1889. Un état du discours social

Chapitre 12. « La France aux Français »

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Rastaquouères et main‑d'œuvre étrangère

Ce slogan, « la France aux Français », est aussi le titre d'un petit hebdomadaire, républicain, obsessionnellement xénophobe. On trouve encore cette formule pour titre d'un éditorial de G. Sénéchal dans Le Libéral, journal boursier1. La devise de Monroe, « L'Amérique aux Américains », se trouve calquée en France pour exprimer une xénophobie profonde, – xénophobie au sens spécifique : le dégoût viscéral de côtoyer des gens dont le physique et les mœurs sont différents. L'horreur du « rastaquouérisme » présente bien : elle peut s'énoncer dans la presse mondaine, dans l'essai littéraire, où l'expression « subtile » de sentiments vrais, mais qui choquent les convenances, a une allure de subversion et de crânerie. Richard O'Monroy se lance avec esprit dans une tirade un peu vive contre le Paris moderne, « ce Paris vicié par les microbes rastaquouères de Persans, Arabes, Turcs, Chinois et autres peuples peu lavés »2. L'essayiste Victor Joze qui pose à l'audace, ne manque pas, dans son tableau des décadences modernes, la diatribe contre « cette légion de rastaquouères, d'aventuriers de toute sorte, d'escrocs enrichis, d'ex‑usuriers véreux »3. Le rastaquouère est originaire de l'Amérique du Sud ou du Levant ou (encore comme le suggère le spirituel O'Monroy) de tous les pays « peu lavés » ; il « a toutes les audaces, mène la vie à larges guides, cultive les horizontales, fait de l'esbrouf »4. L'expression est nouvelle et on en a beaucoup abusé depuis quelques années. Hors du camp antisémite doctrinaire, rastaquouères et Juifs tendent à se confondre :

Un éminent rastaquouère de religion israélite [...] une formidable escroquerie5.

Un romancier moderniste, Nazim (G. Mazinchien) publie un roman sombre et amer, Rastaquouèrel. L'action est sur le Côte d'Azur : le monde « interlope » des Russes, Brésiliens, Levantins nous est dépeint et chacun en prend pour son grade, son accent et ses mœurs. De façon générale, tout ce qui dévie du « bon goût » français choque et indigne. Buffalo Bill et son spectacle de cow‑boys installé à Neuilly ont suscité un dégoût aussitôt mué en xénophobie :

Il importe qu'on apprenne le plus tôt possible à ces étrangers le respect des mœurs françaises6.

C'est encore la spécialité de la presse boulangiste d'attirer l'attention sur l'« invasion étrangère » et l'objective statistique y sert déjà les intuitions des xénophobes écœurés.

Les étrangers à Paris
Le nombre des étrangers résidant à Paris qui s'étaient fait inscrire à la Préfecture de police à la date du 31 décembre 1888 est de 88 9937.

Les « rastas » sont riches ou le paraissent. Mais la plupart des étrangers en France forment une main‑d'œuvre peu qualifiée qui, déjà, est accusée de tous les maux : « les ouvriers français crèvent de faim et nous avons en ce moment plus d'un million d'étrangers domiciliés en France mangeant notre pain, nous espionnant, nous rançonnant », accuse Le Grelot, satirique républicain de gauche. Un autre satirique, La Charge, les voit proliférer et en décuple le nombre : « des millions d'étrangers que l'on emploie plus volontiers que nos compatriotes ». L'article se conclut par le slogan attendu : « la France aux Français ! »8. L'Union patriotique s'indigne et suggère que cette « invasion » résulte de quelque complot contre les travailleurs autochtones : « et pendant ce temps‑là, l'ouvrier français [crève] la faim et la misère ! »9. Dans une brochure de propagande antisyndicaliste, on nous apprend qu'il n'est pas dans l'intérêt de l'ouvrier français de réclamer la journée de huit heures : l'invasion étrangère ne ferait que grossir10 !

Il y a enfin, particulièrement présent, le thème de la criminalité des « étrangers chez nous ». Criminalité énorme : cinq fois plus élevée que celle du Français indigène, calcule le criminologue Joly (La France criminelle), avec certains groupes nationaux particulièrement délinquants, par exemple les Italiens11. La Cocarde, boulangiste, qui consacre son mois de février à une enquête sur « l'Invasion étrangère en France » ne manque pas le chapitre de la criminalité :

Le décret du 2 octobre dernier sur le séjour des étrangers en France aura, il faut le souhaiter, pour effet de mettre un frein à l'augmentation croissante qui se produit depuis dix ans du nombre des condamnés appartenant à une nationalité étrangère.

La comparaison des chiffres suivants fait nettement ressortir l'augmentation continuelle de l'élément étranger dans la population de nos maisons de détention...12.

À grand renfort de statistiques, on convainc le lecteur que ses préventions sont confirmées par les données objectives et que la « préférence » accordée aux étrangers ne s'explique que par le laisser‑aller antifrançais du gouvernement.

Les Juifs

Sans doute l'antisémitisme doctrinaire et plus généralement le marquage suspicieux et hostile de l'identité « israélite » devraient figurer ici comme un avatar particulier du chauvinisme et de la xénophobie. Les Juifs sont figurés par tous les antisémitismes comme un « corps étranger » dans l'ethnie française, incompatible avec la convivialité nationale :

Un élément étranger dans ce corps si pur, si sain que fut la France...13.

Cependant l'antisémitisme, tel qu'il se théorise chez les Drumont, Corneilhan, Kimon, Chirac, Pontigny et autres, est bien autre chose qu'une ponctuelle réaction xénophobe. L'idéologie anti‑juive présente à la base de fortes analogies avec toutes les autres typologies ségrégatives et calomnieuses, avec l'inlassable production de « types » dans le cadre de la gnoséologie romanesque dont j'ai parlé ailleurs. Toutefois la xénophobie dans la doxa de même que l'enracinement biologique des différences d'habitus et de culture, dans les sciences, s'ils fournissent une des conditions de possibilité de la prédication antisémite, ne peuvent servir à expliquer la dynamique de sa diffusion, ni les caractères propres qui en font une doctrine politique, une vision de l'histoire et une herméneutique globale des phénomènes sociaux. Aussi croirions‑nous de mauvaise méthode de chercher à intégrer sans plus le problème de l'antisémitisme au préjugé xénophobe diffus. L'hégémonie ethnocentrique et xénophobe fait cependant qu'il est impossible de marquer une limite entre les énoncés non‑systématisés où les stéréotypes relatifs aux Juifs ont la même forme et baignent dans le même éthos que ceux relatifs aux Belges ou aux Auvergnats et, de proche en proche, les grandes constructions doctrinaires où l'antisémitisme devient vision du monde et stratégie anti‑libérale. L'hégémonie fait aussi que ceux qui n'acceptent pas les diatribes antisémitiques, à commencer par les israélites eux‑mêmes, ont grand peine à se dégager des topoï et des impensés discursifs sur lesquels celles‑ci sont bâties. Notamment, l'extrême variété de consistance sémantique du mot « race », du vague doxique à la conceptualisation scientifique, fait que ce mot est rebelle à une mise en question bien déterminée. En tant que vision du monde « totale », construction sociogonique dans le discours social, – au même titre que le providentialisme catholique et l'utopie révolutionnaire socialiste – l'antisémitisme, en passe de devenir une arme politique pour la « gauche » boulangiste, requiert un chapitre à part. L'idéologie antisémite se présente comme un collimateur central capable d'absorber un très grand nombre d'énoncés anxiogènes diffus dans la doxa et d'offrir un principe d'explication de l'« évolution historique » et de l'actualité. Nous en traiterons au chapitre 18. Il faut simplement marquer ici que l'idéologie antisémite se développe en harmonie avec le patriotisme de ressentiment (« Pauvre France, comment peux‑tu supporter pendant si longtemps de pareils exploiteurs... »), avec la germanophobie (car les Juifs sont volontiers représentés comme l'avant‑garde de cette « invasion allemande » et de cet espionnage bismarckien que l'on pressent partout), avec la crainte de la guerre imminente et celle de la montée du socialisme (les guerres et les révolutions sont les « sources les plus abondantes de l'enrichissement des Juifs »), avec l'image enfin d'une France qui n'appartient plus aux Français :

En France les Juifs ne sont‑ils pas chez eux ? Ils n'y sont que depuis cent ans, et déjà ils l'ont à moitié conquise14.

Au patriotisme, au génie de la race française, s'opposent par excellence le « judaïsme cosmopolite », « ce cosmopolitisme de race ou de sentiment qui se fait le complice de cette action étrangère » [allemande]15.

En continuité avec les fétichismes patriotiques et les réactions xénophobes diverses, les stratégies discursives qui clouent au pilori « les Juifs et les judaïsants », – depuis l'antijudaïsme bigot des catholiques du Syllabus jusqu'au « socialisme des imbéciles » de certains secteurs du mouvement ouvrier, –constituent une métastase trop spécifique pour ne pas exiger une analyse plus développée. Je renvoie à ma petite monographie Ce que l'on dit des Juifs en 1889 et aussi à la fin du chapitre 18, à l'examen de l'antisémitisme boulangiste, chapitre 33, et de l'antisémitisme des catholiques, chapitre 42 du présent ouvrage.

Notes

1  Le Libéral, 9.2 : p. 1.

2  Gil‑Blas, 10.11 : p. 3.

3  Joze, Petites démascarades, p. 33.

4  Ère nouvelle, 1.6 : p. 9‑10.

5  Matin, 1.9 : p. 3.

6  France aux Français, 6.6 : p. 1.

7  Cocarde, 2-3.1 : p. 1.

8  Grelot, 28.7 : p. 2 ; La Charge, 28.5 : p. 3.

9  Union patr., 16.2.

10  Clouzard, Conséquences qui résultent de l'augmentation des salaires, p. 9.

11  Joly, op. cit., p. 56.

12  Cocarde, 28.2.

13  Vérité sur le boulangisme, p. 11.

14  Univers, 11.5 : p. 1.

15  Triboulet, 25.8 : p. 3 et Cahu, Europe en arme, XXX.

Pour citer ce document

, « Chapitre 12. « La France aux Français »», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-12-la-france-aux-francais