Chapitre 21. Le péril social
Table des matières
La « question sociale » forme un sociogramme complexe où se confrontent une grande variété de diagnostics et de solutions, ensemble polémique qui semble pourtant construit pour éviter que ne se laissent formuler et débattre certains diagnostics et certaines solutions – ceux‑là même que le discours social attribue aux « collectivistes » et dont la dangereuse absurdité fait qu'ils font partie intégrante de la « question », du « péril social » et non, certes, de ses « solutions » réalistes et rationnelles. Ce débat sur la question sociale, polarisé entre divers camps, conservateurs et progressistes, partisans de l'État et libéraux, réformistes modérés et radicaux, inégalitaristes et démocrates, s'organise, dans les secteurs autorisés de la doxa « bourgeoise », de telle manière que les antagonistes aient au moins en partage une dénégation axiomatique de ce qu'il ne faut pas envisager, quelques présupposés communs (parce qu'« allant de soi ») et une position pragmatique qui relève aussi de l'évidence : le droit acquis au savant, au lettré, aux « classes éclairées » de formuler la question, dans les termes qui (lui) conviennent, et dès lors le mandat de la résoudre selon ces termes. Lors même que l'on affirme que les « vrais ouvriers », hors de l'empire des « meneurs », ont « trop de bon sens » pour ne pas vouloir les solutions pacificatrices qu'on énonce à leur avantage, on implique qu'ils ne doivent former qu'un chœur antique à l'arrière‑plan de la scène où les protagonistes – sociologues, moralistes, médecins, économistes, publicistes – s'évertuent en leur nom à nommer le mal et à fournir le remède. De sorte que le débat sur ce que Charles Secrétan reconnaît, intrépidement, comme « le péril social », se déroule entre des esprits qui partagent de mêmes inquiétudes, un mandat commun, et le souci de préserver quelques valeurs intangibles, si divers que soient leurs diagnostics et leurs attitudes. La manière de poser les éléments du problème, d'en rechercher les causes, de tirer de cette analyse causale des solutions adéquates (et de faire en sorte que ces solutions éliminent le problème concomitant de la « montée du socialisme »), varie du tout au tout, des disciples de Le Play, pour qui tout le mal vient de mil sept cent quatre vingt‑neuf et de la « négation du principe d'autorité », aux idéologues républicains pour qui les « progrès de la démocratie » sont la solution, qui reste à approfondir, et non l'une des causes des antagonismes sociaux ! Il y a accord cependant sur la démarche à suivre dont on voit qu'elle est celle du diagnostic : symptomatologie, étiologie, hygiène et médication. Les entreparleurs ont au moins cette démarche diagnostique et thérapeutique en commun, même s'ils l'ignorent. Ils ont aussi en commun le mandat de maintenir un ordre social fondé sur d'impérissables valeurs contre la menace d'une barbarie, – même si, ici encore, « l'ordre républicain » n'est pour les sociologues leplayistes, que le désordre originel dont la chienlit socialiste est la conséquence. Autrement dit, du traditionalisme dogmatique aux universitaires de gauche que l'on désigne parfois comme « socialistes de la chaire », tout le monde est d'accord pour préserver un ordre, éviter une révolution qui serait la « fin de la civilisation » (Secrétan), mais incapable de s'entendre sur le point où il convient de faire machine arrière et sur les responsabilités des classes dirigeantes. Ici aussi, l'accord est cependant général : les classes laborieuses ont des « vices » endémiques qui aggravent leurs problèmes, mais tous les secteurs idéologiques avouent que la société tout entière est à blâmer, que les classes supérieures ont manqué soit d'autorité, soit de générosité, de sollicitude, de sens des responsabilités. Les thérapeutiques proposées doivent soigner le patient, mais aussi empêcher que les conditions du mal ne se renouvellent : le péril met les médecins sociaux face à leurs insuffisances passées et à des fautes que chacun renvoie à l'adversaire. Les républicains, les laïcs, les savants libres‑penseurs voient dans l'obscurantisme des autorités traditionnelles l'une des causes du mal ; les traditionalistes, les « modérés » et les économistes orthodoxes voient au contraire un grand problème dans les inconséquences démagogiques de la classe au pouvoir, dans les législations récentes destructrices de l'ordre, des traditions, du « principe sacré » de la propriété, des libertés d'entreprise – après quoi comment s'étonner que les classes laborieuses « s'agitent » et que des meneurs leur suggèrent de folles et criminelles espérances ? Le sociogramme est donc travaillé par des affrontements bien vifs où les factions diverses des classes dominantes règlent leurs comptes.
Un dernier nœud de difficultés et de contradictions s'offre au moment de proposer des solutions. On redoute un peu partout non que le remède soit inefficace, mais que peut‑être il sera pire que le mal ou du moins égal à ce mal. Que pour éviter le socialisme, on n'en vienne à créer par des législations une sorte de « socialisme d'État » qui portera atteinte, ni plus ni moins que l'autre, à l'ordre, « aux libertés » (toujours plurielles) et à la propriété. On verra que le dilemme est ressenti ici comme particulièrement complexe et alarmant. Hormis les libéraux de pure doctrine qui n'attendent le salut que de la libre entreprise et d'initiatives individuelles charitables, les débatteurs admettent la nécessité, l'urgence de réformes qui, à un degré ou à un autre, passeront par l'État, par de la législation. Dans ce débat, une angoisse collective point : ces réformes n'entraînent‑elles pas trop loin, ne porteront‑elles pas bientôt atteintes aux valeurs mêmes qu'on entend préserver et l'ouvrier, pour qui on est prêt à consentir de grands sacrifices, sera‑t‑il réellement guéri de son mal, n'en voudra‑t‑il pas toujours plus ? Pris entre un diagnostic d'urgence et le risque de perdre le contrôle de la machine, les discours établis s'épuisent en nuances réformistes byzantines alors que les hordes collectivistes et anarchistes campent aux portes de la ville. Puisque l'image médicale est la métaphore dominante de ce débat, disons que les proposeurs de solution s'affrontent comme des médecins de Molière : « si vous ne saignez pas le patient, je ne réponds de rien. – Si vous le saignez, c'est un homme mort dans la journée ! » De telles querelles ne sont guère roboratives.
Les sociologues de 1889 pensent selon le modèle organiciste : quand il est question du « corps social », de « morphologie », de « physiologie sociale », ces termes sont à prendre littéralement ; le mal social n'est pas le seul mal des classes laborieuses : quand un organe est atteint et plein de « toxines », tout l'organisme est menacé. La métaphore de la société‑organisme trouve son origine chez Spencer : le paradigme en est lié à ce qu'il nomme la « loi d'évolution », principe scientificisé de l'idéologie des progrès solidaires. Mais cette image organiciste sert aussi à éliminer certaines « solutions » : les socialistes voudraient amputer le patient alors que les idéologues bourgeois ont souci de l'intégrité et du bon rétablissement du « corps social » tout entier. La « question sociale » ne se limite donc pas à la « question ouvrière » : se pencher sur les problèmes et les dangers dans les classes laborieuses exige de s'élever au‑dessus du point de vue, plein de ressentiment, que l'on prête aux « meneurs » ouvriers. Ceux‑ci ne parviennent pas à la hauteur nécessaire pour prendre une vue synoptique de tous les paramètres de bon fonctionnement de « l'organisme ». Dans le meilleur des cas, l'ouvrier ne voit que les revendications ouvrières et par cela même – fût‑il « raisonnable » – il ne saurait atteindre cette vue d'ensemble qui est celle du penseur établi au sommet du système. Les classes supérieures représentent la tête, le « cerveau social » (l'expression se rencontre chez des sociologues) : ce cerveau a pour fonction de diriger les membres et il reçoit les signaux d'une morbidité menaçante. Le paradigme organiciste forme donc un cadre excellent pour qui veut faire comprendre l'absurdité d'une révolution venue des profondeurs sociales, d'une altération radicale des fonctions vitales et des « lois » qui maintiennent en état l'« organisme collectif ».
Les classes laborieuses
« Classes laborieuses », c'est une synecdoque euphémique. Les classes laborieuses dont on redoute l'agitation, ce ne sont évidemment pas les paysans, ni encore le vaste secteur de la domesticité ou les employés et boutiquiers (qu'on commence à dénommer « classes moyennes » et où on voit un grand facteur de stabilité). Non, les « classes laborieuses », le « peuple », ce dont il est question quand on évoque « le péril social », c'est la classe ouvrière industrielle urbaine. Face à elle, il y a les dominants qui consentent encore à se laisser appeler la « bourgeoisie », mais aussi l'« élite » (vs « le peuple »), les « classes éclairées », les « classes dirigeantes » (terminologie de Le Play), les « classes conservatrices » (selon la Nouvelle Revue),les « classes aisées »... (Les socialistes disent les bourgeois, les gros, les riches, les « possédants »). Le « peuple » pour les républicains c'est toujours le tiers état : ce qui n'est pas du clergé, ni de l'aristocratie (fût‑ce « l'aristocratie de l'argent »). La propagande républicaine refuse de concevoir un quart état qui diviserait le « peuple souverain ». Quant aux scientifiques, ils disent les choses telles qu'elles sont : il y a les « classes inférieures de la société » – dont l'infériorité congénitale, atavique, s'explique par les « lois de l'évolution ». Cette diversité des points de vue, déterminée par la logique des champs discursifs, est excellente : il faut nommer les différences de classe, mais ne pas chercher à clarifier trop les données. Le savant observe et tranche, le littérateur jouit du pittoresque savoureux des « gens du peuple ». Les hommes de science ont inscrit le prolétaire du côté du sauvage et de l'enfant comme manifestations d'« atavisme moral » : « car rien de plus analogue moralement que les sauvages encore existants [...] nos criminels civilisés [...], les enfants, reproduction passagère du passé moral de nos races [...] et les gens du peuple, retardataires de la civilisation »1. Les prolétaires représentent les « fonctions inférieures » de l'organisme social. Ils servent à illustrer la variété des « appétits génitaux », qui vont de la bestialité au raffinement2. Décrire la « puberté chez les jeunes filles », c'est analyser d'abord les états d'âme des petites bourgeoises puis noter le contraste de cette évolution normale avec ce qui se passe dans le peuple :
Les fillettes de la campagne et de la classe ouvrière savent presque toujours à quoi s'en tenir et esquivent volontiers cette période de vague et d'indécision qui trouble tant certaines natures3.
Le lettré qui raisonne selon le principe que les goûts et les penchants révèlent l'« âme », le potentiel artistique congénital, entre inopinément en contact avec le roman « populaire », avec les inepties du café‑concert et sa consternation se reporte sur le peuple qui aime ces choses :
[Des romans de Zaccone et de F. du Boisgobey :]
Il paraît que des inventions de ce genre écrites dans un style quelconque, ont une clientèle considérable de lecteurs4.
Le public populaire aime le café‑concert, donc le caf'conc' objective la nature et les limites de son goût rudimentaire et barbare :
Toute l'émotion esthétique dont il est capable, une romance amoureuse ou patriotique la lui procure aussi pleinement qu'une tragédie de Racine5.
Ce n'est pas le lieu ici de relever les bourdes, pataquès, erreurs de jugement, goûts barbares, bonheurs frustres et idiots, manques de la « plus élémentaire hygiène », brutalités, sordidités, promiscuités, cruautés par quoi le prolétaire se révèle au littérateur (Zola n'a fait que gonfler d'hyperboles épiques cette expérience de classe) et au journaliste. Cependant, le bourgeois parfois agacé, parfois écœuré par les mœurs des classes inférieures, se laisse aussi attendrir par le « bon » peuple. Au Salon annuel, beaucoup de « peintures de genre » illustrent la « noblesse naturelle » des âmes simples, la sorte de beauté des laborieux, la belle résignation des humbles, les gavroches courageux et attendrissants. Ces thèmes sont peut‑être déjà un peu passés, mais le lettré, ambivalent, prompt à diagnostiquer les vices des basses classes, peut encore avoir des élans vers ce « peuple » qui n'est au fond qu'« un grand enfant sans fiel, facile à émouvoir, facile à attendrir, prompt au respect et à l'amour » (Jules Lemaître)6.
Les plaies sociales
Le développement de la grande presse ne cesse de mettre sous les yeux du lecteur ces « drames de la misère » et ces faits‑divers, – prostitutions de mineures, suicides, morts d'inanition, infanticides, crimes « crapuleux », grèves, accidents de travail, « drames » de l'alcoolisme – qui, en vrac, convainquent les plus indifférents que les « classes laborieuses » posent un problème. Le viveur, le boulevardier peuvent se dire que « tout cela durera bien aussi longtemps que nous », les spécialistes de la réflexion et de l'analyse sociales se reconnaissent un mandat et tombent d'accord sur l'urgence et la gravité de la situation.
On se penche donc sur les « plaies sociales » en posant cependant qu'elles révèlent surtout des « vices » et des mauvais penchants. Comme le dit un chroniqueur du Gaulois : « à Paris, il est difficile de distinguer la misère du vice et le vice du crime »7.
La question des salaires, le chômage, les accidents du travail n'occupent que quelques économistes et philanthropes. La première des « plaies sociales » c'est l'alcoolisme. Les « ravages de l'alcoolisme » font dégénérer la classe ouvrière. Ils influent sur le taux de mortalité, sur la santé publique, sur la criminalité. C'est un « fléau toujours croissant », nocif pour l'individu « dont il diminue la moralité, l'intelligence, la santé, la puissance procréatrice et la longévité », pour la famille « dans laquelle il provoque la discorde, la misère », pour l'espèce enfin, dénonce le Dr Gallavardin8. « Une des causes principales de la misère ouvrière », l'alcoolisme qui est le fait des seules classes laborieuses à ce qu'il semble, prouve qu'elles contribuent volontairement à leur propre malheur9. Les salaires seraient insuffisants ? Non : « les deux tiers des salaires ouvriers passent annuellement aux mains des débitants de boisson »10. Quelles sont les causes de l'alcoolisme ? La Révolution de 1789 pour les uns, un complot juif pour les autres, pour d'autres encore une conspiration des francs‑maçons qui « travaillent à la démoralisation des masses »11. L'alcoolisme ne fait que progresser. Il y a 26 000 débits de boisson à Paris :
Ce vice hideux, cette plaie qui s'attache comme une lèpre aux populations ouvrières de l'Europe et du monde entier [...] suit la plus terrible des marches ascendantes12.
La prostitution est liée à la question sociale par une « connexité intime ». La moralité ouvrière baisse et c'est cet immoralisme qui pousse tant de femmes du peuple à se prostituer13. Plus généralement, la criminalité des ouvriers ne fait que croître, le goût des plaisirs, l'envie des « choses d'en haut » par les « gens d'en bas », la perte du sens du respect peuvent l'expliquer :
À quinze ans, il n'y a plus d'enfants, plus d'autorité et plus de respect. [...] L'amour des ouvriers parisiens pour le plaisir, le goût du vin qui grandit toujours, la nécessité économique du travail pour l'enfant qui s'émancipe par l'atelier, tout cela combiné détruit la discipline. [...] Le concubinage, très fréquent dans les ménages pauvres, enlève au père ou à la mère son autorité14.
La question sociale
« Il n'y a pas de question sociale », avait dit Gambetta dix ans plus tôt. Il nuançait finement : « il y a des questions sociales... » Ce pluriel pouvait rassurer et les discours officiels y ont encore recours :
Le gouvernement de la République porte un trop vif intérêt à toutes les questions sociales pour ne pas accueillir (etc.)15.
Cette esquive ne marche cependant plus : on reconnaît qu'il y a une question sociale, et menaçante. C'est « un mot nouveau qui répond à une situation nouvelle et à un état d'esprit inconnu à la génération précédente ». « Il existe un péril social ». Il n'y a au fond pas d'autre question, « la mission essentielle de la politique consiste de nos jours à en faciliter la solution »16. 1848 avait connu le « paupérisme », mais ce mot a quasiment disparu. La question sociale est une idée nouvelle en Europe. Elle oblige à concéder qu'il existe un antagonisme entre le capital et le travail, ou par euphémisme « des antipathies qui séparent malheureusement ces deux classes de producteurs »17. Charles Secrétan, sociologue protestant, est assez intrépide pour dire les choses telles qu'il les voit (et il se rapproche dangereusement des énoncés qu'on reproche à la propagande socialiste) :
L'antagonisme est complet entre la classe qui tire exclusivement sa nourriture du travail manuel fait pour le compte d'autrui et la classe qui tire de ce travail les moyens d'une existence large et facile18.
Secrétan tout en souhaitant de larges réformes montre dans la suite de son ouvrage qu'il faut songer surtout à sauver la « civilisation » et qu'on ne doit pas, à cet égard, alimenter la « haine des classes ». Il faut aller vers la « pacification sociale ». Qui ne veut trouver ici de solution ? On regrette seulement que la question sociale, qui est si réelle, soit « agitée trop souvent par des utopistes et des ambitieux ». Les réformes se feront, mais il ne faut pas « essayer d'aller trop vite »19. Un mouvement rhétorique de la concession vertueuse à la réprimande mieux fondée permet de résister aux suggestions « hâtives ». Oui il y a des problèmes, mais raison de plus pour ne pas céder à tout :
Nous ne prétendons pas que l'état social actuel soit parfait ; [...] nous reconnaissons même qu'il y a des abus dont la prompte suppression est désirable, mais il est inadmissible que quelques meneurs s'arrogent le droit de remettre un ultimatum aux représentants des pouvoirs publics20. (Nous soulignons.)
D'ailleurs (c'est le pratique de la méthode Coué), la condition ouvrière s'améliore de jour en jour. Les salaires ont crû de 60 % depuis 1835, calculent les économistes. Les républicains nient farouchement les « inégalités ». Il n'en subsiste plus d'autres que « celles constituées par les aptitudes, les intelligences, les forces physiques et morales »21. Ces restrictions se terminent par une sorte de réminiscence évangélique, il y aura toujours des pauvres parmi nous : « il ne s'agit pas de nier les souffrances économiques. Il y en aura toujours »22.
Dans ce cadre de réflexion, quelques spécialistes tiennent l'avant‑scène et tirent du système hégémonique l'autorité de leurs analyses. L'éminent Jules Simon est depuis quarante ans le grand théoricien républicain spiritualiste de la « question ouvrière ». Les sociologues de l'école de Le Play ont mis la question sociale au centre de leurs préoccupations. Claudio Jannet, disciples de Le Play et « ami de la liberté » dénonce le socialisme d'État : l'État ne doit prendre l'initiative d'aucune réforme sociale, le remède serait pire que le mal. Il faut laisser faire les « lois naturelles ».
Des économistes, des hygiénistes, des médecins posent le problème sur le terrain de la « science » et formulent fermement une déontique de classe. Charles Secrétan est un philosophe préoccupé d'Études sociales. Il est temps que la philosophie sorte de la « spéculation pure ». Secrétan énonce les « réformes nécessaires » face à la montée des périls. Il faut sauver la Civilisation par le retour à la croyance, a‑t‑il démontré en 188823. Le socialisme est une « mortelle erreur ». Les « populations souffrantes » croient au succès de la violence. Il faut « instruire les masses » pour corriger cette idée et « préciser l'idée du devoir ». L'élite égoïste devra faire les concessions nécessaires. Le salut : une entente entre les classes et la libre persuasion des individus. D'autres « philosphes sociaux » trouvent des solutions. Nous citerons notamment L'Ouvrier de Charles Bertheau. Il y a, dans la gauche universitaire, quelques professeurs que, par un calque de l'allemand, on dénomme « socialistes de la chaire ». Ce sont des penseurs anti‑libéraux qui veulent des mesures législatives étendues pour contrer les iniquités du « laissez faire », mais aussi pour sauver la démocratie et éviter le « collectivisme ». Il faut « subordonner l'économie politique à la morale », pensent ces sociologues néo‑kantiens que sont Charles Gide, Hector Denis, Guillaume De Greef, Émile de Laveleye :
Supposez que ce soit un moyen de richesse nationale que de faire travailler les enfants 12 et 15 h. par jour [...] Cette exploitation ne répugnerait pas par elle même à une 'science' comme l'économie politique24.
(Parmi les « socialistes professoraux » qui font horreur aux libéraux et qui paraissent peu « scientifiques » aux socio‑darwinistes, il en est comme E. de Laveleye qui atteignent, au delà de leur souci de « sauver les meubles », des moments de rupture critique.)
Il y a des spécialistes de la question sociale, il y a aussi des spécialistes du socialisme, des publicistes qui en font l'histoire, qui font l'exégèse de ses doctrines et les « réfutent ». Nous les verrons à l'œuvre plus loin.
On ne peut quitter ce tableau rapide des spécialistes de la « question sociale » sans rappeler que pour quelques idéologues fort entendus, la question sociale, c'est la « question juive ». Pour Kimon, Drumont, Corneilhan et Chirac, c'est le Juif qui « suce le sang » du peuple, qui l'exploite et le démoralise. Supprimez le Juif, et la moralité renaîtra avec la prospérité. Chirac et Drumont se déclarent d'ailleurs des « socialistes ». La société bourgeoise, enjuivée, dégénérée, ne mérite pas de survivre, seul le « peuple » est resté sain :
Autour du lit de pourpre et de fumier où se meurt cette société en décomposition, le Peuple attend25.
Causes du péril social
Après les symptômes du mal, la recherche étiologique. Charles Secrétan, idéaliste de bonne foi, fondait ses Études sociales sur l'aveu de la réalité des injustices et de la justesse des revendications : ce n'est pas l'envie, ce n'est pas la soif de jouir qui suggèrent les réclamations, affirmait‑il, « c'est la réalité de la souffrance et du besoin [...] Ici‑bas, le prolétaire n'a point d'intérêt et point d'espérance »26.
C'était dire les choses de manière fâcheusement directe. Les autres penseurs montrent que les causes sont à chercher ailleurs. D'abord et avant tout dans l'« appétit de jouissances », le matérialisme des basses classes, le goût du luxe, du confort, qui sont les péchés capitaux de la plèbe moderne. « Un nombre d'hommes de plus en plus considérable n'acceptent plus leur position dans la société, parce que les doctrines nouvelles ont ramené toutes leurs préoccupations aux jouissances matérielles de ce monde »27. Pour les sociologues de la Réforme sociale, il y a derrière cela les « sophismes de 1789 », les « faux dogmes » de l'égalité qui ont créé cette « envie démocratique qui divise irrémédiablement les différentes classes » et porte atteinte au principe d'autorité28. Autres causes, l'affaiblissement de l'esprit de famille, la mère à l'atelier, le concubinage. L'irrespect qui se répand :
Ils n'ont plus pour les patrons, pour les vieillards, pour leurs parents, les mêmes égards, les mêmes attentions29.
Le sentiment de la hiérarchie se perd partout. Tout le problème tient aux « vices » congénitaux de l'ouvrier : il est imprévoyant ; à quoi bon hausser les salaires, il sera démuni quand viendra le chômage. Il est fréquemment paresseux ; très souvent alcoolique ; peu désireux de s'« élever », de s'éduquer.
Rien n'est négligé au point de vue de la santé de l'ouvrier ; mais trop souvent cette sollicitude reste sans effets : elle est impuissante en présence de l'indolence, de la mauvaise éducation, du mauvais gré30.
Le luxe excite chez l'ouvrière des « désirs malsains ». Le peuple est « envieux » et cette envie est attisée par une presse sotte et démagogique dont « le malheureux ouvrier se grise ingénuement »31. La question sociale se compose surtout de « mauvaises passions ». Le raisonnement revient à montrer que les responsabilités sont chez les prolétaires, alors qu'on fait tout pour eux. Cette étiologie est idéaliste au sens strict : les causes sont toutes « d'ordre moral » ; pour les spiritualistes elles se ramènent à une cause unique, la perte de la foi :
Le socialisme, l'anarchisme ou, d'une manière plus générale, l'esprit révolutionnaire est le fils aîné de l'incroyance. Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel [...] Le socialisme révolutionnaire prend chez elles [les masses populaires] la place de la religion. Le sentiment religieux disparu, les luttes de classes deviennent fatales. (Leroy‑Beaulieu)32.
Le socialisme
Nous l'avons dit : les doctrines socialistes ne sont pas une partie de la solution, mais une partie du problème, et pour certains l'essentiel du problème. Un mot‑clé est sous‑jacent à tout le débat : barbarie. Ce sont les nouveaux barbares. On parle rarement d'ailleurs des « socialistes », terme trop peu hyperbolique. « Partageux » se dit encore en province33. La presse parle des « révolutionnaires » (s'agirait‑il même des prudents possibilistes), des « collectivistes », ou des « anarchistes » (« propagande et menées anarchistes », formule chérie de la police). De quoi est composé le socialisme ? Dans le commentaire courant, de « récriminations » et de « rêveries », mélange détonnant. Les spécialistes de la question cherchent à offrir une définition non partisane, objective. Cet effort d'objectivité montre mieux que toute polémique l'absurdité de la chose.
Socialisme
Toute doctrine qui tend, pour réprimer l'individualisme, à supprimer ou à remplacer les forces naturelles de l'individu ou de l'association par une organisation centralisée, factice, universelle et despotique du travail34.
Les « rêveries socialistes », cette « meurtrière utopie » occupant la place laissée vide par la foi (bien des libres penseurs concèdent que ceci est vrai, hélas) sont en progrès. « La puissance du collectivisme international » grandit au‑delà de toutes prévisions. En Allemagne surtout, ce qui peut réjouir un Français patriote, mais ne laisse pas aussi de l'inquiéter. Le socialisme est le « fléau intérieur », la « barbarie de l'intérieur ». Pour la droite, cette « hérésie » est le fruit de 1789, « Égalité de la misère, fraternité de la mort, liberté de la débauche : voilà le véritable et dernier mot du socialisme »35. La démocratie qui met sur le même plan l'incapable, le fainéant et le bon ouvrier récolte ce qu'elle a semé. C'est la république qui ne veut pas d'« un ouvrier conservateur », qui le dépouille de toute espérance surnaturelle et le console avec de l'absinthe. Mais il faut distinguer : il y a les meneurs et il y a « les braves et candides ouvriers qui se jettent à fond de train dans ces utopies »36. Le peuple est un grand enfant qui se laisse mener par qui veut le prendre et qui subit l'influence désastreuse des « tribuns et sophistes qui [l']exploitent »37. Ces chefs collectivistes sont des « travailleurs du dimanche », des exploiteurs (les vrais exploiteurs !), des parasites, des fanatiques oisifs, et souvent « quelque bon Teuton, reptile espionnant »38. Le pauvre ouvrier « respire avec délice cet encens grossier » de la propagande socialiste. Il en est « intoxiqué »39. Le socialiste est un être vicieux, agité par les plus basses passions ; « l'envie est son inspiration et la médiocrité son idéal »40. La femelle socialiste, la pétroleuse, a montré qu'elle pouvait dépasser « l'homme en énergie sauvage ». Les pétroleuses de 1871 n'étaient d'ailleurs « pas à proprement parler des femmes »41. Les socialistes sont bêtes, grotesques, exaspérants. Les comptes rendus de meetings relèvent les « perles », les « fumisteries » des révolutionnaires. Une part du succès d'Aristide Bruant vient de ce qu'il fait parler les « socialos », avec une grande « vérité » réaliste qui effare les lettrés pourtant sensibles à la « poésie » qui se dégage de cette primaire brutalité :
« Le Socialiste »
D'abord, moi, j'ai pas l'rond, j'suis meule,
Aussi rich's, nobl' eq cetera,
I'faut leur‑z‑y casser la gueule...
Et pis après... on partag'ra !« Gréviste »
...El' travail... C'est ça qui nous crève,
Mêm' les ceux qu'est les mieux bâtis,
Via porquoi que j'm'ai mis en grève
Respec' aux abattis.
(Dans les rues)
Les socialistes, les « énergumènes qui partent en guerre contre la société » forment une « armée du désordre » composée de « démagogues ambitieux », de « fous furieux », de gens qui nourrissent des « projets criminels » et à qui « l'équilibre intellectuel et moral fait absolument défaut »42. La nomination socio‑discursive aboutit comme il est de règle aux deux modes de l'exclusion du droit de cité : la folie et le crime. L'actualité ne cesse de rappeler que le socialisme est une folie collective, une contagion ; bientôt la « psychologie des foules » en fera la preuve scientifique. La mort du député communard Félix Pyat, « le lâche massacreur de 1871, le théoricien du meurtre légitime » est l'occasion de nécrologies adéquates : « énergumène et scélérat de lettres », il a passé sa vie « à prêcher l'assassinat, à exciter les foules ignorantes, à les lancer à l'assaut de la société et à fuir, à se cacher honteusement quand l'heure de payer de sa personne était venue »43.
Les crimes anarchistes commencent à défrayer la chronique judiciaire : on a souvenir de l'affaire Duval, le pillard de l'appartement de Madeleine Lemaire ; on juge Pini qui a prétendu faire du vol « une chose légale et juste », affreuse théorie, et on recense occasionnellement quelques exploits d'« anarchistes dynamiteurs ». Les classes aisées n'ont encore rien vu à cet égard en 1889. Le souvenir de 1871, ce fait de pathologie mentale collective, avec ses égorgeurs, ses cannibales et ses incendiaires reste bien présent. Cette « convulsion effroyable » ne date que de 18 ans. L'image des chefs de la Commune est désormais fixée, invariable :
Deux douzaines de fruits secs, de déclassés, de ratés, [...] une petite armée de piliers de taverne, de repris de justice, de souteneurs de filles44.
Se réclamer de la Commune comme le font encore H. Rochefort et quelques radicaux‑socialistes, c'est se mettre de gaieté de cœur au ban de la société. Le socialisme est « anti‑social », il est la « guerre à la société », il veut « détruire les bases de la société », anéantir la civilisation et il est contraire, pour couronner le tout, « aux lois de la nature et de l'humanité ». Mais (c'est le raisonnement du chaudron), il est en outre, inutile, impossible (contraire aux « lois de l'évolution »), irréalisable (la grève générale ? « Les chefs socialistes, les ouvriers éclairés mêmes, haussent les épaules »45), mais si d'aventure il se réalisait, ce serait le définitif arrêt de mort de l'art, l'écrasement des libertés, le « nivellement par le bas » des intelligences, « l'écroulement et le dépeuplement du monde »46. La vision crépusculaire du monde, arrière‑plan de la thématique de la déterritorialisation, se concrétise volontiers comme vision d'horreur du socialisme réalisé :
Sous des apparences de justice et d'égalité, [il] prépare, il est inutile de le dire, un état de bouleversement, de désordre et d'anarchie qui serait la misère du plus grand nombre et la ruine publique47.
Ce que la presse a laissé entrevoir des « nihilistes » russes et de la « tragique folie de leurs conceptions » permet d'augurer de ce que serait le socialisme : « remplacer ce qui existe par le néant »48. La presse retentit du bruit des grèves, de l'« agitation sociale » :
Ils sont très surexcités et parlent de mettre le feu au charbonnage. [...] Les cavaliers [...] ont été forcés de sommer les grévistes et de les menacer de tirer sur eux. [...] La situation est très tendue49.
Il y a une topique du récit de grève, qui s'étend à la presse progressiste. Absence de détails sur les revendications : « déclamations d'usage », « soi‑disant griefs ». Peinture de désordres croissants : « Les gendarmes furent obligés de faire usage de leurs armes [...]. Un ouvrier fut grièvement blessé [...], il est mort mardi » ... Conclusion : « La situation est assez grave ; on ne sait ce que vont décider les ouvriers »50. Les philanthropes le démontrent pourtant, la grève est une « arme à double tranchant » ; le plus souvent, la situation des ouvriers devient plus précaire après une grève, ils en sont les premières victimes et pourtant ils recommencent, leur intelligence étant « peu développée »51.
L'étude savante des doctrines socialistes
C'est une sorte de genre littéraire ou philosophique de haut prix : un homme cultivé est allé lire le « fatras » des brochures et journaux socialistes, il a assimilé les théories de Proudhon, Marx, Bakounine et il vient exposer à ses pairs avec mesure et pondération ce qu'il y a dans tout cela : du bon et du mauvais, « ce mélange de sophismes perfides et de vues généreuses »52. Une théorie peut être généreuse et absurde ; c'est le cas du socialisme.
Essayer de concevoir la production sans le concours du capital, c'est se perdre dans la conception d'un carré négatif en algèbre. L'esprit ne trouve rien. Or les ouvriers sont très généralement dépourvus de capitaux53.
J.‑G. Bouctot publie une Histoire du communisme et du socialisme très applaudie. Le socialisme est l'ennemi de la liberté, il est nuisible au progrès et, en présence de l'amélioration incessante de la condition humaine, il est désormais sans objet et condamné à l'impuissance. Amédée Villard analyse le Socialisme moderne, cette « doctrine menaçante pour la sécurité des États et de la civilisation ». Il a étudié Karl Marx, ses « postulats aussi obscurs que prétentieux », et réfute en peu de lignes la théorie de la plus‑value, « aberration colossale ». Il dénonce aussi le « socialisme d'en haut », celui de l'État qui, sur le dos des patrons, se permet des « largesses insensées et criminelles ». Charles Secrétan dans ses Études sociales conclut que « la société collectiviste ne tiendrait aucune des promesses qu'on fait en son nom ». Elle engendrerait le despotisme, dans la nécessité de réprimer la diversité et de créer une solidarité artificielle entre les citoyens. Elle ne pourrait assurer une production croissante : « avant de mourir de faim, le collectivisme aurait recours au grand moyen, le travail forcé ».
Un pouvoir discrétionnaire sur toutes les existences, assignant à chacun sa tâche et par conséquent son domicile, en aurait bientôt fait des monstres (p. 85).
Solutions et réformes
Malgré le partage de certaines « évidences », l'accord ne se fait pas sur le diagnostic. Pour les réformes qui « s'imposent », les divergences sont encore plus fortes. Tout marche à la reterritorialisation, stabiliser, pacifier, encadrer, moraliser, éduquer, surveiller, enraciner la classe ouvrière. On entend quelques propositions que la doxa ordinaire trouve extravagantes : La Croix et les conservateurs qui pensent que « l'agriculture manque de bras », voudraient renvoyer un contingent d'ouvriers à la campagne. E. De Vogue s'avoue séduit par le tolstoïsme : raser les villes et retourner aux champs. Il y a ici et là quelques malthusiens et darwiniens radicaux qui prétendent laisser faire la « nature ». Toute assistance aux pauvres est antisélectionniste, antiscientifique, démontre Vacher de Lapouge : « les assistés sont, en règle, des héréditaires de la paresse et de la débauche, parfois du crime [...], des primitifs soustraits par le parasitisme à la sélection »54. Il serait rationnel d'éliminer ces groupes racialement médiocres par la castration, la relégation et d'utiliser les « déchets humains » pour les « travaux meurtriers ».
Cette eugénique paraît certainement extrémiste, mais de bons esprits comptent pourtant sur un « exutoire », l'émigration des masses de chômeurs et d'inutiles. Envoyons les pauvres aux colonies, en Argentine, au Brésil, « seul remède au paupérisme » et « seul remède possible contre l'envahissement du socialisme »55. Personne n'écarte l'émigration, mais la plupart cherchent pourtant des solutions sur place. Elles devront être de nature à « réconcilier les classes »56. Renforçons d'abord les élites, « la partie la plus saine de la population française » et que celles‑ci donnent l'exemple de la moralité et du travail :
Notre société [doit] se méfier de ses ennemis internes, renforcer ses digues contre des courants accrus, maintenir haut la moralité de son élite, de ses gouvernants de tous ordres dont l'ensemble compose son véritable « cerveau antérieur »57.
Ceci posé, il faut « entrer hardiment » dans la voie des réformes. Le progrès l'exige. C'est le topos des professions de foi politiques. Il faut « donner satisfaction aux classes laborieuses ». L'intérêt bien entendu conseille ce que le devoir commande.
Un premier train de solutions est d'ordre moral. Jules Simon l'avait dit : « il faut sauver l'ouvrier de lui‑même », tendre une main secourable aux « intéressants », réprimer les « incorrigibles ». La question sociale est d'abord morale, religieuse. L'anarchie est causée par le positivisme et le matérialisme. Les vrais ouvriers savent que c'est le travail qui efface les inégalités, non la politique d'estaminet. Qu'ils travaillent, qu'ils se pénètrent des « intérêts communs » qui les lient aux autres classes de la société et qu'ils concourent selon leurs moyens à la vie générale ; qu'ils reconnaissent aussi les « autorités sociales », disent les disciples de Le Play, qu'ils retrouvent « l'esprit de famille » et que les « classes riches » accomplissent envers eux leur devoir de « patronage » (le patron doit prendre en charge morale le sort de l'ouvrier). Que l'on développe l'assistance, la bienfaisance, la charité privée, proposent les libéraux qui redoutent que l'État ne s'en mêle, et qu'on fasse campagne contre l'alcoolisme, la mauvaise hygiène, qu'on favorise l'épargne.
La classe régnante républicaine résout la question sociale dans le cadre des principes de 1789 qui ont engendré « cette démocratie laborieuse » dont nul ne prétend définir les contours. Il y a encore des réformes à accomplir, mais on peut déjà s'enorgueillir de « ce qu'a fait la République pour l'ouvrier »58. Divisée entre libéraux et partisans d'un « socialisme d'État », la classe régnante s'en tient à ses principes, le Peuple est souverain : « le Peuple a par le bulletin de vote la puissance. Il est le maître de ses destinées59. La République a émancipé les classes populaires par son « œuvre scolaire », par l'instruction publique gratuite. Celle‑ci est le meilleur moyen d'atténuer la pauvreté et de favoriser le progrès des mieux doués.
D'autres idéologues prônent l'épargne. La Caisse d'épargne, fondée en 1818, est en plein essor. Des philanthropes se regroupent pour développer les « habitations ouvrières » qui donneront à l'ouvrier des habitudes de sédentarité et le goût de la propreté. D'autres organisent un « Congrès de la participation aux bénéfices », serpent de mer du réformisme bourgeois et solution rationnelle de l'antagonisme capital‑travail. D'autres humanitaires veillent à l'hygiène des masses, à la sécurité du travail. Tous ceux qu'inquiètent l'État législateur, mettent leurs espoirs dans les sociétés mutuelles et les coopératives, panacées idéologiques puisqu'il s'agit d'associations libres, qui feront des ouvriers leurs propres patrons, les associera à l'entreprise qu'ils gèreront et les intégrera pacifiquement au corps social. La doxa qui redoute les syndicats, révolutionnaires, exalte en contraste le mouvement coopérateur (dont la vigueur en France n'est pas ce qu'elle est dans d'autres pays européens).
Tandis que des révolutionnaires plus violents que sensés rêvent d'opérer par la force une transformation sociale, cette œuvre s'accomplit pacifiquement par les seuls efforts des travailleurs60.
Ces « solutions » s'additionnent en une arithmétique de la stabilisation : Croyance (Secrétan) + Épargne + Famille (Le Play) + Habitations ouvrières (Bertheau) = Sens de la Propriété et de l'Ordre. « Entre la constitution de la propriété et celle de la famille, la relation est intime »61. La « petite aisance » pour le prolétariat, et c'en sera fini des utopies socialistes62.
Le socialisme d'État
Les « solutions » énumérées ci‑dessus ont pour fin de conjurer le péril socialiste, mais aussi de dissuader l'État d'intervenir dans les relations de travail. L'État depuis l'Empire ne cesse pourtant de « s'immiscer », de réglementer le temps de travail, de protéger les enfants mineurs, de donner une reconnaissance encore limitée au syndicalisme (loi de 1884). La presse ouvrière et une partie de la classe politique (la gauche républicaine mais aussi, selon d'autres principes, les catholiques sociaux) réclament plus de réglementation : il faut veiller à la salubrité des entreprises, imposer le repos dominical, protéger les ouvrières, leur interdire le travail de nuit, pensionner les accidentés du travail, instaurer des retraites, des assurances obligatoires. Pour les libéraux, c'est une hérésie et pour les « modérés », c'est une dangereuse démagogie qui consiste à « leurrer par des promesses irréalisables toute une classe d'électeurs plus accessibles que d'autres aux espérances chimériques. [...] C'est la plus immorale des politiques »63. Cette démagogie a désormais un nom : « socialisme d'État » – et dans cette expression, il y a « socialisme ». En 1888, le Reichstag a voté un train de législations sociales. Il n'en faut pas plus pour dire que le « socialisme d'État » (caisse d'assurance‑maladie et pension de vieillesse) est une « invention de Bismarck » et doit répugner à ce titre « dans notre pays de liberté »64. Nous ne sommes pas des Prussiens pour qu'on nous impose la vie de caserne ! L'intervention du pouvoir dans la réglementation des intérêts privés à quoi la gauche parlementaire ne répugne pas, apparaît comme une dangereuse inconséquence. Ceux qui la prônent rejettent l'expression de « socialisme d'État » qui sent le souffre, et proposent « législation du travail », sorte de socialisme mitigé qui préserve les « bases » de l'ordre social. Cependant des secteurs les plus autorisés, on entend s'élever des cris d'alarme. De telles législations, attentatoires à la liberté, aux lois du marché, aux responsabilités des patrons, ruineuses face à la concurrence, bureaucratiques, nivellatrices, ne sont pas un moyen d'empêcher la victoire du socialisme. La « fausse doctrine de l'État‑Providence » [le mot est attesté65], c'est déjà du socialisme et du pire. Le dilemme est là : pour éviter le socialisme, on touche bien vite aux principes sacrés de la liberté et de la propriété. Certains radicaux réclament déjà des législations « antitrust » et le fameux « impôt sur le revenu » dont le spectre hante les possédants.
En 1889, la discussion tourne autour d'une loi, discutée à la Chambre et votée en février, « concernant le travail de nuit des enfants, des filles mineures et des femmes ». Loi minimale, qui ne passera que par 276 voix contre 244 et n'aboutira pas au Sénat pendant la législature. Le débat est véhément et se poursuit dans toute la presse. Les républicains sont en général favorables, avec des considérants fort paternalistes :
Considérant que la véritable place de la femme est au foyer domestique...66.
La grande majorité des commentaires sont hostiles et pour de puissants motifs. À la Chambre d'abord, nombre de députés prennent fait et cause pour la liberté de travail des femmes et pour leur moralité : sous prétexte de les protéger, on veut leur imposer un « couvre‑feu ». M. Delisse, riche sucrier du Nord se surpasse : « vous les condamnez à l'oisiveté et à la prostitution »67.
Tout ce qui sent le socialisme d'État est couvert de brocards dédaigneux par le Journal des économistes et l'Économiste français, organes du libéralisme. La fixation d'un minimum de salaire est « chimérique ». La semaine de travail de quarante‑huit heures porterait préjudice à la « situation physique et morale de l'ouvrier ». C'est une idée issue de l'incompétence « d'esprits naïfs » qui ne voient pas quel chômage en découlerait68. « Le socialisme d'État est antiscientifique » : l'État n'est pas tout puissant69. Le « sentimentalisme seul » guide ses promoteurs. Passons à l'idée d'« assistance publique » : c'est vouloir imposer la « charité légale » et pousser le peuple vers « l'imprévoyance et le vice ». Dans tous ces projets, on fait litière de la liberté individuelle, on impose un « nouveau mode de servitude » ; en réglementant le travail, on touche « à la vie intime de l'homme même ». On prépare la « tyrannie »70. Alors même que les libéraux prennent fait et cause pour la « liberté de l'ouvrier » ainsi bafouée, leur argumentation présuppose la réification du producteur subordonné à la circulation des marchandises : gêner les conditions du travail, c'est augmenter la cherté des produits, c'est s'affaiblir devant la concurrence étrangère71. Cette argumentation a ceci de remarquable qu'elle mobilise sans peine tous les grands fétiches doxiques : les Lois naturelles (« l'offre et la demande » en est une), les prérogatives de l'Individu, le Patriotisme, la Morale (la surveillance des bonnes mœurs), la Science et ses certitudes. De Smith à Spencer, de Mill à Say, les économistes et les philosophes ont répété que toute intervention étrangère aux « lois » du marché est nocive. Contre ces principes et ces lois, voici que se dresse une entité nouvelle, l'État moderne, « l'État impersonnel, l'État pieuvre aux quatre mille suçoirs »72. On a peine à distinguer à quoi rime cette mutation de l'État, ces « usurpations » auxquelles il se livre, ces « entraves à l'initiative individuelle » alors que son rôle est de la protéger73. D'où vient cette perversion par quoi l'État se substitue à la famille, se charge d'imposer la prévoyance aux uns et la sollicitude aux autres ? Des gens en place monte une protestation pratiquement universelle : une nouvelle sorte de despotisme est en train de naître, un attentat permanent contre l'individu, qui a l'approbation et de l'extrême‑gauche et de la droite catholique laquelle veut un « État moralisateur »74, qui pousse les ouvriers dans la voie de revendications et qui aboutit à cette absurdité que « les gouvernements civilisés agissent comme des socialistes inconscients »75. Entre le socialisme de la plèbe et l'État socialiste, c'est bien la « fin d'un monde » qui s'annonce. L'histoire montre que les législations du travail, cette « imposition légale » de la prévoyance, de l'assistance et de la charité n'a pas été soutenue par une doctrine claire et largement admise dans la classe gouvernante. Certains disciples de Comte, certains « socialistes de la chaire » ont pensé et souhaité cet « État‑providence », mais les lois se sont faites au petit bonheur de poussées des masses et d'expédients électoraux de 1880 à 1920. En 1889, les « voix autorisées » du pays s'alarment pour les valeurs que le processus menace. Attachés à ce que les colinsistes appellent « le désordre bourgeois », ils soutiennent leur aversion avec des arguments irréfutables selon la doxa du temps. Le discours social vers 1889 narre une course à l'abîme. C'est ce que confirmera le chapitre suivant qui diagnostique « la fin d'un sexe ».
Notes
1 G. de Tarde, résumant l'anthropologue italien Colajanni, Arch. anthrop. criminelle, p. 239.
2 Tillier, Instinct sexuel, p. 230.
3 Beaunis, Sensations internes, p. 46.
4 Polybiblion, 56 : p. 13.
5 Lemaître, Contemporains, 5 : p. 290.
6 Lemaître, Impressions de théâtre, 3 : p. 317.
7 Ignotus, Paris secret, p. 327.
8 Alcoolisme et criminalité, où il approuve les mesures de prohibition en marche aux É.U.
9 Dr Gérard, Grande névrose, p. 405.
10 Noailles, Cent ans, 2 : p. 341.
11 « Ce Dieu que la Révolution a fourni au monde moderne » Héricault, France révolutionnaire, p. 730 ; Kimon, Politique israélite, p. 30 ; Franc-maçonnerie démasquée, 2 : p. 108-113.
12 Lanterne, 3.9 : p. 1.
13 Reuss, Prostitution, p. 49.
14 Fouquier, Figaro, 20.7 : p. 1.
15 Spuller, min. affaires étrangères, Chambre, Journal officiel, p. 996.
16 « Mot nouveau » : Jannet, Socialisme d'État, p. 5. « Péril » : Secrétan, Études sociales, p. 22. « Mission... » : La garrigue, Religion positiviste, p. 11.
17 Monit. synd. ouvriers, 276 : p. 1.
18 Secrétan, op.cit., p. 11.
19 Chaudordy, France de 1889, p. 69-70.
20 Matin, 24.2 ; p. 3.
21 Lallemand, Assistance, p. 24.
22 Jannet, op.cit., p. 492.
23 La Civilisation et la Croyance (Alcan, 1888).
24 Denis, Économie politique, p. 12-13.
25 Drumont, Fin d'un monde, I, p. 1.
26 Études sociales, p. 24 et p. 32.
27 Jannet, op.cit., p. 6.
28 Réforme sociale, 2 : p. 473.
29 Bertheau, Ouvrier, p. 38.
30 Dr Vignard, Revue d'hygiène, II, p. 585. Cf. Hermant, Surintendante, p. 88 : « Qu'est-ce qu'ils font de leur argent ? Ils le boivent. Et encore, ils se plaignent, ils se mettent en grève. L'opinion les soutient... Nous, on ne fera jamais de révolution pour nous, parce que nous ne portons pas de bourgerons ».
31 Delafosse, À travers la politique, p. 22.
32 Empire des Tsars, 3 : p. 3-4.
33 À propos de Guesde, La Marseillaise, 19.9 : p. 1.
34 Revue générale, 1 : p. 790.
35 Avenir sciences et littératures !., p. 79.
36 Gaulois, 18.10 : p. 1.
37 Feugère, La Révolution, p. 4.
38 Silhouette (républ.), 24.2 : p. 3.
39 Delafosse, op.cit., p. 22 et p. 17.
40 Secrétan, Études, p. 103.
41 Revue du Monde latin, 17 : p. 226 et Belliot, Garagouins, p. 234.
42 Dans l'ordre : Bertheau, Ouvrier, p. 11 ; ibid., p. 3 ; Russie et liberté, p. 25 ; Ouvrier, p. 3 et Revue du Monde latin, 17 : p. 222.
43 Revue de France, p. 295; L'Univers, 6.8 : p. 1 ; La Patrie (républ.), 9.8.
44 Les Cailloux du Petit Poucet (brochure droite), p. 26.
45 Weiler, Journal des Économistes, 2 : p. 182.
46 Secrétan, Études, p. 189.
47 L'Univers, 8.2 : p. 1.
48 « Tragique folie » : Histoire du socialisme de Bouctot, p. 86. « Remplacer » : Andreiew, le Tsar.
49 Gaulois, 27.10 : p. 3.
50 Indép. belge, 8.2,2.
51 On verra une brochure de propagande anti‑grève : Clouzard, J.J.A. A lire avant se mettre en grève (Paris : Barré). La grève est « un obstacle à l'émancipation ouvrière ».
52 Jannet, op.cit., p. 485.
53 Bernard, Nouvelle revue, 1 : p. 138. Voir aussi exposé du « collectivisme », in Revue du Monde latin, 17 : p. 137 - « Les socialistes veulent que tous les individus composant une société soient absorbés par cette société, seule possédante et agissante. »
54 Sélections sociales, p. 317.
55 E. Van Bruyssel, Revue de Belgique, 62 : p. 103. et R. Postel, Annales éco-nom., p. 448.
56 V. J. Marield, Études de socialisme pratique.
57 G. de Tarde, in Laurent, Année criminelle IV.
58 Journal de Montmartre, 7.9 : p. 1.
59 Petit Parisien, 29.1.
60 Petit Parisien, 29.4 : p. 1.
61 Bertheau, L'Ouvrier, p. 5.
62 Paix sociale, 27.7 : p. 2.
63 Journal des Débats, 20.5 : p. 1.
64 Moniteur synd. ouvriers, 289 : p. 1 et Journal Officiel, chambre, 1086, M. le Cour (droite) : « Vous voulez donc le socialisme d'État de M. de Bismarck ? Je vous en fais mon compliment ! ».
65 National, 8.2 : p. 1. Et Revue libérale, 3 : p. 81.
66 Vœu du C. Gal. Bouches-du-Rhône, Journal officiel, Sénat, p. 1132.
67 Delisse, Journal Officiel, Chambre, p. 277-278 ; même son de cloche : Y Guyot (républ.), Chambre, 303, Chesnelong (rapporteur), Sénat, p. 1130. Frédéric Passy, grand philanthrope invoque la « concurrence étrangère ». Idem pour M.A Duchesne. Voir encore Castellane, Politique conservatrice, p. 173 : les femmes « ont des maris », elles n'ont que faire de la protection de l'État. Constitutionnel, 5.2 : p. 2.
68 Minimum de salaires : Économiste français, 16.2 : p. 194. Semaine de 48 heures : ibid. Chômage : Le Globe, 22.2 : p. 113.
69 Forum républicain (Arles), 17.2.
70 Sentimentalisme : Villard, Socialisme, p. 268. Charité légale : Économiste français, 16.10 : p. 599. Imprévoyance : ibid., p. 663, p.666. Lallemand, Assistance des classes rurales, p. 26-27. « Vie intime » : Leroy-Beaulieu, Économiste fr., 4.5 : p. 546. « Tyrannie » : Sénat, Journal officiel, p. 1140.
71 Le Globe, 1.2 : p. 65 ; Journal Officiel, Chambre, 17.5 ; Économiste français, 4.5 : p. 546.
72 Verspeyen, Centenaire de 1789, p. 9. L'État ne doit que « favoriser la charité privée... en facilitant la croissance de la richesse publique », Villes et campagnes, 12.2 : p. 1.
73 « Usurpation » : Revel, Testament d'un moderne, p. 200. « Entrave... » : Deffès, Responsabilité du patron, p. 120.
74 Voir Castellane, Nouvelle revue, 3 : p. 675-677. « L'État suivant les socialistes chrétiens, doit avoir une loi morale ; il contraint le citoyen à s'y soumettre ; il lui impose le repos du dimanche ; il se l'impose à lui‑même ; il empêche la femme de fréquenter l'atelier la nuit ».
75 Villard, Socialisme, p. 7. Voir Revue des Deux Mondes, 91 : p. 320 et Leroy-Beaulieu, Économiste français, 16.2 : p. 195 : « la mise à la charge de la société de l'enfance, de la vieillesse et des invalides [...] C'est tout le communisme qui est compris dans ces mots, c'est la destruction même de la famille ».