Chapitre 13. Gallocentrisme et imagologie des peuples étrangers
Table des matières
Une position pragmatique, l'image d'un énonciateur légitime se dégagent du système discursif global, énonciateur qui a qualité souveraine pour observer, jauger, évaluer ce qui n'est pas lui : un homme normal observe les fous, les pervers, les déséquilibrés ; un adulte a mandat d'éduquer l'enfance en réprimant la paresse, l'étourderie, et les mauvais instincts ; un être de sexe masculin analyse avec une ironie crispée les hystéries et les extravagances de la femme fin‑de‑siècle ; un citadin, épris de progrès, s'effare de la pouacrerie, de l'abrutissement des classes paysannes ; un Parisien s'amuse des mœurs biscornues, lourdaudes, inélégantes, des accents et des mentalités de la Province ; un Français enfin s'ébaubit avec hauteur des grotesqueries des peuples étrangers ; ce Français est un blanc, un « caucasien », un « japhétique » dont la Science taxinomise les races inférieures et évalue leur faible potentiel de civilisation.
Le gallocentrisme est une des composantes de cette position pragmatique, qui se combine au préjugé de classe, à la glorification chauvine, au préjugé de couleur. L'appauvrissement stéréotypé de l'image des entités allogènes est proportionnel à l'éloignement géographique, – du Français bourgeois citadin, aux ouvriers, aux paysans ; aux Bretons, Normands, Auvergnats ; puis aux Anglais, Allemands, Russes ; enfin aux Orientaux, aux « Nègres », aux Asiatiques. Ce gallocentrisme s'exprime par un intérêt décroissant compensé par un stock élémentaire d'images toutes faites. La presse est entièrement centrée sur la France ; l'information sur les voisins européens immédiats devient rapidement sommaire ; pour le Japon, le Transvaal ou la Patagonie, l'intérêt devient quasi nul – sinon au prix de l'inversion de valeur de l'exotisme, intérêt factice de pure consommation de spectacles étranges. Cette « géographie » est partiellement corrigée par des investissements idéologiques spécifiques : russophilie, germanophobie, entreprises coloniales...
À quelques secteurs ésotériques près, l'aveuglement est total, et senti comme louable, pour ce qui touche aux cultures non‑européennes et pour ce qu'elles pourraient avoir de spécifique. Les revues missionnaires ne mesurent qu'à l'aune du dogme catholique les religions et les mœurs exotiques, mais ce n'est ici qu'un cas d'espèce d'une incapacité axiomatique de concevoir l'Autre, qui va du café‑concert et de la presse à un sou à l'ethnographie et aux sciences géographiques avec de rares témoignages de dissidence.
Nulle part, semble‑t‑il, on ne parvient à voir la planète et les peuples qui y coexistent. Les doctrinaires, les philosophes veulent bien disserter sur l'Espèce humaine, mais cette humanité n'est qu'un avatar abstrait de la culture française, – du bourgeois français. Ce n'est que vers les marges groupusculaires qu'une certaine idée de « politique planétaire », idée fatalement conjecturale et chimérique, vient à se formuler : chez les positivistes de la Revue occidentale, chez quelques socialistes (malgré le chauvinisme récurrent dans la propagande ouvrière) où une grève à Melbourne, des conflits sociaux en Pennsylvanie sont traités avec le même intérêt militant qu'un conflit à Montceau‑les‑Mines1.
Cette évaluation synthétique doit être corrigée par la localisation de foyers d'intérêt marqué pour l'étranger en des secteurs « ésotériques ». La grande presse et la presse politique traitent cavalièrement les dépêches étrangères que le Gil‑Blas, par exemple, regroupe en page intérieure sous le titre savoureux : « Hors de France ». Le Matin qui inaugure cependant un journalisme d'information « moderne », confond avec constance Haïti et Tahiti. Cependant, des intérêts de trois types viennent favoriser le développement de données sur l'étranger : – intérêts commerciaux et politiques, – cosmopolitisme européen des classes supérieures, – goût du dépaysement exotique2.
Le discours ésotérique sur les affaires « mondiales » se développe dans les secteurs de la presse et de la publicistique, destinés aux hommes d'État, diplomates, grands patrons industriels, hommes d'affaire, tous lecteurs à qui leurs intérêts et leur « surface sociale » créent une obligation de disserter des affaires de l'Europe. Une thématique de haute spécialisation se développe dans le Temps, les Débats et quelques autres quotidiens voués aux affaires étrangères et à la diplomatie. La recherche délicate de l'« équilibre européen » occupe les esprits ; comment concilier les « desiderata des Puissances », ménager leurs intérêts « légitimes » ? La France voit d'un œil inquiet les manœuvres de Berlin, Vienne et Rome qui négocient la « Triplice ». La « Question des Balkans » est entrée dans une phase critique avec l'abdication de Milan de Serbie et l'avènement d'Alexandre 1er. Bulgares, Serbes et Rouméliotes « s'agitent ». La « Question bulgare » empoisonne les relations entre l'Autriche et la Russie ; la « Question d'Orient » (car les diplomates vont de question en question) est préoccupante. Les difficultés qui s'élèvent en tous les points de l'Empire ottoman, la politique répressive de la Sublime Porte, les « prétentions » des Puissances voisines, les luttes politiques et religieuses des « nationalités », l'agitation des chrétiens de Crète contre le despotisme de Sartinsky‑Pacha forment les thèmes de chroniques d'une austère érudition. Il y a encore la « question des Neutres », la Suisse, la Belgique ; quelle serait leur attitude en cas de conflit européen ? La presse diplomatique débat de « la Question des Samoa » où s'affrontent les États‑Unis et l'Allemagne, et du conflit anglo‑allemand à Zanzibar. Des intérêts financiers et commerciaux font se préoccuper dans quelques cercles de l'instabilité politique en Haïti, des perspectives d'investissement et d'immigration en Argentine et au Paraguay3.
Le cosmopolitisme
Dans les Débats, dans la Revue des Deux Mondes, les stéréotypes vaudevillesques de la connaissance triviale du monde n'ont soudain plus cours. La logique discursive est ici celle d'une opposition entre exotérisme, doctrine superficielle divulguée aux profanes, et ésotérisme, savoir réservé aux initiés dont les intérêts économiques dictent les intérêts intellectuels. Chez les publicistes de la grande bourgeoisie apparaît une vision européenne du monde : c'est une Europe des cours, des chancelleries, des salons, des clubs et des ambassades. Dans ce discours, les calembredaines profanes n'ont pas droit de cité : un univers propre se déploie, fondé sur le respect « naturel » des titres, des fonctions, des pouvoirs établis ; les rescrits de S.A.I. le Sultan ottoman, les décrets mêmes de la Reine de Madagascar, c'est de la rationalité d'État qui requièrent le commentaire subtil et mesuré du diplomate averti : plus question de rigolade effarée, – seules les populations « s'agitent » obscurément, tandis que le monde des puissances ou des autorités forme un univers transparent et intelligible qui a son éthique propre et son esthétique, celle de la mesure, de la pondération : on regrette les « excès », on évalue en connaisseurs les « initiatives », on apprécie avec une courtoise familiarité les talents et les mérites des hommes d'État. On fait preuve en tout d'un cosmopolitisme de bon aloi qui est l'expression idéale d'une solidarité des classes dirigeantes. Dans le Temps, le roi Mataafa (de Samoa) n'est plus un « nègre comique », c'est un homme d'État ; à ce titre, on consent à omettre son pagne et ses verroteries pour parler de ses actes politiques avec la même gravité qui sied lorsqu'on discute de M. Sadi Carnot.
Le Mémorial diplomatique est la revue‑type qui accueille ce discours prudent, que Proust a incarné en la personne de M. de Norpois : apologie du statu quo européen, hostilité motivée à tout mouvement qui serait obtenu « avec le concours de la rue ». C'est la « langue de bois » de haute distinction des chancelleries. On y réprouve tous les écarts de langage et de conduite. L'art du chroniqueur est de montrer qu'il n'y a pas de question : des règles de droit, des traditions respectables s'appliquent au problème ; seuls des trublions voudraient changer le cours des choses4.
Imagologies
En dehors de ces ésotérismes, la connaissance de l'étranger se compose d'une galerie de « types » nationaux pourvus d'un pauvre faisceau de traits moraux et physiques et de micro‑récits qui définissent sommairement l'Anglais, le Russe, le Yankee, le Teuton et les peuples « rastaquouères » avec leurs bizarreries et leurs ridicules sui‑genesis. Cette galerie de types, c'est ce que certains historiens culturels appellent une « imagologie ». Ces types étrangers fonctionnent dans la logique de ce que nous avons décrit comme une « gnoséologie romanesque » (voir chapitre 8). Le typique y est d'autant plus sommaire que le groupe est plus éloigné du sujet gallocentrique. Le typique ethnique pose une harmonie entre les traits de l'apparence physique et un caractère, une « âme » nationale, des défauts et des extravagances, mesurés à l'aune de leur discordance avec l'idéal français et les valeurs reçues. Les peuples ont un « caractère » en même temps que des mœurs et coutumes idoines à ce caractère et un « type physique », lui‑même visible image de l'âme nationale. Les sciences humaines naissantes devront acquérir leurs instruments conceptuels, portant sur des « forces », des « mécanismes » sociaux, des arbitraires culturels, contre la tendance spontanée à construire le social en une distribution de types (d'ouvrier, de paysan ; de Bretonne, d'Auvergnat...) d'une évidence statique. L'ethnocentrisme courant s'accommode spontanément du typique, qui permet d'effacer l'histoire et de ramener la réflexion politique à des considérations d'une psychologie de théâtre où la diplomatie internationale se trouve gravement interprétée par le caractère « flegmatique » du Britannique, « l'âme russe », « les contradictions si naturelles au caractère slave », ou les défauts de l'Italien :
À l'esprit froidement calculateur des Italiens se joignent des passions ardentes pour compléter l'antithèse de bien et de mal que présente l'étrange physionomie de ce peuple5.
Pour disserter d'alliances politiques, les esprits cultivés ont recours sans embarras aux banalités des psychologies ethniques. Une alliance italo‑allemande n'est guère à redouter : « L'Allemand qu'on ne l'oublie pas, est protestant, autoritaire et brutal ; l'Italien est catholique, latin, et d'esprit ouvert. Où trouvez‑vous l'affinité nécessaire ? » Au contraire, Français et Italien ont des affinités, « des manières de sentir communes » étant tous deux des « latins »6. On rencontre à foison dans les monographies d'actualité, les récits de voyage, ce passage de l'exposé à la typologie romanesque en forme de jugements impressionnistes à l'emporte‑pièce :
L'Irlandais est laborieux, dur à la peine comme à la souffrance ; mais il n'est pas industrieux, il manque d'invention dans le travail. Il a l'esprit subtil, mobile, emporté et plus de tempérament que de raison et, quand il est de sens rassis, il se soumet à la plus exacte discipline... (Suivent deux pages sur ce ton)7.
Tout travail de réflexion synthétique sur une nation, son histoire, et son devenir semble aboutir en 1889 à isoler cette entité qu'est le type national, des vertus et des défauts duquel on extrapole une explication de la conjoncture et l'esquisse d'une destinée. La littérature pour adolescents friands d'exotisme ne fait qu'accentuer cette réduction du divers à la synecdoque ethnique simpliste ; l'illustration des revues de voyage se produit en galerie des types nationaux. Canadien : « Type de trappeur ». Sénégalais : « Type de guerrier ». Chinois : « Type de mandarin »... Le typique ethnique fait aussi partie du répertoire élémentaire de la broderie journalistique, réduction radicale de la complexité du monde à une suite de vignettes pour lanterne magique, complicité euphorique entre le scripteur et ses lecteurs, assurés de la pertinence amusante de ces sommaires caricatures :
L'Angleterre a ses luttes de boxeurs, d'où les champions sortent les yeux hors de l'orbite, le nez cassé, les mandibules fracassées ; l'Espagne a ses courses de taureaux, pour lesquelles populace et hidalgos se passionnent ; l'Arabe a sa joyeuse fantasia où la poudre bavarde au milieu des moulinets extravagants des grands fusils enivrés et des cavalcades fantastiques des chevaux aux hautes selles brodées d'or d'où retombent des étriers larges comme des pelles ; l'Allemand a sa chope au fond de la brasserie fumeuse où sa raison se noie, tandis que son brumeux cerveau se fond dans les flocons grisâtres du tabac ; l'Italien a son macaroni, sa mer bleue, son soleil tout blanc ; le Chinois a l'opium et le Turc le harem...8.
La typologie canonique des peuples permet des divagations euphoriques formant un « savoir », mondain ou vulgaire :
Ce sont les Italiennes et les Françaises qui ont les plus jolies mains ; après elles viennent les Espagnoles, puis les Polonaises ; les Anglaises ont les mains grasses et potelées ; leurs sœurs d'Amérique les ont longues et effilées ; les Allemandes les ont courtes et larges9.
De ce typique on peut certes passer au racisme doctrinaire, mais il faut bien sentir que ce passage est insensible, qu'un protoracisme de sens commun et d'opinion « chic » est l'innocente condition de la réflexion sur les peuples étrangers.
Les Anglais
On ne passera pas en revue tous les complexes imagologiques. Je me bornerai à décrire les deux ensembles les plus récurrents et les plus « riches » : les Anglais et les Américains.
Sur l'Angleterre existe aussi un discours ésotérique, composé d'anglomanie mondaine, d'hostilité motivée à la politique de Gladstone, à la concurrence économique et coloniale, de débats sur la « Question irlandaise » et le Home rule. « Nos voisins d'Outre‑Manche », voleurs de territoires en Afrique, suscitent la haine vertueuse des patriotes. Mais l'Anglais c'est aussi, depuis bientôt un siècle, un personnage de vaudeville, personnage caricaturé dans les cafés‑concerts, mais dont le grotesque amuse encore innocemment dans les magazines et revues lettrées : le patriotisme est l'alibi d'un mépris estimable. L'Anglais parle une langue dont l'accent est un sommet de comique : c'est depuis deux générations l'accent des clowns de cirque : « Miousique », « Aoh Yes !! », « Oh ! Schoking ! ». Dans les bouibouis, le comique, costumé en macfarlane à carreaux, fait crever de rire le populo : « Aoh ! vraiment, il était très amusant ! ». Les mœurs anglaises choquent, courroucent, font pouffer ; les Anglais heurtent la « sensibilité française » : ils ont le « génie commercial » mais le payent du « mauvais goût » bien connu de John Bull. Ils n'ont pas « le sentiment artistique »10. Ils ne savent pas vivre. Ils noient dans le whisky et le gin « l'incroyable spleen qu'ils traînent sans cesse après leurs chausses »11. Affligés de femelles à la taille plate et aux dents larges, ils exhibent eux‑mêmes des pieds démesurés et des vêtements « indescriptibles »12. À la France galante, s'oppose la « Pudique Albion », nation d'hypocrites et de pervers sexuels. Cette image de l'Angleterre habitée de débauchés dévots, permet à la France de se glorifier de son propre libéralisme et de ses mœurs saines et finement gauloises13.
Les États‑Unis
Les Américains inquiètent. Leur société vulgaire, barnumesque, sans raffinement ni délicatesse, esclave d'un progrès barbare, apparaît comme ce qui menace dans l'avenir, ce qui préfigure, si l'on n'y prend garde, la France du XXe siècle. Cette image de l'Amérique comme l'avenir, fatal et impensable, de la vieille France s'est imposée comme l'angoissant présupposé de tout discours sur la nation yankee. Toutes les nouvelles qui viennent d'Amérique sont placées sous le signe de l'incroyable, de l'extravagant, de l'absurde, mais qu'on ne peut assigner à une barbarie tardigrade et dont on soupçonne que c'est une composante excentrique de la modernité : « nous pouvons y pressentir notre destinée »14. Les doxographes qui interrogent l'oracle américain ne rencontrent pourtant que de l'impensable, des choses si étranges, si en dehors de tout, qu'il est impossible de s'y projeter :
Nouvelle mode américaine
Les femmes et les jeunes filles les plus élégantes ont pris l'habitude de mâcher du caoutchouc. Elles se livrent à cette douce manie partout, au théâtre, dans les salons, dans la rue. Il leur faut des petits carrés de caoutchouc de la grandeur d'une pastille ordinaire. Ce caoutchouc est préparé d'une façon spéciale, et il y a, à l'heure qu'il est, aux États‑Unis, quarante‑deux fabriques de caoutchouc à mâcher !15.
C'est en ces termes que le chewing‑gum fait irruption dans le discours social français : il faut amadouer par l'ironie supérieure cette « nouveauté » pour laquelle on ne dispose ni de mots ni de cadre d'intelligibilité : on se frotte les yeux, on croit rêver. Paul Blouet publie un récit de voyage, Jonathan et son Continent : on montre au Français incrédule, les Yankees, tous millionnaires, colonels, fumistes, esbrouffeurs, esprits pratiques d'un prosaïsme sidérant, divorceurs compulsifs, adorateurs du dollar, porteurs de revolvers ; le ton pour parler des États‑Unis est celui de l'ébahissement ; pour parodier Foucault, c'est « l'impossibilité nue de penser cela ». Divorces à la vapeur, villes‑champignons, jeunes filles pratiquant sans embarras « la flirtation », folklore électoral, sectes religieuses, journalisme envahissant, milliardaires disposés à acheter l'Arc de Triomphe pour le déménager au Texas..., le discours social français mettra un siècle à sortir à peu près d'un effarement où alternent le rire incrédule et l'indignation. Il y a un type humain, une « race » yankee :
Les Américains sont généralement maigres [...] Les traits sont osseux, le front droit, le nez angulaire et souvent effilé comme une lame de rasoir16.
En Amérique, tout est plus grand, plus rapide, plus pratique. Des villes poussent en un mois. La capitale de l'Oklahoma n'existait pas en avril ; en mai, elle compte cinq banques et six journaux. Les « maisons géantes » à New York ont neuf, treize, jusqu'à quinze étages. On exécute les criminels sur une chaise électrique. Pourquoi pas le marteau‑pilon ou la lecture des poètes décadents, ironise le Français, né spirituel ?17. Les excentricités américaines dépassent les bornes : faire le pari de manger un repas de cloportes vivants, instaurer un régime carcéral où les condamnés publient leur propre journal, mâcher du caoutchouc, divorcer sans formalités : toutes ces aberrations se confondent dans un miroitement d'absurdités ; elles euphorisent, on se sent heureux d'être français, n'était un pincement au cœur, un de te fabula narratur implicite : est‑ce que vraiment cela risque de nous arriver un jour ?
L'Amérique du Nord est « le continent du bizarre ». Les Américains sont tous fumistes, « rois de la réclame » et du charlatanisme, amateurs du humbug, du big joke. Énergiques, on le concède, toute leur énergie est consacrée au culte du « dieu Dollar ». Dans leur société, on fait argent de tout ; le Yankee vit avec le portefeuille bourré de banknotes. Cette société égalitaire, pratique, « matérialiste », il est bon de la mépriser pour sa brutalité. Ce que le romantisme libéral avait nommé la « libre Amérique », révulse à la fin du siècle. Le puffisme de Buffalo Bill, installé à la Porte Maillot, consterne les esprits artistes. Une autre nouveauté américaine, les concours de beauté, s'installe en France à l'occasion de l'Exposition. Les gens délicats constatent avec écœurement que jusqu'ici on ne faisait de concours de ce genre que pour les nourrissons et les bœufs des foires agricoles. Ce sont les mœurs nouvelles ! Au‑delà de ces indignations ponctuelles, il y a l'angoisse : insidieusement la France devient perméable à cette barbarie d'outre‑mer : « nous nous américanisons tous les jours », « l'Europe s'américanise », « l'américanisme nous envahit »18.
Stoïque, le journaliste attend la métamorphose perverse : « du moins la vraie civilisation qu'il ne faut pas confondre avec l'industrialisme anglo‑saxon disparaîtra avec nous »19. La campagne électorale du Général Boulanger (janvier 1889) avec son déluge d'affiches et ses cohortes d'hommes‑sandwiches a été perçue comme un signe des temps, et des plus navrants : c'est « l'introduction en France du puffisme américain ». « Les mœurs électorales américaines sont transportées à Paris. C'est dommage ! »20.
Notes
1 Voir R. occidentale, v. 23 : p. 326 et de nombreuses chroniques dans La Révolte de Jean Grave par exemple.
2 Entre 1886 et 1890, il paraît en France, 98 livres sur l'Allemagne (et 50 sur l'Alsace‑Lorraine), 35 sur les États‑Unis et 24 sur les Amériques, 44 sur l'Angleterre, 6 sur l'Australie, 22 sur le Brésil, 6 sur le Paraguay (ces derniers pays recherchent avidement les investissements français).
3 Le « 6 % » de la République argentine vient gonfler le bas de laine français. Des revues, La Plata, France et Paraguay vantent ces pays neufs.
4 On verra d'autres publications de cet acabit : L'Europe, la Revue exotique illustrée, la Revue du Monde latin, la Revue diplomatique, des quotidiens comme L'Étendard, L'Époque ; la Revue britannique, L'Économiste français. Victor Cherbuliez, littérateur distingué d'origine suisse est le représentant le plus en vue de ce cosmopolitisme européen (voir ses Profils étrangers).
5 Lefèvre St‑Ogan, Dante, p. 21.
6 Léris, L'Italie, VII et Le Gaulois, 18.11 : p. 1.
7 V. Cherbuliez in M. Bovet, L'Irlande, II.
8 Lepelletier, Radical, 5.12 : p. 1.
9 Gaulois, 9.10.
10 R. de famille, I-III 1889, p. 82. « Comme artiste dans l'acception la plus large du mot, ils ne pourraient citer un nom. Où sont les peintres ? Où leurs musiciens ? Comme compositeur de musique, ils n'ont personne [...] En toutes choses, l'Anglais se montre le propagateur du goût le plus exécrable... » ; idem, Nouvelle revue, I, p. 233.
11 Écho marseillais, 15.9.
12 Vie parisienne, p. 342 et R. de famille, I, p. 83.
13 Voir le Radical, 19.11 : p. 1.
14 R. Monde catholique, 6 : p. 381.
15 Radical, 14.9.
16 Blouet, Jonathan, p. 23.
17 Robida, Illustration, 103 : p. 6-7.
18 Lockroy in Avenel, Ann. de la Presse 1889, iii ; Revue des Deux Mondes, 92 : p. 349 ; Caro, Variétés, p. 303.
19 Lanterne, 25.4 : p. 2.
20 Lanterne, 29.1 : p. 1 et Gil‑Blas, 17.1 : p. 3.