1889. Un état du discours social

Chapitre 31. Opinion publique et débats

Table des matières

L'opinion comme figure rhétorique

L'« opinion publique » est, dans les discours mêmes, une sorte d'agent mythique censé assumer certains intérêts et certaines préoccupations qui sont ceux du publiciste qui l'invoque :

L'opinion publique se préoccupe vivement de l'état de notre marine...1

L'opinion publique allégorise, concrétise, transforme en entéléchies certaines dominantes de la doxa. Cette entité mythique connaît plusieurs avatars. C'est « le Peuple » des proclamations électorales (« Maintenant la parole est au Peuple »), ce peuple qu' invoque avec pathos Boulanger condamné en Haute Cour dans son manifeste « Au peuple, mon seul juge ! »2. C'est « le Pays », toujours dans l'esprit du suffrage universel, dont la valeur d'ultime recours s'impose aux droites les plus conservatrices :

M. de la Rochefoucault, duc de Doudeauville :
Allons devant le pays !
Plusieurs membres à droite :
Allons‑y3 !

Ce Peuple, ce Pays on peut le qualifier à gauche, en plus démagogique, de « masses laborieuses », « peuple laborieux », « France laborieuse » et prêter à ces êtres de raison des opinions, des projets, des jugements et des volontés innombrables. Les débats politiques et journalistiques sont pleins de ces invocations à un Sujet collectif, issu de Hobbes, Locke et Rousseau, autour du « sens commun », de la « volonté générale » et du « Volksgeist », de tout ce qui selon Habermas (1978) s'inscrit dans la genèse de la Öffentlichkeit, de la « publicité ». Sans doute, le « Peuple souverain » (qui ne s'exprime, deux ou trois fois par décennie, qu'à travers le suffrage universel) n'est‑il pas censé avoir en toutes choses des opinions et des désiderata aussi précis et tranchés que l'« Opinion publique », juge‑arbitre des débats permanents qui se déroulent en divers secteurs. L'opinion publique qui toujours « fait justice d'accusations méprisables »4, le « sentiment public » qui condamne et absout, « l'indignation populaire » sont, strictement parlant, des figures de rhétorique renforçant une assertion par l'invocation d'une instance arbitrale, d'un sujet civique, éternellement muet, dans la bouche de qui on met ce qu'on a envie d'entendre.

Une figure de l'hégémonie doxique

Au niveau d'une analyse textuelle des discours sociaux, l'« opinion publique » n'est donc qu'un idéologème parmi d'autres, instance créée par les sociétés bourgeoises démocratiques, qui contribue à légitimer certaines opinions. Cependant, d'un autre point de vue, l'Opinion pas plus que l'Actualité ne sont de pures illusions : ce que nous avons appelé l'hégémonie doxique institue publiquement, dans l'interdiscours, des valeurs et des fétiches (la Patrie, la Science), des débats et des questions (« question sociale »...) et une certaine vision du monde dominante (que nous avons ramenée au paradigme de la déterritorialisation). Lors même qu'il y a sur certains problèmes des partages d'idées et des antagonismes, l'hégémonie est ce qui, d'abord, institue ledit problème comme digne d'être débattu, en procure la formulation canonique et qui organise les « camps » qui s'affrontent de manière à toujours éliminer un tiers exclus. L'opinion publique n'est donc que le sobriquet allégorisé de ces mécanismes d'hégémonie à quoi nous consacrons l'essentiel du présent ouvrage.

De l'hégémonie découle, pour les citoyens pourvus du capital doxique adéquat, le sentiment que certaines idées, certaines volontés qu'ils ont faites leurs, sont « partagé(es) au même moment par un grand nombre d'hommes »5. C'est de cette « conscience » moderne que part Gabriel Tarde, dans son ouvrage de 1901, L'Opinion et la foule. Il perçoit que certaines représentations se diffusent dans le public lisant comme par une « propagation ondulaire », que les journaux notamment ont acquis une « influence persuasive presque irrésistible ». S'exprimant dans la phraséologie de son temps, « Tarde parle de « suggestion à distance » par quoi les « courants d'opinion » s'imposent aux « consciences individuelles » qui forment le « public ». Nous ne pouvons rien retenir de ce cadre notionnel daté, malgré l'intérêt que présentent certaines analyses de Tarde. Le sociologue est frappé par ce qui lui paraît être le fait paradoxal essentiel de la modernité : non pas « ère des foules » comme le voudrait son collègue Le Bon, mais « ère des publics » et du public : des individus physiquement séparés, qui ne « se coudoient pas, ne se voient, ni ne s'entendent », ont cependant le même avis au même moment (ou comme on dira quatre‑vingts ans plus tard, la même « réaction »). C'est « de la Révolution que date l'avènement véritable du journalisme et par suite, du public ». Frappé par le développement de la presse quotidienne, Tarde lui donne un rôle trop exclusif en la matière. Ses analyses de la façon dont, entre un medium de presse et un public particulier, s'accomplit une « sélection naturelle », dont la suggestion, venue « d'en haut », se diffuse par une « invisible contagion », restent métaphoriques. Un penchant normatif lui fait opposer à l'Opinion deux forces qui pourraient en contrebalancer l'influence, la Tradition (l'« opinion des morts » en quelque sorte) et la Raison, laquelle s'identifie aux « jugements personnels d'une élite ». Je ne retiendrai de l'ouvrage de Tarde que cette prise de conscience de l'imposition, sous une hégémonie, d'opinions générales, de visions communes de la conjoncture d'une part et de l'autre, d'idéologies politiques intransigeantes qui vont « sélectionner » leurs adeptes et leurs zélateurs et suscitent une « foi » allant jusqu'au fanatisme (toute l'étude de Tarde est marquée par l'expérience de l'affaire Dreyfus). Le grand complexe d'idéologèmes qui énumère les décadences et les dégénérescences, qui montre le « péril social » ou les dangers de l'émancipation des femmes constitue à mes yeux le noyau de l'« opinion publique » en 1889 : les secteurs discursifs ésotériques ne contribuent cependant pas moins à la constitution de ces représentations que le journalisme qui les popularise et en active la diffusion.

La presse et la conversation

C'est un constat qui a été exprimé par beaucoup d'observateurs au siècle passé (et G. Tarde y fait écho) : les discours journalistiques – de la polémique au mot d'esprit, du récit politico‑parlementaire au fait divers – sont venus nourrir et informer de plus en plus la conversation bourgeoise « privée », au point de réduire celle‑ci à un simple épicycle de l'imprimé d'actualité. La conversation mondaine aurait été le relais essentiel par lequel les idées individuelles se seraient conformées en « opinions sociales ». La compétence conversationnelle et son ordre de valeur se serait partiellement subordonnée aux styles et micro‑récits charriés par la presse (on pourrait supposer dialectiquement que les « débats oraux » ritualisés dans le monde aristocratique ou bourgeois, – sur le Duel, l'Adultère, les « Phâmes », les Abus des pouvoirs en place, etc. –, ont été de plus en plus systématiquement transcrits, mais aussi objectivés et normalisés, par le journal). Les « causeurs » (comme avaient été les Rivarol, les Sénac de Meilhan, les Montlosier) auraient disparu comme talents sociaux spécifiques dans la mesure où l'« esprit », la « gazette du monde » d'une part, les débats « graves » de l'autre se trouvaient désormais médiés par de l'imprimé. Je songe à ce que note E. de Goncourt à propos de Madame Arman de Caillavet, célèbre salonnière :

[...] cette femme de la bouche de laquelle il ne sort pas une idée, une phrase, un mot qui ne soit un cliché de la Revue des Deux Mondes ou du Temps (Journal 15 décembre).

Une archéologie de la conversation bourgeoise nous manque. Une lecture symptômale de l'imprimé et de la littérature, permettrait de reconstruire le « sociolecte de la classe de loisir » (P. Zima) et les autres sociolectes des strates sociales aisées. La question de ses rapports aux différentes presses (de la presse boulevardière à la « conversation de fumoir » par exemple) y serait essentielle. Je ne puis qu'exprimer le souhait que quelqu'un entreprenne une recherche historique aussi essentielle et aussi prometteuse.

Les « débats publics » comme produits de presse

De même que la presse produit (l'illusion de) l'actualité, elle actualise et réactualise certains débats ; elle vulgarise certains problèmes techniques (modes de scrutin, bimétallisme, alliances internationales) en signalant qu'ils « méritent » d'intéresser le grand public ; elle articule à tel événement d'actualité une topique destinée à en faire l'exégèse et à permettre ainsi aux « opinions » de se formuler. Ouverture en janvier d'un crématoire à Paris : les partisans de la crémation affrontent les partisans de l'inhumation et le débat part à fond de train, surdéterminé par des options politiques et religieuses, avec un puissant substrat irrationnel bien entendu. Affaire Chambige : suggestion criminelle ou passion fatale ? Drame de Meyerling : quelle signification attribuer à ce « signe des temps » ? À chaque exécution capitale, éternel retour du débat sur la peine de mort : « la Société a‑t‑elle le droit ?... » vs « que Messieurs les assassins commencent ! »

On a vu plus haut comment la Tour Eiffel a été produite doxiquement comme débat entre les Progressistes et les Esthètes. Toute « nouveauté » institue un simulacre dialogique ad hoc : le morphinisme, l'invasion des anglicismes dans la langue française, la « flirtation », la bicyclette, les suffragettes, la législation sur le repos dominical obligatoire. Les dispositifs d'angoisse fonctionnent à plein sur beaucoup de ces thèmes. Le fardeau des dépenses militaires, la « paix armée » qui règne en Europe, la « fièvre de l'armement » sont un vecteur d'angoisse et l'imminence de la guerre vient étreindre les esprits. « L'Europe danse sur un volcan »6. Comment éviter la conflagration, tout en assurant le respect des intérêts légitimes de la patrie ? C'est le plus interminable et le plus insoluble des débats récurrents.

Tous ces débats publics font appel à une topique canonisée à une époque déterminée, la force des arguments tenant au consensus hégémonique et nullement à l'examen des faits :

Le vieux dicton l'agriculture manque de bras est une cruelle vérité7.

Ce vieux dicton qui n'était qu'une vieille sottise, une erreur économique, s'est montré inusable de force persuasive pendant toute la période de l'industrialisation.

On peut classifier les débats courants de 1889 par degrés de sophistication. Il y aurait d'abord ceux qui relèvent de la banalité du quotidien, qui accrochent la discussion à un « abus » ou à un « danger » dont la formulation vient en droite ligne de l'oral. La corrida est‑elle cruelle ou grandiose ? (on a ouvert des arènes à Paris pour l'Exposition). Le béret que portent les étudiants parisiens est‑il seyant ou faut‑il y voir une signe de décadence de la jeunesse ? Le port du corset n'offre‑t‑il pas des dangers pour la physiologie de la femme ? Les familles aisées ne dépensent‑elles pas trop d'argent pour les jouets de leur progéniture ?8. N'est‑il pas temps d'en finir avec les procédés injurieux des concierges ? N'est‑il pas immoral de donner des pourboires aux garçons de café et aux cochers ? Ce dernier débat est un des plus actifs de l'année. Francisque Sarcey gémit sur l'« abus des pourboires » et d'autres font chorus9.

Viennent ensuite les débats orchestrés par les publicistes et destinés aux gens compétents, c'est‑à‑dire ceux qui vous « posent » pour peu que vous ayiez une opinion « autorisée » : la Constitution de 1875 (tout le monde la réprouve, nul ne sait comment l'amender) ; le Concordat et la Séparation ; la « réforme administrative » (tout le monde est d'accord sur ses grandes lignes ; elle est faisable et souhaitable : rien ne bouge jusqu'en 1945‑1970 environ). Les protectionnistes et les libre‑échangistes s'affrontent en un ballet doxique rituellement réglé, depuis cinquante ans10.

Si on va plus loin dans l'ésotérisme, on atteint les débats de très haute technicité : le « cumul des mandats », le scrutin uninominal contre le scrutin de liste (celui‑ci est sacrifié par le Conseil des ministres après le triomphe de Boulanger en janvier), l'impôt de répartition contre l'impôt de quotité, avantages et inconvénients...11. Un des plus beaux débats pour personnes graves – un des plus ennuyeux aussi – a été celui qui opposa les « bimétallistes » aux « monométallistes », depuis la démonétisation de l'argent en 187312. Même dans ces débats hautement techniques, les dénonciations angoissées abondent. Des cris d'alarme sont poussés pour avertir l'opinion du « Péril maritime », du mauvais état des forces navales13. La question des alliances militaires et l'« isolement » de la France inquiètent les patriotes informés14.

De proche en proche, on en viendrait aux débats extrêmes, aux « opinions avancées », qui vous posent pour les happy few comme un esprit audacieux. Jacqueline au Gil‑Blas (c'est‑à‑dire Séverine) ouvre pour les mondains la question du « droit au suicide ». Elle conclut en faveur de ce droit avec un pathos de l'impavidité intellectuelle qui fait son petit effet15.

Les débats sur l'instruction publique

L'École a été un grand objet de débats. Elle oppose non seulement les laïcs aux catholiques, les démocrates aux adversaires de la gratuité scolaire, les constructeurs d'écoles aux conservateurs qui dénoncent les « palais scolaires » construits à même les impôts16 ; elle oppose aussi les partisans du baccalauréat à ceux qui veulent le réformer de fond en comble, les partisans des nouveaux programmes à ceux qui parlent de « mode allemande », de « germanisation de l'enseignement secondaire »17 ; ceux qui veulent ouvrir les humanités à toutes les classes à ceux qui veulent d'un « solide enseignement professionnel pour le peuple » ; les républicains qui veulent l'instruction obligatoire à bien des gens pondérés qui en perçoivent les « effets fâcheux », lesquels eux‑mêmes se font rabrouer par des conservateurs plus subtils qui admirent dans ce principe un acte habile de « sagesse sociale »18. Il y a ceux qui se prononcent pour l'éducation obligatoire, mais veulent la diversifier : « il devient évident qu'il ne convient pas de donner le même enseignement au paysan qu'au citadin... »19. Les démocrates qui exigent une éducation identique pour tous, ne songent pas un instant à la rendre identique pour les garçons et les filles : il faut à celles‑ci des programmes adaptés à leur nature. Il y a les partisans de l'enseignement scientifique à outrance et ceux qui n'en voient pas l'intérêt :

En dehors de la somme de science étroite et positive indispensable dans la pratique de la vie, tout enseignement scientifique restreint est stérile20.

Le débat entre les amateurs de langues vivantes et les zélateurs du grec et du latin est particulièrement acrimonieux. Il durera plus d'un siècle. Une discussion générale domine tout ce secteur en 1889, l'affaire du « surmenage scolaire ». Les lycéens sont accablés par des programmes encyclopédiques, ils n'ont pas de muscles, ils sont épuisés. Le sport, selon P. de Coubertin et ses alliés, doit devenir le « complément » du lycée ; inspirons‑nous de l'« éducation anglaise »21. Des médecins signalent à mots couverts que les sports obligatoires seraient « un des meilleurs moyens de reconstituer la race, d'empêcher le développement hâtif du sens génital et de ses aberrations »22. Cette campagne contre la dégénérescence de la race est généralement bien accueillie. Certains s'inquiètent cependant : « si on fait de nos enfants des athlètes, on en fera du même coup des ignorants ».

Ce qui vaut mieux que de donner des muscles à la jeunesse, c'est de former son caractère ; or ce n'est pas l'éducation physique qui atteindra ce résultat23.

On s'en doutait peut‑être, c'est l'instruction publique qui a polarisé le plus de débats à la fin du siècle passé, ce qui ne revient pas à dire que ces débats aient été orientés vers des solutions concrètes de consensus. Conçus selon l'ordre des discours et des intérêts sociaux, ils étaient fatalement interminables (à la façon de certaines psychanalyses). Je tendrais à poser que les « grands débats » produits par la publicistique sont toujours de cette nature ; dans l'équilibre des valeurs canoniques qui prévaut, ils sont insolubles : le fléau de la balance hésite indéfiniment entre le pour et le contre, chacun des plateaux étant chargé d'idéologèmes, de faux problèmes et de mythes qui s'équilibrent.

Ce ne saurait être un hasard que les trois grands débats récurrents, ceux qui ont le plus fait couler d'encre et de salive, étaient à la fois – avec une aura passionnelle irradiante – absolument sans résolution doxique possible. Il s'agissait – de la peine de mort, – du duel et – du mariage (de l'adultère, de l'impossible monogamie). Je ne décrirai pas la problématique connue de la peine de mort. Je note en passant comment le débat public, loin de poser la question en termes axiomatiques, se nourrit de sa propre incohérence pour dériver à jamais dans des sous‑questions innombrables : faut‑il supprimer la guillotine, mais avec quelques exceptions pour de véritables « bêtes féroces » ; remplacer l'échafaud par l'« étincelle électrique » comme aux États‑Unis, ce qui rendrait l'exécution moins pénible et plus propre ; supprimer le droit de grâce... pour obliger les jurys à y regarder à deux fois avant de condamner ? Le discours social s'emberlificote ainsi dans un nœud de contradictions et d'apories byzantines. Pour le duel (et à chaque duel, les chroniqueurs reposent toute la question), même embarras : le duel est absurde, archaïque, barbare, incivique, aléatoire dans ses résultats, irrationnel et choquant. Accord complet sur ces qualifications. Cependant, si le duel n'existait pas, comment un homme défendrait‑il son « honneur » ? Objection universellement admise. Alors pourquoi pas de duels en Angleterre ? Réponse : c'est le « tempérament national ». Là‑dessus, on reprend le débat à zéro : « Tout est dit et redit sur le duel », reprenons les arguments dans l'ordre sur deux colonnes24.

Quel est l'homme de cœur qui dira sans rougir : « Je ne me battrai jamais, quoi qu'il arrive » ? Le duel est donc une nécessité dans nos mœurs, le complément des lacunes de nos mœurs25.

On est contre le duel, certes, mais c'est un « préjugé respectable » : qu'un homme public refuse de se battre, on en fera des gorges chaudes !26. Quand le socialiste Cluseret dépose un projet de loi contre le duel, le sommet du ridicule est atteint ! Vouloir toucher au duel, il faut être un ancien communard pour cela ! Le duel choque, si vous voulez, mais ne saurait disparaître27.

« Je défie tous les sages de la Grèce d'extirper [de France] l'adultère plus que le duel »28. Le fameux chroniqueur Parisis a de ces rapprochements, mais peut‑être pas si sots : dans l'ordre des débats en forme de nœud gordien, duel et adultère se valent. Le mariage monogame est impossible et contre‑nature ; cela est vite accordé, mais il est impossible aussi d'aller au fond des choses et les plus radicaux s'arrêtent en chemin29. Alors que voulez‑vous, l'adultère masculin est le grand « correctif ». Mais attention ! approuver l'adultère ne saurait s'étendre à l'adultère féminin : distinction absurde, soit mais qui relève du « consentement général », comme le reconnaît un éminent sociologue30. Il faudrait un livre pour exposer dans les nuances de ses subtilités, la casuistique fin‑de‑siècle de la vie conjugale et de l'adultère, si inacceptable et si nécessaire.

Communions vertueuses

L'opinion publique de presse est à bien des égards un simulacre de la conversation : il y faut certes, de l'animation, de la discussion, mais aussi des moments d'unanimisme fondés sur le vieil adage que « tout le monde est pour la vertu ». Nul ne veut du mal aux sourds‑muets ni aux vétérans militaires. Tout le monde se récrie d'horreur devant l'enfance maltraitée, « les petits martyrs »31. Nul ne souhaite une société où le « pot de vin » triompherait. Personne ne s'avise d'éprouver une quelconque sympathie à l'égard des souteneurs. La presse a découvert récemment l'usage bénéfique pour elle de ces moments de communion dans la moralité et le civisme. Elle sait qu'en dénonçant les abus de la police des mœurs32, l'inertie des fonctionnaires, la gabegie bureaucratique elle fera l'unanimité. Elle ne s'en prive pas. Elle peut aussi faire campagne pour les réformes que tout le monde souhaite (le curieux étant que, malgré ce consensus, rien ne bougera). Ainsi réclame‑t‑on depuis des années « la suppression des octrois »33. Dans le même ordre, la presse entretient l'enthousiasme pour certains « grands projets » qui donnent l'impression d'une prévision collective de l'avenir. Paris attend son métro et on va répétant que le tracé en est « définitivement établi ». Toujours remis aux calendes grecques, il occupe une grande place pourtant dans l'imprimé. Quant au pont ou au tunnel sous la Manche, une douzaine d'articles en montre l'intérêt et la faisabilité, laissant entendre qu'il suffirait de bien peu pour que les chantiers soient ouverts34.

Le journal populaire, désireux de pousser ses tirages en acquérant de la respectabilité, lance volontiers de petites campagnes moralisantes, des souscriptions pour les enfants pauvres, les accidentés du travail, les indigents. Il commence à assumer un nouveau rôle de « bonne fée » publique et de « redresseur de torts » qui est censé lui attacher un public édifié et charitablement stimulé35. Il tempère les violences de la polémique politique en trouvant des « communs dénominateurs » pour tous publics qui lui créent une sorte de personnalité vertueuse et civique.

Notes

1  Weyl, La Marine militaire, p. 1.

2  Cocarde, 15.9 (2e édit.) : p. 1 et proclamation du 7.8.

3  Journal Officiel, 31.1 (255).

4  L'Ordre, 11.9 : p. 1.

5  Tarde, 1901, p. 3.

6  L'Alliance franco-russe, 16.6 : p. 1. Thème fréquent : « ... dans l'état actuel de l'Europe une conflagration générale peut éclater à tout moment » (Revue occidentale, 22 : p. 213).

7  Dr Reuss, Prostitution, p. 34.

8  L'Ami de l'enfance, p. 18.

9  Sarcey, Don Quichotte, 20.7 : p. 3, voir aussi Semaine spéculative, 26.8 : p. 3.

10  Les protectionnistes s'expriment au Travail national et dans « l'Association de l'industrie française » ; les libre-échangistes dans le Temps et le Journal des Économistes.

11  Cossé, Constitution future, p. 294.

12  Nombreux articles sur la question dans le Travail national, le Journal des Débats (2.6 : p. 2) ; Le Messager de Paris donne la parole aux bimettalistes (16.2 : p. 1 et p. 2). L'Économiste français s'y oppose (14.9 : p. 313). Le Soir est monométalliste (7.2 : p. 1). Voir aussi Allard, Dépréciation des richesses, p. 56.

13  Pène-Siefert, Marine, p. 294, sur le Péril maritime.

14  Juglart, Vivre la France !, p. 41.

15  Jacqueline, Gil-Blas, 26.7, « Droit au suicide ».

16  Petit Moniteur, 24.8 : p. 1.

17  « Le Germanisme dans l'enseignement secondaire », L. Martel, Instruction publique, p. 660.

18  L'instruction a fait naître trop d'illusions et écarte les bras du travail manuel, selon Chaudordy, France en 1879, p. 44 et p. 45. « ... acte de sagesse sociale » : Temps, 2-3.1 : p. 1.

19  Bouctot, Histoire du socialisme, p. 250.

20  Guyau, Éducation et hérédité. Sur le latin, voir Amiel, Erasme, IV. Contre : Revel, Testament, p. 197.

21  P. de Coubertin, l'Éducation anglaise en France. Une « Ligue de l'Éducation physique » vient de se fonder.

22  Petithan, Dégénérescence de la race belge, p. 23.

23  Matin, 15.5 : p. 1 et R.P. Calvet, Du Rôle des langues anciennes, p. 6.

24  Claveau, Fin de siècle, p. 103.

25  P. Foucher, Gil-Blas, 14.6 : p. 2. Grosclaude, Joies du plein air, p. 43.

26  Reinach refuse de se battre avec le Marquis de Morès, Triboulet, 4.8 : p. 4.

27  Ridicule du projet de loi : Paris-Instantané, 10.12 : p. 1.

28  Blavet (Parisis), Vie parisienne, p. 307.

29  Cela se dit en vers : Martin, Cantiques impies, p. 35 :
« Le Mariage ! Assez, c'est une ignominie ! Chaîne qui, nous liant ainsi que des forçats Change l'amour sincère en tardive agonie
Et nous rend odieux la femme et ses appas. »

30  Combes de Lestrade, Éléments de sociologie, p. 31. Sur l'adultère, étude « grave » : Nouvelle revue, I : p. 793-816.

31  « Les Petits martyrs », Petit Moniteur, 20.8 : p. 1.

32  Voir la thèse de W.B. Allin, The Parisian Police under Fire. The Campaign against the Préfecture de Police, 1870-1884 (U. of Chicago, 1978). Cf. A. Dubarry, Service des mœurs.

33  Messager de Paris, 6.2 : p. 1.

34  Pont ou tunnel sous la Manche : l'Éclat de rire, 25.8 : p. 400 ; Indépendance belge, 19.1 : p. 2 ; Frollo, Petit Parisien, 22.10 ; Matin, 1.1 : p. 2 ; La Nature, II, p. 340 ; Correspondant, p. 157.

35  Campagnes de La Lanterne : pour l'amnistie des faillis honnêtes : 3.6 ; pour aider les mariages entre indigents : 27.10 ; pour les étrennes des enfants pauvres : 9.12. Campagne pittoresque du Petit Marseillais, 21.8 : p. 1 par exemple, pour « un costume officiel au président de la République ».

Pour citer ce document

, « Chapitre 31. Opinion publique et débats», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-31-opinion-publique-et-debats