1889. Un état du discours social

Chapitre 3. L'oral, l'écrit, l'imprimé, l'illustré

Table des matières

L'oral

L'auteur d'une recherche historique doit faire de nécessité vertu : le discours social c'est sans doute le dicible autant que l'imprimable, mais il n'a affaire qu'à des archives écrites et pour cause. Il ne serait pas impossible cependant de tenter une histoire de la parole, de la conversation, celle des salons, celle des estaminets et celle des lavoirs. L'historien audacieux qui s'y mettrait devrait faire preuve de prudence et de perspicacité à la fois pour conjecturer sur les transcriptions, gauchies par le « pittoresque », inconsciemment censurées et « normalisées », qui prétendent mettre par écrit des choses entendues. Henri Monnier, dans la première moitié du siècle, a laissé une curieuse œuvre littéraire, celle d'un ethnométhodologue avant la lettre, exceptionnellement doué d'une « bonne oreille ». Beaucoup de littérateurs et de publicistes ont publié des compilations pittoresques de lieux communs et de formules conversationnelles1. Avec quelle rigueur et selon quels principes, c'est ce qui n'est pas facile à établir.

Le présent ouvrage est centré sur l'imprimé (tenant compte dans une certaine mesure de l'image autant que du texte). On pourra tout au plus poser ici les questions générales des rapports de perméabilité et de discordance entre l'imprimé et le parlé. L'oral a un énonciateur et un destinataire, un contexte microsocial concret aussi. L'imprimé n'a pas de destinataire in praesentia, il « s'offre » à qui connaît le code et dispose des intérêts sociaux ad hoc. La chose imprimée, c'est d'une certaine manière l'anti‑oral et l'anti‑vécu : le distancié, le décontextualisé et le cadré face à l'immédiat, au confus et au mélangé. L'imprimé produit une homogénéisation de la parole, dont les accents, les mélodies, les « accidents » d'énonciation sont gommés. Le Journal officiel, dispositif de transcription de l'oratoire parlementaire, fonctionne selon des règles de censure que nul ne met en question : il corrige les « fautes », gomme les répétitions, supprime les hésitations, euphémise les injures et les « vulgarités » qui échappent aux orateurs. L'« oral » doit être moralisé et régulé. Il paraît des petits manuels, comme Ce qu'on dit à la maison de Dupin de Saint‑André, qui cherchent à réprimer les fautes – de grammaire et de bonne éducation – du langage enfantin. L'enseignement français d'ailleurs fait peu de place à l'expression orale sinon sous les formes, dominées et contrôlées par l'écrit, de la lecture à haute voix et de la déclamation.

Qu'y a‑t‑il dans l'oral que l'écrit censure ? Tout, pourrait‑on dire : les accents (régionaux, populaires), le ton et le débit, les vocabulaires « familier » (on connaît cette catégorie des dictionnaires), patoisant, vulgaire, les lieux communs « pauvres » qu'on énonce mais qui font sourire (« C'est une telle loterie que le mariage »), les cryptosémies et phrases de remplissage (« Tu me disais, Mateo... », « Avez‑vous vu Lambert ? », « Cela fera du bruit dans Landerneau », « Sale coup pour la fanfare ! »), les platitudes (« Tout renchérit avec l'Exposition ! ») et aussi les mythes et les hyperboles du pathos. Ces mythes sont de ceux qui, se diffusant en rumeurs, ne sont portés que par les réseaux d'oralité. L'imprimé ne les transcrit que lorsqu'ils sont sidérants d'étrangeté. Il s'est dit en province pendant la campagne électorale que le Général Boulanger « était revenu », qu'il allait apparaître au jour voulu ! Ce mythe qui rappelle celui de l'« Empereur dormant » étudié dans The Pursuit of the Millenium de Norman Cohn, paraît venir du lointain Moyen‑Âge et indigne les républicains qui soupçonnent une conspiration de diffusion de fausses nouvelles. Mais des mythes oraux bourgeois, on ne trouve guère d'attestation... Quant aux hyperboles, elles marquent que l'oral est accueillant à un pathos que le plus exagéré des journalistes n'oserait reprendre à son compte. Dans le peuple de Paris, après les crapuleux crimes d'Auteuil, « on allait jusqu'à regretter l'abolition de la torture »2. Cela peut se dire sous le coup de l'émotion, mais ne s'imprime décidément pas.

Tous les chroniqueurs en sont d'accord, la conversation « entre hommes » dans les milieux bourgeois ne roule que sur les « Phâmes » et les curiosités et mystères de la sexualité. Il faut soupçonner que la chose imprimée donne une image lacunaire et censurée de la tradition sexuelle orale – de la masculine, dont cependant la littérature nous transmet quelque chose en transcrivant certaines conversations d'artistes, et de la féminine dont il est probable que, rétroactivement, nous ne saurons jamais rien. On trouve dans le roman d'Abel Hermant, La Surintendante, un exemple d'allusion à ces conversations entre hommes qui se trouvent décrites synthétiquement mais, comme toujours, peu détaillées :

Cocheteux à son tour, révéla plusieurs particularités peu curieuses de son alcôve. Les autres se lâchèrent avec une grande brutalité de mots, sans réussir toutefois, malgré leur visible appétit de libertinage, à dévoiler autre chose que des habitudes régulières, une débauche plate, une impuissance absolue au vice d'imagination3.

Sans doute la conversation, « sociolecte de la classe de loisirs » (Zima) joue‑t‑elle un grand rôle dans la société distinguée. La haute société, depuis l'époque de Rivarol et de Sénac de Meilhan, élit et fête ses « causeurs ». Un sociologue comme G. de Tarde voit dans la conversation bourgeoise, « dialogue sans utilité directe et immédiate, où l'on parle surtout pour parler, par plaisir, par jeu, par politesse », « l'agent le plus puissant de l'imitation, de la propagation des sentiments, des idées, des modes d'action »4. Il n'en offre guère d'analyse concrète, mais suppose qu'elle est devenue de part en part perméable aux topoï de la grande presse et de la littérature à la mode, que l'oral bourgeois est absorbé dans la mouvance du discours social imprimé. L'ancienne conversation qui roulait sur des maximes morales ou « existentielles » aurait disparu. Nous discuterons de cette interaction oral/écrit plus loin.

Henri Lavedan (sous le pseudonyme de Manchecourt) dans La Haute, n'a pas le génie d'un Proust, mais il transcrit avec finesse la conversation des gens distingués : un peu d'esprit, d'impertinence, de cynisme et de délicatesse. Les chroniqueurs s'amusent des tics à la mode comme l'« ... Épatant !» cher aux gommeux. Gyp, dans Bob au salon tire un parti satirique facile d'une situation de commentaire obligé, d'un type institué d'échange oral : la visite au Salon annuel de peinture. Mais il y aurait encore à connaître l'oral bourgeois provincial dont on ne nous dit que le rabâchage mesquin et assommant :

Sans cesse avec Mlle Vérignac, elle rabâchait l'éternelle plainte sur la dureté des temps, la cherté des vivres, la baisse de la rente...5.

Il y aurait surtout les différentes oralités populaires, ouvrières et paysannes et les « mentalités » qui s'y attachent. Sur celles‑ci, les transcriptions pittoresques qui abondent, avec la figuration des pataquès et des patoisismes, laissent fondamentalement indécis et suspicieux. C'est dans ce réseau oral que se maintient pourtant la croyance aux sorcelleries, aux guérisseurs. C'est ici que des principes mentalitaires résistent au civisme, à l'hygiène, à "la" moralité. On songera au refrain d'une chanson de Jules Jouy sur les Enfants‑martyrs :

On ne peut rien dir', c'est sa mère.... Ça n'nous r'gard'pas6.

Pour conclure cette question, l'oralité du passé forme un territoire immense et peu exploré. Notons en passant qu'un nouveau mode d'oralité vient de surgir : le téléphonage. Il y a déjà 16 000 abonnés au téléphone dans Paris...

Le théâtral et l'oratoire

Il est deux grandes formes instituées de discours oral qui, elles, se transcrivent exhaustivement dans du texte imprimé : le théâtre et la parole publique. Les règles qui régissent ces discours sont conçues pour les couper rigoureusement du flux et des aléas de la parole ordinaire. Cela va de soi pour les formes oratoires et Dieu sait qu'on est dans une société où fleurissent le discours public : conférences, plaidoiries, réquisitoires, meetings, homélies, cours des facultés, débats parlementaires, discours académiques : tout ceci se trouve aussitôt imprimé. Le R. P. Monsabré prêche le carême à Notre‑Dame sur le thème, à grands effets de rhétorique grondeuse, de « l'Enfer et l'Éternité des peines ». Le discours nécrologique est recueilli en brochures ou dans les revues ; il est soumis à une dispositio et un pathos traditionnels : « S'il est une mission pénible... », et pour conclure : « Adieu, Cotard, adieu cher et tendre ami, adieu ! »7. Tout ce qui se dit à la Chambre, au Sénat, à l'Hôtel de ville, dans les prétoires, les amphithéâtres, les banquets finit par se retrouver imprimé. L'illustration transmet la gesticulation emphatique qui accompagne la parole de réunion électorale : main sur le cœur ; chapeau brandi ; les deux bras levés ; la main crispée à hauteur du visage ; l'index menaçant ; le corps jeté en avant8. Tout dans la parole publique exige un contrôle de la langue, du rythme périodique, des préconstruits stylistiques, qui en fait la dénégation de l'oral spontané. La transcription sténographique des cours du Dr Charcot, monologue du Maître face à l'Hystérique, illustre l'aisance stylisée requise du lettré parlant à des lettrés : longues périodes, antithèses, parallélismes, citations littéraires, métaphores continuées, élégances du phrasé signalent que l'illustre médecin maîtrise une parole calquée sur les rhétoriques de l'écrit.

Quant au théâtre qui prétend au « réalisme », il forme un art tout de convention, fait pour la déclamation, les effets emphatiques, accompagné d'une gestualité hyperbolique dont la presse illustrée montre l'extrême artifice9. Les formes publiques instituées de la parole font écran à l'oralité quotidienne. Il se peut que l'influence joue en sens contraire, que la conversation distinguée s'inspire inconsciemment des conventions théâtrales, étant avide d'une stylisation conforme à son « style de vie ». F. Loliée suggère en passant que le théâtre de l'époque « impose le caprice de son vocabulaire à la langue parlée »10. Il ne développe pas ce propos suggestif.

L'oral et l'écrit

Il existe certes une interférence de l'oral sur l'écrit dans la mesure où l'écriture de la chronique et du journalisme s'évertue à conserver les marques conventionnelles de la causerie. Les grands critiques littéraires, Sarcey, Faguet, Lemaître, s'adressent familièrement à un lecteur qui apprécie les traits de bonhomie et les subjections amusantes : « je m'étais dit... », « ...songez‑donc », « je vous jure que je n'ai rien contre Casimir Delavigne... ». Une bonne part de la presse mondaine et boulevardière est consacrée à alimenter la conversation bourgeoise de bons mots, d'anecdotes. Le Gil‑Blas a pour fonction de procurer de l'esprit tout fait aux blasés : « Il doit fournir chaque matin, le thème des conversations mondaines de la journée »11. On pourrait penser plus généralement que l'hégémonie de la chose imprimée a exercé son emprise sur toutes les formes semi‑publiques de l'oral, que l'artisan parisien parle politique au bistro en empruntant les maniérismes de Rochefort et de L'intransigeant, de même que le mondain s'inspire du « ton » des professionnels de l'esprit parisien, Scholl, Capus ou Bergerat (voir chapitre 26). À notre avis, le discours social fixé dans l'imprimé devient le moule du discours oral des classes alphabétisées, refoulant dans le strict domaine de la vie intime des modèles discursifs, une topique et des valeurs étrangers aux formes sociodiscursives publiques. C'est une hypothèse qui échappe à la démonstration directe, mais qui nous a guidé dans cette étude.

Écrire

Écrire, c'est dans l'ordre matériel, utiliser la plume (la plume d'oie que conservent les gens âgés, ou la plume de fer, introduite dans l'enseignement primaire vers 1870) et le papier. Dans les profondeurs sociales deux modes aberrants de l'écriture subsistent : les graffiti gravés à la pointe du couteau sur les murs et le tatouage, langage des primitifs que la criminologie explique comme indice de régression atavique. Les délinquants exhibent ce codage à même la peau dont les formules frustres et menaçantes font frémir : « À bas les vaches », « Mort aux roussins », « Malheur à moi », « Étoile du bagne », « À Maria pour la vie »12.

S'il ne manque pas d'études sur le genre littéraire épistolaire, – « genre féminin » comme le veut la convention –, on ne trouve pas la moindre recherche socio‑historique sur la correspondance privée, sur la lettre usuelle, ses formes, ses thèmes, ses conventions. C'est une impression générale qui tourne au lieu commun à la fin du siècle passé : on s'écrit moins, l'imprimé puis le téléphone vont tuer la correspondance ! C'est pourtant aussi l'époque où, à travers le développement de la carte postale et grâce au prix modique de l'affranchissement, la correspondance à tous les parents et amis représente une contrainte de sociabilité très puissante. Pour les incultes, les compilations de Modèles de lettres abondent et laissent apparaître des conventions stylistiques et thématiques rigoureuses. Ici encore, on doit espérer qu'un chercheur aura la curiosité de rassembler une large documentation de lettres privées, familières et amicales pour l'époque qui nous occupe et de chercher à répondre à ce vaste problème : dans tel ou tel milieu, qui écrivait quoi à qui et comment.

En deçà de l'imprimé proprement dit, existent des techniques de polycopie et la pratique de la copie manuelle de manuscrits. La profession de copiste et d'expéditionnaire subsiste dans les ministères qui font appel à l'occasion à la formule imprimée ou lithographiée avec des blancs et à la « machine à autographier » pour la reproduction de circulaires. Des copistes travaillent aussi pour les théâtres, les cafés‑concerts. L'« hectographie » reproduit les manuscrits au moyen d'une pâte à copie à base de glycérine et de gélatine. La machine à écrire est d'apparition récente et malgré les alléchantes publicités (« Remington... trois fois plus rapide que l'écriture à la main »), elle rencontre d'évidentes résistances. La routine bureaucratique fait que la fonction publique n'y a pas encore recours. Ce ne sera qu'à la fin du siècle que l'expéditionnaire (homme) sera remplacé par la dactylo (femme), ce qui correspond à une féminisation des bas échelons du secteur public. La première patente américaine pour le « Typographer » de William A. Burt date de 1829. La machine à écrire est déjà répandue aux États‑Unis. L'Europe résiste. La correspondance privée ne saurait être dactylographiée sans impolitesse. Seules quelques grosses maisons de commerce ont recours au « typewriter » et l'étonnement de recevoir une lettre dactylographiée est encore très vif13.

L'imprimé et son prestige

Nous sommes à l'apogée de la « civilisation de l'imprimé », bien loin encore de la « société de spectacle ». La première révolution technique de l'imprimerie date de 1800‑1820 (presses mécaniques etc.) et le journalisme moderne en est issu. Le dernier progrès de la composition mécanique, le « système monotype » qui permet d'assembler des caractères fondus un par un, est tout récent : 1887. En attendant l'avènement de l'oral électronique, tout ce qui a qualité légitime finit par se trouver imprimé, objectivé en feuillets noircis, en principe offert à tous, circulant librement. L'imprimé, que ce soit le livre, le quotidien, la brochure de colportage ou la feuille‑réclame, est dans son omniprésence banale un objet autonome, pourvu d'une identité, immuable et indéfiniment réutilisable. C'est cette image que le Journal, comme imprimé‑qui‑se‑jette et dont l'intérêt s'évanouit en quelques heures, est venu gravement déstabiliser. De ce conflit angoissant entre l'imprimé durable et l'imprimé éphémère, inscrit dans la logique moderne de la « planned obsolescence », nous aurons l'occasion de reparler (voir chapitre 20)14.

Cependant le prestige de ce qui est écrit noir sur blanc, de ce qui a subi l'épreuve transfigurante de l'impression, demeure immense. Les gens d'esprit se gaussent du populaire qui croit dur comme fer à ce qui « est écrit dans le journal », mais eux‑mêmes ne reconnaissent‑ils pas combien la crédibilité, l'acceptabilité des écrits de toutes natures tient à leur qualité d'imprimé, à la garantie fétichiste qu'offrent le nom d'un éditeur ou le titre d'une revue ?

Faut‑il rappeler pour terminer que l'imprimé, c'est bien plus que le livre et le périodique ? Ce sont les billets d'enterrement, les effets de commerce, les lettres de deuil, les prospectus publicitaires, papillons, affichettes, affiches, cartes de visite, cartes à jouer, faire‑part divers, factures, effets bancaires, billets, tickets, invitations à dîner, menus, bons‑primes, brevets et diplômes, images de piété, guides et itinéraires, canards, ronds de bock, cartes‑postales... L'imprimé est partout et connote tout ce qui a valeur instituée, officielle, solennelle, publique, tout ce qui, dans son ordre propre, réclame un statut de visibilité sociale.

L'illustration

Nous ne parlerons pas de la représentation en images globalement (ce qui conduirait à inclure la peinture, la sculpture, la décoration architecturale), mais de la seule illustration sur papier et de son état de diffusion en 1889. On y voit coexister les formes les plus archaïques et les innovations dotées d'avenir. L'image de dévotion subsiste, sur des modèles fixés au XVIIe siècle, liée à certains centres de pèlerinage. À Epinal, la Maison Pellerin, dernière entreprise d'images populaires (depuis 1888 où elle absorbe le fonds Pinot) maintient son succès avec ses images enfantines, galeries de soldats, galeries historiques, feuilles de chansons traditionnelles, « feuilles de saints » et images d'actualité ou portraits d'hommes d'État. Elle a renouvelé son fonds en se lançant dans l'image de publicité industrielle et l'image de propagande politique ; elle travaille éclectiquement pour tous les partis et les prétendants. Le « Général Boulanger » d'Epinal, destiné aux campagnes, n'est pas le Boulanger démagogue préfasciste de Paris ; c'est, en zincographie, un Boulanger raide et solennel, sur son cheval noir, le bicorne à la main. La presse de grande diffusion sait que l'image chromolithographique en pleine page sera découpée, dans les familles plébéiennes, et punaisée au mur. Les revues populaires offrent volontiers au lecteur des hors‑texte, « Souvenir de l'Exposition », dont c'est la destination évidente. De même les « beaux crimes » du Journal illustré seront accrochés au mur des cuisines paysannes. De petits camelots vendent à Paris sur les Boulevards des images, xylographies ou lithographies, qui représentent Allorto (l'assassin d'Auteuil), Léon XIII, Eiffel et sa Tour, Pasteur, Sadi Carnot, Floquet, Rodolphe de Habsbourg... Cependant le « Kodak » vient d'être lancé en 1888 : premier appareil photo de poche à la portée des bourses modestes15 ; de cette innovation technique naîtra un « art moyen » qui le disputera dans les milieux populaires aux couvertures illustrées et au calendrier des postes. Déjà la photographie acquiert le statut ontologique d'évidence irréfutable au‑delà des mots et des témoignages : Y. Rambaud dans Force psychique allègue les « preuves photographiques » des matérialisations spirites16.

Dans la presse, c'est la mise au point récente des techniques de l'héliogravure et de la phototypographie qui met la photographie en concurrence avec le dessin au trait et la gravure17. Ces techniques ne se répandent que lentement : la gravure conserve une touche artistique, elle offre un supplément esthétique et émotif dont la froide reproduction photographique prive le spectateur. Enfin, la couleur vient d'apparaître. Déjà, on pouvait trouver quelques planches au pochoir dans l'Illustration ou dans les revues satiriques. Avec la chromo-photogravure, c'est l'entrée en scène de la technique quadri-/trichromique. Le tirage en couleur reste coûteux et fait figure d'événement18.

Que représente l'illustration de presse ? En premier lieu, sinon par l'abondance du moins par le prestige, il y a la reproduction, l'extraordinaire diffusion en gravures de la peinture de Salon. Les toiles les plus prisées de Bouguereau et de ses pareils font la couverture de l'Univers illustré, Paris‑Illustré, la Famille, le Magasin pittoresque. L'édition d'art se cherche des techniques moins appauvrissantes que la lithographie, mais la grande presse se satisfait du noir‑et‑blanc qui préserve le « sujet » et ses effets de pathos et assure une diffusion démocratique des chefs‑d'œuvre du genre pompier.

Il existe une presse illustrée d'actualité : sa conception de l'« illustrable » n'est pas la nôtre. La tentative de lancer un quotidien illustré, Paris‑instantané, sera un échec (voir chapitre 24). Dans des revues comme l'Illustration, le Monde illustré, l'Univers illustré, l'image abonde, mais elle ne se suffit pas : elle semble réclamer une verbeuse glose, un commentaire explicatif qui traduit en mots ce qu'on ne se satisferait pas seulement de « voir ». Ce qu'elle représente est marqué par une immense exigence de pathétisme et de solennité. Le Figaro, soucieux d'étonner son public distingué, transgresse cette règle implicite en publiant « à l'anglaise » une première interview photographique : celle du Général Boulanger en exil à Jersey, agrémentée de quelques photos montrant diverses attitudes de l'interviewé. Cela étonne énormément et suscite la moquerie, grande façon de se débarrasser de ce qui agresse dans la nouveauté19. Qu'est‑ce qui choque dans cette interview ? Le simple fait qu'on puisse s'amuser à représenter ce qui est, dans son évidence réaliste banale, sans supplément esthétique, allégorique, tragique, pathétique : un monsieur dans son fauteuil, qui croise et décroise les jambes, qui fait des gestes...

En réalité, l'illustration de 1889 est soumise aux règles du « sujet pictural » dont elle est un avatar trivial. Le portrait de l'« olympien », – prince, homme d'État, monstre sacré –, y abonde : il faudra faire quelque jour une histoire des visages et de l'abondance de sens que le XIXe siècle croit y lire. L'embryon du « star‑system », ce sont les gravures en pleine page avec Mounet‑Sully, Sarah‑Bernhardt, Réjane prenant la pose20. Dans une société où l'écrasante majorité des Français n'a jamais vu aucun de ses hommes d'État, l'image gravée transmet le visage de Floquet, de Ferry, de Boulanger, sous la forme solennelle et figée de la lithographie adulatrice ou sous la forme grotesque et animalisée de la caricature politique. Tout le monde sait, pour l'avoir vu cent fois représenté, que Jules Ferry a le nez comme une trompe de tapir, des lèvres pendantes, d'énormes rouflaquettes et un air de larbin vicieux.

À part le portrait dans la solennité de l'individualisme, l'illustration de masse n'admet que ce qui irradie un haut degré de pathos : catastrophe naturelle, naufrage, accident avec cadavres alignés, meurtre en cours d'exécution. Le Journal illustré fait un sort à tous les « beaux crimes » : c'est le meurtre qu'on représente ou l'arrestation mouvementée. Il ne s'agit pas de photographier une banale séance des assises, mais de représenter, selon les lois du mélodrame combinées à celles de la « peinture de genre », un moment tragique à son maximum d’activité et d'émotion21. La gravure de presse imite généralement tous les genres mineurs de la peinture académique. Les « croquis de mœurs », « le coin de Paris », la « scène pittoresque » fleurissent dans la presse artistique (Paris‑Croquis s'en est fait la spécialité).

Enfin l'illustration est intimement liée aux deux ordres de transgression des mœurs honnêtes et de la réserve de bonne compagnie : l'agression tintamarresque de la haine politique et le libertinage ou l'audace sexuelle « suggestive » (voir chapitre 26). Toute la presse satirique et boulevardière joue sur une discordance structurelle entre le texte et le potentiel transgressif‑indicible de l'image. Si haineux que soient les propos des boulangistes contre Jules Ferry et les parlementaires, ils n'atteignent pas à l'intensité meurtrière, au déchaînement scatologique de la caricature, du portrait‑charge. Dans la « blague » dessinée licencieuse, c'est l'informulée convergence entre un cartouche au texte lacunaire et une image ambigûment innocente qui produit l'effet de Witz. Exemple : deux jeunes femmes visitant une glyptothèque tombent en arrêt devant un bronze représentant deux athlètes absolument enchevêtrés l'un à l'autre. Texte : « Fi quelle horreur ! Mais non ma chère, ce sont des lutteurs ! »22 À côté de ces formes équivoques de transgression où l'image comble l'indicible du texte, la presse politique et satirique cultive l'allégorie, la grande composition allégorique héritée de l'image d'Épinal et qui demeure d'une efficace persuasive garantie. L'allégorie qui ne relève d'aucun pastiche de la peinture ou des arts nobles, est vraiment le propre de l'illustration imprimée, elle ne doit pas être traitée comme une survivance. Avec toute sa « modernité » agressive, la propagande boulangiste fait essentiellement fond sur l'allégorie. Celle‑ci offre une sémiotique rigoureusement codée avec un matériau d'unités symboliques en nombre fini. Elle a ses héros (Ferry, Boulanger, Bismarck), ses types (Prolo, le Juif, le Jésuite, le Député concussionnaire), ses objets emblématiques (drapeau tricolore, assiette au beurre, casque à pointe, saucisson, chaîne et boulet, bâillon), ses morts illustres (Danton, Robespierre), ses personnages proprement allégoriques (Marianne, la France, la République, l'Alsace, la Victoire), ses grotesques (tel personnage politique en chien, en serpent à sonnette, en âne, en étron), ses paysages symboliques (avec soleil levant, bastille, poteau frontière, nuages orageux, éclairs). Le boulangisme en a‑t‑il abusé des Marianne en peplum, au bonnet phrygien, les cheveux dénoués s'appuyant sur l'épaule du Brav'Général ! À moins que celui‑ci ne défendit de son épée l'Alsacienne en deuil et en pleurs...23. L'allégorie satirique encore dépasse pour son audace les limites du scriptible. Le Grelot, feuille républicaine, offre une grande composition sacrilège montrant Boulanger crucifié et expirant avec à ses côtés, les deux larrons, Rochefort et le comte Dillon, et à ses genoux la Limouzin et autres « saintes femmes » mâtinées de cocottes24.

Quant à la transgression de la décence puérile et honnête, elle est partout dans la presse dite « artistique ». Il n'est pas de mois que le Courrier français de Jules Roques ne se fasse poursuivre pour avoir représenté « des femmes dont les nudités et les attitudes équivoques ont été manifestement calculées dans l'intention d'éveiller des idées de lubricité »25. La grande « horizontale », la grue, la pierreuse, la petite marcheuse et sa mère maquerelle, – tout le « vice » moderne – ont été figurées suggestivement par cette presse artistique et libertine où les dessinateurs les plus talentueux ont contribué.

L'illustration pour la jeunesse

Une constatation de même sorte peut se faire pour l'illustré destiné à la jeunesse : au texte censuré, pédagogique et morne, correspondent des images éminemment suggestives (« Type de jeune fille fuégienne », des seins fermes, des corps élancés et nus) et une abondance fascinante de scènes d'un extrême sadisme : « Enlèvement d'une femme blanche par les Indiens »26, « Les Négresses dansaient éperonnées par les coups de fouet »27, « Conserves de chair humaine – Les survivants tuèrent leurs compagnons trop faibles »28. Mil huit cent quatre‑vingt neuf peut passer pour l'année de naissance de la bande dessinée, émancipée du texte et ipso facto du bon sens et de l'endoctrinement enfantin. Christophe (Georges Colomb) débute au Petit Français illustré avec « Histoire sans parole » et « L'Arroseur arrosé »29, puis avec « la Famille Fenouillard à l'Exposition ». On verra aussi les anecdotes muettes de Godefroy dans les Annales politiques et littéraires30.

Notes

1  Pour notre époque, on signalera : Rigaud, Lucien, Dictionnaire des lieux communs de la conversation, du style épistolaire, du théâtre, du livre, du journal (Paris, Ollendorff, 1881)   Vivier, Eugène, Sous les rubriques du "Figaro". Bataille de phrases entendues et recueillies (Nice, Impr. de J. Ventre, 1889) ; Vivier, Eugène, Suite aux petites comédies de la vie (Nice, Impr. de J. Ventre, 1889) ; et l'excellent recueil de Roger Alexandre, Musée de la conversation (Paris, Bouillon, 1892).

2  Le Roux, Chemin du crime, p.250.

3  P. 12.

4  Tarde, 1901, p. 83‑85.

5  Bauer, Une comédienne, p. 20.

6  Parti ouvrier, 9.12 : p. 1.

7  Annales médico‑psychol., II : p. 322.

8  Voir Univers illustré, p. 56‑57. On consultera aussi : N. Pierson, La rhétorique du candidat à la députation (Nancy, Impr. nancéienne).

9  Univers illustré, 23.2 : p. 113, (couverture) p. ex.

10  Loliée, Nos gens de lettres, 1887, p. 283.

11  Fonsegrive, 1903, p. 36.

12  Le Roux, Chemin du crime, p. 277.

13  Étonnement et description « surréaliste » de la chose : Bibl. universelle, 42 : p. 92.

14  Consulter par exemple : Martin, Henri Jean, Le livre et la civilisation écrite (Paris, École nationale supérieure de bibliothécaire, 1968).

15  Moniteur de la photographie, 1.1: p. 3.

16  Force psychique, p. 42 & pass.

17  Je ne m'étendrai pas sur la question particulière du livre illustré pour bibliophiles, dont l'histoire a été faite par Rolf Söderberg, French book illustration 1880‑1905 (Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1977).

18  On commence en France, la tradition des « Xmas Numbers » en couleur, cf. numéro de Noël de L'Illustration. Voir aussi en couleur, le recueil Figaro‑Exposition.

19  Cf. parodie de l'interview du Figaro dans Le Grelot, 1.12 : p. 2‑3.

20 Un des hommes du jour les plus représentés est Buffalo Bill, cf. par exemple Courrier français, 25.8 : p. 5.

21  «Crime du Bd. St‑Germain», Journal illustré, 27.1 : p. 29; « Catastrophe de St‑Étienne », 14.7 : p. 220; « Crime de Pont‑à‑Mousson », 8.12.

22 Courrier français, 28.4 : p. 6.

23  Voir par exemple La Bombe, 5.5 : supplément ou ibid., 15.9 (n° saisi). On verra une intéressante série d'allégories anti‑juives dans Le Tirailleur (cathol., Bruxelles), p. ex. n° 31.3 et 29.9.

24  Le Grelot, 18.8.

25  Cit. réquisit. poursuite, Courrier français, 20.1 : p. 4. On trouvera un exemple de dessin poursuivi et condamné : « Prostitution » de G. Redon, Le Moderniste, n° 7.

26  Fig. 13, Tissot, Peaux‑Rouges, p. 51.

27 Journal des voyages, n° 273, couverture

28  d°, n° 606, p. 101.

29  N° 4 et n° 23.

30 On pourrait signaler, en dehors de l'imprimé, comme manifestant un goût populaire « précinématographique » qu'il y a dans Paris de nombreux établissements de « Lanternes électriques » (rue Montmartre notamment) où pour 10 centimes on fait défiler les faits‑divers et l'actualité (Meyerling, accidents de chemin de fer, inondations). Il y a aussi les dioramas automatiques, comme le « Grand panorama des chutes du Niagara » porte Dauphine (entrée 1 F.). À l'Exposition on peut voir les premiers dessins animés du Théâtre optique de Raynaud

Pour citer ce document

, « Chapitre 3. L'oral, l'écrit, l'imprimé, l'illustré», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-3-loral-lecrit-limprime-lillustre