Chapitre 27. Un secteur en émergence : la publicité
Table des matières
L'analyse du secteur publicitaire commercial sera mise sous le signe du pas encore : tout est comme si les conditions préalables au développement galopant de ce secteur et à son inflation rhétorique étaient bien réunies ; pourtant une certaine entropie coutumière et des obstacles doxiques bloquent l'évolution et maintiennent le texte publicitaire dans le terne, le pondéreux ou le tarabiscoté. La publicité subit, sans oser s'émanciper, la censure du banalement « rédigé » et du bon goût. Elle s'adonne aux exposés verbeux (agrémentés d'une typographie peu aérée), au minable pastiche littéraire, au vers de mirliton, ou au conseil du « bon docteur », sans oser le slogan, le barnumesque, le détournement cynique des idéologèmes d'actualité, ou si peu. Si peu : suffisamment cependant pour qu'on puisse repérer les traits hyperboliques, sloganiques qui vont émerger, mais présents de façon timide et occasionnelle – de même que la tyrannie du texte sur l'image, décente et subordonnée, demeure presque totale.
C'est ici le cas où une hégémonie continue à imposer sur un secteur dont le potentiel est bien différent une censure externe, des impératifs de langage sans fantaisie, de bon goût, de respect du chaland, qu'elle exige la reconnaissance formelle de l'humble position mercantile qu'occupe la réclame dans l'économie des discours.
L'affiche
Les murs des grandes villes sont couverts d'affiches : « Grand Bal », « Café XXX », « Paris‑Cannes », « Vient de paraître » ; ce « déluge » de l'affichage est un thème fréquent de l'illustration de magazines. Cependant l'affiche, surveillée par les polices, est soumise à une grande division symbolique qui oppose le Pouvoir d'État au Commerce, l'affiche blanche, réservée aux communications officielles, à l'affiche de couleur ; tout emploi irrégulier du blanc est puni d'amende. L'État, la Commune communiquent avec les citoyens abondamment par l'affiche, sur les panneaux des mairies où l'on placarde les décrets préfectoraux, les discours à la Chambre et le Bulletin des Communes. L'État qui écrit en style administratif, s'est réservé le blanc, abandonnant la fantaisie de la couleur au commerce et à 1' industrie.
L'affiche publicitaire se laisse aller très lentement aux gros caractères sans fioriture. Elle ne prétend qu'au format maximum du « quadruple grand‑aigle » (2.20 X 1.40) mais déjà elle envahit tout, les murs publics et privés (malgré la « Loi de juillet 1881 »), les colonnes Morris, avec le programme des théâtres, la charrette à traction chevaline et à double pancarte, l'homme‑sandwich.
La publicité murale peinte commence à se répandre aussi dans les villes et sur les routes. La rencontre de l'affichage en lithographies et de l'art moderne s'annonce. Willette et Chéret – en attendant Aman-Jean, Paul Berton – transfigurent le paysage urbain, inventent un modernisme de masse, avec les gitanas et les toreros de l'Exposition universelle. Si cependant Chéret rassure les raffinés avec son art à la française, Buffalo Bill qui s'installe à Neuilly avec une exhibition d'attaques de diligence et de cow‑boys, provoque l'unanime indignation contre son « américanisme », indignation qui est bien un effet de dominance, car il n'est pas jusqu'à la socialiste Égalité pour dénoncer ces « images grotesques et écœurantes ». La presse littéraire s'indigne :
« Ce mousquetaire ridicule salit nos murs depuis deux mois avec des kilomètres d'affiches odieuses, anti‑artistiques ; il paie les adjectifs laudatifs à tant la grosse... »
Si le populo fait bon accueil à celui qu'il nomme « Bœuf à l'eau, Bœuf à l'huile », toute la presse bourgeoise s'afflige de ce « déluge d'affiches » qui abusent des gros caractères, de la ponctuation pathétique et du coloris bariolé avec des cow‑boys sur des chevaux cabrés, des Indiens et des bisons et le Colonel Cody en médaillon, avec sa « belle tête » à la Mistral :
« La Buffalo Bill's »
(Colonel W.F. Cody, ancien Chef des Éclaireurs dans l'Armée Américaine)
Wild West Company »
Un autre incident doxique marque d'autre façon les limites du représentable et signale que l'abus de l'image est un point très sensible de la mentalité légitime. L'éditeur de Zola lance en octobre une grosse affiche lithographiée représentant la scène entre Roubaud et Séverine au début de La Bête humaine. Deux personnages habillés certes mais, le topos de Zola‑le‑pornographe aidant, la presse y voit une agression sexuelle : cette fois c'en est trop, un « cri de réprobation » sort de toutes les gorges journalistiques. Le Gaulois constate en protestant contre ces mœurs nouvelles que « l'imagerie tend à jouer un rôle de plus en plus considérable »1.
L'affichage politique
Ce n'est pas ici le lieu de traiter de l'affiche politique et électorale. Il convient seulement de rappeler que les langages de l'espace public, – sous la forme immédiatement perceptible au piéton, au flâneur, de l'affichage, – sont répartis en trois catégories : l'affiche blanche des pouvoirs officiels, l'affiche commerciale et l'affiche des luttes politiques. C'est cette dernière qui subit une mutation qui frappe les commentateurs comme l'indice d'une décadence accélérée des mœurs et du goût. Les campagnes électorales boulangistes ont imprimé à l'affiche politique un changement de style qui consterne les esprits pondérés : pour l'élection partielle du 27 janvier 1889 (Boulanger contre le républicain Jacques), Paris s'est couvert de deux millions et demi d'affiches de tous formats, affichage sauvage qui recouvre les monuments, les bancs publics, jusqu'aux trottoirs, véritable « matraquage » qui, dans sa folie de dépenses, est une nouveauté absolue. La maison Bonnard‑Bidault, au service de Boulanger, a distribué les derniers jours un million de prospectus, 50 000 journaux illustrés, 50 000 brochures. L'effet « pavlovien » de propagande par martèlement sidère l'opinion. Le ton aussi change : si depuis quinze ans le « style » politique est celui de la vocifération, de la calomnie et de l'injure, le boulangisme invente le slogan, l'envoûtement répétitif de formules diffamatoires et haineuses :
« Ne votez pas pour Antoine, candidat de la juiverie financière et de Constans » (Affiche de F. Laur, St‑Denis, 3e, en octobre).
C'est donc l'affiche politique qui se métamorphose, qui impose un style nouveau, celui d'un « langage d'action » qui fait fi des formes canoniques et de la civilité. L'affiche commerciale évolue plus lentement et je pense qu'elle trouvera son modèle de transgression dans la véhémence politique qui, la première, se donne pour principe neuf que « tous les moyens sont bons ».
Le prospectus, le catalogue
La publicité commerciale passe aussi par la distribution de prospectus sur la voie publique ou à domicile, et par le catalogue, qui n'est guère cependant à la portée que des grands magasins2. Les grosses entreprises commerciales et les journaux sont devenus très généreux en chromos « artistiques », calendriers, boîtes d'allumettes... La réclame est enfin parvenue au dos des tickets d'omnibus, à l'entour des menus de gargotes – mais il faut en venir à la publicité de presse, qui est mon objet essentiel.
Publicité de presse : ses secteurs
Les vieilles maisons qui ont pignon sur rue dédaignent encore la publicité, à l'exception des grands magasins, le « Bon Marché », « le Louvre », « le Paradis des Dames » qui s'offrent régulièrement des demi‑pages dans des journaux. Il y a à Paris une trentaine d'agences de publicité qui se partagent ce marché. L'époque distingue la publicité de la réclame, c'est‑à‑dire la publicité, clandestine mais admise, que fait l'échotier et le chroniqueur aux villégiatures, aux livres parus, aux lieux publics. Il faut compléter par une troisième catégorie : celle de l'annonce faite par des particuliers et trustée par la « Société générale des annonces » depuis 1865. Guère plus d'une demi‑page des quotidiens, de 50 centimes à 3 F la ligne. Il faudrait encore créer une sous‑catégorie de la petite correspondance pour adultères mondains et prestations sexuelles diverses :
Extrait des Petites Affiches : « 16944. – Monsieur distingué, désire entrer en relations avec ouvrière ou employée, viendrait en aide. Écrire, poste restante, Paris ».
Il y a des feuilles d'annonces quotidiennes comme Les Petites Affiches et une revue d'annonces matrimoniales, La Vipère ( !).
Revenons aux secteurs publicitaires du commerce les grands magasins donc ; ensuite la publicité financière, celle des emprunts, où déjà se répand le « Gouvernement impérial de Russie, consolidé 4 % » ; et enfin la publicité pharmaceutique, cosmétique, hygiénique, de droguerie, de parfumerie, avec ses eaux minérales, ses quinquinas, surtout ses purges (le dépuratif semble l'alpha et l'omega de l'hygiène) : « Revalescière du Barry, de Londres », « Quina antidiabétique Rooher » [sic], « Rob Lechaux », « Cigarettes Espic contre l'asthme », « Pilules dépuratives Gicquel », « Sirop de Sève de Pin Maritime de Lagasse, pharmacien à Bordeaux »...
Dans la presse catholique cela se connote de révérence ecclésiastique : il n'est de dentifrice que de la main des « RR. PP. Bénédictins de l'Abbaye de Soulac ». On tombe bien vite ici dans le charlatanisme, celui qui promet de jolies poitrines aux dames, l'énergie sexuelle aux vieillards, la cure miraculeuse des coups de pied de Vénus, sinon la pommade pour le « traitement rapide » du cancer.
« Poitrine de Déesse par les pilules orientales [...]
développement et fermeté des Formes de la Poitrine chez laFemme ».« SANTÉ, ÉNERGIE, JEUNESSE. Transfusion de la force, perfectionnement de la méthode Brown‑Séquard. Les PILULES DE TAUREAU du Dr de Lignières, centuplent la force vitale, ressuscit. tous les organes, guériss. radic, tout malad. aiguës et chroniques. Consult. du Doctr, pr. corresp. Flacon 60 pil. av. notice physiol., 10 f.f. GUIDASCI, pharm. à Nice »3.
La presse boulevardière a le monopole des « Dragées d'Hercule contre l'impuissance » et de la guérison des « maladies contagieuses les plus rebelles des voies urinaires »... Tout ce pharmaceutisme suspect renforce dans l'opinion le lien établi entre réclame et charlatanerie.
Styles
Le style est généralement morne comme la typographie n'a rien qui accroche le regard :
Pour avoir
UN DEUIL IMMÉDIAT
s'adresser
À LA RELIGIEUSE,
2 rue Tronchet, Paris.
Tout est dit, on ne joue pas sur les doubles sens ! L'argumentaire ne connaît que l'autorité de l'attestation, – technique d'ailleurs nouvelle et qui choque encore : extraits de la presse médicale en caractères minuscules, lettres de client satisfaits : « Je ne sais comment vous remercier du bien que m'ont fait vos pilules Suisses »... Il n'est d'autres modèles d'amplification que ceux venus des belles-lettres. Le « Rob Lechaux » peut ainsi rédiger un petit roman‑réclame : — « Quoi donc, chère Madame, vous quittez déjà la danse ? » C'est qu'elle est fatiguée, elle aurait besoin d'un dépuratif ! La poésie de mirliton est la forme persuasive la plus complexe du langage publicitaire. L'entité qui a rimé le plus abondamment aux XIXe siècle, celle dont l'œuvre toute en quatrains mériterait par son inépuisable redondance une réédition, c'est le « Savon du Congo ». – Pendant plusieurs générations il a publié dans toute la presse, des poèmes saponifiques, un différent chaque jour :
« Dans ton boudoir quand tu te glisses
Et que tout heureux je t'attends
Mignonne, enamouré je sens
Du Congo, parfums enivrants
Dans ton boudoir quand tu te glisses »
(Lanterne, 11 septembre ; p. 3)
Parfois le Savon du Congo laisse passer dans sa littérature libertine et mercantile un écho dépolitisé de l'actualité, embryon de ce détournement des langages sociaux qui fera la publicité moderne :
Ne votons plus ! Laissons le corps électoral
S'empêtrer dans les noms de Jacques et de Boulange
Et nommons le Congo, ce savon sans rival
Qui parfume et transforme un laideron en ange.
Hésitante sur sa formule, ampoulée, respectable et dénotative ou bien bavarde, rédigée, hommage burlesque au beau style, la réclame qui a un « vocabulaire » (selon G. Matoré) n'a pas encore un discours ni une pragmatique. Elle n'a pas l'insolence hyperbolique acquise aux États‑Unis et qui consterne tant le voyageur français. Parfois, elle s'essaye à traiter de façon moderne le lecteur en nigaud qu'on attrape, titrant « Le Péril social » un entrefilet qui vante le dépuratif Lachaux. Avec plus de bonheur dans le mauvais goût médiatique, les Pastilles Géraudel, qui furent vraiment l'avant‑garde de la pub, publient une « attestation de Mme Sarah Bernhardt » avec photo, et celles d'autres cabotins, Paulus, Coquelin – mais ces battements de grosse caisse restent voilés...4. Admirons l'Eau de Suez, « dentifrice qui supprime pour toujours les maux de dents » : l'oméga de l'euphorie publicitaire est le mensonge total, pas la demi‑mesure. Les Pastilles Géraudel, dont je faisais l'éloge ci‑dessus, viennent de comprendre que l'art publicitaire est un art de l'hyperbole et de son complémentaire, le sacrifice emphatique des « blancs » du texte : Géraudel a compris que le potlatch ostentatoire de beaucoup d'espaces blancs paie autant que l'enflure et les gros caractères. Enfin Géraudel qui « chasse la mort des poumons », a beaucoup recours à l'illustration, et celle-ci écrase le texte. Hélas, – en quoi Géraudel marque les limites de son audace, – son illustration s'inscrit dans l'ordre humblement académique et convenu de la grande composition allégorique : la Force et la Beauté, avec colonnes doriques, offrent au public les fameuses pastilles5.
Notes
1 « Ce mousquetaire... » : Chronique moderne, p. 511. « Cri de réprobation » : Petit Provençal, 1.12 : p. 1 ; « L'imagerie... » : Gaulois, 22.11 : p. 1 (cf. Protestation, C. Munie. Remiremont, Arch. Vosges, 9 Bis M. 26).
2 Pour qui voudrait en localiser : Au Bon Marché [8° W 3188 ou [4 3264, Rivoli 8 WZ 1718, L'Utile et l'agréable. [Jo. 42168, Le Siècle industriel [Fol. V. 2587(1889).
3 Gil-Blas, 27.12.
4 Sarah Bemhardt pose aussi pour « La Diaphane, poudre de riz », Le Désarmement, 9.6 ; p. 4. Pour « L'Eau de Suez », Indép. belge, 12.10, p. 4.
5 Allégories Géraudel in Vie parisienne, p. 140 et Petit Parisien, 10.10, p. 4. Seul le « Cirage Nubian » illustre sa publicité de petites bandes dessinées comiques ; nouveauté inouïe, - mais c'est une maison anglaise.