1889. Un état du discours social

Chapitre 32. La Révolution française et son Centenaire

Table des matières

Décrire, interpréter et vouer aux gémonies ou consacrer l'apothéose de la Révolution de 1789 c'est, en cette année du Centenaire, la première tâche des historiens de tous bords, flanqués de publicistes et de compilateurs de brochures populaires. Il n'est pas non plus de journaliste, de chroniqueur qui ne soit tenu de dire ce qu'il pense de l'événement centenaire, de quels épisodes il se réclame et quels il rejette (toute une tactique passe en effet par le démembrement de la Révolution : contre le slogan futur de Clemenceau, « la Révolution est un bloc », on élit par exemple 1789 pour mieux vilipender 1793). La manière dont on interprète 1789 rejaillit évidemment sur la façon dont le moment présent est analysé et réciproquement, la « gabegie » actuelle ou au contraire les « progrès continus » qui s'accomplissent permettent d'argumenter contre ou pour les événements que tous les entreparleurs mettent à l'origine du siècle écoulé, selon le topos commun « il faut juger l'arbre à ses fruits ».

Ma description suivra la logique du spectre parlementaire, allant de la droite à l'extrême‑gauche, de la condamnation totale à l'appropriation enthousiaste avec, à l'extrême bout, les socialistes révolutionnaires et leur thématique de la Révolution confisquée, trahie, à recommencer donc plutôt qu'à compléter. La mise en figures et en arguments de 1789 n'est guère séparable de toutes sortes d'autres complexes idéologiques, celui par exemple qui s'articule en : Progrès (terme positif), – Évolution (terme positif‑négatif), – Décadence (terme négatif), celui de la « Question sociale » et de ses remèdes et solutions... (chapitres 15 et 21).

« Il est évident que pour chacun de nos contemporains la manière de voir et d'agir dépend en grande partie de l'idée qu'il se fait du mouvement de 1789, point de départ de l'époque actuelle »1. C'est par ces mots que Mgr Freppel, porte‑parole de la droite, entame sa polémique contre la Révolution française. Sur ce point, en tout cas, le prélat peut s'entendre avec les républicains. Entre 1886 et 1890, il est paru cent et un ouvrages généraux sur la Révolution, sans parler de biographies et de monographies sur des épisodes particuliers. « Il y aura une bibliothèque du Centenaire » notait Albert Sorel dans le Temps (30 octobre). C'est toute la France du XIXe siècle qui, à l'instar de Bouvard et Pécuchet cherche « les causes de la Révolution ». Les années du Centenaire surchauffent cette obsession. Le débat à la Chambre en avril sur l'institution de la Haute Cour pour juger le Général et ses « complices », sont pleins d'allusions aux tribunaux révolutionnaires, à la convention, aux proscriptions... La droite et la gauche ont chacune mis en place « un réseau historiographique complet » (Pascal Ory), revues savantes, collections monographiques, ouvrages d'art et fascicules de vulgarisation et de propagande. Les réactionnaires ont leur revue, la Revue de la Révolution de C. d'Héricault, qui répond à la Révolution française. Ils ont aussi leurs fascicules populaires, avec la Bibliothèque à 25 centimes du Marquis de Beaucourt et un Almanach de la Révolution publié par Héricault. Une autre revue de droite, la Revue des questions historiques est pleine de diatribes contre la Révolution. Il y a, en marge de cette propagande conservatrice, toute une littérature nostalgique des fastes de l'Ancien régime, une littérature attendrie sur le « bon vieux temps » comme les Contes du Centenaire de G. Filon. Les malheurs de Marie‑Antoinette font florès : dix ouvrages lui sont consacrés entre 1886 et 1890. F. de Vyré publie une Marie‑Antoinette où il se propose de « scruter avec pitié et piété tous les détails de la vie de Marie‑Antoinette et de sa mort héroïque »... Je ne m'attarderai pas à ces travaux de « dévotions » particulières.

La version contre‑révolutionnaire catholique

La plupart des réactionnaires s'alignent sur une interprétation relativement habile, dont le modèle est dans l'ouvrage du prélat royaliste, Mgr Freppel, évêque d'Angers, la Révolution française. Sa version rénove un peu la tradition qui vient de Bonald et de J. de Maistre et qui fait de 1789 une entreprise satanique, hideuse dans ses principes, dans tous ses actes et dans toutes ses conséquences contraire à l'ordre naturel. Elle retient cette axiomatique, mais admet le principe de certaines réformes, la nécessité d'une évolution sociale, ne renie la liberté démogogique des révolutionnaires que pour prôner les libertés traditionnelles et se développe autour d'un mythe qui oppose 1789 (réformes royales) à 1793 (folie révolutionnaire). Je vais condenser autour de l'ouvrage de Freppel une série de livres et brochures de droite qui épousent la même ligne narrative et argumentative. Le succès du factum de Freppel a été immense en effet dans toutes les droites. Il paraît en feuilleton dans la Gazette de France, puis dans la monarchiste France nouvelle ; la presse catholique s'efforce de créer autour de l'ouvrage un mouvement d'opinion. Les réactionnaires auront enfin raison des « mensonges et calomnies historiques » charriés par l'histoire républicaine, des « lieux‑communs imposés à l'histoire depuis un demi‑siècle », de l'« histoire fictive » fabulée par les républicains : « des torrents de sang au début, des torrents de mensonges ensuite... »2.

I. Le jugement d'ensemble chez Freppel ne s'embarrasse pas de nuance ; il est conforme à la tradition catholique‑monarchiste : 1789 fut « l'un des événements les plus funestes qui aient marqué dans l'histoire du genre humain ». Cependant, l'éminent prélat ne se proclame pas légitimiste – ce qui paraît bien suspect au monarchiste Journal de Paris (10 février) : il « s'est arrêté à moitié chemin ». Freppel ne veut pas se laisser enfermer dans une logique « ultra », il veut impressionner et convaincre certains modérés qui goûteraient peu les fulminations. Si 1789 fut, comme le proclament d'autres publicistes, « le commencement de nos malheurs », « le point de départ des plus profondes humiliations »3, il faut d'abord montrer que cette révolution n'était pas fatale. C'est ce que fait aussi G. Feugère : la « pure doctrine du fatalisme historique » est l'alibi des républicains, doctrine irrationnelle et qui sert de passez‑muscade aux excès et aux crimes. L'idéologie de la « fatalité historique », affirme Feugère, absout les criminels et prive l'histoire de morale. Or, – c'est la thèse de Freppel, de Feugère et d'autres –, des alternatives pacifiques s'offraient, des réformes étaient possibles et même amorcées. La Révolution n'a pas emporté un régime épuisé et condamnable, elle a emporté ce mouvement de réformes, elle a détourné le cours « normal » de l'histoire vers le pire étant dirigée par les pires. Cette thèse va plaire jusqu'au centre‑droite. E. Olivier (La France avant et pendant la Révolution) opposera de même façon les réformes à la révolution : « l'ère des révolutions a fermé chez nous celle des progrès et des réformes » (p. 617).

Ce que posent les freppeliens, contre tout immobilisme de principe, c'est l'approbation des évolutions nécessaires contre les révolutions, toujours catastrophiques. Cet argument‑calembour est très suggestif. Le seul régime social viable est celui fondé sur la continuité, une évolution réformiste à partir des traditions les plus anciennes de la France. 1789 a « rompu le cours naturel » de l'histoire nationale ; ce fut un accident, cause de tous nos malheurs : « depuis tantôt cent ans nous sommes dévoyés »4, « La France est sortie de sa voie historique et traditionnelle en 1789, et [...] depuis lors, elle n'a pas su y rentrer définitivement »5. L'antisémite Drumont qui pose au socialiste, reprend ces énoncés presque littéralement : 1789 fut « une déviation du sens de l'Idéal – un faux chemin pris en 89, un chemin au bout duquel on [n'a] rencontré que des désillusions, des catastrophes et des hontes »6.

Les « freppeliens » concèdent, avec diverses réserves, la « nécessité de réformer l'Ancien régime », mais on ne devait pas « tout à coup » annuler « en quelques jours les effets d'un travail de quatorze siècles ». Le vrai nom de la Révolution, c'est donc « Destruction »7, tel est son principe générateur, sa raison d'être. Les réactionnaires s'efforcent avec Freppel de répondre point par point à l'argumentation républicaine :

1. la Révolution n'était pas fatale ; 2. il fallait des réformes mais elles se seraient produites spontanément, de façon pondérée, non sanglante ; 3. la Révolution n'est pas synonyme de réforme, elle en est l'antonyme, la négation. Le républicain dira : où est‑il, ce mouvement réformateur ? C'est justement la clé du récit freppelien : la convocation des États généraux, l'invitation à rédiger les cahiers de doléance furent un acte royal réformateur ; c'est donc contre la réforme monarchique que la prétendue révolution s'est opérée. Comme la France serait belle et heureuse, « si la nation eût marché dans la voie tracée jusque là en suivant le chemin dont les cahiers de 88 indiquaient les fermes jalons... »8.

Habileté de la thèse « freppelienne » : un certain degré, insuffisant mais raisonnable et conforme à la nature des choses, de libertés et d'égalités était présent dans l'Ancien Régime. Il ne demandait qu'à se développer par une évolution réformiste. Les sanglants démagogues de 1789‑1793 ont proclamé bien haut des « Principes » fallacieux, qu'ils n'ont jamais appliqués. Ils ont brisé le mouvement réformateur voulu par Louis XVI. Ils ont produit l'instabilité permanente, le désordre, la haine de la religion. Ils règnent encore sur un système faux, antisocial, incompatible avec une évolution naturelle des sociétés. Il fallait détruire les abus ? Mais « nul ne songeait à les maintenir » ! Ce qu'il y a de bon dans les principes de 1789 est l'œuvre de l'« esprit monarchiste » (thèse de P.‑L. Target, Un cahier de 1889) ; la République, sectaire, n'est qu'une coterie de privilégiés qui persécutent les catholiques. « On arrivera à conclure avec M. Léonce de Laverne que Louis XVI a été le meilleur de nos rois »9. E. Olivier ajoute que les abus de l'Ancien Régime ont été fort exagérés. Il y avait de la corruption, mais la France était en 1788 une société en progrès dans tous les domaines. C'est ce progrès que la Révolution a interrompu et c'est au nom du progrès (tempéré) qu'il faut la condamner.

La conclusion en découle : si la France survit, malgré la gabegie instituée, c'est grâce à ce qui subsite malgré tout des institutions d'Ancien régime, desquelles E. Olivier parle avec beaucoup d'érudition. Au bout du compte, les réactionnaires sont disposés à commémorer 1789, car 1789 c'est la « Déclaration royale du 23 juin » ; toutes les réformes y étaient faites, sans persécution ni terreur (thèse de G. Romain, La Révolution et son œuvre ). « Les réformes qu'on attribue à la Révolution étaient étudiées, préparées avant elle, assurées sans elle » (p. 3). Ah ! Combien Louis XVI mérite encore et toujours le titre de « Restaurateur des libertés françaises », alors que les vrais liberticides sont les prétendus sans‑culottes !10 Louis XVI ne s'affirme pas grand réformateur tardivement ; il l'était en quelque sorte congénitalement et a été seulement retardé dans son œuvre par l'opposition bourgeoise :

Dès son avènement au trône, Louix XVI a commencé les réformes. Il s'est fait aider par Turgot, le chef des économistes de son temps, qu'il a appelé au ministère. Arrêté par l'opposition dans son œuvre de rénovation sociale, il a convoqué les états généraux, qui étaient considérés comme la vraie source des réformes11.

E. Lefebvre, rédacteur à la Gazette de France va un peu plus loin encore : 1789, c'est la démocratie monarchiste avec les États généraux. Depuis 1789, « la nation n'a jamais été consultée », elle ploie sous le joug de la « longue tyrannie maçonnique ». Que les francs‑maçons fêtent leur 1789, sanglant et destructeur (car il y a l'épisode de la prise de la Bastille), nous, légitimistes, avons le droit de commémorer « le centenaire du 1789 national qui est le nôtre ». La thèse freppelienne, – changeant de ton sinon de contenu –, s'en va prêcher au peuple des campagnes :

Que nenni, qu'on n'était pas si malheureux que ça dans ce temps‑là.
D'abord, les anciens qui vivaient encore nous racontaient ça autrefois et ils ne se plaignaient pas ; c'était pas comme aujourd'hui que j'payons des impôts plus gros que nous et qu'il y a un tas de va‑nu‑pieds qui s'en fourrent tout plein par le bec à même nous. Voyez‑vous, y en trop qui ont l'assiette au beurre et qui s'y engraissent.
Et puis, sur l'affiche, j'voyons encore que si le Roi avait commencé à réformer, un peu plus tard les autres ont fait la déclaration des Droits de l'Homme, comme on dit, qu'c'est beau à lire, mais que plus tard encore y a eu la guillotine [...].
La Révolution, mais j'voyons là‑dessus que la Révolution, celle qui devait réformer ce qu'était à réformer, c'est sous le Roi qu'elle a pris son commencement12.

II. Le récit réactionnaire met ensuite en place le réquisitoire contre les « folies » et les « crimes » de la période révolutionnaire. Le premier de ces crimes, c'est la prise de la Bastille, perpétrée ce 14 juillet, puisque « la République a fait de l'anniversaire d'un crime une fête nationale »13. L'exécution du roi réformateur Louis XVI représente l'acmé de la criminalité révolutionnaire ; le sang de « ce roi si débonnaire, si bien fait pour rendre un peuple heureux » est retombé sur la France14. « La mort de cet infortuné monarque sera pour le pays une éternelle honte, c'est le plus grand opprobre qui puisse être infligé à une nation »15. Plus que la personne même du roi, les conventionnels anéantissent en lui « le principe d'autorité, le pouvoir dont la société ne peut se passer »16. Il était fatal que la France roulât alors « dans des aventures qui ne sont que l'expiation continue d'un grand crime »17.

L'anarchie révolutionnaire s'en prend simultanément à la religion, à l'Église, consommant l'« apostasie » commencée par la « réforme prétendue »18. Freppel développe dans son avant‑propos le parallèle entre le satanisme de la « prétendue Réforme » et celui de la Révolution française. Au‑delà des persécutions et des martyres qu'elle engendra, la Révolution fut mauvaise dans son essence en tant qu'« application du rationalisme à l'ordre civil, politique et social », rationalisme dont découle la volonté « d'éliminer le christianisme tout entier » (p. 20) et d'établir progressivement « l'État sans Dieu, la famille sans Dieu, le mariage sans Dieu, l'école sans Dieu » (p. 27). Usurpatrice dans l'ordre politique, « la Révolution c'est‑à‑dire l'antichristianisme » le fut nécessairement aussi dans l'ordre spirituel. Ce que l'on prétend commémorer « c'est le centenaire de la divinisation de l'homme, l'apothéose de l'homme devenu Dieu »19.

Le discours réactionnaire prétend élever le débat : les crimes révolutionnaires ne tiennent pas au malheur des temps, ils existent in nuce dans les principes mêmes de 1789, les crimes jugent les principes, ceux‑là découlant fatalement de ceux‑ci. Dans la mesure même où les républicains les plus ambigus regrettent sans trop le dire 1793 pour mieux exalter les idéaux de 1789, le discours réactionnaires montre que tout cela se tient :

Ce n'est pas dans les excès ni dans les crimes de 1793 que nous cherchons le caractère doctrinal de la Révolution française20.

Sans doute, les hommes de la Convention furent des scélérats ; mais cette scélératesse est inscrite dans la doctrine même, « radicale, destructive du christianisme, substituant la souveraineté de l'homme à la souveraineté de Dieu »21. La Déclaration des droits est le crime originel, n'étant « en réalité qu'une impudente et inepte déclaration de guerre à DIEU et à son Christ »22. Les Principes de 89 forment « une doctrine qui est l'antithèse absolue du christianisme »23, et l'imposture fondamentale de la « Déclaration » tient à cette apothéose de l'Homme : « L'homme naît libre, indépendant de toute loi supérieure à la sienne, c'est‑à‑dire indépendant de Dieu, voilà le principe »24. Par conséquence logique, le « retour à l'état sauvage » en découle. Le Décalogue suffisait, affirme Mgr Goux, évêque de Versailles ; pour le reste, il faudrait aujourd'hui opposer à la « Déclaration » déicide, les « droits de Dieu dans la société humaine ». L'école sociologique de Le Play fonde son action sur la répudiation des « sophismes de 1789 » et des « faux dogmes de la Révolution »25. Pour cette sociologie réactionnaire, 1789 a porté atteinte au principe de l'autorité, ce qui suffit à condamner la société que la Révolution a engendrée et le « triomphe de l'individualisme » qui aujourd'hui règne en maître26. La sociologie anti‑libérale apporte en 1889 d'innombrables arguments aux partis cléricaux et conservateurs. Pour le publiciste russe Soloviev encore, « le principe de l'homme individuel considéré comme un être complet en soi et pour soi » doit être isolé comme « le prôton pseudos (le mensonge primordial) de la Révolution »27.

Freppel et les siens tiennent ici un discours d'une rigidité telle qu'elle n'est pas acceptable dans tout le camp conservateur. Certains veulent concilier à leur mépris de la République une acceptation du rationalisme moderne ; ils ne rejettent pas avec horreur le tout des Principes de 1789, ils s'efforcent de montrer que ce qu'il y a de bon dans ceux‑ci nous a été « apporté par un développement lent et continu de la civilisation française »28. « La liberté ainsi que l'égalité étaient inévitables, comme aussi le développement de la science et du bien‑être ». Héricault qui chèvre‑choute, conclut, à l'indignation probable des contre‑révolutionnaires le plus « conséquents » :

Nous pouvons accepter dans ses grandes lignes le programme de la Révolution à la condition qu'il sera appliqué par le christianisme29.

C. d'Héricault veut le beurre et l'argent du beurre, position « orléaniste », peut‑on dire, qui risque de ne paraître conséquente ni à sa droite ni à sa gauche.

III. Par métastase, Mgr. Freppel, ayant rejeté comme déicides et anarchiques les idéaux de 1789, va ensuite démontrer abondamment que les révolutionnaires se sont acharnés eux‑mêmes à ne pas appliquer ces idéaux, que 1789 a été « la négation pure et simple de la Liberté » et qu'aujourd'hui encore « le despotisme d'État » est le dernier mot des révolutionnaires (p. 57) ; que les jacobins ont mis en place « la centralisation moderne » (p. 67). L'égalité est une notion satanique en son principe et aussi absurde : « tous les hommes naissent dépendants et inégaux » (p. 70). Si la hiérarchie est la base de toute société, la propagande égalitaire ne peut qu'aboutir au « chaos » qu'on constate en effet (p. 81). La fraternité ? Ce fut « le mot d'ordre des plus épouvantables forfaits » (p. 84), qui a produit parmi les Français « des divisions profondes et peut‑être irrémédiables » (p. 86). La Révolution a prétendu garantir la propriété, mais elle a été de spoliation en spoliation. Loin de protéger le travail, 1789 a détruit l'ordre ancien, brisé les corporations ouvrières (que le catholicisme social d'A. de Mun cherche à restaurer), elle a mis « les pauvres et les faibles à la discrétion des riches et des forts » (p. 103). L'antimétabole règne sur ces démonstrations où les effets jurent avec les principes :

Vous nous aviez annoncé la fraternité humaine et partout les antagonismes s'accentuent, partout s'élargit le fossé des séparations et des haines !30.

Une stratégie argumentative populiste incite la presse ultra à se pencher sur la question sociale et à montrer aux travailleurs l'imposture d'une fraternité proclamée par des « sectaires » : « une fraternité qui refuse du pain aux indigents lorsqu'ils n'ont pas les idées du jour, qu'ils vont à l'église ou n'envoient pas leurs enfants chez les laïques ? »31.

IV. Les révolutionnaires ne sont pas sortis du peuple français ; celui‑ci « n'a pas trempé dans les crimes de la Révolution : il en a été la victime et non l'auteur »32. Les « assassinats et scènes sauvages » dont l'épisode révolutionnaire est rempli furent « l'œuvre de scélérats triomphant de la volonté nationale par la terreur »33. On verra plus loin qu'une conspiration maçonnique et/ou juive est mise à l'origine des années de terreur. Les gens au pouvoir un siècle plus tard sont les dignes héritiers de ces scélérats. Hypocritement, ils vantent 1789 pour ne pas s'appesantir sur 1793 :

Vous célébrez le centenaire de la Révolution, de la République française ! Vous n'en avez pas le droit. Vous vous êtes montrés indignes de la Révolution, votre mère, en l'étouffant dans le sang [...] Vous avez fait la République en 1789 ; vous l'avez assassinée en 179334.

Les factums réactionnaires n'ont pas assez de mots pour décrire « cette ère de sang »35, pour stigmatiser la jeune République comme « le culte des monstres, la glorification des coquins, le règne toujours imminent des imbéciles, la persécution des honnêtes gens, l'oppression des faibles, le malaise, la débauche, la ruine, l'assassinat »36. « Impossible d'énumérer toutes les victimes de cette monstrueuse orgie qu'il est convenu d'appeler désormais la grande Révolution »37.

Entre les républicains et l'opposition, tout dialogue est impossible et l'indignation répond à l'indignation. Lorsqu'il s'agit de transférer les cendres de Lazare Carnot au Panthéon, M. le Marquis de l'Angle‑Beaumanoir se dresse au Sénat : veut‑on vraiment honorer, s'exclame‑t‑il, « le membre de ce barbare Comité de salut public qui couvre de guillotines et inonde de sang le territoire français ? »38. À quoi on lui réplique des bancs de la gauche :

Parmi les hommes dont s'honore la Révolution française, Carnot a été l'un des plus humains, l'un des plus généreux...

V. Juger l'arbre à ses fruits : topos sous‑jacent aux discours affrontés des républicains et des réactionnaires. Usurpatrice et sanglante, fondée sur des principes anarchiques et déicides, la Révolution a‑t‑elle engendré quoi que ce soit de viable ? Non, elle a d'abord détruit tout ce qu'il y avait d'excellent dans les institutions monarchiques. Elle a créé et engendre continûment la ruine et l'anarchie, au bout de cent ans d'« agitations stériles »39.

La Révolution de 1789 a déchaîné sur la France un orage politique qui brise tous les gouvernements [...] Il fait pitié de voir cette grande aveugle, la France, dans sa marche de cent ans, oscillant entre la dictature et l'anarchie40.

Anarchique par essence, l'esprit de révolution déstabilise continuellement : d'où ce « régime du renversement des trônes tous les quinze ans » qui résume l'histoire du siècle écoulé41 ; onze révolutions, seize constitutions ; avec une gradation dans l'horreur et le désordre, de 1830 à 1848, à 1871, à 1889. Déstabilisant l'État, détruisant la famille et la société civile, l'esprit révolutionnaire a encore divisé les esprits :

Avant 1789 les Français n'avaient qu'une seule manière de voir [...] La paix régnait dans les esprits. Aujourd'hui tout est divisé [...] Une famille divisée ne peut tarder à être ruinée ; pour les États, il en est de même42.

1789 a tout détruit ; la Révolution n'a rien construit : elle a débuté par « dix ans d'anarchie, de guerre civile, de misère », la « ruine des institutions séculaires auxquelles la France devait sa prospérité ». La Révolution n'a pas eu la force « de reconstruire, parce qu'elle procède directement de l'esprit du mal ». Parler de l'œuvre révolutionnaire, c'est évoquer une « œuvre de destruction et de mort »43.

VI. Conclusion du récit : l'état de la France en 1889 témoigne de la malfaisance des principes centenaires. La Révolution est la cause de tous les maux sociaux actuels ; le « glorieux centenaire » est une « fumisterie et une banqueroute pour la France »44. Dans l'atmosphère de pessimisme crépusculaire qui imprègne les discours dominants de la société civile, cet énoncé qui rattache les déstabilisations symboliques à la date fatidique de 1789, peut frapper bien des esprits, mêmes hostiles au cléricalisme et à la réaction. « L'état dans lequel est notre pauvre France après cent ans de révolutions », délabrement et décomposition dont la rumeur sociale procure à tous abondance d'exemples et de modèles, rend perméables de larges secteurs de la bourgeoisie à cette propagande réactionnaire. « Le centenaire vous trouve plus divisés, plus haineux, plus inquiets du lendemain que vous ne l'étiez au 5 mai 1789 », constate A. Filon45.

Les catholiques qui font flèche de tout bois, reprochent du même élan à la Révolution d'avoir engendré le capitalisme et le socialisme, tous deux facteurs de matérialisme et de déchristianisation. « Le socialisme est en germe dans la Révolution française », affirme Mgr. Freppel ; d'autres cléricaux soutiennent que 1789 a créé la « féodalité d'argent », « dont les membres se recrutent parmi la juiverie et la franc‑maçonnerie ». « La spéculation féodale [est] à peu près deux cents fois plus terrible qu'il y cent ans »46.

Puisqu'il s'agit d'un bilan que dressent deux douzaines de publicistes contre‑révolutionnaires, ce bilan se conclut en deux mots : « faillite », « banqueroute ». « La Révolution française a fait banqueroute [...] elle n'a point payé ses dettes au genre humain [...] elle a manqué à tous ses engagement »47. Un seul espoir demeure ; que la Providence juge qu'un siècle d'anarchie suffit : « cette année 1889 dont on veut faire l'apothéose de la Révolution sera, nous en avons la consolante certitude, l'aurore de la délivrance et du salut »48. D'autres sont plus assertifs, plus confiants – et ici joue l'effet‑siècle :

1889 verra fatalement la chute de la IIIe République dans la boue et peut-être dans le sang49.

L'imaginaire catholique pour hâter cette chute avait mis au point un grand rituel d'annulation rétroactive : reprendre l'histoire à l'aube de 1789, rédiger dans toutes les provinces des Cahiers de doléances (beaucoup ont été publiés) et reconvoquer des États généraux, – somme toute, sans l'aveu de l'État engendré un siècle plus tôt, « reprendre avec sagesse et fermeté le mouvement réformateur de 1789 »50.

Correctifs « ultra »

Il est dans le milieu catholique des esprits pour trouver que Mgr. Freppel et ses acolytes ont fait trop de concession à l'esprit du siècle dans le schéma interprétatif que je viens d'exposer. E. Trogan publie une réponse, respectueuse mais ferme, à l'évêque d'Angers, l'Équivoque sur la Révolution française. Le prélat aurait eu tort, grand tort de vouloir sauver « le mouvement réformateur de 1789 ». L'esprit de réforme et la Révolution sont « toujours intimement mêlés ». Un autre, anonyme, renchérit, tout ce qui s'est accompli depuis le 1er mai 1789 est criminel : Louis XVI était le meilleur des rois51. Certes 1793 « est une date néfaste, [...] il n'y a que des gredins au pouvoir », mais il faut proclamer que « la Terreur date de 1789 »52. Édouard Argill dans son Centenaire de 1789 s'en tient au vieux modèle apocalyptique : les révolutionnaires ont été une « secte de vampires », les événements de 1789 font « songer aux convulsions prédites pour les derniers jours du monde ». Son factum construit un objet composé unique : satanisme = rationalisme = destruction de la foi = athéisme = république. La seconde partie du livre montre l'œuvre satanique se poursuivre avec Sadi Carnot, digne descendant d'un possédé. Joseph de Maistre avait posé l'axiome : « la Révolution est satanique ». On trouve que Mgr.  Freppel n'y insiste pas assez. Les Études des pères jésuites dénoncent ceux qui veulent garder quelque chose de 1789 en laissant aux républicains 1791-1793 : l'histoire ne permet pas ces distinctions, l'année 1789 « instaure le satanisme révolutionnaire »53. « Par là même que la Révolution est le satanisme, elle est nécessairement l'antichristianisme », écrit Berseaux54. « Cette égalité qui a été l'ambition de Satan, fut aussi la cause de sa chute », affirme la Revue de la Révolution (I, p. 170). Satan, hélas, mène encore le bal un siècle plus tard : « préparons‑nous donc à voir en 1889 cette irruption de barbares précédés de la bannière de Satan »55. Les mystiques décadents des Annales du surnaturel (que J.‑K. Huysmans va silhouetter dans Là‑Bas) poussent plus loin leur horreur transcendante de « l'Idole de la Révolution où réside Lucifer » (p. 34). Ils attendent pour 1889 la venue du Grand Monarque et du Pontife Saint.

Il y a une dimension numérologique, un mysticisme des dates diffus dans le discours catholique : 1889 est aussi le bicentenaire de l'apparition du Sacré Cœur de Jésus à Marie Alacoque : c'est « le vrai centenaire », dit la Croix. Si la France avait exaucé le vœu de Notre‑Seigneur en 1689, Dieu n'aurait pas laissé faire 1789 et la France ne serait pas en 1889 dans l'abomination de la désolation56.

La conspiration maçonnique

Le mythe conspiratoire est diffus dans les écrits dont l'analyse précède ; un secteur du discours catholique s'est spécialisé dans la lutte anti‑maçonnique et démontre que les francs‑maçons sont ce groupe même de scélérats qui ont voulu la Révolution et l'ont déclenchée. (Ils n'auraient aucune peine à trouver confirmation de cette thèse chez les maçons eux‑mêmes, qui se félicitent de « la part prédominante qui revient à la F.-.M.-. dans l'éclosion triomphale de ce magnifique mouvement »57.) Des revues spécialisées comme la Franc‑maçonnerie démasquée accumulent les documents accusateurs. Conspiration maçonnique, 1789 n'est donc pas à imputer au peuple français58. Les ouvrages de Brettes, Lefebvre, Taxil, Beaume et Romains développent le thème de la conspiration maçonnique qui perdure depuis un siècle. La Révolution n'a pas été seulement soutenue par les sectes maçonniques dont Pie IX et Léon XIII dénoncent l'influence, elle a été « organisée par la franc‑maçonnerie » et l'histoire du siècle entier est celle de « cette longue tyrannie maçonnique »59. Le sycophante roublard Léo Taxil, enfant chéri de l'Église, l'affirme en de multiples pamphlets ;

La Franc‑maçonnerie n'est rien de plus, rien de moins que la Révolution en action60.

Cet axiome est inculqué dans l'enseignement primaire clérical :

La Révolution française a été la conséquence du progrès de l'esprit de révolte contre Dieu dans la société ; elle a été surtout dirigée et propagée par l'influence de la franc‑maçonnerie qui en est la vraie cause immédiate61.

On verra plus loin d'autres doctrinaires de la « droite protofasciste » substituer la conspiration juive à la maçonnique ; il est aussi permis éclectiquement de combiner l'action de ces deux forces sataniques pour expliquer les malheurs de la France.

La version tainienne

Les républicains qui peuvent extraire de Michelet l'enthousiasme épique et de Thiers une certaine « absolution » de la Terreur, ont fort à faire avec le grand nom du positivisme évolutionniste, Hippolyte Taine. Taine n'est pas un de ces suppôts du cléricalisme dont on puisse traiter la pensée par le mépris. Les Origines de la France contemporaine sont un monument de l'historiographie rationaliste « libérale », alors même que les réactionnaires y puisent à foison des données hostiles à la Révolution. C'est Taine qui a écrit : « attentats contre les personnes, les propriétés et les consciences : en somme la Révolution n'a été que cela ». C'est Taine qui a mis au centre de ses recherches la thèse du déclin de la France dû à l'esprit jacobin, unitaire, bureaucratique et uniformisateur. Toutes les versions contre‑révolutionnaires s'inspirent de Taine, l'ouvrage d'Émile Faguet sur le XVIIIe siècle qui paraît alors, est conçu dans un esprit d'hostilité à 1789 qui vient directement de lui. Faire des conventionnels de titans de la Liberté (version Lamartine et Michelet) est devenu malaisé dès lors que l'historiographie positiviste fait d'eux, non des scélérats vomis par l'Enfer, mais plutôt des démagogues de peu d'envolée, des esprits malsains dont l'œuvre a été essentiellement destructrice. Ernest Renan, dont le camp républicain est bien forcé de se réclamer puisque les catholiques s'obstinent à le traiter de suppôt de Satan, souffle le chaud et le froid, mais, forcé de conclure, il affirme dans son Discours à Jules Claretie, à l'Académie française :

En politique, un principe qui dans l'espace de cent ans épuise une nation ne saurait être le véritable.

Cet argument par les conséquences est identique aux conclusions des cléricaux et Renan surenchérit : s'il concède ambigûment que les grands hommes de 1789 furent des « inconscient sublimes », il ajoute : « le succès des journées de la Révolution semble obtenu par la collaboration de tous les crimes et de toutes les insanités ». Désabusé, patelin, profondément conservateur, Renan ne consent à admirer l'œuvre révolutionnaire qu'avec le correctif souhaitable de la guillotine : « l'œuvre des fanatiques ne réussit qu'à condition que bien vite on soit débarrassé d'eux ». Renan, fort tainien en ceci, admet le caractère « fatal » de la Révolution, mais aussitôt c'est le retour du balancier : « envisagée en dehors de son caractère grandiose et fatal, la Révolution n'est qu'odieuse et horrible ». Tout le discours louvoyant de Renan revient à un éloge plein de restrictions d'une Révolution dont l'aboutissement est l'à vau‑l'eau, la dislocation, la décadence des mœurs et des lettres dont les exemples emplissent son discours. La propagande républicaine, même si son bilan optimiste est largement diffusé et efficace dans la France profonde, est affrontée à une doxa lettrée bourgeoise où dominent l'angoisse, la déréliction, où abondent les exempla de la fin d'un monde.

L'abondante production de brochures et d'ouvrages d'esprit républicain, destinés à commémorer le Centenaire, ne peut dissimuler le fait que l'idéologie démocratique progressiste n'est perçue par les gens distingués que comme un poncif pour les naïfs et que nul, hors le personnel politique stylé, ne se risquerait à l'éloge des conventionnels. Le théâtre s'il met en scène des épisodes révolutionnaires ne le fait qu'en donnant le beau rôle aux aristocrates et en montrant toutes les horreurs de la Terreur, cela depuis la Patrie en danger, pièce d'Edmond de Goncourt et drame vendéen, jusqu'au mélodrame à poncifs de Bompar, Sacrifice ! Partie qui ne montre que des aristocrates généreux et intrépides persécutés par des sectionnaires farouches, brutaux et intéressés. La chute de Robespierre vient heureusement y apporter le dénouement.

Les Républicains

Depuis le début de la décennie 1880, les républicains préparent ce centenaire censé renforcer le prestige et la crédibilité de la République, une République encore menacée, à la merci de poussées réactionnaires et affrontée au danger césarien du général Boulanger et de son « Parti dit républicain national ». Certes, elle aura raison de cette poussée « protofasciste », elle fera reculer aux législatives les diverses droites, elle se raffermira. Cependant, la classe républicaine est sur la défensive, et consciente de la fragilité de ses positions. Elle est tronçonnée en trois grands morceaux, modérés (et conservateurs « ralliés » : il s'en trouve déjà), opportunistes (ou « centre‑gauche ») et radicaux, eux‑mêmes travaillés de dissensions et de tendances centrifuges. L'aile « radicale‑socialiste » où émerge la figure de Millerand, en vient à prôner une position « Ni Boulanger, Ni Ferry », c'est‑à‑dire, face même au péril « révisionniste », à refuser toute alliance avec la majorité opportuniste. L'histoire parlementaire montre le « char républicain » tiré à hue par les opportunistes, à dia par les radicaux, la presse des deux fractions insultant abondamment l'autre dans les répits que donne le combat « commun » contre la Boulange. Les idéologues et publicistes républicains qui n'appartiennent pas au personnel parlementaire s'affligent de ces luttes, de ces divisions, de l'absence d'un consensus politique progressiste. Ce qui unit le personnel républicain c'est au fond la crise boulangiste, la nécessité de survivre face à l'agitation nationaliste.

Le monde républicain s'efforce de conquérir tous les milieux, toutes les classes, en montant un réseau de sociétés savantes, de publications universitaires, de brochures populaires, de fêtes commémoratives et d'inaugurations. Il y a aussi un déluge de petits almanachs, d'images d'Épinal, de lithographies populaires, d'affichettes distribuées aux écoliers méritants :

Souvenir du Centenaire 1789-1889
R.F.

Gloire aux Jeunes Héros
de la République.

1
7
8
9

VIALA,
Agricola

BARRA,
Joseph

Patrie

Mort à l'âge de
11 ans
Martyr de la Liberté

Mort à l’âge de
13 ans
en criant
Vive la République

1
8
8
9

Les « rituels » républicains, défilés, fêtes patriotiques, inauguration de bustes et de monuments, sont un des grands moyens propagandistes. Dominant l'appareil d'État, contrôlant Paris et d'autres grandes villes, les républicains occupent l'espace public, ce à quoi leurs oppositions ne peuvent prétendre. Ils jalonnent les lieux urbains de monuments commémoratifs de l'héritage révolutionnaire. Un déluge de revues, livres et brochures diffusent l'historiosophie républicaine en une polémique incessante contre les nostalgiques de l'Ancien régime. La « Société d'histoire de la Révolution française » d'Alphonse Aulard publie la savante revue la Révolution française pleine d'articles qui, se réclamant de la « méthode d'impartialité », sont en fait très partisans, très concernés. La science historique, à couvert d'une idéologie d'objectivité et de rigueur, est pleinement une « science de combat », toujours disposée aux conclusions admiratives ou réprobatives, érudite mais partiale. La Ville de Paris a fondé en 1885 une chaire en Sorbonne pour l'histoire de la Révolution, confiée à Aulard ; puis une autre chaire occupée par Monin, sur « l'état politique administratif et social » à la veille de 1789 dans le ressort du Parlement de Paris. Pour les commémorations publiques, l'État républicain a mis en jeux tous ses moyens. Il y a l'Exposition universelle d'abord, grand succès de foule, mais succès idéologiquement ambigu : sa sémiotique expressive est celle du progrès scientifique et industriel accompli depuis un siècle, le rapport de ce progrès à la chute de l'Ancien régime étant largement laissé dans l'implicite. Les opportunistes craignant de diviser la nation et d'effaroucher les exposants étrangers ont voulu créer un espace architectural et plastique triomphaliste mais équivoque : l'œuvre de la Révolution n'y est aucunement mise de l'avant et la Tour Eiffel est là pour exalter le siècle du progrès ... et éviter que le « clou » de l'Exposition ne fût quelque monument à la gloire de 1789, ce qu'auraient voulu les radicaux. Ceux‑ci n'ont de cesse de proclamer que l'Exposition est et ne peut qu'être « la fête des générations qui ont su mettre à profit les libertés conquises par les glorieux lutteurs de la Révolution »62. Ils sont seuls à accréditer cette interprétation d'une fête voulue apolitique.

En marge de l'Exposition, non dans son enceinte, on inaugure en avril une « Exposition historique de la Révolution française » aux Tuileries. Le gouvernement procède aussi à des panthéonisations de grands hommes, dont le choix a subi bien des avatars et résulte de compromis ambigus (pour ce qui est des cendres de Hoche, la famille, alliée à des « réactionnaires », n'y a pas consenti) : le 4 août se fait solennellement la translation au Panthéon des cendres de Lazare Carnot (grand‑père du Président de la République, dont le nom est de fait le principal mérite), de La Tour d'Auvergne, de Marceau et de Beaudin (mort sur les barricades de 1851). À Versailles, le 5 mai, d'autres cérémonies avaient rappelé la réunion des États généraux et partout en France des « arbres de la liberté » furent dressés à cette occasion. Cette séquence de festivités culmine le 11 septembre avec une sorte d'oratorio‑pantomime, « le Triomphe de la République », représenté au Palais de l'Industrie, dont le morceau de bravoure est une « Ode triomphale » d'Augusta Holmès. « Anachronisme, mauvais goût, profane paganisme, humiliant matérialisme », commente la Revue littéraire (p. 137) tandis que La Croix parle à propos de ces rituels républicains de la « religion des sans‑Dieu »... On inaugure à tour de bras, la statue de Jean‑Jacques Rousseau en février, le monument de la République, de Dalou (le 21 septembre), celui de Danton (par Auguste Pâris) : Danton, victime de la Terreur et « opportuniste » avant la lettre, est un de ces noms de compromis où l'exaltation des « Immortels principes » passe par des omissions, des réticences. Patriote, l'État républicain s'efforce de suggérer partout l'équation Patrie = République, et d'enfouir dans l'élan patriotique unanime les principes révolutionnaires eux‑mêmes. D'où, grands enthousiasmes publics pour les généraux de 1792 et 1793.

Les publications et collections destinées à l'apothéose de 1789 abondent. Publications illustrées comme l'Album du Centenaire ; séries de monographies et recueils d'archives, actes du comité de salut public, procès‑verbaux du comité d'instruction publique de la législative, cahiers de doléances, correspondances... On réédite, avec une subvention du gouvernement, l'Histoire de la Révolution de Michelet (en fascicules chez Rouff). Des biographies se multiplient : celle de Danton par le Dr Robinet, celles de Kleber, Hoche, Marceau par Hippolyte Maze. Il y a les cinq volumes d'H. Wallon sur les Représentants du peuple en mission. Historiographie « engagée » qui se prolonge et se dilue dans d'innombrables entreprises commerciales où abondent l'histoire anecdotique, bien renseignée et pittoresque (Paris en 1789 d'Albert Babeau, par exemple), les compilations bâclées en plusieurs volumes comme l'Histoire d'un siècle de J. Trousset : 12 volumes pas moins, modérés et chèvre‑choutants. Marie‑Antoinette dilapide le trésor royal, c'est condamnable ; ses cheveux blanchissent de chagrin, c'est bien triste ; Marat avait bien commencé, mais il a mal fini et Charlotte Corday est présentée partout sous un jour touchant. Au niveau synthétique cela donne : l'œuvre révolutionnaire est à approuver, toute la France moderne en est issue, mais il y a eu bien des excès, ils sont affreux et regrettables.

Ce qui émane des sociétés républicaines, de la « Ligue de l'enseignement » par exemple, ne peut faire fond sur ce modérantisme de la grande librairie. La « Ligue » fabrique d'innombrables brochures de propagande scolaire et populaire, et diffuse du matériel pour conférences publiques, car l'administration a requis les maires et les instituteurs de mettre sur pied des séries de conférence dont la Gazette du village publie des canevas. Jules Lermina, feuilletonniste, produit une brochure populaire, Histoire de cent ans qui conclut sur une attaque des menées boulangistes. L'Histoire populaire de la Révolution de G. Dhombres est un beau volume de distribution de prix. C'est l'école primaire qui est le grand vecteur de transmission de la mystique républicaine. L'éducation nationale, revue de l'enseignement laïc, propose à l'instituteur abondance de « lectures historiques ». Celui‑ci montrera aux enfants qui le méditeront, combien « la grande Révolution » fut légitime, généreuse « ... à son aurore surtout » (voici une de ces petites restrictions qui valent acte manqué). « On aime mieux la liberté dont on jouit quand on sait au prix de quelles luttes vaillantes nos pères l'ont achetée ».

Nous pensons que les instituteurs et les institutrices rempliront un noble et patriotique devoir en profitant de l'année 1889 pour faire revivre plus que jamais ces faits dans la mémoire et le cœur de leurs enfants63.

« Il n'est pas jusqu'aux dictées, jusqu'aux modestes sujets de composition française qui ne puissent servir aux mêmes fins », cette suggestion est suivie à la lettre : pas une dictée n'aborde un thème neutre ou banal mais, s'il n'est pas moralisateur, toujours patriote et républicain. Les inspecteurs d'académie sont formels :

Vous aurez l'unique préoccupation de faire naître dans le cœur de vos écoliers un profond sentiment d'admiration et de reconnaissance pour l'Œuvre de 178964.

Les manuels d'histoire (comme le « Crozals » qui vient d'être mis sur le marché) abondent d'éloges des bienfaits de la Révolution – et laissent dans l'ombre les épisodes les plus sanglants.

Canevas du récit républicain

L'argument de base se trouve dans le tableau obligé des crimes de l'Ancien régime, de cet « épouvantable régime qui nous a valu plusieurs siècles de famine, de peste, de persécutions religieuses et de guerres étrangères »65. Avant/aujourd'hui : tel est le contraste de tout manuel de l'école primaire. Avant : ténèbres, arbitraire, despotisme ; après : ère du droit, de la justice et des progrès. « Les abus du vieux temps » forment un feuilleton de La Gazette du village, relecture des cahiers de doléances. À l'école, les sujets de composition française montrent les « Origines de la Révolution » :

Le Pouvoir absolu du roi, pouvoir sans limite [...] Pouvoir sans contrôle.
Les inégalités de la société [...] C'est le régime du privilège.
En 1789, le peuple de France était malheureux et, comme on pensait que ces malheurs étaient la suite des fautes commises par les rois, on voulut les empêcher de faire tout ce qu'ils voulaient...
En 1789 on imposa au roi Louis XVI une constitution. C'est ce changement dans le gouvernement qu'on a appelé la Révolution française66.

Point final. C'est un peu court. On est tenté de soupçonner des réticences, une volonté d'édulcorer le récit.

Les travaux savants se construisent aussi sur le contraste d'une ère de ténèbres à un progrès lumineux. L'économiste Neymarck commence son analyse du Centenaire par un chapitre intitulé « La France en 1789 – La misère – La famine – Les troubles ». Le Dr P. Régis dans son étude sur Les Aliénés en 1789 travaille le contraste entre la barbarie – avant Pinel – et la civilisation, la philanthropie. L'année 1789 est construite comme le début d'une ère, « la plus grande date de l'histoire », « l'avènement d'un monde nouveau ». « Nul événement historique n'a exercé comme la Révolution de 89 une influence prépondérante sur les destinées de l'humanité »67. Les positivistes ont pris pour origine de leur calendrier le 1er janvier 1789 :

C'est là que commence nettement, au moins comme aspiration, l'état normal de notre espèce68.

Par fidélité, une partie de la presse quotidienne de gauche, du Rappel aux feuilles radicales a conservé le calendrier républicain : le 1er janvier 1889 est contre‑daté « 12 nivôses 97 ». Inutile de dire que toute la presse républicaine marque d'éditoriaux lyriques le début de cette année qui commémore le « centenaire de l'émancipation de l'esprit humain »69.

Hier la France célébrait le centième anniversaire de l'époque glorieuse où nos grands ancêtres jetèrent sur les ruines de la monarchie les bases de la société libre70.

Les anniversaires se succèdent : on commémore le 5 mai, « le plus magnifique mouvement d'enthousiasme et de fraternité que le monde ait jamais vu »71. Le quatorze juillet est le jour où « le peuple de Paris qui depuis des siècles était à la peine, fut au combat et à l'honneur »72. Le Président Sadi Carnot fait officiellement l'éloge de « cette immortelle génération de 1789, qui à force de courage et de persévérance, au prix de tant d'efforts et de sacrifices, nous a conquis les biens dont nous jouissons et dont nous transmettrons à nos fils le précieux héritage »73. Ce sont cependant les radicaux, bien plus que le centre‑gauche ou les modérés, qui se réclament lyriquement de la Révolution tout entière :

C'est l'anniversaire, la grande date, la date de la Révolution ! Et les noms propres disparaissent pour faire place aux grands substantifs : raison, dignité humaine, affranchissement de l'esprit ! Le fidèle s'émancipe du prêtre, le sujet s'émancipe du roi, le paysan s'émancipe du seigneur, l'ouvrier s'émancipe de la corporation, les juifs seront des citoyens, les nègres seront des hommes ! Plus d'esclavages, plus de tutelles ; la liberté, l'égalité civile, la justice, la solidarité, tous les soleils se levant à la fois sur le monde ! Jamais rien d'aussi beau ne s'était vu !...74.

L'héritage des républicains, le legs de la Révolution ce sont les « Principes » dont il convient de parler avec un respect religieux : « texte j'allais dire sacré », dit la Revue pédagogique de la Déclaration des droits, « notre catéchisme national »75. « Ils sont immortels. [La société moderne] les garde au plus profond de son être comme dans un tabernacle. Tout insensé qui veut y porter une main sacrilège, est immédiatement foudroyé »76. « Héritage », disait Carnot : ce sont des obligations de légataire respectueux qui sont exigées des Français :

Nous devons continuer à mettre en œuvre et à appliquer les principes que nous a légués la Révolution77.

Tout part de 1789, qui ouvre l'« ère du progrès », – « Du Dieu Progrès c'est la loi qui s'impose. Le Centenaire est une apothéose »78. – Ce progrès est fait de l'émancipation politique de la nation, d'« une amélioration générale dans le sort de tous », d'« une moindre inégalité »79, d'une évolution vers la liberté, l'égalité, la fraternité dont on ne veut pas dire qu'elle est accomplie : elle se poursuit, mais ce que la propagande met surtout de l'avant c'est le « progrès scientifique », « les conquêtes que la science a réalisée pendant le siècle qui s'achève »80 L'enthousiasme républicain s'égare un peu s'il veut faire admettre que les découvertes scientifiques et les progrès industriels ont leur cause première dans 1789. C'est cependant l'argument‑clé de la propagande :

Entre la révolution scientifique [en médecine et dans les sciences biologiques] et la grande Révolution dont nous allons célébrer le glorieux centenaire, il y a un lien réel, étroit : [...] affranchi des préjugés et des entraves du passé, l'esprit humain put ressaisir sa liberté pleine et entière et marcher à la conquête de la vérité par la science et par la raison81.

Les tribuns de la gauche développent avec zèle ce thème saint‑simonien :

M. Jules Simon dans un discours très applaudi a passé en revue tous les progrès accompli par le XIXe siècle : la vapeur, l'électricité, la construction du fer, etc.82.

Cette version progressiste du discours des comices n'est pas sans agacer des esprits « libéraux ». Après un discours d'Yves Guy au qui faisait découler de 1789 tout le progrès industriel et scientifique, l'Économiste français, ironique, l'invite à ne pas confondre ce qui revient à la machine‑vapeur et ce qui revient aux doctrines des sans‑culottes83. Même la radicale Lanterne est forcée de concéder que le Progrès a fonctionné à deux vitesses : il y a certes « toutes les merveilles que la science et l'industrie ont accomplies depuis un siècle, [mais] l'évolution sociale et politique a été beaucoup plus lente »84. Sans doute perçoit‑on combien la littérature républicaine en faisant de 1789 l'« aurore de la France moderne et démocratique » est embarrassée par les interférences d'une doxa qui doute, ironise, n'adhère qu'avec réticences, combien la propagande d'État (j'emploie le terme sans marque péjorative) doit tenir compte de toute l'historiographie « tainienne », des angoisses face à la montée des revendications sociales et de ses propres tendances internes à une réévaluation thermidorienne : on veut bien hériter, mais on veut faire le tri. On maintient la grande mémoire révolutionnaire comme position de combat, mais on prend des distances ; l'une d'elle est la justification de 1789 comme fatalité, argumentation fataliste qu'avec justesse les réactionnaires se sont efforcés de disqualifier. Après un sombre tableau de l'Ancien régime, V. Modeste s'exclame :

Comment ces ferments de rancune, entassés pendant des siècles jusqu'à former une montagne de cent coudées, ne se seraient‑ils pas écroulés un jour ? Et comment leur écroulement n'eut‑il pas écrasé celui‑là, quel qu'il fût, qui, au moment marqué pour la chute, s'était placé au devant de la masse immense ?
Il est vrai que les faits de l'histoire sont implacables [...] Mais l'histoire n'est qu'un flot tranquille et indomptable, indifférent autant qu'il est indomptable et tranquille. Il n'y a pas de Némésis de l'histoire85.

Quatre‑vingt‑treize

Que faire de quatre‑vingt‑treize ? De l'inassumable principe jacobin de la Terreur ? N'en pas parler, peut‑être. Ne chanter que 1789, « année où tout fut bon, fraternel et clément »86 comme Lestang, dans son livre sur le Centenaire, qui veut bien narrer « l'événement le plus considérable et le plus fécond des temps modernes », mais, calendrier oblige, s'arrête en décembre 1789. Je ne vois guère que l'imprudent Radical pour énumérer les années jusqu'au bout : « Nous voici au centenaire de la Révolution française, de la Révolution humaine [...], ces dates lumineuses, 89, 90, 92, 93, etc.87. Moins aguerris, les républicains pondérés renâclent ; si la Révolution est un bloc pour eux, c'est que le bon y sert pour absoudre le pire :

Certainement en honorant 89, il faut pleurer 93. Mais il nous paraît impossible de faire de pareilles séparations dans l'histoire88.

L'écolier laïc est invité surtout à admirer Mirabeau, Camille Desmoulins... et puis les généraux de la République. L'Histoire populaire de Dhombre louvoie et censure. En 1789-1790, tout est bien pour la Nation ; 1791-1792 : c'est la montée des périls, Varenne mais Valmy ; 1793-1794 c'est la « patrie sauvée » par la Convention. Le mot de « Terreur » n'est pas prononcé, bien que la chute de Robespierre soit accueillie avec approbation, mais que la réaction thermidorienne soit honnie ! Autre ouvrage populaire, celui de Lescure, Les deux France : la révolution contée par une aïeule centenaire, issue de la bourgeoisie parlementaire. Républicaine, cette vieille dame a une mémoire encyclopédique ; elle hait 1793 et respire, comme tout le monde, à la chute de Robespierre. On s'achemine tout doucement vers de l'histoire prudhommesque : « tragiques excès » des gardes‑suisses, de la populace parisienne, des émigrés, des sans‑culottes : tout le monde est rappelé à la raison ! Le Président a eu une petite phrase dans son solennel discours du 5 mai. Exaltant la Révolution en bloc, il a signalé en passant « des entraînements à jamais regrettables ». La littérature pédagogique gaze sur ces « entraînements » qu'elle mentionne « à l'ergatif », sans sujet apparent et en ajoutant du bon sens apaisant :

Par la suite nous assisterons à des violences populaires : le sang coulera, des meurtres seront commis.
C'est le malheur des révolutions de n'être pas seulement un œuvre de raison, mais un œuvre de passions89.

Le paradigme à l'usage des masses est constant : Bilan positif – Excès regrettables – Héritage à défendre en tout cas :

Le peuple dut faire la conquête de son indépendance. La Révolution française établit et consacra définitivement les droits de l'homme et du citoyen. Il y eut des excès et des violences ; nous sommes les premiers à les regretter, mais un progrès immense a été accompli [...] Après cent ans, la Révolution a toujours d'implacables ennemis. La lutte n'est pas finie ; de nouvelles tentatives d'asservissement seront faites ; elles n'aboutiront pas90.

L'illustre philosophe Renouvier qui approuve de tout cœur cette Révolution qui a ouvert l'ère de l'individualisme rationnel, avoue que toute sa vie il a éprouvé un malaise face à la violence de ces périodes, violence bien difficile à réconcilier avec la raison. Renan au contraire, sceptique et hautain, traite des « orgies » et des « crimes » de la Révolution, sur le ton patelin qui lui est cher, comme de « ces détails historiques qui sont comme le prix dont on paie la collaboration de la populace »91. Au fond, ce sont les réactionnaires qui sont disposés à prendre la Révolution comme un bloc (un bloc d'ignominies et de crimes) et qui ironisent sur les tactiques « thermidoriennes » de la classe régnante :

Comme il est impossible de dissimuler complètement les forfaits qu'elle a commis, on prend cinq ou six boucs émissaires que l'on charge de payer pour tous ; on sacrifie Marat et Danton, Robespierre et Carrier, Collot d'Herbois et Joseph Lebon ; après quoi, la conscience en repos, on disserte longuement sur l'état de nos finances...92.

Une autre ligne argumentative s'offre alors aux Républicains, c'est l'apodioxis, figure qui consiste à renvoyer la faute à son adversaire :

Quant aux violences sanglantes que les monarchistes reprochent à la Révolution, ils devraient plutôt se les reprocher à eux‑mêmes. Car ils en sont les principaux auteurs. La République n'a‑t‑elle pas commencé par être humaine, cordiale, fraternelle ? Pourquoi est‑elle devenue terrible et implacable ? Parce que [les nobles] ont conspiré effrontément contre elle. [...] Alors c'est vrai qu'elle a eu un accès de fureur, elle n'a plus vu que la patrie en danger – et elle l'a sauvée93.

Ou encore, ultime ressource topique, lisible en filigrane dans tout ce qui précède, la thèse de la felix culpa : la violence était fatale, nul n'en est coupable et nous lui devons notre bien actuel :

Cette révolution [fut] si ensanglantée, si impitoyable [...] parce qu'elle a traversé les convulsions qui accompagnaient forcément la chute d'un monde et la naissance d'un monde nouveau. [...]. Oui, il y eut des horreurs, [mais] pour nous léguer ce magnifique héritage dont nous jouissons aujourd'hui94.

Protestants et israélites

Il est à peine nécessaire de rappeler que si les catholiques entretiennent une haine farouche pour 1789, les israélites et les protestants s'en réclament avec enthousiasme, L'Alliance israélite commémore « le glorieux centenaire de notre immortelle Révolution de 1789 »95. « Ce fut Israël qui en profita le plus, car, placé au dernier échelon de la hiérarchie sociale les ténèbres qui le recouvraient étaient les plus épaisses »96.

Le Signal, revue protestante admire dans la Révolution « l'un des plus grands et des plus nobles mouvements de l'histoire ». Les principes de la « Déclaration des droits » sont qualifiés d'« idées sublimes, filles directes du christianisme »97.

Jean Jaurès

Encore obscur député de la gauche républicaine, Jaurès dans un discours à la Chambre, me semble énoncer seul une version qui n'est celle ni des socialistes (« la Révolution confisquée par la bourgeoisie ») ni celle de la majorité des républicains. Il affirme l'actualité pleine et entière de 1789, et la continuité de la révolution ; il dépeint les « grands révolutionnaires de 1789 » comme « prévoyant » cette « démocratie socialiste » à quoi la République en arrivera nécessairement. « Est‑ce que la Révolution n'a pas gardé une vertu immortelle qui pourra faire face à toutes les changeantes difficultés au milieu desquelles nous marchons ? »98. Assumée totalement par Jaurès, la Révolution se prolonge et ne s'achèvera que par le règne de la justice et de l'égalité. La France républicaine est vouée à devenir « socialiste ».

Girondins, thermidoriens, orléanistes

Girondins, thermidoriens et orléanistes : sous ces étiquettes je regroupe les intervenants qui, les uns, admirent les débuts de la Révolution mais n'ont qu'horreur pour l'esprit sans‑culotte, la Convention et la Terreur ; les autres qui veulent bien d'une Révolution modérée et prudente, une révolution qui s'arrêterait à temps et reposerait sur l'Ordre, la Propriété et les Hiérarchies ; les autres encore qui cherchent un compromis entre les valeurs bourgeoises modernes et les traditions : tous déclarant qu'il y a à prendre, mais surtout à laisser et combinant une certaine admiration de principe à une sainte horreur de la dynamique égalitaire, voyant nettement la Commune et la montée du socialisme se profiler derrière le mouvement jacobin. Si la propagande scolaire ou populaire de la classe règnante se doit de faire admirer 1789 sans distinguos et réticences, la plupart des publicistes et des historiens qui se réclament de l'esprit républicain, imbibés par le sentiment de déréliction, d'à vau‑l'eau, de fin de siècle qui domine le discours social ne sauvent la Révolution qu'au prix de grandes réserves et réticences.

Les catholiques sont sensibles à ce malaise. Verspeyen (Le Centenaire de la Révolution) note que les républicains eux‑mêmes font entendre à propos de cet « horrible événement », « la grande complainte du désenchantement, pour ne pas dire la sombre élégie du désespoir » (p. 9). Les radicaux seuls assument, on l'a vu, la Révolution de bout en bout. Les autres font le tri : à nous la nuit du quatre août, à vous les septembrisades ; à nous la Déclaration des droits, à vous, la Terreur et les proscriptions. Même Thiers est blâmé pour ses tolérances et ses absolutions. Son biographe, G. Remusat, fait l'éloge de ses trente volumes sur la Révolution, le Consulat et l'Empire mais lui fait cependant un ferme reproche : « l'indignation lui a manqué en face des crimes qui ont souillé la Révolution »99.

Bertrand Robidou, auteur républicain d'une Histoire du clergé pendant la Révolution, exemplifie parfaitement le mouvement de balancier de l'historiographie libérale. Le clergé était corrompu. Ses abus de toutes natures justifiaient des mesures énergiques. Il faut les approuver en principe. Mais les révolutionnaires ont « voulu trop » du clergé avec le serment civil. La constitution civile fut « imprudente et malencontreuse ». La Revue occidentale, organe des positivistes, admire certes, en style épique, la Révolution française, positiviste par essence, mais elle est hostile à Robespierre, tyran féru de métaphysique et assassin de Danton parmi d'autres. La Revue des Deux Mondes, organe de la bourgeoisie lettrée avoue que ce sont les « idéalistes » qui, avec leurs chimères dangereuses, gâchent les transformations sociales : « la question revient à savoir s'il est bon que l'idéalisme fasse invasion dans la politique et prétende à gouverner le monde »100.

L'Économiste français, porte‑parole du libéralisme, distingue nettement « l'œuvre sociale », excellente pour avoir proclamé l'« égalité théorique », la « tolérance » et avoir promu « la petite et moyenne propriété ». « L'œuvre politique, on peut le dire aujourd'hui sans réticences, a échoué », elle ne laisse qu'un « état chaotique »101. Le général Boulanger dans son discours au banquet de Tours le 17 mars affirme nettement :

La République telle que je la conçois doit répudier l'héritage jacobin.

Quant à l'essayiste conservateur E.‑M. de Voguë (Remarques sur l'Exposition, p. 7), il ne brûle son encens qu'à cette « révolution scientifique et industrielle » concomitante de la chute de l'Ancien régime, devenue « le facteur le plus considérable de l'histoire générale » et qu'une propagande simpliste assimile à la révolution politique de ce temps‑là. On peut être « progressiste » sans prétendre que le vrai progrès doive rien aux constituants et aux conventionnels. Mon plus authentique thermidorien est le Marquis de Castellane, « rallié » à la République, qui fait sans hésitation de la révolution un mouvement conservateur, lequel il admire de tout cœur :

La Révolution française qui a été une révolution destructive des abus, a été aussi une révolution conservatrice des principes, de l'égalité financière, de la justice pour tous, de la propriété telle que la tradition l'avait constituée.
La France de la Révolution appartient aux idées conservatrices102.

Libéral modéré, Émile Ollivier, le fameux homme d'État, publie un grand ouvrage 1789 et 1889 qui est un autre bilan « nuancé ». Il fait l'éloge des modérés de l'époque, des gens de bon sens qu'on n'a pas écoutés. Les jacobins sont dépeints comme cruels, incapables, véreux. Ollivier admire l'œuvre de Napoléon et lui reproche seulement son abdication de 1815. L'œuvre de la Révolution est grande et elle ne s'arrête pas en 1800 : elle se poursuit et toute réforme à venir doit se rattacher à son inspiration. Le tri se fait sur un modèle « classique ». Il y a des « vérités admirables », ce qui exonère la Révolution ; il y eût aussi des « actes blâmables et odieux ». « La mode est de médire de la Révolution », constate‑t‑il (p. 377). Lui prétend n'en pas médire, mais sauver ce qui peut être sauvé ; le livre est construit en trois parties : le Drame (avec ses excès et ses crimes), l'Œuvre (positive et admirable), la Révolution depuis 1815 (elle n'a cessé de s'approfondir, tout retour en arrière serait vain). Cette démarche lui permet d'être critique des républicains au pouvoir : ils sont en train de dégrader et d'avilir la République, le gouvernement est justement méprisé, la Haute Cour, instituée contre Boulanger, est une imposture vaudevillesque. Une dernière partie, « Des Réformes », nous offre la clé idéologique d'E. Ollivier : 1789 au fond a ouvert le règne de la bourgeoisie (nommée par lui celui de l'« Égalité »). Il suffit de suivre cette ligne‑là. Il faut rapporter toutes les lois anticléricales, facteurs de désordre. Quant à la « question sociale », elle se résoudra par l'égalité juridique. Ce républicain se dit enfin assez favorable à... un monarque héréditaire qui mettrait de « la stabilité » dans l'État sans exercer de pouvoir réel. Émile Ollivier est un bel exemple de républicain de droite métamorphosant les Principes de 1789 en facteurs de conservatisme. Il déteste chez les radicaux leur goût du désordre, des excès.

Paul‑Alex Janet dans son Centenaire de 1789 se présente comme républicain orthodoxe. La Révolution se résume dans la liberté et l'égalité conquises sur les privilèges et l'absolutisme. Mais Janet aime et admire une révolution qui n'est pas celle qui a eu lieu ; elle aurait été faite par les Girondins, et ils auraient fait beaucoup mieux. Il admire Mirabeau, Desmoulins. Hélas, ils furent les victimes de la Montagne, de la Terreur. Robespierre ? « Il avait le génie de la haine et du despotisme ». Marat « a été le fou de la Révolution. Il en a exprimé toutes les fureurs avec un cynisme aveugle » (p. 120). « Le 9 Thermidor a été l'affranchissement de la France » (p. 205).

Édouard Goumy (La France du Centenaire) transforme son éloge de la Révolution en un réquisitoire contre la France « radicale » ; contre celle‑ci, il appelle à un gouvernement formé de « conservateurs sincères ». Tout commençait bien : la révolution contre les abus et contre la noblesse privilégiée était légitime et eût été « facile ». Dès 1791, les conseils de la sagesse ne sont pas écoutés, cela tourne mal. Le « meurtre de sang froid » de Louis XVI ouvre une « épouvantable crise » (p. 30 et p. 46). Goumy fait l'éloge de Brumaire, ce coup d'État légitime (p. 67). Bonaparte rétablit l'ordre avec « un sens de l'intérêt public qui tenait du miracle » (p. 70). L'ouvrage se termine par un sombre tableau de « la France mutilée et anarchique où nous sommes... » (p. 319).

Pour Jules Gresland, Rien, rien, rien ! il n'est sorti de la tourmente révolutionnaire qu'un inepte vaudeville mettant aux prises « Populot », « Démag » et « Journallieux ». La république nationale et modérée de 1870 à 1875 étant l'exemple à suivre et c'est à quoi il faudra revenir.

Victor Modeste est un grand idéaliste qui trace de la Nuit du quatre août un tableau émouvant et presque mystique. Il choisit l'étape la plus « pure » de conciliation et d'union patriotique de toutes les classes. Mais son livre s'achève avec le contraste désolant entre la grandeur de cette journée (ou de cette nuit) et la bassesse partisane, le goût du lucre actuel, la médiocrité et la décadence des mœurs.

J'ai vu les hommes de nos jours, troupe anonyme et pâle où la gloire n'a pas pu toucher un front, où l'histoire chercherait vainement un nom à creuser fût-ce au bas d'une ébauche, [...] un temps envahi par la poursuite sans frein des jouissances, par l'indifférence, par le scepticisme ... la division partout, l'union nulle part103.

Modeste parvient ainsi à pleinement concilier les « idéaux » républicains et la vision crépusculaire, le paradigme de la déterritorialisation qui pèse sur l'opinion bourgeoise.

* * *

De nombreux critiques rationalistes « post‑libéraux » de l'individualisme s'en prennent aux Principes mêmes, à leur caractère chimérique mais aussi antisocial, – aveugle au fait collectif et national. C'est une logique de réflexion absolument nouvelle qui se fait jour. G. Tarde, sociologue et philosophe, critique radicalement la « Déclaration des Droits » dans la prestigieuse Revue philosophique : elle est fondée sur une mystification individualiste « d'origine chrétienne », fondamentalement abstraite et sophistique (p. 320). Il admire sarcastiquement dans 1789 la réfutation en acte des chimères rousseauistes :

La plus chère, la plus vitale illusion qu'elle nous ait arraché du cœur, après la foi en la raison, c'est la foi en la bonté native de l'homme. Sans elle nous y croirions encore (p. 322).

T. Ferneuil, autre sociologue du même esprit que Tarde, conclut que les Principes de 1789 ont été stériles, inapplicables, utiles dans la conjoncture contre l'absolutisme, mais des « abstractions rationnelles » dont le rôle dans la société contemporaine est éminemment négatif. Les révolutionnaires ne voyaient pas les « groupes sociaux », les classes, les nations. Ils n'ont pu que fétichiser les droits de l'individu (et la propriété privée) et partant, conférer à l'État un rôle de simple protecteur des individus. Ce qui se développe avec Tarde, avec Ferneuil, c'est une sociologie antilibérale, appuyée sur Stuart Mill, soucieuse de « solidarité nationale » contre les abstractions rousseauistes et la métaphysique de l'individualisme. De là une nouvelle sorte de critique des doctrines révolutionnaires qui ouvre sur la sociologie moderne autant que sur l'« anticapitalisme national » sorélien ou barrésien.

On peut conclure ce tableau des réticences et mises en cause partielles en notant que 1871 se lit toujours sans peine derrière le tableau sinistre de 1793. Hérisson dans son Nouveau journal de la Commune compare volontiers les Fédérés à Robespierre et vice versa. Quand on pense à la Terreur, l'angoisse ambiante invite à craindre un retour de celle-ci :

N'allons‑nous pas connaître une nouvelle Terreur ?104.
La Terreur dont l'aurore se lève sera‑t‑elle aussi sanglante que celle de 93. Reverrons‑nous les horreurs de l'Abbaye ?105.
La France va célébrer le centenaire de 89, est‑ce que personne n'a songé à celui de 93 ?106.

Les versions « protofascistes » : révolution juive et tyrannie opportuniste

Zeev Sternhell voit à bon droit émerger vers 1889 ce qu'il nomme un préfascisme, autour du « Comité national » boulangiste, de la Ligue des Patriotes, de toute une série d'individualités qui se disent « socialistes révisionnistes », « socialistes nationaux » et d'intellectuels antilibéraux, particulièrement les doctrinaires de l'antisémitisme, au premier rang desquels Édouard Drumont. Ce qui se concocte ici, c'est l'idéologie d'une « droite révolutionnaire », proche des ultra‑nationalistes, parfois proche des « catholiques sociaux », mais aussi encline à approuver à de nombreux égards les revendications socialistes, visant à une union « ni droite ni gauche » de tous les mécontents, de toutes les victimes de la République libérale, « parlementaire », alliée à la Haute banque, tripoteuse et « égoïste », ayant constamment trahi 1789 aux principes desquels elle dit adhérer (voir chapitre 33). La version antisémite rappelle que 1789, date qui inaugure une exploitation éhontée du petit peuple, a « émancipé les Juifs », que de 1789 est issue « la Prépondérance juive »107, le « péril sémitique ». En style bigot, on dira que ce n'est pas par hasard qu'au moment où le Christ est expulsé de France, le Juif errant y fait son entrée : c'est toujours la préférence donnée par les révolutionnaires « à Barabbas contre Jésus ». Drumont, quoique catholique et traditionaliste, a une position différente ; il met de l'avant, les libertés, les garanties coutumières dont bénéficiaient les classes des petits sous l'Ancien régime, il présuppose cependant que tout n'est pas à condamner dans les principes de la Révolution, simplement ces principes ne furent jamais qu'une « phraséologie », alors que le Régime monarchique offrait au peuple des garanties concrètes que le temps aurait amendées :

En échange d'institutions qui lui assuraient dans la réalité, sinon dans la phraséologie, le droit au travail, qui le défendaient contre la concurrence, qui lui garantissaient, après une vie de labeur, une vieillesse paisible, qu'a recueilli l'ouvrier ? Il a reçu une dérisoire apparence de souveraineté, un bulletin de vote que lui extorque avec des promesses qui ne seront jamais tenues le politicien cynique qui menace les prolétaires de les faire charger par la cavalerie, fusiller par l'infanterie108.

On n'est pas très loin de la position freppelienne (quant au caractère réformiste et progressiste de l'ancienne monarchie), mais Drumont va beaucoup plus loin dans l'ouvriérisme, il fait le panégyrique de la Commune (dans ses côtés patriotes‑populaires), il décrit abondamment les souffrances des exploités ; il prône donc une sorte de « socialisme » qui (re)fera la Révolution contre la bourgeoisie antireligieuse et les Juifs :

La Révolution n'a profité qu'aux excommuniés, c'est‑à‑dire aux cabotins et aux Juifs.
Le Centenaire de 89 est leur Centenaire à eux, le Centenaire de ces Forains qui ont fini par chasser de leur maison les braves gens qui étaient des Français natifs, des Français nés sur le sol. Ils ont l'argent et les honneurs.

« Le Centenaire de 1789, c'est le Centenaire du Juif »109 : telle est la thèse illustrée par Drumont, qui prophétise La Fin d'un monde, monde bourgeois, athée et jouisseur issu de 1789, et qui en appelle au Peuple contre ce que le Courrier de l'Est (de Barrès) nomme « cette coalition juive et usurière » qui prépare un nouveau « Pacte de famine »110. On voit comment cette argumentation emprunte dans son interdiscours des éléments à l'histoire contre‑révolutionnaire de Mgr Freppel et à toute une thématique de haine du « parlementarisme » et de la « Haute banque » qui est bien en place dans les propagandes socialistes. En identifiant l'ennemi, avec ses acolytes républicains et maçonniques, comme le Juif, Drumont parvient à faire entendre sa démagogie de certains secteurs, blanquistes ou anarchistes, du monde ouvrier. De 1789 n'est issue qu'une société injuste, dégénérée et déjà moribonde. L'équation « 1789 = Invasion juive » est un axiome d'une certaine presse catholique. Le Tirailleur (Bruxelles) publie une composition allégorique : « À 1789, Israël reconnaissant », avec bonnet phrygien, équerre maçonnique, talmud et guillotine. On peut voir pénétrer cette connexion thématique – la Révolution française comme prise de pouvoir du capital « juif » – jusqu'en certains secteurs de la propagande socialiste. Non chez les possibilistes ou les guesdistes mais, par exemple, chez les « socialistes rationnels » (c'est‑à‑dire les disciples de Colins de Ham) qui font des commémorations républicaines un moment où « toute la juiverie littéraire de France et de Navarre va nous rabattre les oreilles avec les immortels principes »111.

Les boulangistes développent un modèle idéologique analogue, alors même que tous ne mettent pas à l'avant‑plan la « prépondérance juive ». Ils disent ce que disent des socialistes, comme fait L. Pemjean : la Révolution a été « confisquée » par la bourgeoisie individualiste, le peuple a été spolié par les « ploutocrates » et les « politiciens ». Pemjean oppose « la France si résignée d'aujourd'hui » au « vivifiant souvenir de la Révolution »112. On est loin de la condamnation contre‑révolutionnaire de 1789. L'apologie de la Révolution amorce chez les boulangistes la dénonciation véhémente de ce « tas de malandrins » qui osent prétendre que « la République actuelle est faite à l'image de cette Révolution qu'ils ont exploitée et dont ils se servent »113.

1789, évaluée dans ses conséquences, n'aura donc été qu'une « pseudo‑révolution » que « les enrichis de 1889 célèbrent à bon droit » mais dont la masse des Français ne saurait se réjouir114. Heureusement, Boulanger est là avec sa devise qui rappelle les événements de 1790 : « Dissolution – Révision – Constituante ». 1889 « commencera la révolution boulangiste », instaurera « la République honnête », en menant le peuple à l'assaut de la « Bastille parlementaire »115. Boulanger (tout en touchant en sous‑main les subventions de cassettes aristocratiques) se proclame l'héritier et le vengeur de 1789.

D'autres publicistes, hostiles aux républicains en place, développent cette thèse, qui accepte les Principes de 1789 pour mieux flétrir les gouvernements de 1889. Ainsi, Frédéric Saillard dans son ouvrage Des Principes de la Révolution française : celle‑ci a « échoué », elle « n'a amené que le désordre et l'anarchie », mais l'échec tient aux hommes, « les principes éternels n'ont pas été appliqués »116. Aujourd'hui le peuple « est démocratique », alors que la République des opportunistes n'est, selon la constitution même, qu'une « monarchie déguisée ». Il faut donc que sous ce nom de République, « on donne enfin satisfaction concrète à ses espérances et qu'on fasse de lui un peuple libre et éclairé ». Ce républicain qui veut faire l'« éducation du peuple » et ne trouve rien à sauver du régime en place, au nom même des Principes de 1789, peut plaire à une certaine droite (pas la plus radicalement contre‑révolutionnaire), comme à une gauche radicale mécontente (qui réclame depuis dix ans la révision de cette « constitution monarchique »), comme aux boulangistes (qui ont repris le slogan de la « Révision »), comme enfin, malgré son idéalisme et son paternalisme, à certains socialistes réformistes. Ce qu'on voit paraître avec des coloris divers, c'est une argumentation hostile à la classe régnante, mais cependant construite sur une adhésion au républicanisme ou sur une apologie ambiguë de l'Ancien régime, agrémentée d'une défense des droits plébéiens, de la louange de la Commune et d'une dénonciation véhémente des exploiteurs issus de 89, dont « le Juif » va devenir la figure éponyme.

La Révolution a produit le prolétariat

Cet énoncé qui n'est pas littéralement présent dans la propagande socialiste, – laquelle voit dans 1789 un mouvement émancipateur populaire « confisqué » ultérieurement par une partie du tiers, la bourgeoisie, – revient au contraire avec insistance dans le secteur du catholicisme social, géniteur d'une idéologie corporatiste‑nationale, populiste réactionnaire, courant suspect aux catholiques « classiques » enfermés dans la logique du Syllabus et dans leurs fidélités monarchistes. Ce catholicisme social promu par La Tour Du Pin‑Chambly et par le Comte Albert de Mun, ouvriériste et antirépublicain, martèle une grande idée, à savoir que « la classe ouvrière est la grande victime de la Révolution »117. « Le régime économique et social institué par la Révolution a produit le prolétariat. [...] Telle mère, telle fille »118. La Corporation publie la liste des ouvriers guillotinés pendant la révolution « bourgeoise » sous le titre « Martyrologe des Ouvriers, 1789‑1795 ». Édouard Drumont est tout à fait proche de cette thématique, lui dont l'idée‑force est que 1789 fut une conspiration bourgeoise contre le vœu du peuple des villes et des campagnes pour confisquer le pouvoir, priver les travailleurs de leurs droits traditionnels et... donner libre cours aux ambitions des Juifs (La Fin d'un monde). La misère, la dégradation ouvrières sont pour ces « socialistes chrétiens » (comme ils se laissent parfois désigner) issues des Principes de 1789 :

On a vu des petites filles de moins de 14 ans [...] essayer de se faire admettre dans des maisons de prostitution pour vivre sans rien faire.
Telle est l'œuvre de la Révolution et de la bourgeoisie nourrie de ses principes119.

Dans le milieu des « cercles catholiques d'ouvriers » le lien est constamment établi entre République, Révolution et exploitation éhontée de la classe travailleuse :

La Révolution a fait table rase des institutions qui, jadis, rapprochaient les hommes et elle a creusé entre les différentes parties de la nation un si large fossé que le tumulte de la rue et le flot de la grève peuvent seuls rappeler aux uns l'existence des autres. Jamais les inégalités sociales qu'il n'est au pouvoir de personne de faire disparaître, n'ont été plus choquantes que de notre temps120.

Ce n'est pas d'un nationalisme populiste qu'il s'agit ici, comme chez les boulangistes « de gauche », mais d'une tentative, qui se développera, de produire une « droite ouvrière », dévote, corporatiste, ennemie de la République, dont une expression ultérieure sera le mouvement des syndicats « jaunes ».

La propagande socialiste

Le mouvement socialiste, loin d'être homogène, est éclaté en partis et en « sectes » divers plus ou moins « roses » ou radicaux et révolutionnaires. Du républicanisme populaire de Lissagaray et de La Bataille, on va vers les « possibilistes » de la F.T.S.F. (Brousse, Allemane), puis vers les blanquistes (Granger, Vaillant – qui vont se diviser sur l'appui tactique à donner au boulangisme), vers le Parti ouvrier « guesdiste », enfin vers une nébuleuse de groupes anarchistes. Eux aussi commémorent le Centenaire à leur manière ; des propagandes des divers partis ressort un nouveau modèle narratif, celui de la Révolution confisquée par la bourgeoisie, de la Révolution « à refaire » et à pousser jusqu'au bout de ses principes. La propagande socialiste admet expressément que les Principes de 1789, la Déclaration des droits, sont une base de l'idée socialiste (à « compléter » par une égalité économique et à corriger par le collectivisme). Tous retiennent de 1789 (et de 93) l'idée d'une « tradition révolutionnaire » du peuple français dont le jacobinisme est le modèle à réactiver même si les temps ont changé, modèle essentiel pour les blanquistes, mais aussi pour les autres « grands » partis, possibilistes et guesdistes. Certains énoncés de la presse socialiste semblent s'aligner sur la commémoration républicaine, vanter « le souvenir glorieux de la Révolution »121 ; gauchissant le slogan clérical, proclamer « la France, fille aînée de la Révolution » (non de l'Église !)122. Mais ambigûment, la Révolution c'est celle du passé et celle à venir. Les plus « rouges » construisent une mémoire révolutionnaire ad hoc, celle d'une révolution plébéienne, de la Prise de la Bastille à 1793 et à Babeuf. Si le quatorze‑juillet est « une grande date révolutionnaire » c'est qu'elle commémore la révolte du « Paris des va‑nus‑pieds »123. L'Égalité le dira, il y a une mémoire populaire de la Révolution qui se distingue de l'hypocrite fête bourgeoise : « Bourgeois, fêtez votre 89. Nous fêterons notre 93 !!! »124. La propagande républicaine, on l'a vu, n'est pas chaude pour exalter 93. Un groupe communaliste lance en avril une revue, Le Quatre‑vingt‑treize. Ce n'est que dans la presse socialiste qu'on parle encore sans hésiter des « Géants de quatre‑vingt‑treize »125. Paul Brousse, chef de file des possibilistes, va jusqu'à réclamer dans l'esprit du salut public, « la guillotine en permanence » place de la Concorde (ci‑devant « de la Révolution ») contre les menées boulangistes126. Les anarchistes, toujours disposés à faire l'éloge de la violence nécessaire, ont pour modèle la Terreur sans‑culotte :

Nom de Dieu ! Y a qu'un moyen, celui qui réussissait si bien aux sans‑culottes de 93 : c'était au bout de belles piques qu'ils présentaient leurs pétitions. Et paraît, mille bombes, que les Jean‑foutres d'alors les recevait poliment127.

Dans la presse ouvrière, il n'est que La Bataille de Lissagaray pour s'aligner sur la propagande républicaine‑radicale : la révolution est faite dans ses grands principes ; il faut simplement la « continuer » : « Nous sommes des républicains qui voulons continuer la Révolution française »128. Partout ailleurs, avec des variantes que j'indiquerai, un modèle discursif se met en place qui antagonise à la fois le triomphalisme républicain et ses restrictions mentales thermidoriennes.

I. Ce Centenaire n'est pas la fête du prolétariat ; ce n'est pour lui qu'une « amère et douleureuse plaisanterie »129. Le Père Peinard parle de la « blague du Centenaire » : « elle est propre, nom de dieu, notre émancipation ! Cochons d'émancipés que nous sommes ! »130.

II. La Révolution de 1789, qui était au départ celle du « peuple » tout entier a été « escamotée par une classe », la bourgeoisie. « La Bourgeoisie est séparée du prolétariat par des tas de cadavres »131. La « Révolution bourgeoise » n'a rien changé : « la domination par l'hérédité fait place à la domination par les écus »132. La bourgeoisie s'est affranchie de la noblesse avec l'aide du peuple ; depuis comme pour le « remercier », elle l'exploite abominablement. « La Bourgeoisie a fait la Révolution avec le Peuple, mais elle l'a faite à son profit personnel »133. Ce qu'on commémore en 1889 ce n'est donc que la « Révolution bourgeoise »134 avec pour séquelle un siècle d'abus et d'exploitation :

Il y a cent ans que la bourgeoisie est maîtresse du pouvoir et si grand est le nombre des misères et des abus que son règne a engendrés que de toutes parts s'élèvent des bruits de révolte contre son insupportable suzeraineté135.

Cette thèse est partout. La bourgeoisie a « accaparé » le succès de la Révolution, celle-ci a « avorté », elle a été « confisquée », « détournée » de ses buts ; il convient maintenant qu'elle revienne « à ceux‑là qui seuls sont capables de la développer, aux travailleurs socialistes et républicains dont le triomphe prochain assuré, marquera la fin des guerres internationales, des haines de races, la fin des castes, des classes, des divisions et subdivisions nationales »136. Ici s'inscrit une image‑force de propagande : celle qui montre la bourgeoisie comme une « nouvelle féodalité », qui assure que « l'absolutisme financier et industriel a simplement remplacé l'absolutisme féodal » et qui va répétant que « la Bastille est toujours debout »... : « son nom infâme c'est l'usine/Et l'argent mène le bal... »137. Les socialistes fêtent volontiers le 14-juillet, « prodigieuse et sublime journée ». Ils ne manquent pas de rappeler aussitôt qu'« il y a d'autres Bastilles à prendre »138.

III. Le Peuple, trahi en 1789, doit « refaire » la Révolution qui ne « s'est faite qu'au profit d'une classe »139. « Tu le vois, Jacques Bonhomme, quatre‑vingt neuf est à refaire »140, car pour nous, prolétaires, 1789 n'a rien fait, « la Grande Révolution n'a produit aucun résultat »141. Plutôt, les résultats sont négatifs : misère, exploitation, inégalités : « Était‑ce pour aboutir à ce résultat que nos pères ont combattu ? »142. Il y a donc un double mouvement, on loue la Révolution dans son principe (et ses Principes), on la montre trahie et on conclut qu'elle est à reprendre à zéro pour instaurer cette fois l'égalité concrète et émanciper le peuple tout entier. Le tableau de l'exploitation ouvrière est un contrepoint ironique aux principes révolutionnaires sacralisés par les bourgeois conquérants :

Cela, cent ans après qu'on a fait la Révolution de 1789. Ne commence‑t‑on pas à croire qu'il faudrait bien en refaire une nouvelle ?143.

IV. Il y a ensuite l'effet même du « cent ans après », l'effet‑siècle. Le « règne » bourgeois, la « domination » bourgeoise dure depuis cent ans, on peut bien penser qu'elle est au bout de son rouleau, que la révolution sociale, la reprise de 1789, est donc imminente. Comparant 1888 à 1788, le Cri du Peuple y perçoit les mêmes intersignes d'un bouleversement proche : « mêmes avant‑coureurs d'un bouleversement général. C'est‑à‑dire mêmes causes devant déterminer les mêmes effets »144. Nous sommes « à la veille » d'un nouveau quatre‑vingt‑neuf, tel est le Mané‑Thécel‑Pharès adressé par l'Histoire aux nouveaux aristocrates. La propagande socialiste ne craint pas la position prophétique, nécessaire pour galvaniser les énergies :

On peut prévoir que la domination bourgeoise n'aura guère duré beaucoup plus d'un siècle145.

En termes plus flous, les syndicalistes modérés s'exclament : « Puisse le Centenaire de la Révolution, ouvrir une ère nouvelle aux exploités »146. L'année du centenaire est construite comme date fatidique, celle de « l'aurore de la justice sociale » ou, plus agressivement celle de « l'écrasement complet de la bourgeoisie capitaliste »147. La reconstitution de l'Internationale par le congrès marxiste de juillet 1889 est perçue comme mise en œuvre concrète en raison de l'imminence de la Sociale.

V. Quoique « confisquée », la Révolution de 1789 demeure un modèle pour la Révolution qui s'annonce. Elle est pour le militant un « enseignement précieux »148. « L'exemple des bourgeois révolutionnaires de jadis vaut la peine d'être médité par les salariés de nos jours »149. Les Principes de 89 sont là : ils n'attendent que d'être « appliqués ». N'est‑il pas temps « après cent ans » de « voir enfin en pratique les célèbres principes proclamés en 1789 : la liberté, l'égalité et [gauchissement significatif] la solidarité ? »150.

VI. 1789 n'est pas seulement un modèle, ce fut aussi le préalable historique qui rend possible le passage à la Sociale. On a vu plus haut affirmer que 1789 n'a « rien fait » pour l'ouvrier ou a alourdi son exploitation. Il n'est pas nécessairement contradictoire d'affirmer de la même haleine que 1789 a cependant « planté les jalons du communisme »151, que – sous ses aspects les plus radicaux – elle fut « le préliminaire indispensable de la prochaine Révolution sociale »152. Si l'on veut spécifier cette assertion, on ne peut qu'avouer que du point de vue même du socialisme, 1789 a produit une œuvre positive, qu'il a fait quelque chose pour l'émancipation générale, en abolissant le servage et le pouvoir absolu. On pourra encore distinguer « l'émancipation politique » de la classe des salariés – accomplie depuis un siècle – de son « émancipation économique » qu'il faut travailler à réaliser153. Cette distinction‑ci n'est admissible qu'aux plus modérés ; les groupes révolutionnaires doutent fort que l'émancipation politique, mystifiée en suffrage universel et en « parlementarisme » bourgeois, soit accomplie. Si les « institutions républicaines » doivent être fondées sur le principe d'égalité, il n'est pas de vraie République là ou subsiste « l'exploitation de l'homme par l'homme ». Il faut donc en venir à faire de la devise de la République, et surtout de l'« Égalité » quelque chose de plus qu'un vain mot : « ... l'égalité sociale proprement dite, c'est‑à‑dire l'égalité devant le travail que nous avons à conquérir »154.

L'avantage de cette propagande est de montrer aux ouvrier le socialisme comme le développement naturel, la concrétisation des principes officiels mêmes de l'État bourgeois, hypocritement trahis par lui, et de faire rejaillir sur la Révolution en gestation le prestige émancipateur que 1789 possède auprès des masses. Sous une forme plus dialectisée, on peut dire que 1789 est un modèle, celui de la dépossession d'une classe (aristocratique) par une autre classe (bourgeoise), modèle qui ne se reprendra qu'en vainquant cette classe possédante, jadis victorieuse, au profit de la majorité du peuple, de la classe des « exploités » et des « souffrants » :

La Révolution de 89 s'est faite au profit d'une classe ; dépossédons cette classe à son tour et faisons notre révolution au profit de l'humanité155.

D'où l'image finale qui réconcilie tout : la Sociale sera le « couronnement » de l'œuvre entreprise en 1789. On trouve donc chez les socialistes une argumentation commune dont je viens de parcourir les six étapes typiques. Il n'en reste pas moins que les divisions de la propagande socialiste tiennent largement à l'attitude à tenir face à l'État républicain, au pouvoir, opportuniste et radical, prétendu héritier et usurpateur de 1789. Entre ceux qui disent « la République » (tout court) et ceux qui disent presque toujours la « République bourgeoise » ou telle variante péjorative, jusqu'à « la fiction républicaine »156, il y a un abîme et une divergence stratégique totale. Les possibilistes acceptent en 1889 de s'allier tactiquement aux radicaux et aux « centre‑gauche », non par affinités avec eux, affirment‑ils, mais parce qu'ils ne peuvent consentir, face au péril boulangiste, à « faire le jeu des ennemis de la République ». Les guesdistes dénoncent cette alliance avec la République « bourgeoise » ; il n'est de « vraie » république que la République sociale : face au danger du césarisme, ils posent le slogan classe contre classe, « Ni Ferry ni Boulanger ». Pas d'alliance avec l'aventurisme césarien (comme le font les blanquistes). Pas d'alliance avec la bourgeoisie opportuniste au pouvoir, – au risque, leur rétorquent les possibilistes, de voir la réaction et le pouvoir autoritaire triompher... Plus on va vers des positions radicales, moins la république en place trouve grâce, fût‑ce dans son principe, face même aux nostalgiques de l'Empire et aux réactionnaires. On a vu plus haut les boulangistes de gauche faire des avances aux masses laborieuses en s'indignant de ce que la bourgeoisie parlementaire ait « trahi le peuple ». De larges secteurs du monde ouvrier prêtent l'oreille à cette propagande ou bien, hostiles à Boulanger, nient cependant que le pouvoir actuel ait droit de se réclamer à quelque titre des principes de 89 et du nom de « républicain » :

La république démocratique et sociale ne ressemblera en aucun point à la république parlementaire, [...] cette république d'ambitieux qui considère l'ouvrier comme un esclave157.

Une certaine confusion règne sur ce terrain. Si critique que l'on soit des institutions en place, on peut cependant exalter en la République un type idéal, la « forme de gouvernement la plus parfaite de toute société en marche vers le progrès humain » – mais cette considération conduit les gens du Parti ouvrier (16 janvier) à sauver « la » république, c'est‑à‑dire à prêter main forte aux Républicains et, explicitement, à « suspendre », le temps de la crise boulangiste, la lutte contre la bourgeoisie : cette disjonction entre l'Idéal à préserver et le pouvoir concret en dépit duquel on le préserve, peut s'exprimer directement :

Ils nous ont trahi, ils ont violé leurs promesses. Tout cela n'est que trop vrai, mais devons‑nous pour ces raisons tuer la République !158.

En résumé, le secteur socialiste produit une thématisation propre : « Révolution trahie – Révolution à (re)faire », mais oscille entre une image « essentielle » de la République et la condamnation d'un « régime qui en se disant républicain [...] est la négation de la République »159. Selon que l'un des termes prévaut contre l'autre, des choix tactiques s'imposent qui déchirent le mouvement ouvrier.

Remarques de synthèse

Le présent chapitre peut être lu comme complémentaire de la monographie, informée et perspicace, de Pascal Ory, « Le Centenaire de la Révolution française : la Preuve par 89 »160. Pascal Ory aborde la commémoration du Centenaire comme célébration de la République, en concentrant ses analyses sur ce qui émane de l'État et du parti républicains. Il montre comment dans une conjoncture politique difficile, les fêtes, les inaugurations, les célébrations autant que les livres, brochures et instruments de propagandes devaient servir à renforcer le régime, mais résultaient aussi de compromis difficiles entre les tendances militantes et ceux qui voulaient promouvoir une thématique d'apaisement et de compromis axée sur une célébration du « Progrès » et un oecuménisme patriotique conciliant.

Mon analyse s'appuye au contraire sur un dépouillement de toute la « chose imprimée » : elle est à cet égard moins englobante (négligeant en partie les cérémonies et les « rituels »). Cependant, elle couvre plus systématiquement tous les secteurs idéologiques : tous ont eu à cœur de « célébrer » le Centenaire, chacun à sa façon. J'ai donc décrit un espace polémique où la célébration révolutionnaire officielle est « immergée » dans le réseau de types narratifs/argumentatifs qui s'affrontent. De la description ressort une image d'ensemble où la grande célébration de la Révolution française est entamée de toutes parts par des réserves, est perméable à un sentiment de déréliction, de déstabilisation qui domine la doxa bourgeoise, est enfin affrontée, à droite comme à l'extrême‑gauche, à des thématisations hostiles et rien moins que triomphalistes. S'il est vrai que l'histoire réactionnaire et l'histoire socialiste relèvent de contre‑discours qui fonctionnent en circuit fermé et ne prêchent guère que des convertis, ces versions idéologiques qui figurent la « fin d'un monde », ont de fortes affinités avec une vision du monde anxieuse et crépusculaire qui est partout dans les champs socio‑discursifs et à quoi puisent encore l'historiographie rationaliste pessimiste « tainienne », les diverses versions que j'ai étiquetées « thermidoriennes », les propagandes boulangiste, socialiste-nationale, antisémite.

L'idéologie républicaine n'est dominante que dans le sens où elle est officielle, où elle bénéficie des moyens et de la dynamique des institutions d'État. Les manuels scolaires, la presse militante, les brochures populaires sont les puissants vecteurs de cette version triomphaliste et optimiste ; cependant les discours qui émanent de la société civile forment un contrepoint ironique au simplisme de la version « statale ». (Je développerai cette thèse un peu plus loin, au chapitre 33).

L'autonomie relative de l'idéologie « statale » est telle qu'elle peut se maintenir et conserver une efficace ad usum delphini et ad usum plebis, dans l'atmosphère délétère de l'hégémonie « lettrée ». Il n'en est pas moins vrai que l'histoire décadentiste à la Taine, la propagande cocardière et antiparlementaire des boulangistes, la vision socialiste même d'une société bourgeoise « agonisante » et d'une révolution sociale imminente, les versions réactionnaires catholiques (pour autant qu'elles ne s'abandonnent pas aux angoisses démonologiques et au refus global du Syllabus), sont excellemment portées et soutenues par cette thématique diffuse. La doctrine républicaine d'égalité et de progrès, contredite par les paradigmes dominants des disciplines scientifiques et par les thèmes favoris de la publicistique, figure de plus en plus un discours d'endoctrinement « exotérique » bon pour les simples et les naïfs, en porte‑à‑faux par rapport à tous les discours institués des classes dominantes.

Au‑delà des tensions polémiques qui opposent tous les intervenants, historiens ou simples journalistes, on trouverait sans peine – je terminerai par ces remarques – des démarches cognitives et des formes de mise en discours communes à tous les intervenants, appartenant donc, à un niveau de plus grande profondeur, à l'hégémonie de l'époque. L'historiographie catholique relève des modèles les plus archaïques : elle est pleinement une histoire narrative, agentielle et idéaliste : agentielle, elle ramène les événements historiques à l'action d'individus dont les motivations s'évaluent à une morale transhistorique, ne connaissant de collectivité que celle de la conspiration d'un groupe identifiable. Systématiquement, elle fait découler les actions d'idées, de doctrines qui sont posées aux principes et qui appellent également une axiologie déduite de paradigmes transcendants. Le « fatalisme » qu'elle reproche comme alibi à l'argumentation républicaine est, dans celle‑ci, une entité rhétorique peu théorisée et subsumée par une téléologie de sens commun : l'histoire est intentionnelle et par là significative, l'affrontement d'individus exprime celui de finalités idéales. Entre ces deux propagandes, il y a des degrés d'archaïsme, non une différence essentielle. Ce qui n'apparaît guère ou n'apparaît que de façon indécise ce sont les « forces collectives », les tensions structurelles, l'hétérogénéité des séries causales. Le collectif, s'il apparaît (l'aristocratie, la bourgeoisie, les sans‑culottes, les jacobins, etc.), tend à s'incarner en pseudoindividualités allégoriques, à se psychologiser en types humains de forme « romanesque ». Dans toutes les versions, le récit arrive à se polariser en un schéma actantiel manichéen – forme modale de la production idéologique. Les faits de conjoncture et de structure se trouvent fétichisés en entités conceptuelles expressives, le Progrès, la Démocratie, la Réaction... Les causalités sont enfin systématiquement réunies en faisceaux, « collimatées » à partir d'un principe originel, – c'est pourquoi toutes les versions affrontées font de « 1789 » la source et l'origine mythique de toutes les séquences causales et de tous les faits de l'actualité. Les grands récits contre‑révolutionnaires et révolutionnaires sont ainsi pleinement et candidement axiologiques, car tout y signifie en plus et moins dans de l'homogène (voir chapitre 8). Il n'est guère que des sociologues comme G. Tarde et Ferneuil, attaquant l'individualisme libéral et ses abstractions juridiques, qui cherchent à se dégager de la narration individualisée, expressive, à continuité « organique », sans pourtant dominer la logique d'une approche radicalement différente.

Notes

1  Freppel, La Révolution, iii.

2  Avenir scientifique et littéraire, p. 69 ; Feugère, Révolution, p. 4 ; Romain, La Révolution, p. 7.

3  Gourdel, 1889 : Le Salut de la France, p. 10 ; Brettes, Principes de 89, I.

4  Pécheux, Les Élections générales, p. 7.

5  Freppel, p. 136.

6  Drumont, Fin d'un monde, p. 529.

7  Héricault, La France révolutionnaire, II et p. 705.

8  Héricault, p. 710.

9  E. Olivier, La France avant et pendant la Révolution, p. 8.

10  Triboulet, 12.5 : p. 2.

11  Avenir scientifique et littéraire, p. 143.

12  En face d'une affiche (broch.).

13  L'Univers, 5.7 : p. 1.

14  La Croix, 5.5 : p. 1.

15  Avenir scientifique et littéraire, p. 204.

16  Univers, 21.1 : p. 1.

17  Provence nouvelle, 20.1 : p. 1.

18  Politique et vérité (anonyme), VI.

19  Univers, 28.7 : p. 1.

20  Freppel,  p. 28.

21  Bibliothèque catholique, voir 79 : p. 286.

22  Annales catholiques, I p. 10.

23  La Croix, 3.1 : p. 1.

24  Cahiers de 1889 : Assemblé générale, VI.

25  Réforme sociale, II : p. 434.

26  Argille, Le Centenaire de 89, p. 229.

27  Soloviev, La Russie et l'Église universelle, XI.

28  Héricault, p. 709 et p.  10.

29  Héricault, p. 751.

30  Verspeyen, Centenaire, p. 9.

31  Le Vrai patriote, 3.3 : p. 1.

32  Lefebvre, Centenaire, p. 20.

33  Lefebvre, p. 9 et Romain, Révolution, p. 20.

34  Étendard national, 11.5 : p. 1.

35  Ami des campagnes, 6.1.

36  Héricault, p. 707.

37  Croix, 5.5 : p. 1.

38  Journal Officiel, « Sénat », p. 842.

39  Avenir scientifique et littéraire, p. 288.

40  Floris, « 1889 », I.

41  La Croix, 17.5 : p. 1.

42  Vrai patriote, 13.1 : p. 1.

43  Respectivement Romain, Révolution, p. 3 - Gazette de France, 1.1 : p. 3 -Provence nouvelle, 20.1 : p. 1 - Romain, Révolution, p. 11.

44  Provence nouvelle, 20.1 : p. 1.

45  Filon, Contes du centenaire, VIII.

46  Freppel, p. 46 et Tirailleur (Bruxelles), 31.3 : p. 3.

47  Kurth, Bilan (broch.).

48  Annales catholiques, I : p. 6.

49  Vrai patriote, 27.1 : p. 1.

50  Freppel, p. 147.

51  Les Cailloux blancs du petit Poucet.

52  Revue du monde cathol., 5 : 235.

53  Les Études, 17.

54  Berseaux, Liberté et libéralisme, p. 344.

55  L'Ami des livres, 1.1 : p. 1.

56  La Croix, 1.6 : p. 1.

57  Blanc, Discours prononcé à la fête d'ordre... (broch.).

58  Revue catholique des institutions et du droit, p. 135.

59  Lefebvre, Centenaire, p. 3 et p. 4.

60  Taxil, Assassinats maçonniques, p. 42.

61  L'Éducation catholique, X p. 30.

62  Lanterne, 7.5 : p. 1.

63  Toutes citations : L'Éducation nationale, p. 83.

64  Revue pédagogique, XIV p. 494.

65  Lanterne, 1.5 : p. 1.

66  Journal des instituteurs, p. 456 et 457 ; Manuel général de l’enseignement primaire, 12.1.

67  Lanterne, 1.5 : p. 1 et citation précédente d, 16.7 : p. 1.

68  Revue occidentale, 22 : p. 243.

69  Gazette hebdomadaire de la médecine, 34 : p. 1.

70  Petit Parisien, 7.5 : p. 1.

71  Matin, 16.5 : p. 1 (John Lemoinne).

72  Petit Parisien, 16.7 : p. 1.

73  Discours du 5 mai à Versailles.

74  Tony Révillon, Le Radical, 6.5 : p. 1.

75  Revue pédagogique, 15.4 : p. 2689.

76  Radical de Marseille, 4.1 : p. 1.

77  Lanterne, 2.1 : p. 1.

78  J. L. F. Dubois. Le Centenaire de la Révolution française, (Paris : Repos, 1889).

79  Correspondance républicaine, 18.4.

80  Dallet, Centenaire de la science, VII.

81  G. Tissandier, Tribune médicale, 9.5 : p. 145.

82  Matin, 3.6 : p. 2.

83  Économiste français, 11.5 : p. 579 ; citation suivante d, 4.5 : p. 545 (P. Leroy - Beaulieu).

84  Lanterne, 2.1 : p. 1.

85  La Nuit du 4 août, p. 23.

86  Poème in Semaine spéculative, 13.5 : p. 3.

87  Le Radical, 1.1 : p. 1.

88  J. Lemoinne ; Matin, 16.5 : p. 1.

89  Journal des Instituteurs, p. 456 et p. 457.

90  Petit Journal, 2.1 : p. 1.

91  Renan, Discours de réception de M. Claretie.

92  Avenir scientifique et littéraire, I : p. 4.

93  A. Vacquerie, Le Rappel, cité par La France aux Français, 23.5 : p. 1.

94  Millerand ; Journal Officiel, p. 1932.

95  Alliance Israélite, 9.5 : p. 145.

96  Rabbin Bloch, Israël et la Révolution, p. 12.

97  Le Signal, 5.1 : p. 1 et 2.3 : p. 1.

98  Jaurès, Journal Officiel, p. 1105 et p. 382 (11.2).

99  P. de Rémusat, Thiers, p. 36.

100  Revue des deux Mondes, p. 94 et p. 681.

101  Économiste français, 11.5.

102  Castellane, Politique conservatrice, III.

103  La Nuit du Quatre-août, p. 230.

104  Ami des campagnes, 6.1.

105  La Patrie (bonap.), 3.2 : p. 1.

106  E. Cossé, La Constitution future, p. 1.

107  Titre de l'ouvrage de l'abbé Lémann.

108  Drumont, Avenir scientifique et littéraire, p. 143.

109  Drumont, La Dernière bataille, (Dentu, 1890), p. 95.

110  A. Gabriel, Courrier de l'Est, 27.10.

111  Philosophie de l'avenir, p. 216.

112  L. Pemjean, Cent ans après, p. 21.

113  Cocarde, 2.1 : p. 1.

114  Hugelmann, Les Écuries d'Augias, p. 353.

115  La Bombe, 14.7, couverture.

116  Saillard, p. 6 et p. 7, et citations suivantes, p. 11, p. 28.

117  La Corporation, 16.3 : p. 1.

118  Ibid., 16.11 : p. 1.

119  J. de Penboch, La Croix, 5.3 : p. 1.

120  Enquête des dames patronesses, p. 3.

121  Parti ouvrier, 11.7 : p. 1.

122  Revue socialiste, II p. 485.

123  La Révolte, p. 42.

124  Égalité, 1.5 : p. 1.

125  La Montagne, 5.5 : p. 3.

126  Le Prolétariat, 9.3 : p. 1.

127  Père Peinard, 3.3 : p. 5.

128  La Bataille, 5.4 : p. 1.

129  Égalité, 21.3 : p. 1.

130  Père Peinard, 5.5 : p. 1.

131  Cri du Travailleur, 18-25.5 : p. 1.

132  Malato, Philosophie de l'anarchie, p. 128.

133  A. Hamon, L'Agonie d'une société, p. 2.

134  Égalité, 10.5 : p. 2.

135  Le Peuple (Brux.), 1.1 : p. 1.

136  Cri du Peuple, 11.12.88 : p. 1.

137  Mansuy, La Misère en France, p. 155 et J. Jouy, « Chanson », Parti ouvrier, 14.7 : p. 1.

138  Parti ouvrier, 14.7 : p. 1.

139  Coup de feu, 3.3 : p. 257.

140  Peuple, 15.4 : p. 1.

141  J. Volders, Le Peuple, 30.4 : p. 1.

142  E. Mansuy, La Misère en France, p. 3.

143  Le Peuple, 26.2 : p. 1.

144  Cri du Peuple, 16.12.88.

145  Le Peuple, 1.1 : p. 1.

146  Bull. Bourse du travail, 6.1 : p. 2.

147  Pernoza ; Coup de feu, 63 : p. 232 et Cri du Peuple, 2.2 : p. 4.

148  J. Grave, L'Esprit de Révolte, p. 30 et p. 31.

149  Le Peuple, 25.2 : p. 1.

150  Place ; Cri du Peuple, 4.1.

151  La Révolte, p. 25.

152  Le « 93 », 21.4 : p. 1.

153  Bulletin Bourse du travail, 3.1 : p. 2.

154  J. Sicre, Le Centenaire de 1789, p. 5.

155  G. de la Salle ; Coup de feu, 64 : p. 243.

156  La Fin d'une République (anonyme), p. 2.

157  L. Leparia ; Égalité, 11.4 : p. 1.

158  L'Aurore sociale, 16.1 : p. 1.

159  Cri du Peuple, 10.12.88 : p. 1.

160  Ory, 1984 ; voir aussi particulièrement, Gérard, 1970, et Nelm, 1976.

Pour citer ce document

, « Chapitre 32. La Révolution française et son Centenaire», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-32-la-revolution-francaise-et-son-centenaire