigrement systématique, les cris d'alarme, la peinture obsédante des souffrances des Alsaciens‑Lorrains sont le fait d'une poignée d'idéologues et de journalistes qui ne se contentent pas de « piques » germanophobes, mais accumulent du capital idéologique en accaparant la prédication revancharde. Paul Déroulède et ses pareils ont capté et monopolisé la germanophobie. Même s'ils agacent, dès lors qu'ils se sont mis pour la plupart en lutte ouverte contre le gouvernement, la légitimité de leur patriotisme dans l'hégémonie fait qu'on les ménage, qu'on les laisse dire, qu'ils peuvent se sentir mandatés de ranimer la haine et les défis par l'approbation ambiguë de la rumeur sociale : qui ne dit mot consent...
À propos de la Revanche, on se souvient du mot de Gambetta : « y penser toujours, n'en parler jamais ». Un certain nombre de doxographes en parlent au contraire abondamment. Place de la Concorde, la Statue de Strasbourg, voilée de noir, reçoit les couronnes des ligues patriotiques. Ranimer sans cesse la mémoire du deuil national, telle est la tâche des ultra‑patriotes :
[...] Il est une partie de la France qui n'est pas libre [...] Ne l'oublions pas. Ne l'oublions jamais8.
Une image allégorique hante les esprits : l'Alsacienne en pleurs, le regard tourné vers la France, objet d'émotion et de sainte colère : « L'Alsace‑Lorraine en deuil regarde la France ; rien ne lui fera détourner les yeux »9. « Tout pour l'Alsace‑Lorraine », proclame la devise de l'Union patriotique. Le café‑concert a popularisé le patriotique refrain de Villemer : « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine // Et malgré vous, nous resterons français ». Il est de routine civique de pleurer sur le sort de ces « malheureux frères, séparés violemment de la mère‑patrie »10 et d'exalter, avec une part d'autosuggestion, « l'invincible résistance opposée par les Alsaciens‑Lorrains à la germanisation des provinces attachées à la France »11. Résistance qui s'énonce volontiers dans le vocabulaire religieux : l'Alsace « refuse d'apostasier ses sentiments français »12. On ne peut en évoquer le sort sans hyperboles, ni rester sourd aux « appels douloureux qu'une tyrannie impitoyable arrach[e] à nos frères séparés »13. Dans une étude sur Rabelais, M. Stapfer, – approuvant Pantagruel en Dipsodie qui sait qu'on prend les mouches avec du miel mieux qu'avec du vinaigre –, enchaîne : « Regardez ce qui se passe dans une province conquise sur la France, voyez les résultats obtenus par la politique d'oppression... » On peut être philologue et ne pas rater l'occasion patriotique de tancer les Germains !14.
C'est la gauche radicale qui entretient avec le plus de zèle le deuil des provinces conquises ; les boulangistes ne font ici que partager avec les radicaux l'esprit de vengeance et de ressentiment. L'« invincible résistance » des Alsaciens se monnaye quotidiennement en échos et dépêches relatant les persécutions, les vexations subies et les bravades patriotiques infligées à l'occupant. Le Temps maintient une chronique spéciale, « Alsace‑Lorraine ». La Cocarde, boulangiste, rassemble quotidiennement les faits‑divers « Aux Pays annexés ». Mesures vexatoires à la frontière, défrancisation des pierres tombales, amendes, histoires de réfractaires, et surtout, commentées avec émotion, de minimes bravades antiprussiennes : « pour avoir porté un cache‑nez aux trois couleurs [...] six mois de prison », « cris de "Vive la France !" [...] Dures condamnations »15. Un lycéen de Metz se refuse d'acclamer l'empereur et se montre insolent avec son proviseur : « Honneur à ce jeune patriote !16. Un Dreyfus est arrêté pour espionnage... à Strasbourg : indignation de la presse française17. Toute cette actualité, un peu gonflée, sert à entretenir la certitude que l'Alsace n'oubliera jamais et demeure dans l'attente du retour à la patrie :
On ne change point ainsi par la force et l'oppression l'âme de tout un peuple. Et le sentiment de la patrie se conserve d'autant plus tenace et plus intense que l'oppression étrangère est là pour faire regretter la liberté et la fraternité nationales18.
On répète que la volonté française de l'Alsace est immuable : ce que redoute la classe politique informée, ce sont les « autonomistes » dont le particularisme clérical s'accommoderait au fond d'un statut de Reichsland révisé.
En marge de la presse d'actualité, il y a eu une littérature alsaço‑lorraine : des nouvelles touchantes, (« la Jeune Alsacienne » etc.) et surtout une veine poétique où Paul Déroulède se trouve épaulé par une cohorte de poètes patriotes. Feix, Fiertés gauloises :
L'Alsace est maintenant le pays de l'enfer [...]
Et nous vivons courbés sous un sceptre de fer.
Max Tiple, dans Alsace ! Lorraine ! :
Je porte ton amour suprême,
Ô cher pays qu'on nous a pris.
[...]
Je poursuivrai toujours mon rêve,
L'Alsace‑lorraine aux Français !
Pour entretenir l'indignation et la mélancolie, il y eut encore une littérature de géographie pittoresque en éditions illustrées – ainsi L'Alsace de Charles Grad, « un ouvrage dont le titre seul fait battre nos cœurs ! »19.
Le péril allemand
Haïe pour avoir arraché deux provinces à la France, l'Allemagne est redoutée pour être plus que jamais « l'ennemie mortelle », « l'ennemi qui nous menace de l'autre côté de la frontière », « la pieuvre allemande, ce danger perpétuel, ce cauchemar odieux »20.
Un paradigme s'est imposé, qui tiendra jusqu'à la Grande guerre : la France veut la paix, l'Allemagne, « l'orgueilleuse Allemagne » ne songe qu'à la guerre. « Les risques de guerre ont exclusivement leur siège dans cet Empire fondé par la violence », proclame le Petit Parisien21. La France doit être prête, face à une « nation qui ne vit que pour ou par la guerre »22. De cette agressivité de l'ennemi héréditaire, la propagande tire un impératif de vigilance constante :
Nous ne saurions trop le répéter : veillons, veillons sans cesse [...] D'un moment à l'autre, Bismarck va avoir besoin de nous attaquer, ou de nous faire attaquer, soyons‑en bien persuadés23.
Il n'est pas de semaine que la presse ne signale des « préparatifs belliqueux » qui se concluent par de nouveaux appels à la vigilance, mais hormis de rares publications bellicistes, le pacifisme de la France est réaffirmé en même temps qu'on assure que la France est prête et qu'elle ne craint personne :
Nous savons, nous, – et l'Europe aujourd'hui n'en doute plus – que la France est pacifique, qu'elle ne songe point à la guerre, que si elle veut être forte, si elle l'est, c'est uniquement pour la défense non pas seulement de son territoire, mais de sa dignité. Ce n'est pas nous qui troublerons jamais la paix européenne24.
De 1870 à 1914, cette vigilance patriotique a été entretenue par les bobards bénévolement diffusés par la presse ; l'un deux, récurrent, a été celui du « Partage de la France » présomptueusement prévu par l'État‑major prussien : le Petit Provençal qui prétend citer « une revue » en est convaincu, l'Allemagne a offert à la Belgique le Nord jusqu'à Senlis et à l'Italie, tout le Midi y compris Marseille25. La Cocarde révèle aussi ces « Menaces allemandes » :
De plus, il ne faut pas oublier que, dans les écoles d'Allemagne, on met dans les mains des enfants des cartes géographiques sur lesquelles la France est démembrée et morcelée, comme si le partage était déjà fait !26.
Notons en passant que, de son côté, l'Almanach boulangiste expose des plans pour démanteler l'Allemagne, plans qui à leur tour ne doivent pas échapper à la presse d'Outre‑Rhin27.
D'autres bobards entretiennent l'anxiété : un traité secret livrerait aux Allemands les fortifications belges de la Meuse28. On en vient au serpent‑de‑mer pur et simple : « des Prussiens » ont acquis un îlot dépendant de Jersey. Pourquoi ? N'y aurait‑il pas là une « menace perpétuelle » pour la France ? Qu'attend‑on pour agir ?29.
Sans doute la crainte de l'armement et du développement industriel allemands ne s'exprime pas seulement à ce niveau du bourrage de crâne. Une littérature informée et ésotérique s'adresse au public cultivé et entretient, avec moins de hargne et plus de statistiques, les craintes devant les forces de l'Empire et les espoirs (car c'est là un thème récurrent des monographies sérieuses) que fait naître la montée de la social‑démocratie Outre‑Rhin, germe de la décadence et de l'effondrement présagés30.
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La germanophobie s'étend aux alliés réels ou putatifs de Berlin, à l'Italie de Crispi au premier chef : le premier ministre italien livre son pays à l'Allemagne, « Crispi prépare une guerre contre la France ». Toute la presse couvre d'injures « Crispi le fourbe, l'Italien cauteleux et retors, [...] le valet de Bismarck » et s'inquiète des préparatifs d'une Triple Alliance, – Allemagne, Italie, Autriche – où l'ingrate Italie se rangerait du côté des ennemis de la France, sa bienfaitrice. D'autres avancées de diplomatie secrète entretiennent l'inquiétude. L'Allemagne aurait signé avec la Belgique un traité par lequel celle‑ci lui abandonnerait les forts de la Meuse. Le roi Léopold II ne croit d'ailleurs pas à la France : « il est allemand ». Le Courrier de l'Est de Barrès va plus loin quand il affirme :
La Belgique est devenue en réalité une province allemande31.
Imagologie « boche »
Le mot de « Boche » est rare, mais il se rencontre32. On dit aussi les « Teutons », les « Choucroutmans »... Le stéréotype est extrêmement pauvre, la haine se concentre grosso modo sur deux traits, – l'un, souvenir fâcheux de la guerre de soixante‑dix : l'Allemand est un « voleur de pendules » ; l'autre, toujours récurrent, juge de ce qu'il est par ce qu'il mange : le Teuton se gave de choucroute, « entre deux chopes d'épaisse bière allemande »33. De mauvais souvenirs de l'occupation raniment la haine des campagnes :
Le grand vainqueur allemand en veut à vos meubles, à vos pendules, aux robes de vos mères, aux bijoux de vos sœurs34.
Les essayistes distingués ne sortent de ces traits vaudevillesques que pour pontifier sur l'infériorité intellectuelle de la race allemande :
L'Allemand est un cerveau singulier : dans sa littérature, le paradoxal, le laid font prime.
L'Allemand est un « matérialiste grossier et plat », « c'est la médiocrité personnifiée » : « il ne saurait présider à l'évolution de notre grande race aryenne »35. Si l'Empereur Guillaume qui vient à peine de monter sur le trône, n'est encore qualifié que de « personnage outrecuidant et fantasque », c'est le Prince de Bismarck qui est l'adversaire politique de l'année. L'homme qui a dit « la Force prime le droit », variante teutonne du darwinisme politique, s'attire toutes les haines, tandis qu'il est pourvu par la presse nationaliste de pouvoirs surhumains : les ministres français sont ses marionnettes, c'est lui qui nous a envoyés au Tonkin ; « Bismarck le jettatore » a fait mystérieusement assassiner tous ceux qui le gênaient : Chanzy, Gambetta, Louis II, Skobeleff, Frédéric III, et maintenant Rodolphe de Habsbourg, car la presse nationaliste ne croira jamais au suicide à deux à Meyerling, c'est encore ici une trame de Bismarck :
M. de Bismarck voit disparaître, l'un après l'autre frappés par je ne sais quelle main mystérieuse, tous ceux qui lui portent ombrage36.
La presse d'actualité fourmille de bobards extravagants inspirés par la haine de l'Allemagne : « Misère en Prusse », « Le Fouet en Allemagne » (pays de la « schlague »), « Défaite des Allemands à Dar‑Es‑Salam »... La crainte le dispute au mépris. Les vexations subies par des Français Outre‑Rhin sont montées en épingle : « en Allemagne, nos nationaux sont traqués comme des bêtes fauves... »37. La santé de Bismarck permet de se réjouir régulièrement par anticipation : « Bismarck baisse », titre L'Intransigeant. « Bismarck fou furieux », croit pouvoir affirmer le Libéral38. Un journal comme La Cocarde consacre à l'Allemagne, dans chaque numéro, une demi‑douzaine d'articles et d'échos orientés selon une prévisible exégèse « cocardière ».
De proche en proche, de bobards de presse en mythes récurrents, on en vient à ce que vingt‑cinq ans plus tard on nommera le « bourrage de crâne », forme euphorique de délire haineux, au‑delà du vrai et du faux, du vraisemblable et du ridicule. La feuille satirique militaire la Baïonnette a mis au point, comme technique d'acclimatation à la vie de caserne, une version joviale de bourrage de crâne qui n'a rien à envier aux énormités de 14‑18 :
La santé de Guillaume. Eh bien ! elle boulotte ! toujours les trois cuvettes par jour de pus.
Si c'était du pétrole, sa famille ferait une belle fortune. Mais voilà ! ça n'en est pas, c'est... autre chose39.
L'autre feuille satirique pour troufions, Le Troupier, dévide des bêtises du même tonneau, plein de calembredaines sur les Boches de tous âges et sexes, barbares, cruels, niais, vaniteux, sales, puants, et de caricatures scatologiques. Tout l'appareil de délire belliciste qui envahira la presse de 1914 est en place dans ces petites publications patriotiques.
L'invasion allemande
L'invasion allemande est un fait accompli ; les Allemands sont installés en France où ils feignent de « travailler » : ils y sont 100 000 ou 200 000, les chiffres varient. Bismarck – encore lui – a organisé cette « invasion pacifique » du germanisme et « les flots de l'émigration allemande coul[ent] à pleins bords sur notre pays nous amenant le trop‑plein d'une race jeune »40. Il suffit d'aller à la foire aux pains d'épice : « ça sent, ça pue l'Allemand [...] Supprimons ces fêtes foraines »41. Ou encore rendez‑vous à la Bourse : « Sur les quatre‑vingt‑dix coulissiers formant le marché de Paris, plus d'un TIERS est composé d'Allemands [...] À bas les tripoteurs »42. Tout au long du mois de février, La Cocarde, avec force statistiques, recense « L'Invasion étrangère en France » : des Allemands, partout. Les « envahissements de la race allemande » s'opèrent d'ailleurs sur tous les continents ; en Amérique du Sud, « la race germanique pullule ». Autre spécialité de La Cocarde : la criminalité élevée des « mangeurs de choucroute », vols, coups et blessures, enlèvements d'enfants43. L'invasion allemande, c'est aussi l'invasion de produits allemands qui concurrencent le commerce national. « Chose triste à dire », au Quartier Latin on vend surtout de la bière allemande : « MM. les étudiants n'ont pas le patriotisme de l'estomac ». « Que nos compatriotes cessent de boire une bière qui est brassée par ceux qui ont massacré nos frères en 1870‑71 »44.
« Que notre pays ne soit plus la proie des étrangers qui l'inondent de produits falsifiés », réclame la France aux Français qui exige du même souffle l'expulsion de Buffalo Bill avec sa « troupe composée d'Allemands » !45. Et puis il y a les jouets, les outils venus d'Outre‑Rhin : « notre commerce végète à cause de cela ! »46. À la même époque, des journaux allemands accusent les jouets français d'être teints tout exprès de couleurs vénéneuses pour empoisonner leurs blonds enfants...47.
Espions et traîtres
Pas de semaine ne se passe sans que l'arrestation d'un espion ne soit mentionnée, ou la disparition de quelqu'un qu'on soupçonnait de l'être. L'espionnite est latente dans toutes les tirades xénophobes à l'égard de ces travailleurs allemands, italiens, belges dont « nous sommes submergés », qui volent notre pain et nous trahissent, « qui se glissent partout chez nous, dans nos administrations, nos chemins de fer, nos journaux, nos salons, nos arsenaux, nos armées, nos finances »48. Au café‑concert, on chante la « Marche des espions » :
Français, fermez bien vos maisons // Voici la horde des espions.
Chez de graves publicistes aussi, l'omniprésent espionnage est dénoncé avec angoisse. C'est le thème du gouvernement occulte, qui a ses variantes anti‑maçonnique et anti‑juive :
Un réseau d'espionnage [...] allait permettre au cabinet de Berlin d'exercer sur nous un véritable gouvernement49.
Ici encore, ce thème d'actualité est particulièrement exploité par une certaine presse qui fait profession de vigilance patriotique : pas la boulangiste seule, mais divers journaux républicains « à un sou », des bonapartistes et des catholiques. « Les Espions impunis » et l'« Arrestation d'un Allemand » sont une spécialité du Petit Parisien qui entretient ainsi l'indignation des petites gens. L'Intransigeant se sert des « espions allemands qui pullulent en France » pour blâmer l'inaction du gouvernement, « tout occupé de révoquer les fonctionnaires » boulangistes50. Les ouvriers allemands dans nos arsenaux se livrent à des sabotages, à des incendies criminels : « Si le gouvernement avait conscience de sa responsabilité et qu'il pût avoir quelque logique, il trouverait en ces constatations, un motif suffisant pour faire expulser de tous les établissements qui relèvent de lui tout ouvrier, tout employé de nationalité étrangère »51. D'autres publications réclament « l'épuration du personnel administratif » qui forme une « nuée d'espions prussiens » et l'expulsion, enfin, de tous ces étrangers « qui viennent ici travailler à bas prix pour surprendre les secrets de notre fabrication et aller les porter de l'autre côté du Rhin »52. Nos grands secrets militaires, le fusil Lebel et la mystérieuse « poudre sans fumée » ne risquent‑ils pas d'être vendus à Bismarck ? Le Moniteur de l'Armée s'alarme aussi de « l'espionnage militaire » : qu'en est‑il des Allemands à Paris ? Sont‑ils 200 000 comme on l'affirme ? « La moitié en tout cas »... « Nous nous laissons envahir petit à petit par l'infiltration du germanisme. » Au reste, l'obsession qui voit des Allemands partout, en subodore dans chaque Belge, Luxembourgeois, – thème ubiquitiste qui n'est pas sans analogie avec une forme de l'angoisse antisémite :
Ce que l'on va déculotter d'Allemands qui prétendaient être de nationalité suisse, autrichienne, ça va être un beurre53.
Il n'est pas rare que la presse ultrapatriote ne se corrige en précisant que le péril vient de l'« espionnage juif allemand ». Au bout de tout ceci, la critique des faits‑divers conduit à constater que, si les rumeurs publiques sont promptes à s'alarmer (« Il aurait vendu les plans de nos forts sur notre frontière alpine »), si les gendarmes s'en mêlent parfois, aucun cas avéré d'espionnage n'apparaît au grand jour en 1889 ; le Matin qui disserte sur la fréquence des cas signalés, ajoute plaisamment : « bien qu'on n'ait pu établir aucun flagrant délit... »54.
Quant aux Français capables de trahir la Patrie pour la Prusse, ils représentent l'impensable intégral et suscitent une horreur sacrée. Si l'on veut saisir les préconditions doxiques de l'Affaire Dreyfus, il faut voir réapparaître ces histoires de traîtres, traitées avec un flou mystérieux : « un employé d'un de nos grands ministères » aurait « livré des plans importants à un grand personnage allemand qui ne serait autre que le Prince de Bismarck », affirme Le XIXe siècle, – mais la suite de l'article montre, d'une part que les plans ne sont probablement pas importants et d'autre part qu'il n'est pas sûr qu'« il » les ait livrés55. Il n'empêche, ces traîtres imprécis se multiplient : « Encore un traître », s'exclame L'Union patriotique qui réclame la peine de mort56. Et encore un : « À mort les traîtres » : celui‑ci a livré les documents de mobilisation (on se rapproche du paradigme Dreyfus). Qu'on le fusille : « Quand un membre se gangrène, on le coupe. Quand un traître trahit sa patrie, qu'on le supprime »57. Le traître, figure de l'infâmie absolue, n'a pas de nom... quoique quelques publicistes sachent d'avance quel genre de nom, il risque de porter. Car, dit Kimon, ce qui caractérise congénitalement le Juif, ce sont ses « talents d'espionnage »58 et, ajoute Georges Corneilhan, c'est en quoi « la déloyauté instinctive » du « Juif sous les armes » doit nous prévenir contre lui en cas de guerre : mobilisé, il se fera espion59.
La guerre de demain
Partout on le répète : la France est prête, la France est sûre de son droit, mais aussi : seule l'Allemagne veut la guerre... Somme toute, la France récupérera les Provinces perdues, mais elle n'attaquera jamais ; elle attend de pied ferme son belliciste voisin :
La France jouit de sa gloire et prépare sa défense. Car la France attend. Elle ne provoque personne. [...] Mais un vampire, Bismarck, veille pour troubler les nations et faire de leurs enfants de la chair à canon60.
La classe au pouvoir et le monde diplomatique ont depuis belle lurette dilué l'obsession revancharde dans la recherche infiniment complexe de l'« Équilibre européen ». Jusqu'à Gambetta, la République a été identifiée à la Revanche, mais le parti républicain est bien tiède désormais, place donc au boulangisme ! L'idée de Revanche qui appartenait à tous et conjoignait les conservateurs aux républicains, va devenir la spécialité des nationalistes et par contrecoup, suspecte aux démocrates. Après avoir été un « ciment » d'unité doxique, elle devient une autre objet d'antagonisme dans le champ politique. Les boulangistes soupçonnent à bon droit les opportunistes de ne plus s'adonner au rêve de revanche qu'avec une exquise prudence et d'avoir d'autres chats à fouetter. Déroulède finira par conclure à la nécessité du coup d'État patriotique contre les politiciens oublieux. En 1889 pour le populo chauvin, Georges Boulanger est, messianiquement, « le Général Revanche » :
Car celui‑là, c'est Boulanger
Qui rendra l'Alsace à la France61.
Celui pourtant qui, – avec sa redingote légendaire et son visage donquichottesque, le nez fort, les joues creuses –, incarne le « Rêve de revanche », c'est Paul Déroulède dont l'œuvre poétique développe ce thème unique et qui modestement ne prétend à durer que jusqu'au jour de « la guerre triomphante » où « notre patrie aura repris son rang » :
Quant à moi le farouche et vieux crieur de guerre,
Que je survive ou non au choc libérateur,
Mon œuvre, je le sais, ne lui survivra guère,
Et mes chants du soldat n'auront plus de chanteur62.
D'ailleurs, la Revanche, si chargée d'émotion, est par excellence un thème poétique ; pour Max Tiple :
Et maintenant je n'attends plus
Que l'heure d'entrer en campagne
Quand le clairon nous criera : Sus
À l'Allemagne !63.
Pour G. Prudhomme :
Il ignorait encore que c'est notre revanche
Qui germe depuis bien des ans,
Et que nos vieux troupiers à la moustache blanche
Se préparent des remplaçants64.
En prose, seul le Capitaine Danrit, – écrivant pour la jeunesse française et les distributions de prix –, ose conter tout au long une fictive guerre revancharde faute de pouvoir l'attendre plus longtemps (il aura le bonheur de mourir à Verdun ayant achevé les dix mille pages de sa littérature belliciste) : « Enfin, la voilà donc cette guerre si attendue !... »65.
L'Alliance franco‑russe
L'espoir placé dans l'Alliance franco‑russe est d'autant plus exalté que « l'isolement de la France » a été depuis 1870 un grand sujet d'anxiété. L'enthousiasme franco‑russe est orchestré par une escouade de journalistes plus ou moins spontanément embrigadés et des feuilles ad hoc, dont l'éperdument belliciste Alliance franco‑russe. En 1888, pour la première fois, les banques françaises ont couvert un emprunt du gouvernement tsariste. Cette alliance « qui est dans les vœux de tous les Français », métamorphose, dit‑on, le badaud républicain anticlérical en enthousiaste de l'autocratique Russie66. Comme le précise un publiciste :
Ce qu'il faut considérer, c'est ce qui doit nous unir aux Russes le jour de la bataille, et non ce qui nous en sépare pendant la paix67.
Pour les patriotes, l'Alliance espérée permet, pour la première fois depuis vingt ans, de tenir l'Empire allemand à merci et de l'imaginer « écrasé entre le marteau de la France et l'enclume de la Russie »68. La presse officieuse ravive les enthousiasmes :
Le sentiment populaire est tellement unanime ici en faveur de la Russie que si le branle‑bas de combat commençait en Orient, rien ne saurait retenir la formidable poussée du peuple français prêt à [...] verser son sang sur les champs de bataille avec les soldats du Tzar69.
La russophilie triomphe partout, dans la haute mode comme dans les arts décoratifs : « bientôt nous serons plus russes que les Russes mêmes », minaude la presse mondaine70, tandis que les boulangistes, comme les républicains, cherchent à accaparer le thème à des fins électorales : les deux nations, France et Russie sont « unies par le cœur » et par la haine du Teuton.
Notes
1 Respt. Revue Occidentale, 22 : p. 213 et Chaudordy, Mil huit cent quatre‑vingt neuf, p. 224.
2 Juglart, Vive ta France, p. 41.
3 XXX, Prise de Cherbourg, p. 309.
4 Moniteur armée, 1.11 : p. 1.
5 Juglart, op. cit., p. 23.
6 Le Télégraphe, 23.1 : p. 1 (républ.) et Mgr Freppel, Journal Officiel, Chambre, 21.1
7 Indépendant de Marseille, 5.1.
8 Boulanger, Invasion allemande, III, p. 2842.
9 Petit Parisien, 18.8 : p. 1.
10 Père Martin (républ.), n° 12 : p. 4.
11 Petit Provençal (rad.), 7.3 : p. 1.
12 Gazette nationale (boul.), 8.9 : p. 1.
13 Annales politiques et littéraires, 12 : p. 196.
14 Stapfer, Rabelais, p. 251.
15 Tablettes d'un spectateur, 9.2 : p. 2 et XIXe siècle, 27.1 : p. 1.
16 Union patriotique, 16.2 : p. 2 ; Cocarde, 15.2 : p. 2.
17 Temps, 15.1 : p. 2.
18 Lanterne, 27.8 : p. 1.
19 C.r. dans Journal de la jeunesse, p. 7.
20 Respectivement, Revue bleue, I, p. 257 ; Naquet, Journal Officiel, Chambre, session extraordinaire, p. 425 ; Alliance franco‑russe, 16.6 : p. 1.
21 15.10 : p. 1.
22 Père Martin, n° 12 : p. 3.
23 Libéral, 30.1 : p. 1.
24 Lanterne, 27.8.
25 Petit Provençal, 17.10 : p. 1.
26 Cocarde, 4.10.
27 Almanach boulangiste, p. 150 et suivantes.
28 Cf. Marchi. L'invasion allemande par la Belgique (Toussaint‑Masset).
29 Cocarde, 12.2 : p. 1.
30 Par exemple E. Simon, L'Empereur Guillaume II (Heinrichsen) et C. Grad, Le peuple allemand, ses forces et ses ressources (Hachette).
31 « Crispi prépare » : Provence nouvelle (monarch.), 18.12 : p. 1 ; « Crispi le fourbe » : La Bombe, 28.4 : p. 2 ; Traité avec la Belgique : par exemple Petit Provençal, 8.11 : p. 1 ; sur Léopold II : P. Vasili, Nouvelle Revue, I, p. 62 ; Courrier de l'Est, 10.11 : p. 2. Grande méfiance aussi à l'égard de la « Question du Luxembourg » avec son régent allemand.
32 Le Grelot (sat. radical), 7.4 : p. 2.
33 Voleur de pendules : Silhouette, 24.2 : p. 3 et Tiple, Alsace, p. 38-39 ; Bière : Intransigeant, 27.7.
34 Père Martin (républ.), n° 12 : p. 9.
35 Revel, Testament d'un moderne, p. 349 et Russie et liberté, p. 27 et p. 260.
36 Cf. « Guillaume » : Alliance franco‑russe, 3.8 : p. 1 ; « M. de Bismarck » : L'Union patriotique, 2.2 : p. 1.
37 Juglart, Vive la France, p. 23.
38 Intransigeant, 19.1 : p. 2 ; Libéral, 14.2 : p. 1.
39 Numéro s.d., 3 (1889).
40 Cahu, Europe en arme, XXXVIII.
41 France aux Français, 28.11 : p. 1.
42 La fin d'une république (ouvrage anonyme), p. 135.
43 Cocarde, 1.2 : p. 3 ; 2.2 : p. 3 ; 21.2 : p. 2, etc.
44 Constitutionnel, 22.2 : p. 3 et Union patriotique, 23.2.
45 La France aux Français, 23.4 et sur Buffalo Bill, 6.6.
46 A. Zamanski, Appel aux commerçants (feuillet).
47 Courrier de l'Est, 23.1 : p. 2.
48 L'Ordre (bonap.), 8.10 : p. 1.
49 Cahu, Europe en arme, XXVIII.
50 Intransigeant, 26.10 : p. 1.
51 Cocarde, 4.1.
52 France aux Français, 23.1 et 16.5 : p. 1.
53 Moniteur de l'Armée, 10.1 et 13.1.
54 Affaire O. Schmidt : Cocarde, 5.2 ; Matin, 10.11 : p. 2.
55 XIXe siècle, 20.1 : p. 1.
56 L'Union patriotique, 2.3 : p. 1.
57 Ibid, 2.2 : p. 1.
58 Kimon, Politique israélite, p. 261.
59 Corneilhan, Juifs et opportunistes, p. 141 et p. 151.
60 Alliance franco‑russe, 23.6 : p. 1.
61 Chanson de Villemer, « Boulanger, maître d'école en Alsace ».
62 Déroulède : Le Drapeau, 3.4 : p. 8.
63 Tiple, Alsace ! Lorraine !, p.90.
64 Prudhomme, La Charge, 21.4 : p. 2.
65 Danrit, La guerre de demain, p. 11.
66 Mémorial diplomatique, 2.3 : p. 129.
67 Cahu, Europe en arme, XLIX.
68 Almanach boulangiste, p. 152.
69 Alliance franco‑russe, 16.6 : p. 1.
70 Le Parisien, 2.4 : p. 1.