1889. Un état du discours social

Chapitre 16. Le paradigme de la déterritorialisation

Table des matières

Angoisses

Le discours social de 1889 est travaillé par des angoisses, des attentes anxieuses qui se projettent sur une série de contenus thématiques. Un sentiment d'offuscation menaçante de l'avenir s'exprime dans tous les secteurs discursifs. En disant ceci, je ne songe aucunement à faire la « psychologie des profondeurs » d'une génération, petit jeu facile de la traditionnelle histoire des idées. Je cherche à cerner un effet de discours, effet interdiscursif plutôt, lié à des dominantes thématiques d'origines diverses qui s'agglomèrent en une vision du monde. J'en reviens en quelque sorte à la théorie des passions, dans la Rhétorique d'Aristote, chez qui « Phobos » est défini comme cet effet oratoire, qui engendre « un sentiment douloureux diffus causé par la figuration d'un danger imminent qui causerait destruction ou malheur ». Des prédicats « anxiogènes » d'un type déterminé sont omniprésents dans l'inter‑discours et semblent souvent s'appeler l'un l'autre. C'est donc en restant aristotélicien que je vois dans l'angoisse le grand effet pathétique de la vision du monde fin‑de‑siècle. Le discours social marche à l'angoisse. Effet global et aussi effet fixé en des idéologies spécifiques : rien de plus anxiogène par exemple que la doctrine antisémitique. L'œuvre de Drumont est faite tout entière avec des angoisses ; le protofasciste est un grand anxieux qui se raidit contre la dépression menaçante. On sait que l'angoisse engendre des réactions disproportionnées et paralysantes. Cette anxiété devant des processus morbides et déstabilisants qui sont diagnostiqués en tous lieux, se combine à un sentiment de persécution, d'action ubiquitaire d'agents mauvais (« paranoïa », si l'on voulait continuer à étiqueter ces faits de discours comme des faits psychopathologiques) et à une attitude de résistance rigide, d'incompréhension méritoire face au novum pervers, de dénégation têtue – avec les mandats qui en découlent pour le savant, le penseur, l'artiste, le « responsable » social de restabiliser l'ordre naturel des choses, de refétichiser les idéaux en déshérence, ce qui donne aux doxographes le « bénéfice secondaire » de se percevoir comme des esprits sains et rationnels égarés dans un monde détraqué. L'angoisse peut se muer en un éthos du dégoût hautain et du repli ou en volontarisme d'« hygiène sociale » et d'analyse. « Demain ! quelle angoisse il y a dans ces six lettres », s'exclame Jules Claretie. « Demain ! un mot gonflé d'inconnu », lui fait écho le chroniqueur de l'Illustration, tandis que P. Mansuy et bien d'autres font état de « l'inquiétude qui hante les esprits, l'incertitude du lendemain »1. Cette angoisse‑en‑discours peut être conçue comme une forme exaspérée, « hystérisée », du désenchantement, de l'Entzauberung weberien, de la dépression qu'engendre la « modernité » comme perte des stéréotypes magiques et des sécurités d'un cosmos traditionnel2.

Une conjoncture crépusculaire

Le pathos interdiscursif s'attache à une vision de la conjoncture que nous nommerons vision « crépusculaire » du monde. Le cours de la vie sociale s'est infléchi en un délitement fatal, une « déchéance » se propage, une perte d'identité, de stabilité, une « désémantisation » qui forment une sorte de matrice narrative. Ce Kulturpessimismus a un bel avenir idéologique : « Nous autres, Civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » – et avant Valéry, l'Untergang des Abendlandes de Spengler. En 1889, cette vision crépusculaire n'est pas fixée en doctrine, elle est protéiforme et diffuse.

L'angoisse névrotique, écrit Freud, est une angoisse « devant un danger que nous ne connaissons pas », c'est‑à‑dire dont nous croyons saisir les prodromes, mais dont nous n'identifions ni la « nature » ni les finalités. Justement, les processus pervers de « décadence » et de « dégénérescence » dont nous parlerons, n'ont pas de nature propre, fût‑ce une nature maligne ; ils sont thématisés comme perte, déperdition, évidement, dissolution. Ce n'est pas même le « Ceci tuera Cela » de l'archiprêtre Claude Frollo : le « ceci » n'est pas une nouvelle identité qui défie les valeurs anciennes, c'est du non‑sens, de la non‑valeur, du non‑devenir, de l'impensable et de l'inénarrable ; la vision crépusculaire et anxiogène du monde est construite sur un paradigme sémantique de la déterritorialisation.

Des processus asymptotiques

Il est à propos avant de construire ce paradigme, de procéder à une sorte de repérage en vrac des objets d'angoisse présentés sous forme de processus asymptotiques. Ce qui se dit partout, ce à quoi pourrait se ramener la thématique des chroniqueurs, des publicistes, des médecins et des gens de savoir, des littérateurs, des dramaturges, pourrait être condensé en une litanie du ressentiment et de l'inquiétude qui prendrait, dans le désordre d'une écoute « socio‑analytique », la forme suivante : - le lait et les aliments s'adultèrent, - le libre examen conduit au désespoir, - le malthusianisme dégrade la femme et détruit la race, - l'or disparaît devant la monnaie‑papier que l'inflation absorbe, - la dette publique est un tonneau des Danaïdes, - les campagnes se vident et le paysan se déracine, - la vie moderne anéantit la famille, le mariage et favorise la prostitution, - l'émancipation des femmes engendre des détraquées, des hystériques, elle sape les bases sociales, - la syphilis, l'alcoolisme, le morphinisme se répandent, - les criminels‑nés, les dégénérés, les détraqués prolifèrent, - l'instruction produit des aigris et des déclassés, - la barbarie socialiste est aux portes, - l'économie va de krachs en crises, - le pouvoir public s'estompe dans l'anonymat de tripotages incontrôlables, - la littérature disparaît dans le « décadentisme », le vide et la logorrhée, - la grande presse n'est que simulacres et mensonges, - le volapük remplacera un jour le français, - la crémation se substitue à l'enterrement... Pris sous cette forme massive, cette séquence d'énoncés, que l'on pourrait prolonger, paraîtra « délirante » (du genre de délire dont le publiciste antisémite Édouard Drumont semble faire la synthèse). Il faut dire que la division du travail doxique fait que nul n'est obligé d'assumer la séquence entière. Pour prendre des exemples simplistes, un journaliste radical peut disserter sur l'adultération des aliments ou les absurdités de l'émancipation des femmes sans accepter aucunement l'énoncé « réactionnaire » sur la production de déclassés par l'école laïque. Le pédagogue peut se lamenter sur la perte progressive de l'orthographe et de la correction stylistique sans avoir aucune opinion à émettre sur le processus de la dette publique... Je veux poser qu'il y a dans la distribution des discours fin‑de‑siècle, une sorte de récit minimal, un De te fabula narratur obsessionnel qui montre le cours de l'histoire, des histoires sociales, comme s'étant infléchi en un délitement sémantique, une désagrégation perverse et irrémédiable, - irrémédiable au sens que ces processus sont perçus comme dépourvus d'identité et de finalité, en quoi ils se résument dans le lieu commun : « il n'y a pas de raison que ça finisse ».

Ce paradigme décadentiste permet d'absorber et de routiniser la nouveauté : drame de Meyerling, grève ouvrière ou femmes en bicyclette... La doxa doit opérer comme un enzyme chargé de phagocyter le novum en le rendant « parlable », commentable, fût‑ce avec l'anxiété de devoir le déclarer pathologique. Ce qui est « encore » absent, c'est une pensée de la régulation technocratique où le novum serait apprivoisé et contrôlé, et exigerait seulement une propédeutique d'adaptation. La substitution aux aliments naturels d'ersatz chimiques ne peut pas plus être pensée comme une positivité ou comme un processus à finalité « bonne » que la substitution à la langue française du volapük ou la substitution à la vie familiale de ce que Drumont, nommé plus haut, appelle (avec sa forme particulière de perspicacité) une « société prostitutionnelle ».

Paradigme de la déterritorialisation

Si l'on cherche à extrapoler la matrice sémantique des complexes thématiques anxiogènes que nous relevons, on trouve qu'ils actualisent un paradigme formé de deux isotopies dont les termes sont corrélés en oppositions. Le résidu sémantique de ces séries redondantes serait :

la nature vs le dénaturé
le codé vs le décodé
le stable vs le fluide
le nommé vs l'innommable
l'ordonné vs le désordonné
l'identité vs l'anonyme ou l'aliéné
la valeur vs la non‑valeur.

Ces processus sont inscrits dans un temps idéologique :

antérieur vs actuel et futur.3

La matrice discursive ici décrite n'est pas de l'ordre des idéologies et des discours concrets : elle s'extrapole comme condition de leur coïntelligibilité et se sémantise en divers lieux de la manière suivante :

La race vs la dégénérescence
L'homme sain vs les détraqués, les irresponsables, les « mattoïdes »
Le paysan vs le prolétaire (déraciné)
Le monde rural vs la ville
L'artisanat vs le machinisme
L'agriculture vs l'industrie

Ce qui doit apparaître dans ces séries, c'est que la ville moderne « tentaculaire » ne sera pas posée comme un ordre propre, mais comme perte d'enracinement, de même que le « machinisme » industriel n'est pas pourvu d'une positivité mais est privation d'un rapport créatif direct de l'homme au produit de son labeur. De l'enraciné au nomade, une des sémantisations riche de force doxique sera :

Le Français « de souche » vs Le Juif « cosmopolite »
L'Aryen vs Le Sémite

ou encore :

Le Français vs Le naturalisé4

Dans l'ordre de la symbolique économique, toute une séquence idéologique découle de la matrice ; par exemple :

La terre  vs la rente
La fortune terrienne  vs les papiers boursiers5
(Circuit économique foncier) vs (Processus de la plus‑value financière)

Ou de façon plus « expressive » encore :

L'Or vs La monnaie‑papier

On voit apparaître dans ce secteur thématique l'opposition (qui est du même ordre) entre la morale de l'épargne et celle de la consommation. Un des processus pervers qui se formule ici est celui de la stabilité des valeurs et des prix vs les inflations, les « krachs » boursiers ; le Trésor vs la dette publique... et de proche en proche, de l'impôt sur le revenu, – spectre qui hante les esprits libéraux –, jusqu'à l'odieux collectivisme.

Dans l'ordre des symboles politiques, les autorités stables et visibles s'opposent aux anarchies. Aux légitimités « naturelles », le suffrage universel ; à l'ordre, l'irresponsabilité. La sociologie de Le Play découle de ces dyades. Tout ceci se ramène à l'opposition fondamentale :

Civilisation vs Décadence

Les réactionnaires opposent à 1'« instabilité ministérielle » venue avec la République, la continuité monarchique. Le corps visible du Prince contraste avec l'anonymat du « parlementarisme ». Les boulangistes montrent derrière la gabegie parlementaire le pouvoir plus invisible et masqué de la « Haute banque », – cosmopolite il va sans dire. Dans le même ordre, mais avec des intérêts doxiques différents, les idéologues de la classe gouvernante opposent l'Unité morale de la nation, à la « question sociale », aux luttes des classes, volontiers attribuées à l'action occulte de « meneurs ». Aux hiérarchies sociales naturelles, se substitue l'armée grandissante des « déclassés » qui sont souvent des « détraqués ». Le mariage le cède au célibat, au divorce, à l'union libre6. La prostitution triomphante allégorise le « Cash payment as the sole nexus », prédit par Carlyle, précuseur de l'anti‑modernisme.

Au primat des traditions, on regrette de voir se substituer l'« idolâtrie » du moderne, des modes (arbitraires et changeantes), le « culte de la nouveauté », véritable oxymore axiologique, ce que les idéologues vont synthétiser comme 1'« américanisation » de la vieille France.

Ernest Renan, accueillant J. Claretie à l'Académie, centre son discours – qui frappe d'admiration les contemporains – sur la perte au XIXe siècle « d'un ordre établi, d'un cadre national fixe ».

Le lexique est riche pour désigner ce qui est menacé de disparaître, les traditions, les « idéaux », le « spirituel » (qui le cède à un société « matérialiste »), la « poésie » qui s'en va : c'est bien de désenchantement qu'il s'agit. Les choses de l'esprit ne sont pas moins menacées : à la pensée se substituent la « faconde », le « verbalisme », le mensonge de la presse. Pour la doxa bourgeoise, la « littérature décadente » est un grand signe des malheurs du temps. En de nombreux discours, on voit le sens de la durée menacé par l'attrait de l'actualité éphémère. On voit avec inquiétude s'imposer le primat du présent, de l'immédiat, le « culte de la jeunesse ». Les immoralistes pullulent, le « sens moral » se pervertit. Les pédérastes et les saphistes attestent de ces inversions d'identité. Tout le discours misogyne redoute la « fin d'un sexe » (voir chap. 22) ; les émancipées sortent de leur rôle, les « vraies jeunes filles » le cèdent aux « professional beauties » (américanisme qui signale assez la perversité du phénomène). D'innombrables idéologies sectorielles travaillent les oppositions :

Vérité révélée vs Positivisme, agnosticisme, libre examen
Hiérarchies vs égalitarisme

Des cris d'alarme s'élèvent : on veut toucher à l'orthographe ; le volapük ou l'esperanto menacent le « beau français poli par les âges »... Le Journal (l'imprimé qui se jette) déstabilise le livre. Au primat de l'unicité, se substitue ce que W. Benjamin va appeler la Reproduzirbarkeit, que depuis Saint‑Beuve on nomme déjà « littérature industrielle ».

Cette séquence d'isotopies du codé et du décodé ne peut que rester ouverte. Elle absorbe indéfiniment d'autres dyades :

allaitement maternel vs nourrices
génitalité conjugale vs masturbation, onanisme
nourriture saine vs adultération des aliments
correspondance écrite vs téléphone
enterrement vs crémation

(La voici bien la déterritorialisation ultime !)

Le discours social est envahi par des Cassandre qui voient partout s'opérer des désagrégations. Il n'est pas jusqu'au boulevardier Gil‑Blas qui ne se lamente : le « monde de la noce » n'a plus le « bon air » de la Fête impériale. C'est désormais le débraillé, l'encanaillement : « tout cela est fil et coton, tandis qu'il y a vingt ans on le sentait tout soie ! »7.

L'Art culinaire diagnostique à sa façon une perte d'identité : « la cuisine telle qu'on l'a faite à la fin du siècle dernier » avec à chaque mets « le goût qui lui est propre », a disparu : les « grandes sauces » aujourd'hui apportent « le même goût à toutes les préparations »8.

Dans le paradigme, des couples axiologiques servent à marquer les processus : sain vs malade, tempéré vs accéléré... Ou encore des catachrèses :

Vie vs mort, agonie (... d'une race, d'un monde)
Jour vs nuit, crépuscule
[frais] vs pourri

Et évidemment :

Viril vs femelle

Ce paradigme, nous le présentons comme un gabarit général, une sorte de collimateur qui met en parallèles des données hétéronomes (c'est un caractère axiomatique de toute vision du monde). Chaque champ discursif, selon son mandat propre fournit sa part du travail.

Le paradigme de la déterritorialisation est l'inversion de l'idéologie du progrès évolutionniste ; le moule formel de dévolution » est conservé, mais l'évolution est ce qui désagrège l'image des valeurs originelles. Ce paradigme ne se comprend pas comme le retournement du bien en mal ; il s'énonce comme un processus, qui n'a ni fin ni cesse, qui dissout des territoires, des enracinements symboliques, la « nature » des choses. Il s'agit d'un processus dont les idéologues perçoivent certaines étapes comme accomplies et d'autres comme menaçantes, mais en constatant que le délitement de l'une des territorialités semble précipiter l'érosion des autres. C'est le modèle du Zauberlehrling, de l'apprenti-sorcier (dont Marx, ironiquement, avait dans le Manifeste communiste rappelé la pertinence en un « ils ne croient pas si bien dire »), c'est ce modèle qui pourrait servir ici de mythe fondateur : le discours social se voit affronté à des processus qu'une fois déclenchés, rien ne peut arrêter, à un emballement pervers. La « modernité » se devine sous le signe d'un « on n'a encore rien vu ! ». C'est donc faire preuve de « profondeur » en 1889 que de prophétiser l'impensable. Verrons‑nous au XXe siècle « des lupanars d'hommes » ? Oui, admet Félicien Champsaur, « ces temps viendront... »9.

On verra comment toute la littérature romanesque de 1889, en dépit des conventions thématiques propres à telle et telle tradition, produit une figuration expressive d'un certain nombre des idéologèmes recensés ci‑dessus ou cherche, par dénégation, à replier la narration sur des thèmes plus désuets mais plus « rassurants ».

Les « purs » réactionnaires se trouvent, certes, particulièrement à l'aise dans cette vision du monde, eux pour qui « l'anathème aujourd'hui frappe le corps social tout entier »10. Cependant, – d'autres chercheurs l'ont noté, – les idées de décadence sont « mises en avant aussi par des représentants de la gauche, même si celle‑ci reste attachée aux idées de raison et de progrès »11. L'isotopie de la déterritorialisation est inhabitable ; elle ne peut être occupée que par des pervers ostentatoires comme ces « jeunes » littérateurs qui vont répétant : « je suis décadent ! Nous sommes déliquescents ! » pour épater le philistin. Les idéologues sont contraints à des choix : je veux bien du libre examen et de la chute du dogmatisme clérical, mais je ne veux pas de la destruction de la famille, ou des pédérastes, de la dette publique, de l'adultération des aliments ! À quoi l'idéologue pleinement réactionnaire répond par l'argument des inséparables :

La religion est persécutée, la noblesse est anéantie, la magistrature a perdu son indépendance et son caractère, l'armée est vaincue et humiliée. L'industrie meurt, l'agriculture est ruinée. Partout des cris de détresse12.

Le sujet de la vision crépusculaire

Nous parlions plus haut des « bénéfices secondaires » que peut apporter au sujet socio‑discursif l'angoissant spectacle des déstabilisations. Il se voit comme le témoin, sain et rationnel, de la gabegie et communie avec ses destinataires dans un pacte de résistance nécessaire au chaos. Gardiens institués du Sens et des Valeurs qui périclitent, commentateurs du mundus inversus, le journaliste, le savant, l'artiste, le lettré se donnent les avantages d'une dénégation. Devant la « montée des périls », je nie toute responsabilité et je ne cherche surtout pas à comprendre l'incompréhensible. « L'agriculture manque de bras », l'émancipation des femmes sera « la fin d'un sexe », ce sont de puissants lieux communs qui permettent à la doxa de n'avoir pas à se remettre en question. Ce que nous avons nommé anxiété procure une « attitude » énonciative compensatoire qui est celle de la « noble » protestation. Les vieux topoï du Contemptus mundi refont irruption. Les lamentations sur « notre époque pratique où la jeunesse ressemble si peu à la jeunesse des autres temps » s'enracinent aussi dans une topique transhistorique13.

L'historien est frappé par le contraste entre l'obsession de la décadence et les améliorations du niveau de vie. C'est que s'il y a eu des « améliorations » dans le réel, il y a eu aussi décadence réelle des axiologies établies et des opinions « saines ». Les Valeurs et les Principes sont contredits par le cours des choses alors que, dans l'empyrée idéologique, ils semblent irremplaçables. La postmodernité adoptera au contraire une position propédeutique : il faut s'adapter vaille que vaille aux menaces, à la fluidité, au métamorphique... L'attente eschatologique qui parcourt le discours social en 1889 permet une résistance relativement sécurisante aux mutations sociales et rationalise à sa façon les ébranlements réels : défaite de 1870, crise économique de 1885, réorganisation de la vie familiale et communautaire, contradictions de la démocratie, ressentiment face aux mœurs nouvelles.

Reterritorialiser

La vision crépusculaire des choses ne s'arrête pas au constat affligeant ; elle appelle l'action, c'est à dire la réaction (même si les plus pessimistes pensent qu'il est « déjà trop tard »). Au malaise dans la civilisation correspond le tableau des réponses possibles à la crise. Les idéologèmes de la déterritorialisation sont des « idées‑forces » (comme aurait dit le vieux Fouillée), à la fois formes de cognition et germes d'action. Un grand idéal parcourt la classe intellectuelle vers 1889 : créer un front de gens stables et savants pour sauver ce qu'on peut sauver, mandat que très différemment se donnent C. Sécrétan, Bergson, Bourget, Brunetière, Barrès, Drumont, Péladan, Schuré, Renan, Jules Simon... Le paradigme hégémonique est loin d'exclure d'irréductibles antagonismes puisqu'aucun fétiche ne s'impose positivement à quiconque et que tout le monde peut se situer en un point de la déterritorialisation sans en assumer toute la logique redondante. On peut dénoncer la grande presse (le journal qui trouble les cervelles et se jette après usage) ou chanter l'éloge de la presse moderne, mais tonner contre la naissance d'une presse « télégraphique » ou illustrée, etc. On voit alors chacun enfourcher son dada : il y a ceux qui veulent rendre des bras à l'agriculture, ceux qui luttent contre l'immoralité et la pornographie, les protectionnistes, ceux qui défendent le grec et le latin, ceux qui veulent d'un État fort et stable, ceux qui s'inquiètent des rastaquouères et des naturalisés, ceux qui défendent le drapeau, ceux qui dénoncent la Conspiration juive, ceux qui s'indignent du volapük, ceux qu'afflige la jeune fille moderne, ceux qui avertissent que le malthusianisme tue la race, ceux qui veulent résoudre la question sociale en transformant les ouvriers en petits propriétaires, ceux qui (ayant renoncé au dogme catholique) voudraient bien recréer une « religion rationaliste », un Apostolat moderne compatible avec la science, ceux qui avouent que « tout craque » mais que l'Armée française demeure « au‑dessus de nos divisions », ceux qui prônent l'éducation physique et les sports pour régénérer la race (Coubertin), ceux qui se chargent d'une hygiène sociale, ceux qui veulent sauver la Civilisation par le retour à la croyance (Secrétan). Les idéologues de l'anti‑moderne pullulent dans les lettres : Charles Morice, Loti, de Voguë, Péladan... Une position intéressante à occuper consiste à se déclarer raisonnablement progressiste tout en déplorant par ailleurs la perte des croyances spiritualistes, les excès des féministes, les revendications extravagantes des socialistes, les déséquilibres budgétaires, la brutalité « américaine » des mœurs, le développement d'une presse à sensation, les corruptions des partis politiques... Ici s'explique la position de prestige de ces oracles du progressisme réactionnaire que sont alors Jules Simon, Ernest Renan, Paul Bourget et d'autres de moindre habileté. Il y a des versions philosophiques (Secrétan), économiques (Claudio Jannet), sociologiques (l'école de Le Play) des stratégies de reterritorialisation. Le discours médical doit l'extension de son champ d'intervention à sa prétention d'offrir des thérapeutiques à la dislocation sociale, aux fuites dans la drogue et dans l'alcool, aux dégénérescences, à l'hystérie (maladie‑clé, mal allégorique : perte d'identité, dérive du moi) aux détraqués et aux « irresponsables ». Les sciences naturelles et sociales cherchent à réenraciner sur une base biologique, la race, le sens moral, l'instinct d'ordre, la famille, les fonctions naturelles des deux sexes, les élites naturelles...

Il faut situer ici les tentatives multiples de proposer à la vénération des élites un fétiche moderne, une « religion de l'avenir », compatible avec les connaissances positives, pourvue d'une morale ad hoc composée d'impératifs universels. De l'« Apostolat positiviste » au néo‑mysticisme esthète de Schuré, des adeptes de la « Religion laïque universelle » à la religion de l'ordre social prônée par les colinsistes ou socialistes‑rationnels, nombreux sont les zélateurs d'une nouvelle et nécessaire métaphysique face à la montée de l'« utilitarisme » et du « matérialisme » désolants. Bien des libres‑penseurs n'ont rejeté les dogmes que pour confesser une « religion de la Science » faite de néo‑kantisme, de progressisme flou et d'aspiration à une savantocratie.

La religiosité, caduque, est également absorbée dans le champ littéraire ; la littérature de 1889 fait volontiers dans le mysticisme, l'ésotérisme ; l'artiste se rapproche des grands Initiés (Schuré). L'art est proposé comme un ultime objet sacré, antidote à la crise, à la dégradation universelle. On assiste à des bricolages hâtifs transformant en légitimités esthétiques, le repli narcissique, l'hermétisme, l'artistocratisme, le sacre de la forme et l'horreur de l'actualité triviale (voir chap. 35).

Un monde nouveau

Dans l'atmosphère de déréliction d'une doxa occupée à dresser la liste des dégénérescences et des tares sociales, seul le discours militant socialiste offre un dépassement historisophique net, énoncé en forme de rétorsion : oui, votre monde court à vau‑l'eau, les intersignes de l'agonie sociale se multiplient, mais de cette « fin d'un monde » naîtra un Monde nouveau. Nous assistons au « formidable corps à corps de l'esprit nouveau contre le vieux monde », écrit une féministe socialisante14.

Cet idéologème peut passer par les catachrèses mentionnées plus haut : dans une civilisation « pourrie, gangrenée », le peuple seul est encore sain. Thématique messianique, paraclétiste des « temps nouveaux », de la nouvelle aurore, de la renaissance, qui n'est pas sans séduire des idéologues bourgeois comme Edouard Drumont (« ... autour du lit de pourpre et de fumier où se meurt cette société en décomposition, le Peuple attend ») ou Victor Joze : « le peuple seul est encore sain. Aussi, il sera le maître de demain »15.

Seuls font écho à cette vision du Peuple recevant le triste héritage d'une civilisation corrompue et condamnée (vision qui a un bel avenir aussi dans les fascismes du XXe siècle) quelques mystiques eschatologiques isolés :

Il faut à l'humanité des formes nouvelles ; et lorsque le cataclysme, qui s'avance à grands pas, aura jeté par terre l'édifice du vieux monde, ce qui seul pourra prévaloir pour favoriser la loi immuable du progrès, ce sont les principes constitutifs du Règne de Dieu »16.

Les chapitres suivants exploreront systématiquement les grappes d'idéologèmes qui explicitent et développent l'axiome de la déterritorialisation. Aux idéologies du progrès, dont la dynamique avait marqué le début du siècle, se sont donc substituées des idéologies de la désintégration menaçante, des argumentations de l'abus ; ce que le discours journalistique, par exemple, voit indéfiniment « progresser » ce sont les déclassés, les femmes émancipées, la prostitution, la syphilis, le déficit budgétaire, la littérature de l'inintelligible, l'adultère, les revendications sociales !... C'est essentiel, pour l'histoire moderne, cet effondrement idéologique de la classe dominante, de Rousseau, Voltaire et Diderot à Vacher de Lapouges, Le Bon, Drumont. La vision crépusculaire du monde semble réaliser une tendance fondamentale du mode de production idéologique capitaliste. L'économie de marché, le développement industriel et technique qu'elle favorise ne cessent de déstabiliser les mœurs, les manières de vivre et de « décoder » les ordres symboliques. Le travail idéologique revient alors à colmater les brèches, à restabiliser autant que faire se peut ce que la dynamique « perverse » du capitalisme ne cesse de rendre fluide, problématique, instable. La vision du monde crépusculaire avec son pathos anxiogène, son ressentiment, ses mandats de reterritorialisation tient lieu d'une idéologie « bourgeoise » (qu'on ne trouve guère esquissée que dans le saint‑simonisme) qui aurait aimé et glorifié l'Effet‑Capital jusque dans ses conséquences. L'hégémonie thématique qui domine en 1889 prétend aimer de tout son cœur ce que la « société moderne » vient fatalement désagréger, dégrader, déconstruire. Amatrice de progrès, mais atterrée par les décadences et les morbidités, nostalgique des axiologies pré‑capitalistes, la vision du monde fin‑de‑siècle se présente comme une vaste dénégation qui cherche à réinstituer dans la « superstructure » ce que le capitalisme a pour vocation de dissoudre. Rien de plus contraire, si on y songe, aux idéologies aristocratiques : elles avaient aimé positivement l'ordre ancien et méprisé à bon droit la montée du mercantilisme et de l'esprit bourgeois. La classe bourgeoise, à la fin du XIXe siècle, a produit au contraire ses discours comme une dénégation crispée de l'Effet‑Capital. Dans une société « aliénante », déstabilisante, cette hégémonie s'adresse en effet à toutes les classes en offrant de restituer dans le symbolique des valeurs, des stabilités, des moyens d'identité contre la fluidité même que le désordre capitaliste, industriel, « moderne » ne cesse d'engendrer17.

Notes

1  Claretie préf. à Danrit, Guerre de Demain, p. 4 ; Rastignac, Illustration, 6.7 : p. 2 ; Mansuy, Misère en France, p. 28.

2  Une histoire de l'angoisse est à écrire. Hors du discours canonique, subsistent encore les vieilles angoisses campagnardes, – crainte des romanichels, des rebouteux, des chemineaux, des jeteurs de sort. L'angoisse syphiliphobique, dans une période de diffusion épidémique de la terrible maladie, est probablement à la source d'une série de métamorphismes doxiques.

3  Le point de départ de cette réflexion et l’idée même de déterritorialisation sont à trouver dans l’ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari, l’Anti-Œdipe (1972). Le lecteur verra ce que j’ai transposé en réduisant ici à l’ordre des discours comme représentation de « l’impensable », l’idée de déterritorialisation.

4  Voir Drumont, Fin d’un monde, chapitre XXX.

5  Tout le début de l'ouvrage de Castellane, La Politique conservatrice est construit par exemple sur cette opposition.

6  Voir par exemple Drumont, Fin, p. 112 : le concubinage est l'œuvre du Juif Naquet.

7  Éditorial, Gil‑Blas, 1.6 : p. 1.

8  Art culinaire, vol. I : p. 1.

9  Champsaur, Dinah Samuel, XXIV.

10  Daymonaz, le Décalogue, p. 51.

11  Jean el-Gammal, in Romantisme, 43 : p. 23. Voir Tort, 1983, p. 42 : « À l'intérieur d'une logique dominante, l'ouverture à une autre logique résulte du travail de la contradiction qui s'installe entre certains de ses énoncés du fait d'une incompatibilité survenue entre les conditions de sa cohérence interne et celles de son adéquation à une nouvelle situation historique. »

12  La Croix, 5.5 : p. 1.

13  Ginisty, Année littéraire, p. 161.

14  Marcil, Les Femmes qui pensent.

15  Petites démascarades, p. 33.

16  On ne peut songer à seulement esquisser ici l'avenir au XXe siècle de la vision crépusculaire et décadentiste du monde. L'entre-deux-guerres la montre en pleine productivité. « La France est en train de mourir », clame Drieu la Rochelle : « je crois à la décadence de l'Europe, de l'Asie et de l'Amérique, de la planète. » « Saura-t-on regarder avec courage le monde moderne en train de se décomposer ? » demande Emmanuel Berl. Les idéologues de l'humanisme, de Duhamel à Cesbron, continuent à nourrir le paradigme de la déterritorialisation :
Théâtre vs Cinéma
Vins de France vs Coca-cola
Montaigne, Corneille vs Reader's Digest
La thématique anxiogène continue de nos jours, quoique dans un tout autre paysage idéologique, à produire du discours :
« Les manifestations d'étudiants ? Elles n'ont pas pris à Rome, loin de là, la même ampleur qu'à Paris. Mais l'inquiétude qui les a suscitées est la même, sur fond de course aux armements, de terrorisme, de Tchernobyl, de SIDA, de percée de la couche d'ozone et de misère du tiers-monde. Les jeunes trouveront-ils du travail ? Et, dans l'affirmative, quel travail trouveront-ils ? L'univers glacé de la compétition commerciale, de la robotique et du marketing peut-il suffire à remplir une vie ? » (A. Fontaine, Le Monde, 19.12. 1986).

17  Id.

Pour citer ce document

, « Chapitre 16. Le paradigme de la déterritorialisation», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-16-le-paradigme-de-la-deterritorialisation