1889. Un état du discours social

Chapitre 14. La civilisation et les races

Table des matières

Dire que le discours social en 1889 est « raciste », c'est à la fois trop dire et dire trop peu. Ce serait trop dire, à coup sûr, si l'on désignait par là la diffusion, – vulgarisée tant qu'on voudra –, de théories venues de l'anthropologie physique. La culture « littéraire » ne priserait guère ce pédantisme. Ce qui est universel, c'est l'évidence de l'infériorité des peuples exotiques, de la supériorité de l'Europe et singulièrement de la France, foyer de civilisation. Le mépris et l'horreur pour les humanités lointaines s'avouent avec complaisance, reviennent avec insistance, appellent une communion dans le dégoût. Prenons Jules Lemaître, le parangon de la délicatesse française. Il a visité à l'Exposition le théâtre annamite et ce sont trois pages de mépris et d'écœurement qu'il fournit au Figaro, pages qui loin de paraître un peu vives à ses contemporains sont accueillies comme répondant à un besoin collectif de haïr ce qui est étranger :

Ils sont hideux. J'ai vu quelques‑unes des plus brutales manifestations de la bestialité humaine [...] J'aime mieux les Nègres les plus dégradés de l'Afrique la plus reculée. Ah ! les Zoulous me sont maintenant doux à voir et je baiserais les Achantis sur la bouche ! Ceux‑là du moins ne sont que des brutes, ils ne sont pas ridicules [...] Si le Christ est mort pour eux comme pour moi, la vision de ces magots a dû être sa pire angoisse1.

Certes, il y a, confirmant ce sentiment élémentaire, la Science : l'anthropologie, la grammaire comparée, l'histoire des civilisations. Renan l'a dit : « il n'y a que trois histoires, grecque, israélite, romaine » (Histoire d'Israël). De la Chine, de l'Inde, il n'y a rien à dire ; ce sont des civilisations « rudimentaires » qui n'offrent pas plus d'intérêt que les royaumes nègres (des Mayas, sur lesquels les premiers grands travaux, en anglais, datent de 1888, Renan n'a jamais entendu parler). Le « monde civilisé » c'est l'Europe occidentale ; il faut seulement attendre de l'avenir que s'étende « ce rayonnement européen sur les contrées jusque là abandonnées aux sauvages et aux barbares »2. L'Europe et singulièrement la France ont une « mission civilisatrice », celle de « régénérer les sauvages » dans la mesure du possible, de leur « apporter les bienfaits de la civilisation », d'ouvrir des contrées jusqu'ici « fermées à la civilisation ». Ce discours‑ci est progressiste : il est des esprits réfléchis pour faire sentir les dangers de ce mandat humanitaire, dangers et imposture d'ailleurs : il faudrait que les races inférieures soient accessibles à « notre niveau de civilisation ». C'est ce que nie par exemple le sociologue G. Le Bon. Le discours catholique se borne à colorer de piété le mot d'ordre de la « mission civilisatrice » : c'est la Croix contre « la folie du paganisme », ses superstitions grossières, ses cultes « insensés »3.

« Race »

Les occurrences du mot « race » font problème parce que nous nous sommes accoutumés à y lire des idéologies scientifiques et des doctrines de haine. Ce mot, avant d'entrer dans des théories scientifiques, avait cependant un usage bien courant et vague. Dans l'acception banale, « race » désigne un groupe humain ou une nation dans la somme de ses traits physiques et moraux constants ou, d'un point de vue complémentaire, l'ensemble transhistorique de ses représentants actuels et de ses ancêtres. C'est ici l'usage ancien du mot et c'est pourquoi, dès qu'une perspective diachronique est impliquée, il est question non de « peuple » mais de « race française », « britannique » et même « américaine ». La science du XIXe siècle a cherché à systématiser, en termes biologiques et évolutionnistes, une notion préscientifique répandue. À la longue dans l'usage, le sens banal et les sens doctrinaires se sont mélangés. Cependant, si l'on veut en 1889, sans aucune prétention savante, désigner la population d'un pays d'un point de vue physique (par opposition à ses institutions, à sa culture), c'est le mot « race » qui vient sous la plume. Ainsi, lorsqu'on parle de mesures d'hygiène, celles‑ci sont censées protéger la « race française » ; il semblerait inexact dans ce contexte de parler de la « nation » ou du « peuple ». L'éducation physique, affirme‑t‑on, doit se développer pour « refaire la race française ». L'émancipation des femmes ne laisse pas « sans appréhension pour l'avenir physique et moral de notre race française »4. Le mot « race » s'applique encore à la population d'un pays vue à travers la totalité des temps, les Français actuels, leurs ascendants et leurs futurs descendants :

Le système entier de l'éducation devrait être orienté vers le maintien et le progrès de la race5.

On voit comment ces acceptions courantes entrent en congruence avec des théories, mais il va de soi qu'aucun anthropologue n'eût admis l'existence d'une race française au sens « rigoureux ». Il résulte de cette constatation que la rencontre du mot « race » est toujours difficile à situer par rapport à un racisme « scientifique ». Que veut dire un publiciste qui attribue des qualités, des penchants à la « race germanique », à la « race slave », aux « races latines » (« réfractaires » à l'émancipation des femmes) ?

Tandis que la race anglo‑saxonne tient ferme le drapeau de l'individualisme, la race slave représente le principe communiste6.

Bien en deçà de spéculations anthropologiques, agit la gnoséologie romanesque qui fait voir le monde comme composé de types, d'essences quasi‑sociologiques, avec un caractère propre, des penchants, des goûts, des mœurs. Faire la biographie d'un personnage en vue, c'est se demander d'abord de quel type provincial il relève. Jules Lemaître reconnaît en Paul Bourget le « type » auvergnat. Bourget est un « montagnard pensif » ! Paul Deschanel, Dieu sait comment, a une autre explication à proposer : « M. Bourget [...] se rattache évidemment aux races du Nord » ! Les tics de l'historiographie tainienne sont la clé de ce « racisme » banalisé. Cherche‑t‑on à expliquer l'œuvre de Renan ? Sa race « nous livre le fond de sa nature : Breton par le père, Gascon par sa mère ». Deschanel développe cette découverte jusqu'en ses ultimes conséquences sur douze pages. Renan eût été d'accord ; il reconnaissait en lui‑même le « trait caractéristique de la race bretonne à tous ses degrés, l'idéalisme [...]. Jamais race ne fut plus impropre à l'industrie, au commerce ». Les publications israélistes évoquent abondamment les caractères de la « race juive » avec le degré d'évidence qui s'applique pour d'autres à la « race flamande » ou à la « race provençale ». En somme, si « race » se prête aux systématisations et aux historiosophies du Rassenkampf, le mot relève plus originellement d'une connaissance « typique » avec la corrélation qu'elle pose entre origine, caractère, physique et comportements.

Loin de se séparer de ces idéologèmes, les sciences positives, cherchent à fonder en toute rigueur dans de la biologie, de l'héréditaire, du congénital, de l'atavique, les lieux communs essentiels. C'est à quoi s'activent la psychologie expérimentale, la sociologie (de Le Play), la criminologie (de Lombroso), la psychologie collective (de Le Bon), la paléontologie humaine, l'anthropologie physique, l'orientalisme des historiens et des ethnographes (car les Orientaux, les Arabes émergent à l'horizon de l'histoire comme une énigme menaçante). Sans doute, c'est des sciences humaines qu'après 1890 viendra un effort critique à rencontre de cette complicité du moment « positiviste » avec l'essentialisme ségrégateur de la doxa, mais, en 1889, les sciences sociales et les sciences naturelles sont encore globalement des ancillae ideologiarum, des instruments de légitimation de l'idéologie. Le savant, lui‑même, tire des « certitudes » de la méthode expérimentale un aplomb pour conforter ses xénophobies, d'autant plus assuré qu'il se sent plus progressiste. On l'a noté parfois, ce sont les anthropologues les plus à gauche, comme Abel Hovelacque, grand libre‑penseur et doctrinaire radical‑socialiste, qui se montrent en matière de discrimination raciale, de thèses de la polygénèse, de l’imperfectibilité des races noires, etc., les plus extrêmes et les plus intransigeants (voir l'ouvrage d'Hovelacque, Les Nègres de l'Afrique sus‑équatoriale) et ce sont les anthropologues catholiques comme A. de Quatrefages de Bréau (Introduction à l'étude des races humaines) qui se présentent comme les plus prudents et les plus modérés.

L'anthropologie physique

Les « sciences anthropologiques », qui prétendent embrasser en un continuum l'homme physique et l'homme en société, la base anatomique et embryologique du fait humain, la paléontologie, la démographie et, de proche en proche, la mythologie, la psychologie, la linguistique, la sociologie7 font de la juste description et taxinomie des races humaines un enjeu majeur, disputé et confus. La méthode statistique et la cartographie contribuent à des études minutieuses, dont le modèle est dans les travaux de Topinard et de ses disciples sur « la Couleur des cheveux et des yeux en Norvège » et partout ailleurs en Europe, les mesures crâniométriques, etc. Seule une histoire (que nous ne chercherons pas même à esquisser) des écoles et tendances anthropologiques pourrait montrer la logique de l'extraordinaire cacophonie de paradigmes, de terminologies, de modèles théoriques sur les races. Certains anthropologues les plus entichés d'évolutionnisme et de théories raciales avouent – ce que le public cultivé et la plupart de leurs collègues ne veulent pas entendre – que les classifications raciales « n'ont point de réalité », que prétendre systématiser l'ensemble des caractères physiques d'une population est une « chimère »8. Bien avant donc qu'on soupçonne les problèmes d'une génétique des populations, la crise est dans la science, mais elle stimule les classifications loin de les décourager. Combien y a‑t‑il de grandes races ? Trois pour Quatrefages, qui rejette cependant les noms tout à fait inadéquats de « caucasique », « mongolique », « éthiopique » ; il y adjoint deux « races mixtes », l'océanienne et l'américaine9. Huxley a proposé au Congrès de Norwich en 1889, quatre races : « australoïde », « négroïde », « mongoloïde », « xanthocroïde » (ce sont les Européens blonds), mais Broca a objecté : les Européens forment une « race mixte », bruns et blonds. Dubois et d'autres croient au contraire que deux races se côtoyent en Europe : la race « indo‑européenne ou caucasique » et la « race mongolique » (Finnois, Magyars). F. Deniker publie un Essai d'une classification des races humaines :13 races prospèrent à la surface de la planète, lesquelles se subdivisent en 30 types. Ainsi la race VII « mélanochroïde » donne les types 10, « indo‑atlantique ou aryen » et 13 « assyroïde (sémito‑iranien) ». R. Jagnaux subdivise la taxinomie ; il y a sept races dont la race blanche ; celle‑ci se divise en 4 rameaux, – arya, araméen, persique et scythique –, lesquels se divisent en « peuples » dont il fait une sous‑espèce raciale : les aryas ou européens regroupent les « peuples latins », « peuples teutons », etc.10. Les anthropologues ne s'en tiennent pas là : « M. Verrier admet 28 races noires réparties sur toute la surface du continent africain »11. Bertholon dans son Esquisse de l'anthropologie criminelle reconnaît six races berbères bien distinctes en Tunisie. Ainsi progresse l'anthropologie, vixit classificando. Desquerelles acrimonieuses marquent ces théories : Quatrefages avait cru démontrer en 1871 que les Prussiens relevaient de la « race finnoise ». Virchow en avait fait une colère et Quatrefages se rétracte dans son livre de 1889. Ces débats sur une problématique où aucun accord n'était possible, ont servi à surchauffer les susceptibilités du champ anthropologique ; le public cultivé a retenu qu'il y avait des races, réalités naturelles positives et distinctes, qui avaient quelque force d'explication historique. Ce public a aussi retenu le seul point sur lequel tous les savants étaient d'accord et que Renan énonce avec l'aplomb de l'évidence : « l'inégalité des races est constatée »12.

Le débat sur la classification des races humaines se reporte sur la perspective évolutionniste, phylogénétique ; ici s'affrontent les polygénistes et les monogénistes comme Quatrefages, c'est‑à‑dire les savants qui affirment « l'unité de l'espèce humaine » et défendent la thèse migrationniste (il subsiste aussi quelques fixistes et créationnistes attardés). Ces écoles sont à l'évidence déterminées par des choix idéologiques, métaphysiques : Quatrefages, spiritualiste chrétien, défend la thèse de l'unité antique de l'espèce humaine, apparue au Nord de l'Asie et celle de la formation progressive des races par l'action du milieu. Il prévoit dans la suite des temps un métissage universel, concomitant à l'apparition d'une civilisation mondiale. Ce sont au contraire des anthropologues « matérialistes », libres‑penseurs, censés « de gauche », qui épousent la thèse polygéniste. L'hominisation s'est opérée selon eux en plusieurs lieux et en des moments séparés par des millénaires, de sorte qu'il faut parler plutôt d'espèces humaines, dissemblables par le degré d'évolution et inégalement aptes à la civilisation. Dans les années 1880‑1900, la thèse polygéniste et les conclusions qui s'en tirent quant à l'infériorité des « races primitives » tendent à dominer dans le champ anthropologique, mais elle reste débattue.

Un autre secteur des sciences dont la tradition est indépendante de l'anthropologie physique, vient apporter son système propre de spéculations raciales. Ses hypothèses et les nomenclatures s'harmonisent tant bien que mal avec les théories anthropologiques : il s'agit de la protohistoire des populations européennes, appuyée sur la grammaire comparée, l'archéologie et la critique historique des sources de l'Antiquité. C'est dans l'œuvre d'Arbois de Jubainville que le grand récit aryen s'est constitué avec le plus d'autorité et d'érudition13. Arbois de Jubainville, éminent celtologue, archéologue et linguiste, comparatiste, admirateur de la science allemande (Zeuss, Mûllenhoff), directeur de la Revue celtique, membre de l'Institut, est une personnalité de prestige. Son vaste ouvrage sur Les premiers habitants de l'Europe est parcouru par un frisson d'euphorie, celle de pouvoir reconstituer le puzzle généalogique de la race européenne en combinant les témoignages antiques, d'Anaximandre à Ammien Marcellin, les données archéologiques et épigraphiques amassées depuis un siècle, les filiations linguistiques de la grammaire comparée, de l'étymologie et de la mythologie comparée. De cette reconstruction sort l'épopée d'une race : l'Europe, habitée d'abord par des autochtones, Ibères, Pélasges, Étrusques, va être civilisée par un « peuple unique » venu d'Asie qui « par sa division en plusieurs rameaux a produit les diverses races indo‑européennes » (p. VIII). À cette vaste chronique des Aryens, s'adjoignent les odyssées annexes des Scythes, des Hyperboréens et des Cymbres. Chez Arbois de Jubainville aussi, « race » est un mot‑clé : il recouvre l'évidence d'une descendance continue à partir du « noyau primitif aryen » et d'une configuration de langues, mythologies et institutions parentes. Cette « race aryenne des historiens et des philologues » est‑elle cependant identique à la race « xanthocroïde » de l'anthropologie physique ? C'est ce qu'Arbois ne cherche au fond pas à clarifier. D'autres vont le faire pour lui.

C'est ici qu'il faut placer les travaux de G. Vacher de Lapouges (1854‑1936), chargé de cours à Montpellier, élève de l'anthropologue suisse Alphonse de Candolle. Lapouges systématise un paradigme personnel, audacieux mais nullement aberrant dans l'état des sciences anthropologiques. Il va cependant loin en tirant de sa synthèse des conséquences politiques, historiosophiques, mais il n'est pas le seul dans l'université à se permettre ce genre de conjectures « philosophiques ».

La race aryenne des historiens et des philologues est identique à la race dolichocéphale blonde et son berceau est la partie nord‑ouest de l'Europe [...] dans la seconde moitié des temps quaternaires14.

Ce n'est pas le concept de « race aryenne » qui fait l'originalité de Lapouges, c'est son refus de la théorie asiatique migratoire (« Il faut donc regarder l'Aryen comme un produit des brumes de la mer du Nord. Il est né de la collaboration du Gulf‑Stream et du glacier Scandinave. Il est l'Européen par excellence, le produit direct de l'évolution des plus anciens autochtones »), sa définition de la race aryenne comme strictement « dolichocéphale blonde », et le lien établi entre ces traits physiques et un « potentiel culturel » sui generis : « les institutions dites aryennes ont un caractère uniforme et particulier ». Les travaux de Lapouges sont à la source de toutes les théories racistes du XXe siècle. Lapouges aura rapidement un grand succès politique en Allemagne. Par rapport à l'état du champ anthropologique français, Lapouges est à la marge : il n'est pas extravagant, ni par ses méthodes ni par son cadre épistémologique, mais il est un peu isolé ; ses théories heurtent les thèses dominantes et forment un ensemble trop « personnel » pour lui apporter la consécration académique. Son livre L'Aryen, son rôle social, issu d'un cours professé en 1889, synthétise ses idées :

Ce livre est la monographie de l'Homo Europaeus, c'est‑à‑dire de la variété à laquelle on a donné les noms divers de race dolichocéphale blonde, kymrique, galatique, germanique et aryenne.

Le grand récit des luttes raciales, des coexistences de races inégales, aux physiques typés et aux mœurs congénitalement déterminées, prend chez Lapouges un caractère plus exalté, plus hyperbolique que chez ses collègues. Lapouges conte avec lyrisme et autorité une longue chronique de guerres, de métissages, de massacres, de rapts, de sacrifices, de migrations. Presque tous souscrivent à la thèse de la supériorité naturelle des/de la race(s) européenne(s). Lapouges fait de la « supériorité de l'Aryen » sa thèse centrale.

Il ne faut pas voir que le Gaulois de Delphes ou le Cimmérien de Ninive, il faut voir aussi les grandes usines d'Angleterre et d'Amérique, les laboratoires allemands. [...] Le seul concurrent dangereux de l'Aryen, dans le présent, c'est le Juif15.

L'« anthropo‑sociologie » de Vacher de Lapouges offre tous les éléments utiles des idéologies racistes ultérieures, à la nuance près (dont on refoulera le souvenir) que ce disciple de Gobineau est un pessimiste racial. L'Homo europaeus régresse partout et dégénère par métissage. Au XIXe siècle, il est déjà trop tard. D'autres races, inférieures, le coudoient en Europe : Homo meridionalis, H. contractus, H. hyperboreus, H. alpinis, Acrogonus (Mongols) et cette race mixte, dynamique et entreprenante, les Juifs. « La race Europaeus est encore représentée en France (1 600 000), en Suisse (100 000), en Italie (500 000) par un nombre absolu d'individus de race pure probablement égal à celui qui existait au premier âge du fer »16. Ce qui fait l'originalité idéologique de Vacher de Lapouges, c'est la synthèse qu'il fait d'idées admises – à divers degrés – en anthropologie, en archéologie et en linguistique pour en construire une historiosophie totale, l'épopée des « peuples dolicho‑blonds », et pour en tirer aussi des conclusions politiques : antisémitisme scientifique, eugénisme et nationalisme racial (« la race est la notion moderne et positive de la nation », « l'idée même de naturalisation est un non‑sens biologique »). En poussant à ses conséquences logiques une synthèse dont l'état des sciences offrait les éléments, Lapouges – à l'instar de G. Le Bon, de J. Soury et de quelques autres savants – font du racisme une théorie scientifique et une vision politique.

Le concept de « race », avec son usage vulgaire, ses variations anthropologiques et historiographiques, son potentiel comme herméneutique politique « totale », se diffuse encore dans d'autres secteurs : la critique littéraire a recours à une « éthologie des races » pour expliquer l'« évolution morale » exprimée par les grandes oeuvres littéraires des différents peuples. La « critique scientifique » du tainien Émile Hennequin inclut la « race » dans son « estho‑psychologie » et ses théories séduisent les lettrés : « On ne peut méconnaître que cet argument de la diversité des races paraît irréfutable »17.

Les « races » dans la doxa courante

Ces débats savants sur les « races », tout confus qu'ils soient, ont fini par pénétrer l'opinion publique et renouveler la vieille thématique des supériorités sociales, des ethnocentrismes et de la gnoséologie typico‑romanesque. Une teinture de savoir anthropologique pose le journaliste :

On est brun dans les Pyrénées et sur les rives phocéennes ; on est moins brun au centre, moins blond plus haut, et blond, du carotte à l'albinos, dans les départements du Nord. Nous savions déjà cela, ou à peu près. [S'ensuivent des réflexions sur le parti que l'on peut tirer de l'analyse de la mèche de cheveux trouvée dans la brosse de Gouffé, l'huissier assassiné.]18.

Les médecins – les plus prolifiques auteurs du champ scientifique – affirment leur autorité en tranchant volontiers de « races » et d'inégalités raciales. Le Dr Petithan s'afflige de la Dégénérescence de la race belge :

Le peuple belge est composé essentiellement des races celtique et germanique profondément mêlées [...] Pourquoi faut‑il qu'avec des ancêtres pareils le peuple belge dégénère ?19.

Les manuels scolaires et les ouvrages pour la jeunesse popularisent la théorie des « races d'Europe » y combinant un peu de moralisation et de lamarckisme sommaire :

Les Néerlandais ont toujours été remarqués par leur caractère flegmatique, persévérant et laborieux : qualités qu'ils doivent en grande partie à la position de leur pays, qui exige de leur part des efforts continuels tant pour soutenir leur existence que pour n'être pas engloutis par les eaux.

Comme toutes les évidences incontestées et roboratives, le fait que la race blanche soit « la plus parfaite » et que les races humaines soient disposées en une hiérarchie de « dons » naturels est enseigné dans tout manuel du lycée20. « Race » est un de ces signifiants vers quoi convergent le sens commun et les savoirs ésotériques, de sorte que tout le monde se comprend dans l'approximation de l'évidence. Le Docteur Rameau de G. Ohnet est le succès de librairie de l'année. Le grand public y trouve l'image typique du dialogue entre savants :

Étudie ce front bombé, ces pommettes saillantes et ce nez délicatement recourbé. Toi, savant qui as fait de l'anthropologie l'étude de toute ta vie, n'y vois‑tu pas tous les signes distinctifs de la race espagnole ? (voir chapitre 10).

Les littérateurs comme les publicistes ont eu tôt fait de s'emparer de quelques bribes terminologiques avec lesquelles bricoler des méditations sur le cours de l'histoire, les conflits entre nations, les supériorités de la civilisation européenne, les vices des autres peuples. Le Récit aryen, cette épopée baroque et grandiose, a de quoi séduire les hommes de lettres portés à l'irrationalisme. La destinée de la « race aryenne » est une des grandes composantes de la soupe syncrétique d'E. Schuré dans Les grands initiés.

N'est‑ce pas un monstrueux malentendu que le christianisme, religion essentiellement aryenne, est depuis des siècles rattaché au judaïsme, religion essentiellement sémite ?21.

Cette « profonde remarque » d'Edmond Picard, littérateur belge en vue, relève du répertoire lettré ordinaire. (Plus tard seulement Picard, devenu « socialiste », poussera sa réflexion et deviendra un doctrinaire du racisme.) Les racistes "professionnels" n'abondent pas. À l'exception de la poignée de spécialistes de l'antisémitisme dont j'ai analysé l'idéologie dans Ce que l'on dit des Juifs en 1889 (lesquels ne puisent guère dans l'anthropologie physique leur doctrine), le racisme comme vision du monde et philosophie de l'histoire, qu'il faut distinguer du « racisme » de sens commun dont nous marquons ici les contours, ne fait que s'esquisser çà et là. Assez souvent, il faut le dire, il s'exprime dans les revues « socialistes » – non pas du côté du mouvement ouvrier guesdistes ou possibilistes, mais dans les publications intellectuelles groupusculaires : la Revue socialiste ouvre ses colonnes à une interminable compilation d'A. Regnard, « Aryens et Sémites ». Regnard, penseur du blanquisme, explique l'histoire moderne en opposant « l'horrible spectre du sémitisme » à la « civilisation de la race aryenne dans son plus pur éclat ». Le socialisme racial a aussi pris place dans les périodiques des « socialistes rationnels », la Philosophie de l'avenir à Paris et la Société nouvelle à Bruxelles où É. Picard prélude à sa carrière de penseur du socialisme belge :

On ne ment pas à sa race. Étant donnée l'essence de celle‑ci, la vie psychique et physique y sera fatalement conforme, à de rares exceptions près ayant la valeur de phénomènes. L'ethnologie a fait trop de progrès pour qu'on puisse encore croire que par l'éducation et les habitudes on peut, se transformant, passer d'une race dans une autre22.

Charles Malato, dans sa Philosophie de l'anarchie met ses espoirs à moyen terme dans le « racisme » (et je crois qu'il crée du coup le néologisme). « Avant d'arriver à l'internationalisme complet, il y aura une étape nécessaire qui sera le racisme. » Le racisme sera un moment intermédiaire, à quoi préludent le pangermanisme, le panslavisme ! Avec un optimisme inconséquent, Malato croit que « c'est la notion de l'humanité qui déjà commence à se former ». Toute sa vision du communisme futur est basée sur des idées de « destinée des races », de tempéraments raciaux. Quant aux antisémites, seul l'un d'entre eux, Kimon dans sa Politique israélite combine à une vision conspiratoire de la conjoncture un jargon raciste déterminé. Il exalte le « grand cadre moral de l'esprit aryen », « les fondements grandioses de la civilisation aryenne, son mouvement vers l'idéal céleste » et leur oppose « le cerveau israélite », dont la structure impulsive, rusée et sommaire est rigoureusement contraire à « l'intelligence et la raison normales telles que le génie aryen les conçoit »23.

Parmi tous les idéologues du « boulangisme de gauche », dont Kimon fait partie, on ne trouve qu'une poignée de précurseurs qui voient ce que la thématique raciale peut apporter au Parti national. L'un deux, le commandant Poujade collabore au Courrier de l'Est. « Le Juif est le prototype du sémite » alors que « le Français indigène » est de race aryenne ; dès lors, « le premier est l'ennemi naturel du second ». L'idée d'une croisade raciale fondée sur la science s'exprime pour la première fois en France dans le journal de Barrès :

La seule politique vraiment féconde est la politique antijuive en tout, pour tout [...] une guerre sans merci, sans répit ni trêve [...]. Nous ne trouverons ni un jour de repos ni une heure de justice que nous n'ayons revomi cette peuplade asiatique24.

Les sauvages, les races inférieures

On dit « les races inférieures », « les peuples retardés », les « sauvages » : ce sont les noirs d'Afrique, les Amérindiens, les Indonésiens, les Polynésiens, – entités indécises à quoi s'ajoutent les « Orientaux » et les Jaunes, peuples décadents. Les esprits profonds parlent volontiers de « peuples enfants » : ils en ont les vices et peut‑être les qualités, « celles mêmes qu'on peut rencontrer chez des enfants »25. Enfants, ils pourront grandir ; d'autres parlent de « races déchues », de « nègres dégradés », dont l'« état d'abrutissement » est irréversible. Il y a une image sous‑jacente : l'espèce humaine est un arbre, avec des branches vigoureuses et des « rameaux dégénérés ». Pour Jousset, dans Évolution et transformisme, le sauvage est un « civilisé déchu ». Les Indous sont des « Aryens dégénérés » qui ne songent qu'à s'entretuer avec un acharnement inouï ; les Australiens et les Papous appartiennent aux « variétés dégénérées de l'espèce humaine »26. Retardés ou dégénérés, les sauvages conservent des traits de nos ancêtres préhistoriques, des pithécanthropes, des singes. Les races sont situées ici sur une échelle du progrès et de la civilisation : au sommet la race blanche, puis les Asiatiques, les Orientaux ; les Nègres d'Afrique, et plus bas, « le Canaque, l'animal humain primitif », proche de « l'homme tertiaire », de l'anthropophithèque27. Le « roi du Sénégal » invité à l'Exposition surprend par ses traits réguliers : « il n'a pas le visage bestial des vrais nègres [...], il n'a rien des stigmates de sa race »28. Le contraste entre les blancs et les races inférieures sert de paradigme didactique dans les traités d'anthropologie ou de médecine. Le Dr Tillier oppose « l'élément psychique » à « l'instinct », le mariage monogame aux mœurs nuptiales des races inférieures, « très semblables à celles des animaux »29. Ce contraste se reproduit « à un moindre degré » chez les civilisés, entre les « individus hautement cultivés » et les classes inférieures. Le prolétaire est homologue au sauvage ; le criminel lui est aussi analogue : les criminels d'habitude « appartiennent aux races inférieures ; ils en ont les caractères, les instincts brutaux et violents »30. L'animalité des races sauvages étant constatée, le débat ne porte que sur le point de savoir s'ils sont susceptibles d'atteindre avec le temps un quelconque degré de civilisation. Dans ce domaine les opinions divergent, mais les optimistes sont ceux‑là seuls qui prétendent que les « lois de l'évolution » ne sont pas inéluctables. Abel Hovelacque démontre dans sa grande monographie sur les Nègres de l'Afrique sus‑équatoriale que les missions chrétiennes ne servent qu'à pervertir les indigènes : ceux‑ci ne sont pas civilisables et ceux qui ont quelque teinture d'occidentalisme deviennent « les plus coquins de tous ». Les États‑Unis ne sont pas près de résoudre le problème nègre : « la Providence avait placé la génération de Cham dans le pays qui leur convenait ». Les noirs antillais ont pu acquérir quelque vernis de civilisation, mais « cette race n'est pas adaptable aux mêmes conditions sociales que l'Aryen, [...] les Nègres restent des arriérés ». Tous ces naturels, Javanais ou Canaques, importés à Paris pour l'Exposition, vont retourner chez eux, de l'avis de la presse, « plus mauvais, plus pourris qu'avant »31. Beaucoup d'anthropologues considèrent comme particulièrement pervers les métis, et nullement améliorés par le métissage :

L'enfant d'une Papoue et d'un Français, si le fait physiologique est possible, serait incapable de comprendre les beaux‑arts, cette quintessence du Paris moderne32.

La lutte pour la vie est régie par la loi du « survival of the fittest ». Les races inférieures, incivilisables, sont vouées à l'extinction. Ce darwinisme sommaire se combine au souvenir du génocide des Tasmaniens et tire autorité de quelques passages de The Descent of Man qui ne laissait aucun doute sur cette « inexorable loi ». Cette destinée des Indiens, des Australiens, des Boschimans apitoie, mais on s'incline devant les nécessités du Progrès : « l'être supérieur, sans intention arrêtée même, fait disparaître l'homme primitif ». Au reste, ces aborigènes d'Australie, faut‑il tant les regretter ? Ils ne forment « qu'une race grossière [...] sans aucune idée morale, sans aucune notion intellectuelle »33. Les Peaux‑Rouges également n'en ont plus pour longtemps, ils « sont condamnés fatalement à disparaître ». « Une loi de l'histoire donne partout l'empire aux races qui sont les plus propres à l'exercer et à celles qui progressent »34. Le darwinisme doxique combine deux évidences : la Loi du Progrès, – version moralisée de la Survie du plus apte –, et l'inexorable infériorité des sauvages. Je ne rencontre sur ce point aucune opinion dissidente.

Les Nègres

Il faut partir d'une évidence : le « nègre » doit faire rire. Il est, même dans les ouvrages savants, un être amusant par la « gaité, l'étourderie, l'imprévoyance, l'enfantillage », par la caricature ridicule qu'il offre des défauts des races supérieures. Principale caractéristique du nègre : la paresse, « une paresse infinie »35, caractère d'une « éternelle enfance ». Abel Hovelacque le démontre : le nègre est « incivilisable » : c'est un enfant qui n'évoluera pas. Militant radical, Hovelacque démontre ainsi l'inutilité des missions catholiques. « Un grand enfant sur lequel il n'y a point d'espérance à fonder », voilà ce que doit conclure « quiconque envisage froidement la question » (pp. cit., 454‑55). La culture européenne n'est pas « appropriée » pour cette race marquée au sceau de l'« immobilité morale ».

Que par leur développement intellectuel et par leur civilisation, les nègres africains soient inférieurs à la masse des populations européennes, personne évidemment n'en peut douter. Personne ne peut douter non plus que sous le rapport anatomique, le noir ne soit moins avancé que le blanc en évolution (p. 458).

La rigueur positiviste d'Hovelacque ne lui permet pas de considérer d'un œil apitoyé ces « populations enfantines ». Les gens d'esprit se laissent, eux, attendrir en souriant :

Très sympathiques, les nègres. Ah ! les heureux : ils ont peu de besoins du corps, pas de besoins d'âme, pas de religion : cet être nous est inférieur et il est plus heureux que nous36.

Le nègre sert en effet à quelque chose : à amuser les enfants et les simples ! Les dépêches sur l'Afrique dans les journaux sont toujours désopilantes. Les « rois nègres » sont d'un comique accompli. On en a invité à l'Exposition. Ils se laissent interviewer en un sabir moliéresque37. Le roi du Sénégal, Dinah Salifou et sa « cour » font se tordre : ils nous copient avec tant de sérieux ! Les « États nègres » sont un sujet de rigolade et le Gil‑Blas,peu au courant des données de l'histoire, appelle « État nègre » la République du Transvaal38. La Caricature de Robida publie une charge comique, « Bienvenue aux nobles étrangers ! » parmi lesquels deux gorilles déguisés en gentlemen39. On ne l'ignore pas, la plupart de ces « nègres » sont cannibales, mais ce penchant est plutôt comique lui aussi. Léopold II vient de créer une décoration, l'Étoile africaine. S'il décore un nègre, « à quoi le décoré attachera‑t‑il son insigne » ? Le rire est un peu facile, mais c'est un rire de bon cœur : ils sont si naïfs, si laids, si enfants. Le moricaud aimé du peuple parisien, c'est Chocolat, le clown du Nouveau Cirque. « Alli‑allo, besef bono ! »40 Un roman comique d'E. La Selve, Le Général Cocoyo, a un succès impayable : c'est la macaronique odyssée d'un Haïtien venu à Paris pour épater les Blancs. Ce sont les journaux pour adolescents, qui démontrent avec le plus de pittoresque didactique l'abrutissement, la sauvagerie, la férocité des « nègres ». Page après page, on nous les dépeint, cruels, fanatiques, anthropophages bien sûr, même les Indiens d'Amérique :

Ils poussent leur passion pour la chair humaine à ce point que la mère n'est pas en sûreté auprès de son enfant, ni l'enfant avec son père41.

Il n'est pas exagéré de dire que l'apprentissage du mépris racial est la visée dominante de la presse pour la jeunesse. À cet égard, le Journal des Voyages mérite la palme ; les scènes de violence sadique perpétrées par des « nègres » barbares et féroces y abondent. Égorgements, massacres, exécutions, rituels sanglants, tout y passe, avec des Blancs courageux, chargés de leur tenir tête et d'apporter un peu d'autorité et de morale à ces peuples infantiles.

Les Jaunes

Le Japon est en pleine réforme « Meiji » et les vieux clans s'agitent. Le lecteur français n'en saura rien, pas plus qu'il ne connaîtra les conflits politiques et les misères de la Chine. On lui livrera un tableau exotique du mariage du futur empereur Kuang‑Siu avec la Princesse Ye‑hoh‑ha‑la et les boulevardiers s'amuseront des traits d'esprit du Général Tcheng‑ki‑tong, ambassadeur et « le plus parisien des Chinois ». Pour le reste, on se contente d'un Chinois typique dont on a tout dit quand on a dit qu'il est – impénétrable, – rusé, – cruel et – décadent. Jules Lemaître résume avec profondeur le sentiment ordinaire :

J'ai beau faire, cette race jaune ne m'inspire aucune bienveillance [...]. C'est bien une autre humanité que nous, si toutefois c'en est une42.

Orientaux

On connaît l'ouvrage magistral d'Edward Saïd, Orientalism ; je ne pourrais qu'en répéter les conclusions. Paris découvre l'Orient en visitant la fameuse « rue du Caire » à l'Exposition, avec ses bayadères (?) et ses danseuses du ventre : « des pensées de harem vous remontent au cerveau »43. Voluptueux, pervers, indolent, dégénéré, fanatique, l'Oriental fascine et écœure. Ils « n'ont pas la même manière de voir, de sentir que les Européens »44. « L'Arabe est dominé par une passion unique et invincible, une insurmontable paresse ». L'Orient est assoupi dans un sommeil morbide qui dure depuis tantôt dix siècles : « Huit cents ans pendant lesquels ce peuple ne fait plus rien sur terre que d'attendre la mort ! »45. De là, le vide, le désert de l'Orient, – rien ! « Pas un poète, pas un orateur, pas un peintre. Pas un théâtre, pas un orchestre. Rien ! La stérilité silencieuse du vide »46. Musique indigente et banale. Probablement derrière tout cela, un « arrêt intellectuel » dû, vers 13 ans, aux sutures définitives du crâne47. Les Arabes, épuisés, efféminés, sont tous pédérastes et ceci explique bien des choses. Un tel néant morbide recèle cependant une sorte de mystère, et les spécialistes de l'Orient se penchent sur ce mystère, mais ils sont réduits à quia :

Pour la nourriture, c'est encore mieux. On ne sait littéralement pas de quoi vivent les Arabes. Interrogez sur ce mystère les plus anciens colons, aucun ne pourra vous donner d'explication48.

L'Islam, religion de soumission aveugle et de paradis sensuel, avec ses sectaires émaciés et béats, est un facteur de résistance de l'Oriental au progrès et à la raison. Peut‑on l'éduquer ? Rien n'est moins sûr : « le musulman n'est point assimilable, [...] rien n'est possible que par la force ». Il faut transformer l'éducation européenne, assure G. Le Bon pour « être utile aux races inférieures ».

Filous, batailleurs, piailleurs, vendant des produits frelatés, mendiant bakchich, tels sont tous les Arabes. En face de la grande famille humaine, notre fière Sem est pitoyable et il nous est désobligeant d'avouer la parenté49.

Les discours sur les races inférieures changent de ton quand on aborde « l'éternel féminin ». Négresses, Javanaises, et autres Canaques, ce sont des femmes et leur bestialité sensuelle n'est pas sans attrait. Au reste, la femme est la même sous tous les climats et les Canaques émulent « nos charmantes cocottes » :

Labillardière a connu deux jeunes personnes néo‑calédoniennes d'environ 18 ans qui s'offraient couramment à de braves marins [...] pour un clou ou tout autre objet de même valeur, mais elles voulaient être payées d'avance comme dans les capitales...50.

Danseuses du ventre de la Rue du Caire et Javanaises importées à l'Exposition procurent à tous les chroniqueurs l'occasion d'épiloguer sur des sensualités exotiques inouïes. L'appétit du boulevardier est stimulé par ces adolescentes « très jeunes, mais déjà profondément perverties », ajoute‑t‑on d'un air gourmand51. Le journaliste n'en finit pas de méditer sur ces petites, « chastes et perverses, enfants faites femmes », « animaux sacrés »52, « simiesques » mais « gazouillants » (?). Tout le monde varie sur : « guenons sensuelles » ou « singesses sacrées », le mépris fasciné de ce qui est étranger se combine ici à l'idéologème qui veut que la sensualité ne puisse être qu'animale, sous‑humaine.

L'exotisme

L'exotisme est un dispositif de narration littéraire qui crée un intérêt paradoxal pour la consommation ostentatoire « pure » de l'étrange et de l'étranger. Un abandon passif à des surprises, des émoustillements, des sensations languissantes ou fascinées. La fin du siècle passé est le grand moment de la littérature exotique. Le récit de voyage est un genre littéraire reconnu dont les échantillons passent le nombre des romans à la même époque. L'objet dont la transcription fait le prix de l'œuvre, c'est le « pittoresque » mais il est de bon ton de joindre aux pages descriptives l'aveu primesautier d'états d'âme, d'alanguissements, de dégoûts, de solitudes du blanc méditatif au milieu des humanités primitives. Quiconque a tenu un carnet de voyage trouve un éditeur. Il pourra peindre pour la millième fois « le Caire, les pyramides, les danseuses, les magies arabes, ou les fééries pharaonesques » et entremêler sa description de platitudes sur le confort des hôtels et de méditations sur les races, les décadences, les couleurs et les odeurs fortes. Le pittoresque vous fait devoir de noter des impressions :

Dehors, dans les rues, tout de suite, une double impression : surprise [...] désappointement [...] Une saleté énorme, quelque chose qui sort de la banalité ; on en est frappé. [...] On observe l'indigène. Pense‑t‑il ? [...] Quel serait l'objet de méditation de l'Arabe, puisqu'il ne parle ni n'agit [...] Voilà l'inertie des Arabes, ils vivent, cela leur suffit53 !

Le voyageur promène son âme méditative, il croque des « types », fournit des anecdotes sur les mœurs, il « découvre » le Maroc, les Grandes Pyramides, l'Asie centrale, le Japon, qu'importe. Il éprouve des « sensations » puis s'avoue bientôt « blasé ». Il déploie un narcissisme du dépaysement et consomme des spectacles colorés, sans épaisseur, sans histoire. Peu de discours est aussi euphorique, tranchant, assertif. A. de Claparède débarque au Japon, après quelques semaines où il a « laissé flotter sa rêverie, bercée par l'ineffable harmonie des mers ». Après ces notations lyriques, voici le Japonais :

Les Japonais rient, du reste, toujours et à tout propos. [...] Il n'y a peut‑être nulle part une absence aussi complète de sentiment religieux que dans ce pays54.

À l'instar de l'Anglais qui débarque à Calais, l'auteur note, tranche, affirme. Il n'y a rien de caché dans la littérature exotique sauf un étonnement diffus : comment peut‑on être japonais ? Le grand maître de la japonaiserie, c'est Pierre Loti et il est parfait ; la mutation du racisme spontané en un objet d'esthétique est le secret d'un succès littéraire énorme : lui seul sait « voir », c'est un sensitif, un délicat :

Tous exténués, blêmes, abrutis, mes compagnons de tramway ; lèvres ballantes ; myopes pour la plupart, portant des lunettes rondes sur leurs petits yeux en trous de vrille percés de travers, et sentant l'huile de camélia rancie, la bête fauve, la race jaune. Et pas une mousmé mignonne ou drôle pour reposer ma vue [...] Comme je regrette, mon Dieu, de m'être fourvoyé dans cette voiture du peuple55 !

Loti a vu Yeddo, et on lui trouve un talent infini à décrire avec l'œil de l'artiste et de l'Occidental :

Des rues et des rues ; des ponts et des ponts, sur une quantité de canaux qui se croisent et se recroisent. Tout cela mesquin, grisâtre, uniforme.

Le talent de ce styliste se réduit à peu de variations cependant. Je relève dans Japoneries d'automne (p. 3‑5) : « un drôle de petit chemin de fer », « de petits griffonnages drôles », « petites rigoles », « petites rues », « petites stations », « drôle à étudier »... Après cet exercice de style sur le thème du Japon miniature, Loti « un peu ahuri » d'avoir vu tant de choses comme en un « kaléidoscope », conclut avec autorité :

C'est bien du vrai Japon (p. 82).

Et :

Quel pays que ce Japon où tout est bizarrerie, contraste ! (p. 40).

Le point d'exclamation est de lui. Loti ne cache pas qu'il s'amuse beaucoup des « mousmés », ces « gentilles guenons japonaises » (p. 22). Une part du roman colonial est vouée aux sensualités exotiques ou plutôt le récit exotique est toujours connoté de sensualité primitive, de libération et d'audace. C'est chez Lemerre, grand éditeur des symbolistes, que Vigné d'Octon publie Chair noire. L'« estrangement » exotique va permettre au romancier de faire un récit limité à la passion sexuelle, celle d'un administrateur colonial « détraqué » pour une négresse. Le sexe est une passion totale et totalement dégradante car la barrière raciale et l'absence du « sens du péché » chez la femme noire empêchent toute communication, toute communion ! À mesure que le héros cherche à oublier dans le coït que cette passion « animale » ne lui apporte aucune des voluptés d'âme auxquelles un blanc cultivé a droit, son sens moral sombre ! Il mourra dans les bras de son ex‑fiancée européenne, froide et distinguée, devenue religieuse. L'auteur, assez satisfait de lui‑même dans sa préface, nous présente ce récit comme une contribution novatrice à la « vérité vers laquelle avec une vigueur nouvelle semblent tendre les efforts du Roman moderne » ! Les scènes de coït sont développées en style travaillé mais avec une précision relative à laquelle ne peuvent prétendre les romanciers qui n'ont pas l'alibi du White Man's Burden : « Ce soir‑là même, il entraîna la négresse docile, se rua sur elle comme la première fois, essayant d'éteindre le feu de ses veines, d'apaiser la fièvre de son corps, avide de l'épuisement profond, de la prostration comateuse, du lourd sommeil sans rêves qui suivaient, lui apportant l'oubli » (p. 180). Si le sexe en Europe rend fou, il vous transforme donc en animal en Afrique. L'audace littéraire novatrice se combine à l'axiomatique raciale, à la thèse de l'imperfectibilité morale de la race noire qu'iconise la promiscuité dégradante avec un être pour qui le sexe n'est que coït et chez qui la « passivité » des femmes n'est qu'abandon d'esclave docile et soumission indifférente au « rut » qu'elle fait naître, à la « bête humaine » qui s'éveille chez l'Européen désaxé.

Philanthropes et progressistes

La bestialité, l'inhumanité burlesque des peuples sauvages, de l'Afrique à l'Océanie, développe ses motifs récurrents, du café‑concert au roman exotique, du magazine pour adolescents aux monographies anthropologiques. Une poignée de styles et d'attitudes ad hoc, diagnostic grave, méditation, franc comique, mépris motivé, viennent varier une topique élémentaire. Partagé entre le dégoût et l'amusement devant ces caricatures d'humanité, le discours social fait preuve d'une sorte d'euphorie collective à fignoler le portrait des races inférieures et de leurs vices. On l'a vu à toutes les lignes : il ne suffit pas de constater ces infériorités et ces défauts, il faut assumer le droit de l'Observateur qui tranche, juge, ne peut dissimuler son écœurement ou consent à l'occasion à sourire in petto de ces imitations simiesques de l'humanité. On dira qu'il n'est pas possible qu'aucune voix discordante ne se fasse entendre. Il est en effet quelques positions doxiques qui forment des variantes notables. Il existe par exemple des philanthropes : tous ces « nègres » sont bien bas, bien dégénérés, bien infantiles, mais c'est la raison pour laquelle « nous » avons un devoir vis‑à‑vis d'eux : les soigner, les éduquer, leur apporter notre civilisation :

Sans doute on ne parviendra jamais à les conduire très haut, mais on les conduira facilement56.

Cet optimisme n'est pas partagé par les savants. Cependant quelques humanitaires s'occupent des « pauvres noirs ». Une campagne anti‑esclavagiste, derrière laquelle les intérêts de l'Église catholique se perçoivent, mobilise les philanthropes. Une revue humanitaire, L'Afrique explorée et civilisée propose la chimère d'un colonialisme désintéressé et éducatif. Un missionnaire, le P. Teilhard de Chardin prétend « se dévouer pour l'Afrique » en rappelant que la traite des Noirs, au cours des siècles, est une dette encourue par l'Europe et qu'il faut réparer57. Occasionnellement, la presse républicaine cède à la réminiscence du cosmopolitisme égalitaire des Lumières. Les États‑Unis ont nommé Frederick Douglass leur ambassadeur à Port‑au‑Prince. Le Petit Marseillais approuve et dénonce de « sots préjugés »58. Le Petit Parisien admire cette nomination d'un ancien esclave : l'« infériorité prétendue des noirs » est due à de pénibles conditions d'existence59. En relevant ces rares témoignages d'une autre doxa, dans la mouvance du progressisme républicain et dans le ton de sa propagande « populaire », on s'interroge. L'omnipotence de l'hégémonie ne tient au fond qu'à son être‑là, à son immanence entropique, aux autorités multiples dont elle se conforte ! Il est toujours possible en certains secteurs d'épouser une autre logique, celle d'une confiance dans le « Progrès » qui a été longtemps la ligne de conduite de quiconque se voulait rationaliste. Ph. de Grandlieu au Figaro a vu, à une séance de l'Académie, « un noir du plus beau type, à la physionomie intelligente et distinguée, élégamment vêtu à l'européenne, le monocle sous l'arcade sourcilière... » Étonnement du chroniqueur mondain : « n'est‑il pas un symptôme des temps nouveaux ? »60.

Au bout du compte, c'est un vieil homme, républicain quarante‑huitard, Victor Schoelcher (1804‑1893) qui seul publie un livre où il est hors de doute que les Noirs sont les semblables et les égaux des Blancs. Dans sa Vie de Toussaint‑Louverture, l'égalité des races est posée en évidence. « Il y a encore des esclaves à affranchir, ce sont les blancs, esclaves du préjugé de couleur. » Le libérateur d'Haïti fut un « homme de génie », un penseur, avec toutes les « vertus de l'héroïsme ». Évidemment Schoelcher est un attardé, il n'a pas la science pour lui, ni l'opinion. On le laisse dire : il est un monument de la Tradition républicaine. Fidèle au rationalisme des Lumières, Schoelcher doit savoir qu'il n'est plus de son temps.

Annexe : les idéologies de l'expansion coloniale

On est en 1889 en plein « partage de l'Afrique », avec les tiraillements entre puissances européennes qu'engendre ce partage. La « fièvre de l'expansion coloniale » a gagné les gouvernements et cependant la propagande colonialiste n'apparaît pas en France comme une conséquence naturelle de l'esprit patriotique. Elle a quelques idéologues attitrés, elle dispose d'un réseau de publications économiques ou militaires, mais en de nombreux secteurs elle rencontre l'indifférence et plus souvent une vive hostilité. Les ennuis de la France au Tonkin remontent à 1883. La campagne tonkinoise a été dénoncée comme folle et criminelle par la gauche républicaine dès avant le désastre de Lang-son qui entraîne le désaveu du promoteur de cette entreprise, Jules Ferry, surnommé désormais par la gauche « le Tonkinois ». C'est au nom du vrai patriotisme que les radicaux, bientôt suivis des boulangistes et accompagnés dans leurs récriminations par les diverses droites, dénoncent l'implantation indochinoise, « ce gouffre » qui « dévore le plus pur de notre sang et de notre fortune »61, prophétisent des défaites imminentes et martèlent le mythe, généralement accepté, du « louche marchandage » entre Ferry et Bismarck : renoncez à l'Alsace‑Lorraine et nous ne dérangerons pas vos conquêtes outre‑mer ! C'est « l'Allemagne qui nous a envoyés au Tonkin », répète L’Intransigeant qui, d'accord avec la presse boulangiste, orchestre une inlassable campagne contre l'engagement français en Extrême‑Orient : « Graves nouvelles du Tonkin », « Un Sedan tonkinois », etc.62. Les « folies coloniales » sont stigmatisées par les boulangistes comme une criminelle entreprise des opportunistes dont le seul but est de distribuer des prébendes aux gros politiciens. La presse radicale n'est pas moins hostile. La Lanterne surtout, qui ne voit dans les entreprises d'outre‑mer qu'une « suite ininterrompue d'échecs », dénonce « Ferry‑Tonkin », « le Tonkin mangeur d'hommes », mais aussi fait de la critique des méthodes coloniales une affaire de vigilance républicaine et prend volontiers le parti des indigènes contre les militaires français : « Actes de sauvagerie » à propos desquels on réclame une enquête63. La petite presse est d'ordinaire un canal de propagande officieuse et cependant, lorsqu'il s'agit de vanter « Nos belles colonies », le Petit Parisien reconnaît que le bilan est triste et que l'opinion populaire est absolument réticente :

Le bon sens populaire est médiocrement sympathique aux entreprises coloniales et s'étonne que la France sacrifie des hommes et de l'argent pour conserver des possessions qui lui sont inutiles64.

Même dans le parti opportuniste, Ferry et les politiciens colonialistes sont sur la défensive. J. Reinach parmi d'autres, dans sa profession de foi électorale, proclame que « rouvrir l'ère des entreprises coloniales serait folie »65. Les économistes et les publications au service du capital sont tout aussi méfiants à l'égard des entreprises coloniales, d'une rentabilité incertaine, confiées à des militaires et des fonctionnaires peu soucieux de rationalité économique.

Ce n'est pas sur des positions de principe cependant que cette hargne méfiante à l'égard de la politique de Ferry s'appuie : presque nulle part la légitimité de la conquête militaire et de la mise en tutelle des populations barbares de cette Afrique et cette Asie qu'il convient d'« ouvrir à la civilisation » n'est mise en question. L'idée même de conquête et d'occupation est en quelque sorte absente des discours : il ne s'agit pas de substituer à une organisation locale l'administration française, il s'agit simplement de prendre possession de « territoires jusqu'ici délaissés »66 : les terres d'Afrique et d'Orient sont res nullius, elles n'appartiennent en droit à personne jusqu'au jour où une puissance européenne se les approprie. Seuls quelques socialistes, quelques anarchistes ont le mauvais esprit de demander « de quel droit ? », d'ironiser sur « les bienfaits de la civilisation » et de réclamer, abstraitement, pour les droits humains des peuples soumis au joug des empires européens. Ou encore, les disciples de la Religion positiviste, défenseurs attardés d'un humanitarisme désuet, viennent affirmer qu'ils ne sauraient accepter que les « entreprises coloniales pacifiques » et mettre en cause le prétendu droit de conquête violente au nom de la civilisation67. L'anticolonialisme ne tient donc pas à des principes, mais àun ordre de priorité : l'expansion outre‑mer, le partage de l'Afrique apparaissent à la gauche patriote comme une diversion qui ferait oublier l'Alsace et la Revanche et, en outre, comme des entreprises risquées et mal conçues dont il ne faut attendre que revers militaires et ruine économique. Il en résulte que la propagande coloniale est le fait d'un « parti colonial » comme l'a nommé Charles Ageron, d'un « lobby » hétérogène mais actif où voisinent des idéologues militaires, cherchant pour l'armée et la marine des occasions de s'aguerrir et de s'illustrer, des promoteurs d'intérêts commerciaux et quelques publicistes, visionnaires bénévoles d'une « Plus grande France ». Ce sont eux qui font des colonies une « grande question nationale » et une affaire de mâle patriotisme. Le plus épique de ces idéologues est le géographe Onésime Reclus, lyrique de l'impérialisme, visionnaire d'un Empire où l'Algérie future, élargie au quart de l'Afrique, sera l'« Atlantide », tandis que la Guyane, englobant une bonne part du Brésil, formera une « France équinoxiale » et que le Canada français, revenu on ne sait trop quand ni comment à la mère‑patrie, constituera la « Laurentide ». Sur cette futurologie géographique Reclus est intarissable : il se fait le chantre et le prophète d'une grande épopée brutale et civilisatrice, brassant en de larges espaces, races et peuples divers :

D'abord la France d'Europe ; puis une France d'Outre‑Méditerranée, dite Algérie ou Atlantide, puis une très grande île, Madagascar ; puis deux petits Brésils aux races entremêlées sur le Niger et le Congo ; enfin, hors de nos colonies [...], tout ce que les Canadiens‑français auront reconquis du nord de l'Amérique septentrionale68.

Les idéologues coloniaux, explorateurs, militaires, ingénieurs, administrateurs n'atteignent pas à cette ampleur visionnaire, mais leurs publications contribuent à la mise en place d'une grande épopée collective où l'idée d'une destinée, d'une vocation coloniale de la France est lyriquement affirmée au milieu de développement sur les possibilités de commerce, d'expansion, de civilisation, en des récits d'exploration plein d'exempta roboratifs d'héroïsme militaire, de descriptions de paysages grandioses, de mœurs étranges et de perspectives épiques. On fait l'histoire de la « pénétration », on narre les progrès accomplis, la reconnaissance des « populations pacifiées », leur pittoresque et leur enfantine barbarie (avec parfois des révoltes et des massacres embarrassants à expliquer). On montre l'œuvre qui reste à accomplir : la conquête du Sahara, sa mise en valeur par l'irrigation, la création d'oasis nouvelles, la construction d'un chemin de fer et la nécessité d'occuper toujours plus loin, jusqu'à la Tripolitaine (qu'il ne faut pas abandonner aux Italiens). On s'efforce de susciter des vocations ; on presse la France, si bien placée pour y triompher, d'occuper toute sa place en Afrique noire, de s'occuper activement à cette « immense tâche » dont le XXe siècle est censé recueillir les fruits : « Voilà l'avenir glorieux réservé à la France »69. Pour le parti colonial, Jules Ferry est un grand homme et le Tonkin une grande pensée :

Ces hommes d'État [...] pourraient accepter comme des titres de gloire ces surnoms de Tunisiens et de Tonkinois que certains leur ont jetés comme des injures70.

Aux arguments rassis des esprits pondérés, – endettement, rentabilité incertaine, conflits perpétuels avec les populations indigènes, gabegie administrative traditionnelle, insuffisance chronique de l'immigration française, orientée du reste vers les Amériques – les « Coloniaux » répondent par une argumentation en forme patriotique, civilisatrice et « virile ». Patriotique d'abord : une « grande nation » ne peut se passer de colonies, élargissement « pacifique » des horizons de la patrie, débouché pour ses produits manufacturés, placement sûr de ses capitaux... La « France mutilée » d'après 1870 doit rechercher des « compensations », mais surtout l'expansion coloniale est une affaire de prestige national. « Le monde va bientôt être complètement partagé [...] Il y a un branle-bas colonial universel dans le monde civilisé » et dans ce « rayonnement européen sur les contrées jusque là abandonnées aux sauvages et aux barbares », la France doit préserver sa place71. Dans le « prochain partage de l'Afrique », il convient qu'elle s'attribue sa large part72. Argument irréprochablement patriotique dont la limpidité fait une pièce nécessaire de l'enseignement civique : l'écolier français est invité à aborder « notre histoire coloniale » avec « un sentiment de fierté légitime »73. « Les colonies sont pour ainsi dire le complément nécessaire d'un État comme la France [...] C'est la Troisième république qui a repris avec le plus d'ardeur cette politique coloniale dont la France pourra tirer de si grands avantages »74. Si les colonies « ont porté au loin le nom et la gloire de la France », l'argument patriotique se sublime encore s'il se peut en s'englobant dans l'argument civilisateur, en occupant les terres d'Asie et d'Afrique, la France remplit cette fameuse « mission civilisatrice » dont on l'a vue pourvue et manifeste en régénérant les sauvages sa « supériorité intellectuelle ». Le pathos est celui de l'abnégation d'un peuple chargé du fardeau de l'homme blanc : « Livrer l'Afrique à une civilisation autre que la civilisation européenne, ce serait la précipiter dans des ténèbres dont nous tentons, au contraire, de la tirer »75. Loin de chercher ses intérêts, la France accomplit un devoir en reconnaissant aux indigènes des diverses parties du monde le « droit aux bienfaits de notre civilisation »76. Mieux encore qu'un devoir moral, l'expansion coloniale réalise peut‑être une « loi naturelle » à laquelle la France se soumet. E. Planchut, hostile cependant à plus d'un aspect de cette expansion, conclut sa réflexion en ces termes :

Son excuse est en ce qu'elle [la France] obéit [...] à cette loi inéluctable, mystérieuse, qui veut que la lumière triomphe des ténèbres, la civilisation de la barbarie77.

Il y a en tout cas une sorte d'heureuse harmonie dans le colonialisme entre les intérêts matériels et les motivations les plus élevées. Après avoir constaté que « le concert des nations dans la prise de possession de l'Afrique présente un caractère sans précédent dans l'histoire », un idéologue colonial y admire le fait que « la pensée civilisatrice a ici marché de pair avec la pensée utilitaire et commerciale » et conclut que tout ce mouvement de prise de possession et d'imposition vigoureuse aux indigènes de la « civilisation » s'opère « en harmonie avec les intérêts supérieurs de l'humanité »78. Il n'est question que « d'ouvrir à la civilisation », d'« apporter le flambeau de la civilisation » là où règnent l'esclavagisme, la barbarie, le fanatisme, de « faire jouir des bienfaits de la civilisation » des populations toujours vagues et plurielles qui seront « un jour » reconnaissantes si elles ne sont conquises d'emblée par de telles perspectives. C'est en quoi « le mouvement africain » fait paraître son « caractère grandiose » et son « immense portée ». La lutte des appétits européens en Afrique se dissout dans les bleus horizons de l'idéalisme, à moins que l'idéologue colonial ne découvre soudain les côtés fâcheux de la colonisation... allemande ou britannique : répression, corruption, déni des traités avec les indigènes, cruautés diverses. La France est indemne de telles pratiques : à Stanley, « partisan de la civilisation à coup de fusil », on opposera la gloire de Savorgnan de Brazza et « la colonisation pacifique » qu'il pratique79.

Redescendant de ces hauteurs sublimes, l'argumentation coloniale rappelle que les colonies sont censées être aussi une bonne affaire : « M. Jules Ferry a pu dire que l'acquisition de bonnes colonies est un placement de père de famille »80. En un style moins brutal, cela s'appelle la « question des débouchés », « les débouchés nouveaux » ; c'est ici que l'argument suscite le plus de scepticisme : bon exutoire pour l'esprit militariste, les colonies jusqu'ici ont servi à soutenir le moral de l'armée, mais commercialement elles représentent d'énormes charges « sans grand espoir de profit »...81.

Deux autres lignes argumentatives complètent le dispositif : les colonies comme pépinières d'âmes viriles et les colonies comme soupape de sûreté et dérivatif au socialisme. La première a un grand avenir : la civilisation métropolitaine amollit, elle effémine, les colonies « tremperont » les caractères de ceux qui voudront y « faire de grandes choses ». Les épopées des « vaillants explorateurs » préfigurent l'image virile que l'on conçoit du colon moderne, ayant appris dans les épreuves l'héroïsme et la force, ayant « des vues agrandies », « un esprit d'initiative », « une trempe du caractère »82. Dans une société déliquescente, l'aventure coloniale est offerte comme un instrument de régénérescence morale qui s'énonce en un mot‑clé : virilité. L'idéologie coloniale construit l'éthopée d'un type nouveau, meneur d'hommes, mâle gaillard. Il est vrai qu'à la même époque une part du roman exotique va s'employer de façon morbide à montrer exactement le contraire : la solitude humaine du colonial, son avachissement, sa dégradation au contact de sensualités débilitantes.

C. Ageron assure que dès 1850, la métaphore‑clé de l'argumentation coloniale a été celle de la « soupape de sûreté à l'ordre social ». Comme si le grand bienfait des colonies était de contre‑battre les peurs bourgeoises. En 1876 encore, Hugo le proclamait candidement : « Changez vos prolétaires en propriétaires » ; c'était la solution déjà rêvée par Eugène Sue qui envoie « le Chourineur » des Mystères de Paris en Algérie. Comment résoudre la question sociale, le paupérisme ? « Favorisons l'émigration, non à l'étranger mais dans nos établissements coloniaux d'Afrique, d'Asie »83, demande‑t‑on. Les Annales économiques mangent le morceau : il y a du pour et du contre dans les entreprises coloniales, mais elles sont, « en purgeant la métropole de ses non‑valeurs [...], peut‑être le seul remède possible contre l'envahissement du socialisme »84.

Notons pour terminer que le parti colonial s'est trouvé un puissant allié (mais de nature à accroître encore la méfiance des radicaux) dans le parti missionnaire. La mission civilisatrice de la France se motive ici en « croisade anti‑esclavagiste » dont le Pierre l'Ermite, catholique et patriote, est le Cardinal Lavigerie. Léopold II, chef de l'État indépendant du Congo, voit le parti qu'on peut tirer de ce noble alibi et convoque à Bruxelles le 18 novembre une philanthropique « Conférence anti‑esclavagiste ». L'impérialisme chrétien exulte :

Ce sera beau de voir une Église de couleur agenouillée au pied de la croix, et redisant avec l'épouse du cantique : Je suis noire mais je suis belle, ô filles de Jérusalem85.

Le parti missionnaire a ses revues ; ainsi, à Genève, L'Afrique explorée et civilisée, périodique de haute tenue, organe du colonialisme humanitaire, qui donne à comprendre que la conquête de l'Afrique est une opération de philanthropes dominés exclusivement par des préoccupations morales et civilisatrices.

Tout ce tam‑tam moralisant ne trompe pas la presse d'extrême-gauche : derrière la conférence anti-esclavagiste, il y a l'avidité des puissances à « s'approprier sous des prétextes humanitaires les territoires africains », « démontrant à coup de fusil les avantages de la civilisation chrétienne », ajoute La Lanterne (qui dans cette phrase, il est vrai, s'en prend à la colonisation allemande)86.

Notes

1  Figaro, 6.7 : p. 1.

2  Économiste français, 2.2 : p. 129.

3  J. des Missions évangéliques, février, p. 78.

4  Bouctot, Hist. socialisme, p. 205.

5  Bouctot, Hist. socialisme, p. 58.

6  Id.

7  Lemaître, Contemporains, V 220‑1 et Deschanel, Figures, p. 81 et sur Renan, Figures, p. 6 ; Renan même, Revue‑magasin, v. 1889, p. 105.

8  A. Hovelacque, in Dict. anthropol., p. 949.

9  Quatrefages, Intro. races humaines, IIe partie et J. d'hygiène, p. 457.

10  Jagnaux, « L'Homme », Revue des Sciences et lettres, p. 97

11  Revue fr. étranger, I, p. 436.

12  L'Avenir de la science (1890), XIV.

13  Les premiers habitants de l'Europe est son dernier ouvrage, publié en 1889 chez Thorin, version entièrement remaniée d'un livre de 1877.

14  In Revue anthropologique, p. 181-183. Il ne publiera qu'en 1899 L'Aryen, son rôle social, « cours professé en 1889 » et que nous citons à ce titre. Sur le caractère autochtone de la race européenne : « Je regarde dès lors l'Aryen [...] comme un descendant modifié et dépigmenté des races fossiles de l'Europe occidentale, de l'homme de Neanderthal par exemple » (p. 187).

15  L'Aryen, p. 398, p. 464 et passim.

16  P. 436. Pour Vacher, il subsiste plus d'Aryens purs en Angleterre (10 000 000) qu'en Allemagne (6 000 000).

17  E. Rod, dans L'Indépendant litt., p. 122. Pour l'« éthologie des races » : Arréat, La morale dans le drame, chap. X.

18  M. Vuillaume, Radical, 20.11.

19  Dégénérescence de la race belge, p. 8.

20  Voir Maingueneau, 1979, V.

21  E. Picard, Art moderne, 6.1 : p. 1. Picard reproche à la civilisation européenne d'avoir été trop « longtemps éprise du dogme de l'égalité humaine, appuyant sa fraternité aveugle sur le mythe de l'unité adamique ».

22  Société nouvelle, février, p. 137.

23  Kimon, Politique, p. 15, p. 31 et p. 9.

24  Courrier de l'Est, 29.12 : p. 2.

25  Année dominicaine, p. 24 et Semaine spéculative, 5.8 : p. 3.

26  Corre, Le crime en pays créole, p.n.ch. et Jousset, Évolution, p. 154.

27  Revel, Testament d'un moderne, p. 245.

28  Illustration, 104 : p. 16.

29  Tillier, Instinct sexuel, p. 223.

30  Garraud, Principes modernes de la pénalité, p. 8.

31  Hovelacque, op. cit., p. 450 ; aux U.S.A. : L'Univers, 15.10 : p. 2 et Corre, Le Crime, pour les Antilles. Sur les indigènes de l'Exposition : Illustré pour tous, 26.5.

32  Revel, Testament, p. 232.

33  Frollo, Petit Parisien, 4.11 : p. 1.

34  Tissot, Peaux-rouges, p. 142 ; idem Petit Parisien, 23.4 : p. 1 ou J. de la jeunesse, p. 1392-1394.

35  O. Reclus, Nos colonies, p. 57.

36  Revel, Testament, p. 245.

37  Bey d'Obock, Figaro, 14.8 : p. 2.

38  Gil‑Blas, 8.6 : p. 3.

39  Caricature, 11.5.

40  La Croix, 4.1 : p. 1.

41  Tissot, Peaux-rouges, p. 26 et p. 31 : « Ces malheureux couchent nus, en plein air, faute de tentes, bien qu'ils aient des peaux ; mais il faudrait les coudre ! »

42  Figaro, 8.7 : p. 1.

43  Matin, 11.5 : p. 1.

44  Belot, Cinq cents femmes, p. 81.

45  Cunisset‑Carnot, Alger, p. 44‑47.

46  E. Picard, Art moderne, 24.3 : p. 89.

47  Revel, Testament, p. 244.

48  Cunisset-Carnot, Alger, p. 59.

49  Lanterne, 9.11 : p. 1 et Le Bon, Revue scientifique, 44 : p. 229. Filous etc. : Revel, Testament, p. 195.

50  Vie parisienne, p. 627.

51  Finance pour rire, 11.8 : p. 3.

52  Revue illustrée, 8 : p. 46-47.

53  Cunisset-Carnot, Alger, p. 22, p. 29, p. 35.

54  Claparède, Au Japon, p. 60 et p. 73.

55  Magazine illustré, n° 1 : p. 8.

56  De Voguê, Remarques sur l'Exposition, p. 187.

57  Teilhard, La Guinée supérieure et ses missions.

58  Pt. Parisien, 26.10 : p. 1.

59  Pt. Parisien, 18.10 : p. 1.

60  Figaro, 3.7 : p. 1 et J. de la jeunesse, 2 : p. 280 sur un instituteur canaque : « c'est un homme instruit, bien élevé, parlant le français le plus correct [...] et on comprend qu'il témoigne de l'humeur quand quelque visiteur facétieux lui demande [...] s'il est vrai qu'il a mangé de la chair humaine ».

61  L'Ordre, 30.10 : p. 1.

62  Intransigeant, 28.10 : p. 1 et p. 10 et 29.10.

63  Lanterne, 4.11 ; 4.9 : p. 2 ; 4.6 : p. 2.

64  Petit Parisien, 19.6 : p. 1.

65  Reinach (Basses‑Alpes), prof. foi.

66  Descamps, Part de la Belgique, p. 5.

67  Revue occidentale, 23 : p. 386.

68  Reclus, Nos colonies, p. 304. Voir Ageron, 1973 et 1978.

69  Sur le Sahara : G. Rolland, La conquête du désert et R. Mercier, La France dans le Sahara et au Soudan.

70  Rambaud, Nouvelles colonies de la République française, p. 68.

71  L'Économiste français, 2.2 : p. 129.

72  Tablettes coloniales, 19.9 : p. 1.

73  Crozals, Nouv. cours d'histoire, p. 279.

74  Manuel général d'enseignement primaire, suppl., 21 : 12.10.

75  Gaulois, 9.10.

76  Journal des Débats, 10.6 : p. 1, à propos de la Tunisie.

77  Planchut : Revue des Deux Mondes, 96 : p. 430.

78  Descamps, Part de la Belgique, p. 5‑6.

79  Almanach de la Paix, p. 73.

80  Rambaud, Nouvelles colonies de la République, p. 67.

81  Viard, Colonisation d'aujourd'hui, p. 14.

82  Descamps, Part de la Belgique, p. 20.

83  Le Siècle cité par L'Univers, 2.8.

84  R. Postel, Annales économiques, p. 448.

85  G. Kurth, Magasin littéraire, I, p. 484.

86  Lanterne, 9.11 : p. 1.

Pour citer ce document

, « Chapitre 14. La civilisation et les races», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-14-la-civilisation-et-les-races