1889. Un état du discours social

Chapitre 22. La « fin d'un sexe » : détraquées et émancipées

Table des matières

Si la montée du socialisme angoisse vivement et invite à établir des contre‑feux, on ne saurait dire que la femme « moderne », ses détraquements et ses velléités d'émancipation soient reçus avec sérénité. Remettre les femmes à leur place, c'est peut‑être le mandat le plus urgent auquel contribuent le médecin, le romancier, le sociologue, le chroniqueur et même l'homme d'esprit, avec la même ironie crispée et le même ton de remontrance et d'indignation. Les stratégies de discours ne sont pas les mêmes que pour la menace socialiste : objets d'horreur, les socialistes ne sont guère destinataires des discours qui parlent d'eux. Les femmes (des classes lettrées) sont censées lire par dessus l'épaule du destinataire naturel, les diatribes et les avertissements libéralement distribués.

La réaffirmation de l'identité féminine et du rôle naturel des femmes se distribue selon une division des tâches entre sciences et lettres et plus spécifiquement entre science médicale et littérature « boulevardière ». Toutes deux disposent de savoirs prolixes et pleins d'autorité sur la Femme, – savoirs incompatibles par l'éthos et le régime thématique, mais subtilement complémentaires. Le journalisme contribue à diffuser tout ceci, à illustrer de faits‑divers choquants, à épiloguer à la petite semaine sur les stéréotypes transgressés et les détraquements du microcosme féminin. La litanie des remontrances et des anxiétés forme une entreprise globale, panlogistique, lassante de monotonie, de réassertion du mythe féminin avec ses grandes évidences et sa permanence éternelle. Le discours scientifique est catégorique, objectivé, grave, anxiogène ; le savoir libertin‑littéraire est pleinement subjectif, « nuancé », ambivalent, à la fois souverain et soumis. Tout les oppose ; cependant dans les cas les plus marqués du mythe féminin, c'est le savant (une fois n'est pas coutume) qui cède au littérateur et consent à l'émuler. La femme relève par nature de l'ineffable et de l'ambivalent. C'est pourquoi le médecin qui, une minute auparavant vous parlait de la sexualité des adolescents avec un froid objectivisme ne peut aborder la « puberté des jeunes filles » sans recourir à un apparat lyrique des grands jours :

Tout ce flot de sensations nouvelles qui l'envahit incessamment la trouble et l'émeut. Elle désire et ne sait ce qu'elle désire ; elle craint et ne sait ce qu'elle redoute ; elle oscille ainsi d'un sentiment à un sentiment contraire sans pouvoir se rendre compte de ce qu'elle éprouve. Elle est nerveuse, agitée ; elle a des envies de pleurer sans savoir pourquoi ; elle recherche la solitude, elle voudrait cacher à tous le trouble qu'elle ressent et dont elle est toute honteuse. Son humeur change et varie d'un moment à l'autre, tantôt elle est plus tendre, plus expansive avec ceux qui l'entourent, puis un moment après, elle se replie sur elle‑même avec une sorte de pudeur farouche [etc.]1.

Ce que l'on réaffirme partout, c'est un « éternel féminin », essence à quoi participent la Sénégalaise comme la Parisienne : rarement la culture ou les mœurs viennent moduler la sommaire identification des grandes idiosyncrasies féminines. C'est peut‑être ici le domaine où les discours ésotériques sont les plus prompts à recevoir sans examen les lieux communs de la doxa : l'« évolution » de la femme interdit la neutralité et la conjecture contemplative ; l'admonestation grondeuse n'est jamais loin des constats scientifiques.

La femme n'a pas, ne doit pas avoir d'histoire ; les « mœurs actuelles », les revendications féministes figurent d'emblée un mundus inversus. Le détraquement des femmes est une synecdoque du détraquement du macrocosme. Le déni de leur identité allégorise toutes les autres déterritorialisations qui s'accumulent.

Le « sexisme » enfin est marqué en discours et en langue, plus profondément que dans les remontrances militantes de la gent masculine. Il l'est dans le lexique – un lexique où les rapports sexuels, même en langue scientifique, ne se verbalisent qu'en « posséder/être possédée », où « mâle » et « viril » résument les qualités morales, civiques, humaines en un mot – ainsi dans la Morale laïque de Janet où la vie requiert « un mâle et vaillant effort », la moralité étant un « élément nécessaire d'une éducation virile »2. Il l'est encore dans la morphologie de la langue, dans les conventions grammaticales – mais c'est là un phénomène d'autant plus imperceptible qu'il persiste en longue durée.

La science se prononce

J.‑G. Bouctot, fameux sociologue, expose en un chapitre de son Histoire du socialisme, « l'Infériorité naturelle » des femmes, d'où il tire aussitôt le cri d'alarme contre le « Développement excessif de l'instruction publique des jeunes filles »3. La preuve positiviste passe par l'insensibilité relative du goût et de l'odorat. Le « poids du cerveau féminin », – inférieur – paraîtra jusque chez les socialistes militants une donnée matérielle qui donne à réfléchir4. Le cerveau des femmes est aussi qualitativement défini par une « inaction cérébrale héréditaire » qui explique, en vrac, qu'elles n'aient « pas le don de l'invention », ne « conçoivent que difficilement l'abstraction » et « manquent d'envergure » dans les lettres. Les femmes peuvent acquérir exceptionnellement une compétence égale à celle d'un homme, mais c'est alors au prix « de la disparition de leurs charmes caractéristiques ». Le Dr. Lombroso l'a observé : s'il est peu ou pas de femmes de génie, c'est que chez elles le cerveau, moins complexe et moins excitable, détermine un « misonéisme » féminin, une faible créativité, à quoi se substitue un sens de l'imitation plus développé. De ce fait, la femme est aussi moins souvent criminelle, la plus faible excitation de l'écorce cérébrale n'aboutissant généralement chez elle qu'à des conduites « hystéro-épileptiques ». Toutes ces constatations, ce « cerveau [...] très semblable à celui de l'enfant », ces « facultés d'assimilation » qui font qu'elle « ne créera rien », forcent à conclure que « la femme est un bien faible élément de civilisation ; elle n'est qu'une nécessité secondaire du progrès intellectuel »5. Ses insuffisances intellectuelles sont heureusement compensées par un rôle physiologique essentiel :

À la Femme [...] la gestation, la parturition, l'allaitement, l'élevage. Rude besogne !6.

Le mandat du texte scientifique est de montrer que la femme se définit exclusivement en nature et non en culture. Que sa « réserve », sa « passivité » ne sont aucunement les « résultats de l'éducation seule » : « la femme a hérité ses aptitudes de ses ancêtres femelles » et « les femelles restent passives », assure le Dr Tillier, qui formule la loi biologique de la « plus grande ardeur du mâle »7. La science médicale répète avec autorité quelques lieux communs misogynes et, aussitôt, conclut pour le bien des intéressées, aux dangers d'une émancipation prétendue : « La femme est un être essentiellement bizarre ; [elle] est de plus capricieuse, illogique et irréfléchie ». Ergo : « La femme n'a rien à gagner mais tout à perdre à une réforme de nos mœurs... »8.

La Revue d'anthropologie ne trouve à expliquer la pratique de l'excision que par le « désir de plaire » propre à l'espèce féminine et le Dr Jousseaume en profite pour admonester galamment ses éventuelles lectrices « civilisées » :

Qu'il me soit permis de dire à la femme [...] de ne pas chercher par tous les moyens que lui suggère son imagination passionnée de modifier ses formes gracieuses9.

L'inquiétude du moment présent vient se glisser dans le texte scientifique dès lors que la femme, aux facultés inférieures et au rôle physiologique défini, apparaît éminemment plus « détraquable », plus impressionnable (en raison de la « vitalité de son système nerveux », de sa « sensibilité exquise ») plus aisément atteinte par la morbidité moderne10. Ici dit le Dr Gérard, distinguons « celles qui sont mères et celles qui ne le sont pas ». Pour ces dernières, la névrose est l'état régulier et normal, sans parler des cas aigus de « névroses utérines » ou « génitales » ; les faits moraux qu'engendrent ces désordres nerveux « sont tellement révoltants que nous n'osons pas nous risquer à les signaler ici ». Aphasie fréquente du texte médical pudique11. Les médecins dans les congrès professionnels, ne peuvent décrire leurs contemporaines que comme des détraquées virtuelles : « ...cette jeune femme, pas plus nerveuse que toute autre femme de notre temps... »12.

Nous avons traité ailleurs de la dissolution du moi dans l'hystérie, la magnétisation, la suggestion, l'irresponsabilité. La médecine contribue de son mieux à ce que Foucault a nommé « l'hystérisation de la femme ». Le Professeur Charcot l'a écrit : « c'est une grosse affaire qu'une hystérique en ménage »13. Par des processus physiologiques singuliers, la femme est plus prompte que l'homme à s'abandonner à la suggestion, fût‑elle criminelle :

C'est dans le sexe féminin que l'on rencontre les sujets les plus facilement fascinables14.
Le cerveau exerce sur l'utérus de ces femmes, surtout celles qui ont un sens génital développé, une réaction continuelle15.

On en vient à poser que le sexe féminin est congénitalement porté à la pathologie : « les accidents névropathiques » y trouvent naissance si fréquemment !16. La campagne de terreur contre la masturbation, source de tous désordres et détraquements, qui remonte au milieu du XVIIIe siècle rationaliste, vient de s'annexer la jeune fille moderne, avec le Dr Garnier :

On a grand tort de moins soupçonner l'onanisme chez les filles que chez les garçons [...] Il est aussi à craindre et encore plus redoutable chez celles‑ci17.

La « phâme » et ses littératures

La littérature déploie ses topiques ambivalentes, du fatras poétique du culte féminin à la science galamment cynique du boulevardier, de l'apothéose de la cocotte et de l'« horizontale » aux mythes décadents de la grande Castratrice, Circé, Hérodiade ou Lucrèce. La femme ne se dit bien qu'en style littéraire. Paul Bourget publie ses Pastels, dix portraits de femmes : tout le fugitif, l'indicible de la féminité, – quel talent ! dit la critique18. La littérature moyenne de la parisianité, qui fleurit au Gil‑Blas, a ses grands spécialistes des femmes, comme Catulle Mendès, René Maizeroy, des femmes adorables, écervelées, perverses, reines de Paris... C'est le degré vulgaire du mythe ; ingénue ou cocotte, Parisienne ou exotique, la femme des libertins littéraires est une perverse énigme, niaise et rouée, hypocrite et consentante, insatiable et capricieuse... L'adoration méprisante du savoir boulevardier se réduit au ressassement euphorique de quelques lieux communs : « fantaisiste et charmante créature », « être charmant toujours, futile et capricieux souvent », « la femme est si perverse, si absurde et si curieuse... », « les fantaisies inexplicables de l'essence féminine... »19. Le grand art, dans les formes doxiques, est celui de la variation dans la redondance...

Cependant la prose – roman et théâtre – consacrée désormais en majeure partie aux inquiétudes modernistes et aux curiosités perverses, joue un rôle majeur dans la dénonciation amère des jeunes filles et des femmes « modernes ». La peinture du détraquement féminin est devenu le thème à tout faire de la littérature canonique. C'est ce que nous verrons plus loin.

Topique hégémonique

Une topique n'a pas besoin pour être hégémonique de s'énoncer constamment et en tout lieu. Il suffit qu'un certain nombre d'énoncés soient les seuls légitimés au degré de l'évidence, « indiscutables » et incontournables pour les contre‑discours mêmes, – féministe, socialiste, – qui leur oppose des dénégations malaisées ou partielles. En ce qui a trait aux femmes, les évidences sont qu'il n'est pas de femme supérieure par « l'intelligence » :

Certes, il y en a beaucoup de très intelligentes, de très fines, de très distinguées ; mais avez‑vous jamais entendu parler d'une femme absolument hors ligne, complètement supérieure dans une spécialité quelconque20 ?

Le second axiome, complémentaire avec mille variations de lexique, est que le domaine des femmes est « l'instinct », parfois dénommé « le cœur » ou « le sentiment », et (comme dans l'idéologie il n'y a que des différences) ces entités ne se définissent que par opposition à la raison, l'intelligence, aux idées : « Bien des gens refusent aux femmes la faculté d'avoir des idées et ne leur accordent que des instincts »21. Les femmes « ont pour les idées pures un mépris tout à fait divertissant », elles sont incapables de « peser les faits » avec leur esprit mais « seulement avec le cœur », « c'est l'instinct qui agit en elles » ; elles ne peuvent comprendre « qu'on se puisse diriger uniquement par l'intelligence et la raison »22.

Troisième axiome qui se prête aux plus galantes variations : les femmes sont insondables ; par hyperbole, prétendre connaître à fond la « cervelle » [féminin de cerveau] et le cœur de la femme, « autant se porter garant du nombre des étoiles, des grains de sable et des cailloux sur lesquels l'océan se démène »23. « Contresens éternel » et « troublant mystère » : toute une littérature découle de cet idéologème. Ces trois axiomes suffisent à disserter longuement, combinés à la thèse fondamentale de l'Éternel féminin : les femmes sont semblables sous toutes les latitudes :

Les femmes sauvages n'ont‑elles pas les mêmes qualités et les mêmes défauts que les nôtres ? Quelque exiguë que soit leur toilette, elle absorbe la moitié de leur vie et accapare leur intelligence24.

Je situe à ce niveau élémentaire une part du succès du jeune Barrès ; dans ses romans, comme Un Homme libre, Barrès émancipe les esprits : il apprend à assumer avec désinvolture le mépris des femmes sans avoir à le dissimuler derrière de poussiéreuses argumentations évolutionnistes. Les femmes sont « de petits êtres sournois, égoïstes et ardents gouvernés uniquement par l'instinct »25. Elles valent les plaisirs qu'elles donnent aux jeunes gens et débattre de leur rôle social ou de leurs droits civiques est assommant et ridicule. Barrès ne disserte pas. Ses contemporains au contraire sont portés à assumer un ton législateur et pontifiant qui trahit l'inquiétude :

La femme est un être humain autonome qui représente la moitié inférieure et vassale de notre espèce26.

Ici se développent toutes les acrobaties qui montrent comme cet être inférieur, peut et doit cependant être supérieur comme épouse et comme mère, étant la « clé de voûte de tout l'édifice familial », qu'en tant que mère « il faut s'incliner bien bas » devant elle et la « vénérer comme une sainte », que la mission de la femme est au foyer – ce qui permet au sociologue de s'exclamer sur un ton outragé : « Et cette mission aussi noble que conservatrice ne lui suffirait pas ! »27.

On constate la force d'une hégémonie en ceci que, plus on prétend penser « profondément », plus on en retrouve l'évidence sous une forme audacieusement hyperbolique, de sorte que le « grand essayiste » énonce intrépidement ce qui ailleurs se dit de façon biaisée – que la femme est faite pour l'homme :

Pour la femme, tel est donc le principe de vie : intellectuellement le verbe de l'homme ; physiquement, sa semence. La femme est le champ de 1'homme28.

La galanterie vient corriger cette axiomatique d'un vieux topos gaulois, la femme est au fond bien plus avantagée que l'homme, elle exerce sur lui et sur la société une influence souveraine. Dans un ouvrage d'histoire politique, le Général Boulanger lui‑même paye ce galant tribut : « ...la femme dont l'influence est si grande dans notre France... »29.

De la dictée au roman sentimental

La production doxique de la femme commence à l'école primaire. Dès la dictée du « cours moyen », l'orthodoxie s'apprend avec l'orthographe :

La femme est faite pour la vie de famille, pour le foyer domestique dont elle est l'âme et l'ornement [...] D'autres se plaignent de l'humble sort que la société fait à la femme et rêvent pour elle des droits égaux à ceux de l'homme. Ces personnes agissent par défaut de réflexion, par caprice ou par une grossière ignorance30.

Il faut aussi obtenir des femmes leur propre évaluation conforme à la doxa. C'est ce que la presse de mode réalise parfaitement. « La tâche de la femme » est d'exercer son influence au foyer, dit le Petit Écho de la mode, et d'y prouver son « abnégation entière ». « Jamais de heurts, tout en elle doit être tendresse ». Le Conseiller des Dames, laïc et mondain, renchérit :

Notre rôle au foyer est de plaire aux yeux et au coeur. Soignez donc les avantages dont la nature vous a douées pour charmer les regards du père, du frère, du mari...31.

Le roman sentimental, vaste secteur de la littérature de degré moyen, remplit une fonction essentiellement didactique. Le roman, dans son axiomatique la plus générale, est ce type de discours susceptible de réactiver sans cesse des savoirs pratiques sans pourtant que leur objectivation soit jamais posée comme la finalité explicite du texte. Ce genre convient donc remarquablement à l'endoctrinement nécessaire de cet être frivole qu'est la « femme idéologique » à qui la fiction romanesque, avec son vraisemblable présupposé, sert de substitut à une rationalité sociale et à une sublimation assumée des pulsions et des désirs. C'est pourquoi le roman sentimental est à la fois fondamentalement didactique et pur divertissement fictionnel. La Femme idéologique n'ayant pas accès par sa nature à une raison sociale englobante, étant forclose de la sphère publique, reçoit le roman comme un ersatz où les problèmes sociaux sont systématiquement réduits à des interactions privées.

Le poids de l'hégémonie

Si le poids d'une hégémonie se perçoit à la pression qu'elle exerce même sur les périphéries, sur les discours de critique et de dissidence, rien ne montre mieux le degré d'évidence de l'axiomatique féminine que sa pénétration dans la propagande socialiste soi‑disant hostile aux valeurs « bourgeoises » et même dans la presse féministe qui, sous ses formes « modérées », en est réduite à valoriser les qualités de « cœur » de la femme, à en déduire le rôle civico‑moral futur de celle‑ci, à juger chimérique une émancipation qui excède trop la fonction de la femme au foyer familial...32. Les socialistes sont divisés sur le sens à donner à l'émancipation des femmes : férus de « science », les uns s'empêtrent dans des débats sur le « poids du cerveau » et autres servitudes physiologiques. C'est dans une intention bienveillante que Le Parti ouvrier rappelle aux exploiteurs que la femme est « un être faible et sans défense ». Le discours socialisant le plus revendicateur peut se combiner avec la réaffirmation sans embarras des axiomes élémentaires :

La femme étant la compagne de l'homme son rôle naturel est aussi la procréation.
Dans une société bien organisée, la femme ne devrait être que la compagne de l'homme [...] mais [...] dans notre société moderne [elle est] l'esclave du patronat33.

La propagande socialiste ne se ramène pas toujours à cette naïve reconduction de la topique canonique, mais elle y est perméable, les énoncés critiques s'y engluent aisément ou n'y opposent qu'une dénégation abstraite et sans grand poids.

« La fin d'un sexe »

Sous ce titre, le chroniqueur du libertin Courrier français se lance à corps perdu dans une de ces vaticinations crépusculaires où la logique de la déstabilisation symbolique s'exprime à nu :

La femme véritable tend à disparaître de jour en jour. Elle perd insensiblement ses privilèges, ses qualités, son auréole de beauté, de bonté, de modestie qui lui assuraient l'empire du monde [...] Chaque jour enlève une pierre au piédestal sur lequel nous nous sommes plu à élever celle que nous devons aimer34.

C'est une litanie de regrets : « elle est devenue raisonnable, elle dont la légèreté et la naïveté avaient tant de grâces séduisantes ». Le journaliste voit venir le nouveau siècle avec horreur, ce sera la fin de l'amour, la fin de la poésie ; il y aura des couples où la femme, dotée d'une profession, sera au premier plan : « je trouve cela absolument invraisemblable et contre‑nature ». Quelle gravité dans une revue qui prise en tout la légèreté et l'esprit ! Combien le sentiment du non‑sens, du monde à l'envers étreint le chroniqueur ! D'autres essayistes verbalisent aussi sombrement le processus de déterritorialisation : « fin de race » et « décadence », homologues à la fin d'un sexe :

Si la civilisation produit, peu à peu, la femme sans lait et si elle détraque ses propriétés sexuelles, n'est‑il pas vrai de dire que la civilisation tue la race ?35.
La décadence d'Athènes et de Rome a commencé du jour où la femme n'a plus eu dans la famille le rôle qui doit lui appartenir36.

Pour d'autres au contraire – c'est le paradoxe moderniste avec son amour du faisandé – la société décadente qui brille de ses derniers feux fait de la Femme (non la Mère, mais la grande Cocotte) la reine de cette époque de dissolution, connotée de licence sexuelle, de morbidité et d'agonie :

Aujourd'hui mieux qu'à une autre époque, la dominatrice du monde, c'est la Femme – dans l'anarchie du pouvoir où se hissent les jouisseurs, dans les splendeurs morbides des pourritures et des gangrènes, sous le soleil couchant du dernier né des grands siècles [...] c'est l'orgie des fins de civilisation, des Romes décadentes37.

Les deux énoncés, doxique et paradoxal, se concilient dans une même logique apocalyptique, la « vraie » femme disparaît et cette évolution est l'intersigne d'une décadence générale. Si le goût antiphysique du moderniste Champsaur lui fait chanter perversement la femme des derniers temps, de la doxa ordinaire sortent des cris d'alarme et d'inquiétude. L'énoncé‑base est que la femme devient un homme, – une « garçonne » dira plus tard P. Margueritte, des « femmes garçons, êtres, insexuels », peut‑on lire déjà38. « La Française de la fin de notre siècle à une tendance marquée à se masculiniser qui ne peut contribuer à l'embellir. Elle chasse, elle fume, elle affecte des allures indépendantes et provocantes ; pour comble, enfin, elle demande à revêtir le costume masculin »39. De cette perte d'identité, il est trois indices que la presse se repasse à satiété : « la femme‑homme moderne » se rencontre « la cigarette aux lèvres » ; elle porte le pantalon, en Angleterre du moins, « où allons‑nous ? »40 et, en pantalon, elle fait du vélo, pratique qui ne peut que détraquer la femme sinon, est‑il suggéré, provoquer quelque ineffable désordre sexuel.

Un mot‑clé a paru idoine à identifier le processus délétère : la « femme moderne », la « femme vingtième‑siècle » est une détraquée ; le journaliste comme le lettré se repassent ce terme synthétique. « Nervosiaque », « irresponsable », « névrosée », « inassouvie », écrivent les diagnostiqueurs les plus subtils. Dans la presse mondaine, M.A. de Bovet supplie les femmes de « réagir » contre « le détraquement intellectuel »41. La plupart des romans à succès lettré sont des « Tamings of the Shrew », visant la remise à leur place, urgente, des héroïnes romanesques. La littérature canonique fait du roman un ersatz de monographie médicale où l'auteur (ou le critique) viennent poser, sans crainte des redites, le même diagnostic :

Elle est détraquée par l'énervement et la société...
Stella l'héroïne de L'Amour artificiel de M. Jules Case est une détraquée.
Une sorte de détraquement moral...
Un détraquement général des nerfs42.

C'est une fonction majeure remplie par la littérature canonique, de répondre aux angoisses diffuses dans l'air du temps par un « vous ne croyez pas si bien dire ». Tout le roman moderne est voué à la peinture systématique des aberrations du sens génésique et à l'hystérisation de la femme, la nature féminine étant incompatible avec les dissolutions de la vie moderne. L'autoresse à scandale, Rachilde, est, parmi d'autres, de ces peintres de l'inversion des rôles sexuels ; avec Monsieur Vénus elle frôle l'indicible absolu, sa Raoule de Vénérande ne peut qu'être dite encore « détraquée », « hystérique », « créature pervertie » et, de sa liaison avec Rattolbe : « dépravation naturelle », « amour du vice » ; le public lettré ne se lasse pas de ces peu mystérieux secrets.

Le détraquement de la femme moderne est fréquemment mis, à mots couverts, sur le compte du malthusianisme, de l'infécondité, –autre figure de la déterritorialisation si l'on songe à l'imaginaire de la femme comme sol à féconder, image qui obsédera le dernier Zola. Et puis il y a les « vices élégants » dont s'empare la littérature. La morphinomane, dont les sens blasés réclament les sensations fortes, car « ce sont les femmes surtout qui se livrent à la morphinomanie »43. Enfin, autre figure décadentiste, la saphiste. Lesbos, « mère des jeux latins et des voluptés grecques », triomphe en littérature à la fin du siècle. On se trouve au milieu d'une vague de saphismes romanesques. La Sapho de Daudet a eu grand succès en 1884. La lesbienne est amplement figurée chez Zola, Maupassant, Péladan, Rachilde, Lorrain ; elle apparaît en poésie de Baudelaire à Verlaine, dont Parallèlement est de 1889. F. Champsaur, dans son roman « fin‑de‑siècle » Dinah Samuel, n'a garde d'éviter une scène, longuement attendue, où son héroïne, comédienne célèbre, déguisée en homme comme de coutume, caresse lascivement un jeune modèle, Berthe Paradis :

... et comme la comédienne l'entraînait vers elle, les deux femmes s'embrassèrent lentement. Puis éperdument. Enfin Berthe Paradis se redressa [etc.].

D'autres pornographes boulevardiers comme Adolphe Belot, Jean Larocque, sont obsédés par le saphisme. Les romanciers de la modernité faisandée ne ratent d'ailleurs jamais la scène d'accouplement saphique, toujours la même, peu imaginative et toujours « étrange », « insatiable », « nervosiaque »... Ce n'est pas que le lesbianisme n'inquiète pas les chroniqueurs sérieux comme signe de la décadence des mœurs. Ceux qu'afflige la jeune fille « moderne » ne manquent pas de la voir « préférer souvent le baiser d'une amie à la caresse saine de l'époux »44.

Théodore Cahu publie Une jeune Marquise, roman d'une névrosée ; exemple accompli de la Parisienne de haut vol, adultère, nymphomane, droguée et lesbienne. On nous décrit sa recherche de sensations sexuelles infâmes, les caresses saphistes avec sa femme de chambre. Les nerfs « émoussés », la détraquée est toujours en quête de sensations plus fortes. Elle sera par bonheur guérie in extremis par la grossesse : « sauvée !... je suis sauvée !... Je suis mère ! ». J'ai peur que le lecteur ne croie que ces données de mélodrame ne situent ces romans à un niveau feuilletonnesque ; qu'il se détrompe, la critique les accueille comme on fait d'œuvres canoniques et artistiquement légitimes. Le Dr Charcot est figuré dans le roman de Cahu sous le nom du « Docteur Charlier » : c'est lui qui soigne la névrosée. Renée, la malheureuse héroïne du roman de P. Valleneuse, Jamais plus ! n'a pas la chance de la marquise, les abus sexuels et l'avortement ont rendu stérile cette femme « dévorée du désir de devenir mère ». Dubut de Laforest dans Tête à l'envers, Louise Morillot dans Madame de Saintenau, roman parisien, nous présentent d'autres Emma Bovary revues par la Salpétrière, que l'éveil des sens précipite dans la déchéance.

La jeune fille moderne

En complément aux portraits romanesques de la femme adulte et adultère, névrosée et nymphomane, le roman travaille au portrait de « la jeune fille moderne [...] toute en nerfs et en caprices [...] irresponsable comme tous les monstres »45. Jules Case obtient un vif succès avec l'Amour artificiel. Les comptes rendus approbatifs abondent pour ce livre. Stella est « une jeune fille d'une éducation détestable ». « Blasée, à l'âge des rêves virginaux, elle en vient pour se désennuyer à désirer les émotions troubles des aventures hasardeuses »46. C'est une détraquée : elle contrevient au rôle naturel de la femme. Stella, grande nerveuse, « hystérique » – c'est le mot clé, – finit ruinée, « déshonorée, avilie », par épouser un vieux, « marché honteux » qui lui rend la fortune. Chez les romanciers du picaresque fin‑de‑siècle, les curiosités sexuelles pour la femme conduisent à la folie, la déchéance et la mort.

Kistemaeckers, l'éditeur bruxellois, publie sous le couvert de l'anonymat Fin de siècle : Ressort cassé. Cette œuvrette moderniste se place sous l'invocation de principes esthétiques intransigeants : « le roman moderne doit peindre la vérité vraie », faisant écho à la fière devise de l'éditeur « In naturalibus veritas ». C'est le journal fictif d'une jeune fille moderne. Cette jeune fille fin‑de‑siècle, cultivée et déjà blasée accumule, pour l'indignation du lecteur, des détails d'un cynisme ! Elle viole son institutrice au collège (c'est le topos de la saphiste précoce), fume des cigarettes russes, boit des petits verres de kümmel et débite des paradoxes malsains avec des « messieurs ». Sa règle de conduite est formulée ainsi : « Tout vice est une chance de bonheur ». Ce petit roman se borne à mettre en fiction une image qui traîne dans toute la presse de la jeune fille de l'avenir, image en négatif de la « vraie » jeune fille, avec la retenue virginale qui lui était « naturelle », incarnant ainsi le mundus inversus de la décadence moderne. Ressort cassé fait paraître la tactique romanesque du naturalisme faisandé : la sexualité précoce, excessive, perverse que l'on prête à ces héroïnes « détraquées » n'est aucunement le résultat de cette observation aiguë du moderne dont se flatte l'homme de lettres : c'est une sorte d'allégorie, de synecdoque pars pro toto valant pour l'image globale d'une société partie à la dérive. C'est pourquoi la « vérité vraie » peinte par l'audacieux anonyme de Fin de siècle paraît, avec le recul, orchestrer en fiction un gros lieu commun des publicistes du temps et le lecteur, pris au piège des indécences suggestives, consomme l'angoisse des doxographes en croyant toucher au plus audacieux des réalismes. Véra Nicole (de Camille Le Senne) est encore le « type accompli de la jeune fille éduquée selon les idées et les programmes modernes » : elle est donc frigide, hystérique et sans cœur ! L'héroïne de Possédée d'amour de Jean Rameau, dégradée par la passion sexuelle infâme, se suicide, etc.

La grande presse qui, elle aussi, se lamente sur l'évolution de la jeune fille, offre volontiers l'image‑présage, horrifiante, de la jeune fille américaine, délurée, émancipée, pratiquant ce que (par un emprunt tout récent) on nomme la « flirtation ». Les États‑Unis servent comme image accomplie de tous les sujets d'angoisse qui s'offrent aux contemporains. Albert Delpit, quand il veut résumer à quels extrêmes en est venue la jeune Française, conclut : « en un mot, elle s'est américanisée »47 !

La grande cause de cette métamorphose contre nature, il faut la chercher de l'avis général, « dans le développement excessif de l'instruction publique des jeunes filles ». De doctes esprits exposent que chez la femme la « fonction génésique [est] en antagonisme avec la dépense cérébrale ». « De hautes autorités estiment que plus l'éducation de la femme est raffinée, plus ses enfants sont faibles ». Aussi Guyau, philosophe néo‑kantien, voit dans l'accès au lycée une évolution qui rendra la femme « absolument impropre à sa fonction de mère »48. Les plus libéraux deviennent des Chrysale bougons qu'indigne pour les femmes « l'illogique gavage intellectuel des universités »49. Dans les Pensées inédites sur l'éducation de la femme, recueil de discours officiels en l'honneur de Camille Sée, les réticences abondent. Éduquons les jeunes filles certes, mais pas trop ! Après tout, comme l'a profondément formulé M. Joseph Reinach : « le vrai diplôme est le contrat de mariage ». Qu'elles fassent le bonheur de leur mari et que leur éducation les y prépare. Certes on est pour l'égalité, mais on songe aussi à la question du « pot‑au‑feu » :

La femme peut théoriquement être l'égale de l'homme et néanmoins soigner son pot‑au‑feu et ses enfants pendant qu'il légifère et conclut des traités avec les nations étrangères50.

Francisque Sarcey ajoute, avec le bon sens dont il est détenteur : « un homme ne s'avise pas de coudre et il n'est pas humilié d'être chassé des soins du ménage par sa femme ». L'abandon imminent du pot‑au‑feu est l'ultima ratio de l'argumentation antilycéenne :

Or, jeunes filles qui pouvez prouver que l'homme n'est ni ange ni bête [...] savez‑vous comment se fait un miroton51 ?

L'absurdité de l'éducation des filles ramène à la même obsession : « Mais le ménage pendant ce temps‑là ! Et les enfants ? Elle n'en a donc pas ? »52. L'éditorialiste de Rouge et Noir a demandé à une bachelière : « faut‑il mettre une carotte dans le pot‑au‑feu ? » et l'a réduite à quia. Il n'est plus de cuisine ni d'amour possible avec ces futures « déclassées » qui, au moment culinaire ou sentimental ne penseront qu'à « ax2 + bx + q »53.

Il y a un plus grand écueil à craindre : c'est le changement complet de la destination de la femme, la déformation de celle qu'on a si souvent appelée l'âme du foyer, la fin d'un sexe en un mot54.

La femme instruite, cette « plaie du jour » ne trouve grâce qu'aux yeux de quelques progressistes, tenus pour esprits chimériques. Les arguments fusent de toutes parts : la gymnastique et ses « promiscuités douteuses » vicient le regard ; le labeur lycéen produit à la longue des « infirmités répugnantes » ; comment la vierge pourra‑t‑elle répondre à des « questions minutieuses sur la construction du corps humain » ? L'étudiant pourra‑t‑il aimer l'étudiante de médecine avec qui il aura disséqué un cadavre (c'est le sujet du roman de S. Quevedo, L'Étudiante) ? Les doctoresses pourront‑elles être les « gardiennes sacrées du secret médical » ? On en doute... Arguments subtils ? Il en est de plus forts. L'éducation des filles conduit fatalement à l'athéisme,

et si la société future connaît la femme athée, je plains ceux qui auront pour mère, pour épouse ou pour fille cet effroyable produit de notre progrès scientifique55.

La plupart de ces bachelières deviendront au moins des déclassées, « tristes produits d'une société en évolution », crime contre la race et aberration morale56. La plupart des institutrices diplômées depuis dix ans sont tombées au rang d'entretenues. « La moitié des filles galantes est pourvue de diplômes », assertion que confirme le Dr Reuss, spécialiste de La Prostitution57. À peine les premières femmes diplômées apparues, on ne parle que d'« envahissement » des professions libérales, en assurant du même souffle qu'elles se retrouveront sans travail, institutrices sans élève, doctoresses sans malade...

Deux figures de la femme diplômée encombrent en effet la chronique d'une kyrielle de commentaires graveleux et ironiques : la doctoresse et l'avocate. La profession médicale, par la voix du docteur Charcot (à la défense de thèse de Mlle Schulze), a donné le ton avec ce que la presse parisienne qualifie de « bonhomie mordante » : la médecine est « une profession qui ne convient qu'aux hommes », les prétentions des femmes y sont « contraires à la nature même des choses,... contraires à l'esthétique ». Les caricaturistes s'emparent de la « doctoresse », figurée à la table de dissection devant un beau gars robuste couché tout nu sur la dalle58. La niaiserie galante, pénétrée d'ironie, est une arme appréciée :

L'éternel féminin non content de torturer les cœurs mâles de traîtrises sentimentales s'apprête à compliquer la géhenne par l'application quotidienne de moxas, pointes de feu, vésicatoires59.

Moins égrillard, l'accueil de l'avocate est tout aussi réprobateur : « qu'elles jouissent encore en paix des douceurs du foyer que quelques déséquilibrés rêvent de révolutionner »60. Il n'est pas besoin d'arguments bien recherchés, il suffit dans le domaine de l'évidence de l'objection ad verecundiam :

Se figure‑t‑on ailleurs qu'au théâtre la femme avocat, la femme sénateur ? [...] Il est fort heureux [pour la femme] que l'homme se charge de l'arrêter au seuil du grotesque, de la mascarade61.

Il serait fastidieux de relever les brocards et les soupirs d'affliction que suscitent les institutrices et autres « professoresses » ; quant aux firewomen, aux « pompières » de Londres elles figurent dans la série des grotesqueries exotiques dont s'effare le chauvinisme français.

L'émancipation des femmes

On ne dit pas encore (ou très rarement) le « féminisme ». On parle du mouvement « d'émancipation des femmes », des « femmes émancipées ». Si le socialisme paraît objectivement plus menaçant, le mouvement pour le droit des femmes paraît pouvoir être contrecarré plus aisément par le ridicule. C'est partout le ton de la moquerie insultante et une abondance d'arguments qui, pris ensemble, tiennent du raisonnement du chaudron. Les revendications des féministes sont – excessives, – inutiles, – absurdes, – immorales, – à leur détriment, – irréalisables, – et d'ailleurs les femmes n'en veulent pas. « Excessives », c'est le terme des générosités des esprits libéraux : la condition des femmes est injuste et souvent misérable, tout être rationnel doit vouloir l'« affranchissement des femmes blanches », – mais toujours le mieux disposé vient à buter sur « l'extravagance de quelques‑unes de leurs revendications »62. « Inutiles » : eh oui, surtout en France, assure‑t‑on la bouche en cœur, où notre culte pour la femme est un objet de stupéfaction, où la femme règne par l'influence, où l'homme est à ses pieds :

Qu'est‑ce que vous lui voulez au pauvre chrétien occidental, suspendu à vos cottes, abruti par l'adoration continuelle de vos charmes et plus efféminé qu'un augustule de la décadence romaine ? [...] Délivrer la femme ? Encore une fois de quoi63 ?

C'est un discours ouvert et libéral, ici. D'autres voient plus sombre : le féminisme est une utopie réprouvée par le bon sens, un facteur d'abaissement de la moralité publique, un attentat contre la race humaine. Ses revendications sont irréalisables, d'abord parce que ridicules (et le ridicule tue), ensuite parce que si elles devaient se réaliser, toutes sortes d'autres changements sociaux devraient se produire, d'autres contradictions se révèleraient, ainsi donc...

L'argument ultime est que du féminisme, – impossible absurde et nuisible, – les femmes ne veulent pas : « l'immense majorité des femmes ne fait que sourire de ces assertions et de ces prétentions »64. Les cœurs populistes, tel Hughes Le Roux, voient dans le féminisme une chimère de bourgeoises : « les femmes du peuple » avec leur « surprenant bon sens [...] haussent les épaules ». Les femmes préféreront être des « inspiratrices » ; « le rôle de la femme finit là »65.

De l'argumentation passons à l'éthopée. Voici la féministe en penseuse de Rodin, la plume à la main tandis que les enfants et le mari, dépenaillés, avec une fixité sombre dans le regard, prennent soin l'un de l'autre66. La description des Congrès du droit des femmes prête à des tableaux désopilants : ce sont des mégères, laides, laissées pour compte, « je les vois en lunettes, de vrais laiderons, des ratées de l'amour et du mariage, des soi‑disant femmes qui ne sauraient ni donner un baiser, ni cueillir une fleur »67. Pour la joie du populo, le monologuiste de café‑concert dépeint le meeting des femmes :

Quoi de plus jusse que la mancipation d'la femme, c'est‑y pas z'honteux d'être sous la dépendance du sesque musculin68 !

Quant aux hommes d'esprit, l'émancipation des femmes leur fournit bien de la copie. Ainsi du prince des boulevardiers, Aurélien Scholl – un vrai feu d'artifice de fine raillerie :

Comment, vous croyez qu'on éprouvera un amour plus entier pour une femme parce qu'elle sera électeur, avocat [...] ou sergent de ville ! [...] Verrons‑nous défiler un régiment dont le colonel sera enceint ? [...] La puissance créatrice manque aux femmes, [...] son cerveau contient trois à quatre onces de cervelle de moins que le crâne du mâle69.

L'émancipation des femmes, c'est la plus vieille sorte de comique, celui du monde à l'envers, un comique pour les enfants, où la vache trait le fermier et le mouton dévore le loup :

L'avenir nous réserve probablement de voir les vaillantes compagnes de l'homme marcher à l'ennemi en colonnes serrées et abandonner à leurs frères ou à leurs maris les soins du ménage70.

C'est d'ailleurs le grand succès du théâtre bouffe cette année‑là : le Royaume des femmes de Raoul Toché, aux Nouveautés : une féerie avec hommes au foyer, femmes ministresses, générales, banquières : on rit énormément. Au milieu de tout ce rire, l'angoisse point, le carnaval de l'inversion s'est emparé du monde, la métamorphose perverse menace le monde réel :

Bref, il y a assez longtemps qu'elles sont femmes ; elles éprouvent le besoin de devenir des hommes71.

Le suffrage des femmes

Ô Femmes ! si jamais je poussais la faiblesse
Jusques à cet excès
De vouloir exercer ces droits – que je vous laisse
De citoyen français,
Je voterais pour vous, femmes délicieuses,
Sources de nos péchés,
Femmes tout notre ciel, ô femmes gracieuses,
Femmes, fleurs qui marchez72.

Raoul Ponchon montre, non sans esprit, combien la revendication des suffragettes s'accorde mal aux topoï du lyrisme. Des suffragettes, il n'en est qu'une poignée en France, mais les échotiers leur font une publicité hyperbolique ; c'est donc cela qu'elles veulent : « faut‑il être femme pour désirer un pareil embêtement ! » Le comble du comique est atteint73. Il paraît qu'aux États‑Unis, des femmes votent. « Mais en France ? Imaginez‑vous en France quelque chose de pareil ? Entendez‑vous ce fou rire ? »74. En effet, il n'est que le catholique Univers pour prendre au tragique ces « premières manifestations du genre féminin militant ». Ailleurs, le rire est unanime. La Lanterne, gauche radicale, n'est pas la dernière à trouver cela « d'un comique absolument réussi ». La presse boulevardière ne tarit pas de compositions égrillardes : « les femmes candidates », nues comme Phryné, égayent le Courrier français :

Chaque candidate sera appelée à faire valoir les avantages qu'elle offre aux électeurs et à présenter son... programme dépouillé de tous voiles obscurs75.

Les revues de fin d'année font un sort au chœur des députées et clôturent allègrement ce chapitre :

Tremblez ennemis de la Femme
Vous allez tomber à ses pieds
Et vous verrez tout feu tout flamme
Bientôt les femmes députés76.

* * *

L'idéologie des femmes dans sa distribution interdiscursive est d'une homogénéité caricaturale : les différences de régime entre l'exotérique et l'ésotérique ne se marquent guère ; le savant n'hésite pas à faire intervenir des topoï galants ou censés spirituels, l'homme d'esprit retrouve soudain sa gravité pour asséner quelque décret positiviste ; le médecin quitte la réserve de l'objectivité pour le ton de l'admonestation ou de la prophétie crépusculaire ; le roman moderniste fait, lui, de la fiction médicale et diagnostique à longueur de pages son héroïne « détraquée », tandis que les monographies de médecine, lorsqu'elles touchent aux femmes, se mettent à faire du style et à accumuler les tropes et les concetti. Contre les femmes modernes, les diplômées, les déclassées, les émancipées, une litanie d'arguments se repassent, du journaliste au médecin et à l'essayiste littéraire. Un même jeu de pathos, qui va de l'autorité tranchante à la fadaise galante, à la dérision haineuse, au comique désopilant, contribue à donner cet aspect de monotonie dans la variation soudaine et le heurt (qu'il serait peut‑être à propos de qualifier d'« hystérique ») des tons pertinents. L'énoncé‑type sur les femmes offre une rhétorique tendue et complexe : il doit affecter à la fois la désinvolture de l'homme d'esprit, la certitude tranchante du savant, la muflerie de la complicité misogyne, la galanterie méprisante à l'égard du beau sexe et poser au milieu de cet énoncé le « nous » de l'Énonciateur souverain ; ce qui donne, chez un chroniqueur du frivole Gil‑Blas :

Les femmes [sont] faites non pour concevoir des idées mais des enfants [...] Elles ne sont pas équilibrées comme nous et quand parfois la science fait l'autopsie de ces charmantes poupées à ressort, elle trouve dans leurs jolies têtes beaucoup plus de poudre de riz que de cervelle [etc.]77.

La grande fonction remplie par ce discours heurté et monotone est d'inscrire donc en creux son énonciateur et son destinataire : hommes de sens rassis et d'intelligence « virile » contemplant, effarés, la dérive de la femme éternelle en garçonnes, hystériques ou giries émancipées. Dans l'analyse de la doxa, il faut toujours mesurer quelle autorité, quelle légitimité un prononcé confère à qui l'énonce. Quand il s'agit des femmes, le journaliste le moins emphatique emprunte aussitôt le ton du juge ultime qui pèse ses mots :

La femme a été créée dans un but précis et elle joue dans la société un rôle que les convenances et les intérêts communs lui ont imposé d'accord en cela avec les faiblesses de son organisme78.

Il en va de même pour ce qu'on nomme la galanterie. Hommage au Beau sexe, elle est surtout le privilège statutaire de l'énonciateur de fadaises. Il n'est pas de lieu trop peu féminisé pour interdire la complicité entre hommes de la galanterie niaise : à la tribune de la chambre, M. Camille Dreyfus, qui débat ennuyeusement du rachat de la compagnie parisienne de téléphone, se lance dans une petite digression sur « les vivacités de langage » qu'il a pu avoir, comme tout un chacun, à l'égard des demoiselles du téléphone, vivacités qu'il regrette et que certes ils n'eût pas eues si, grâce au vidéophone promis par Edison, « j'avais pu les voir en même temps que je les entendais »79. M. Dreyfus, par cette délicate muflerie, signale que même un député radical connaît les règles élémentaires de la mondanité et il suscite parmi ses collègues un sourire entendu.

On a noté que le régime complexe de répression galante est vivement senti comme un mérite patriotique, qu'on s'enorgueillit d'avoir vis‑à‑vis des femmes une attitude sainement « française ». La prétendue émancipation des femmes à l'étranger ne met pas en péril l'idéologie française, elle juge de l'absurdité des mœurs étrangères :

Bien que l'on nous jette l'Amérique à la tête aussitôt qu'il s'agit de la question mort‑née des revendications des droits de la femme...80.

Zed, chroniqueur parisien, prononce dans le même esprit, que la femme intellectuelle, la femme diplômée représente « le ridicule le plus burlesque et le plus antifrançais »... La fonction de cordon de sécurité doxique du fétichisme patriotique est ici particulièrement patente81.

Malgré toutes les dénégations, dont la plus franche est celle du rire incrédule, l'émancipation des femmes est finalement perçue comme absurde, impossible et pourtant fatale. De Robida à Alfred de Ferry (Un Roman en 1915), le récit d'anticipation et de fantaisie conjecturale montre toujours l'égalité politique et sociale des sexes comme le terme inévitable de l'évolution « moderne ». « L'émancipation d'abord civile puis politique de la femme fut la plus bruyante, sinon la plus folle manifestation de ces hardis initiateurs », raconte A. de Ferry, dans sa science‑fiction satirique assez drôle. La doxa conçoit l'avenir comme inévitablement orienté vers un renversement de toutes les valeurs, dont « la femme émancipée » est la plus ridicule, mais aussi la plus menaçante des manifestations82.

Notes

1  Dr Beaunis, Les Sensations internes, p. 45.

2  « Posséder... » : Dr L. Tillier, L'Instinct sexuel chez l'homme et chez les animaux, passim, et P. A Janet, Éléments de morale pratique, 4,6. Cf. encore c.r. de Bourget, Le Disciple par J.H. Rosny, Revue indépendante,  p. 33.

3  J.G. Bouctot, Histoire du communisme et du socialisme, p. 188 et souvent.

4  Par exemple Russie et Liberté, p. 238.

5  R. Bernier, in Chronique moderne,  p. 492.

6  Annales d'anthropol. criminelle, p. 195.

7  L. Tillier, op.cit., p. 238, p. 202 et passim.

8  Dr V. Subtil, Journal de médecine de Paris, p. 503.

9  Revue d'anthropologie, p. 676.

10  J.A Rey, Histoire scientifique de l'année 1888, p. 219.

11  Dr Gérard, La Grande névrose, p. 432.

12  Nouvelles archives d'obstétrique et de gynécologie, p. 141.

13  Charcot cité par le Dr Thermes, Traité élémentaire... de l'hystérie, p. 91.

14  Dr Luys,  Leçons cliniques... sur l'hypnotisme, p. 18.

15  Premier congrès... d'hypnotisme expérimental, p. 131. (Contredit quant à l'aptitude des femmes à l'hypnose par Dr Delbœuf, Magnétisme, p. 64).

16  Dr Luys, op.cit., p. 162.

17  Dr P. Garnier, Onanisme (9e éd. revue), p. 68.

18  Voir aussi P. Deschanel, Figures de femmes.

19  Cité respectivement de : Gil-Blas, 4.5 : p. 1 ; Paris-Plaisirs, 5.4 : p. 1 ; R. Maizeroy, Coup de cœur, p. 14 ; E. Cavailhon, Les Parisiennes fatales, p. 119.

20  Saint-Aulaire, Père Anselme, p. 40.

21  Grande Revue, vol. II,  p. 187.

22  Cité du Temps, 14.11 : p. 2 et Deschanel, Figures de femmes, p. 11.

23  Quatrelle, Supplément littéraire, 4.5 : p. 1.

24  G. Demoulin, Une épave parisienne, p. 199.

25  M. Barrès, préf. à Rachilde, Monsieur Vénus.

26  Russie et Liberté (anonyme, chez Savine), p. 239.

27  « Clé de voûte » : La Revendication, 6.6 : p. 1. « Il faut s'incliner » : Saint‑Aulaire, op.cit., p. 219.

28  J. Revel, Testament d'un moderne, p. 327.

29  Général G. Boulanger, L'Invasion allemande, vol. 1, p. 13.

30  Semaine scolaire, directions et exercices n°6 (9 février).

31  Petit Écho de la mode, p. 209 et Conseiller des Dames, p. 29.

32  Voir la revue de Louise Koppe, La Femme et l'Enfant, fort typique.

33  Parti ouvrier, 27.11 : p. 1 et Le Plaisir à Paris (feuille boulangiste « de gauche »), 13.3 : p. 2.

34  Courrier français, 19.5 : p. 8-9.

35  Revel, op.cit., p. 336.

36  Chaudordy, La France en 1889, p. 21.

37  F. Champsaur, Dinah Samuel (nouvelle version de 1889), XXXIV.

38  A. Ferry, Un roman en 1915 [sic], p. 78.

39  Causeries familières (revue), p. 17.

40  Cigarette : Samedi‑Revue, III, p. 38. Pantolon : Le Gaulois, 8.7 : p. 1.

41  Bovet, Revue générale, I, p. 23.

42  Respectivement de : H. Bauer, Une comédienne, p. 318 ; Les Livres en 1889, II, p. 141 ; Les Livres en 1889, II, p. 162 (sur Gyp) ; A. Gérès, L'Indépendant littéraire, p. 21 (sur Germinie Lacerteux).

43  L'Indépendant belge, 10.5., suppl.

44  P. de Lano, Après l'amour, p. 27.

45  Le Matin, 1.9 : p. 1.

46  Compte rendu de J. Case, Revue générale, p. 593.

47  A. Delpit, Passionnément, VI.

48  « Développement excessif » : Bouctot, op.cit., p. 188. Citations suivantes : J.-M. Guyau, Éducation et Hérédité, p. 193-194.

49  Chronique moderne, vol. 2 : p. 102.

50  F. Sarcey, L'Indépendance belge, 20.9 : p. 3.

51  Le Voleur illustré (revue), p. 301.

52  Claveau, Fin de siècle, p. 360.

53  Rouge et Noir, 27.4 : p. 2.

54  Émile Yvon, Courrier français, 19.5 : p. 10.

55  Phrase finale du roman de G. Ohnet, Le Docteur Rameau.

56  La Bombe, n° 13 : p. 2.

57  A. Scholl, Le Matin, 30.11 : p. 1 ; voir Dr Reuss, La Prostitution, p. 33.

58  Caricature de couverture du Courrier français ; Cf. Revue des journaux et des livres, p. 234.

59  Courrier de l'Est (Nancy), 24.1 : p. 1.

60  Le Constitutionnel, 19.5 : p. 1.

61  Alesson, Le Monde est aux femmes, p. 31. Voir l'affaire Popelin, refusée au barreau par la Cour de Cassation belge : Indépendance belge,13.11 : p. 2.

62  Émile Bergerat, L'Amour en République, p. 73-74.

63  Ibid., p. 80.

64  Jules Simon, Supplément littéraire du Figaro, 13 juillet.

65  H. Le Roux, Le Temps, 14.11 : p. 2.

66  Semaine des familles, p. 658.

67  Paris‑Croquis, 15.6 : p. 6.

68  « Mam' Bonbec ! Au Meeting des femmes », chanson, A.N. F 18 1616, doct. du 17 octobre.

69  Scholl, Le Matin, 30.11 : p. 1.

70  Samedi-revue, ffl, p. 37.

71  Le Correspondant, vol. 154 : p. 341.

72  Raoul Ponchon, Courrier français, 22.9 : p. 2.

73  Bergerat, op.cit., p. 85.

74  Claveau, Fin de siècle, p. 331.

75  L'Univers, 27.9 : p. 2 ; La Lanterne, 19.9 : p. 2 ; Le Courrier français, 22.9 : p. 7.

76  Revue « On n'en parlera pas », aux Archives nationales F18 1421.

77  L. Davyl, Gil-Blas, 8.10.

78  Gazette de France, 1.1 : p. 2.

79  Journal Officiel, « Chambre », 1931.

80  Alesson, Le Monde est aux femmes, p. 5.

81  Zed, Parisiens et parisiennes en déshabillé, p. 33.

82  A. de Ferry, Un roman en 1915, p. 61.

Pour citer ce document

, « Chapitre 22. La « fin d'un sexe » : détraquées et émancipées», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-22-la-fin-dun-sexe-detraquees-et-emancipees