1889. Un état du discours social

Chapitre 36. Banalisation et raréfaction du poétique

Table des matières

« Je préfère devant l'agression rétorquer que des contemporains ne savent pas lire...
Sinon dans le journal ; il dispense, certes l'avantage de n'interrompre le chœur des préoccupations »

(Mallarmé, Le Mystère dans les Lettres).

Je voudrais inscrire l'analyse de la poésie dans le cadre suivant : l'apparition avec certains « symbolistes », notamment Mallarmé (qui ne publie rien en 1889), d'un langage poétique hors des références doxiques, doit se décrire à partir des conditions d'impossibilité du texte poétique. Je ne chercherai à voir l'esthétique symboliste (au‑delà du fatras même des « École romane » et autres, des balbutiements préraphaélites, du canulard abstrus cultivé au Décadent et dans d'autres revuettes) ni comme une « évolution » dans les esthétiques depuis le moment romantique, ni comme le lieu de conquête positive d'un langage nouveau, mais comme résultant d'un refoulement, d'une « asphyxie », dus à la « banalisation omniprésente de ce que la tradition identifie – forme et thèmes – comme de la poésie. La poésie devient impossible parce que l'apparence de la poésie, le vers et le répertoire lyrique, élégiaque et épique sont omniprésents. Ce qui s'énonçait comme poésie est devenu l'universelle banalité et sert à toutes les fins. Paul Déroulède est un grand poète pour les patriotes ; la publicité du Savon du Congo s'exprime en villanelles et en rondeaux ! Les illustrés, les revues de mode, les magazines de famille, les journaux syndicaux sont pleins de « poèmes » où défilent tous les effets rhétoriques et les thèmes lyriques canonisés par le romantisme. La poésie pullule en 1889. Le poétique (de tradition identifiée) apparaît partout en bouche‑trou de la prose. Il n'y a pas seulement surproduction, il y a vulgarisation, facilité, routine du versifié. Ce que le romantisme et le Parnasse ont pu inventer n'est pas dépassé, il est au contraire en train de saturer tout l'imprimé. Ce n'est même pas du « mauvais » romantisme qu'on rencontre : les techniques sont parfaitement rodées, la versification suit une routine qui n'exclut ni le charme ni la beauté occasionnelle. N'importe qui fait du Lamartine, du Victor Hugo, du Leconte de Lisle en des pastiches involontaires souvent « réussis ». La rareté du langage poétique a cédé la place à un marché quasi industriel et à une demande commerciale soutenue, car si le recueil de vers n'est pas de grande vente, la presse périodique, une fois encore, veut des poèmes, – lisibles, prévisibles, touchants, conformes au ronron traditionnel, mais abondamment. La tradition poétique est épuisée non par obsolescence mais par surabondance.

Typologie de la banalité poétique

Tout le monde fait des vers. On prétend que le général Boulanger versifie à l'occasion et la Lanterne cite comme curiosité les poèmes rédigés par un condamné à la Roquette1. La Savonnerie Vaissier publie un petit poème différent chaque jour (que lui proposent des rimailleurs bénévoles) à la gloire de son « Savon du Congo » :

LE DERNIER SURVIVANT
Les rois s'en sont allés, les printemps ne sont plus,
les rires ont suivi les roses éphémères,
La beauté s'est fânée et les chants se sont tus,
L'amour a fui, les cœurs sont clos aux doux mystères,
L'hiver accourt traînant ses glaçons éperdus,
Mais toujours le Congo règne aux deux hémisphères

(F. Nazel à Victor Vaissier)2.

Nous procéderons d'abord à une rapide typologie des formes poétiques de diffusion médiocre (négligeant cependant l'infrapoétique, comme la chanson de caf'conc' sur laquelle je publierai sous peu une étude monographique).

La « chanson sociale »

Quand on parle de « chanson populaire » à la fin du siècle passé, le mot a déjà un sens dérivé. Il ne désigne plus l'ensemble « folklorique » des chansons chantées dans les diverses provinces de France sur des thèmes et des mélodies qui se fixèrent au Moyen Âge (au plus tard au XVIe siècle) en une « chronique du peuple » – avec du reste de nombreux emprunts à la musique de cour et au vaudeville. Non : la « chanson populaire » désigne l'ensemble qu'il faut appeler une littérature savante, des textes des chansonniers romantiques réunis dans le « Caveau moderne » fondé en 1806, ensemble où les noms les plus fameux furent ceux de Béranger, Gustave Nadaud, Eugène Pottier, Pierre Dupont et aussi Désaugiers, Antoine Clesse, Panard, Collé, Gouffé, C. Vincent... Ces chansonniers – républicains ou socialistes – se sont voulus les « chantres » des couches populaires et de leurs aspirations. Ils ont emprunté au folklore (notamment en utilisant les musiques des 2 350 « timbres » de la Clef du Caveau – recueil de 1811). Ce furent des petits bourgeois comme Béranger ou des ouvriers autodidactes comme Dupont. Certaines de leurs chansons ont conquis la classe ouvrière, mais ils ont aussi charmé les lettrés qui ont vu dans ces poésies, avec leurs naïvetés et leur bonhomie voulues, une poésie spontanément populaire. En 1889, deux sociétés chantantes subsistent : le « Caveau » et la « Lice chansonnière ». Elles tiennent des banquets où on chante dans le respect de la tradition et elles organisent des concours dotés de médailles. Les chansonniers de cette tradition sont pour la plupart de vieux messieurs qui publient chez des éditeurs honorables leurs recueils. Le vieux Gustave Nadaud (1820‑1893) publie ainsi ses Nouvelles chansons à dire ou à chanter où il rime les amours paysannes, le vieux clocher, la maison familière, et satirise la courtisanerie des grands et la sottise des gendarmes (« Brigadier répondit Pandore/Brigadier, vous avez raison »). Le Chat noir rend compte, attendri, de ce recueil de « poésie vraie et d'un grand charme »3. Paul Avenel, déjà fameux sous l'Empire, publie ses Chants et chansons : 50 chansons nouvelles ; lui aussi est un républicain avancé, autrefois chansonnant contre Napoléon III et aujourd'hui contre Boulanger.

La poésie de salon

On déclame des vers dans les salons bourgeois, on met en musique pour piano des poèmes délicats et langoureux. Cela forme un genre tout à fait typé. Madame Julia Cladel excelle dans ce genre qui allie la niaiserie atone à la préciosité :

Marquise l'hiver endort
Avec les abeilles d'or
La vie obscure des choses
Et dans les noirs tourbillons
Emporte les papillons
Comme les dernières roses4.

La jeune fille à marier est censée révéler aux amateurs éventuels toute la candeur de son âme virginale :

À seize ans que la vie est douce
Tout est beauté, tout est bonheur
Les chemins sont couverts de mousse
Et bordés de suaves fleurs.

Dans tous les milieux on peut se faire une petite réputation en excellant dans les « vers de circonstance » :

Cette pièce de vers a été lue le lundi 7 janvier 1889 dans un banquet offert à l'occasion de la Fête des Rois par MM. les Capitaines des 2e, 3e bataillons du 158e de ligne à leurs Adjudants et Sergents‑majors...

Gazettes rimées

La presse regorge de choses versifiées. Il y a des poèmes boulangistes dans la Cocarde, des poèmes vélocipédiques dans Véloce‑Sport, des poèmes gastronomiques dans L'Art culinaire. Les chroniqueurs satiriques composent volontiers en vers leur feuilleton. Émille Bergerat, A. Capus excellent dans le triolet d'actualité :

Si vous voulez savoir comment
Je devins député dimanche
Je vous le dirai doucement
Si vous voulez savoir comment...5.

Raoul Ponchon brille dans la « Gazette rimée », avec beaucoup de brio et le sens du burlesque. La lyre comique produit la « Boutade en vers » et manie avec talent la prouesse prosodique.

La poésie pour revues de mode

Secteur hypertrophié : quelques centaines de bas‑bleus emplissent les revues pour dames de poèmes (en typographies ornées) qui expriment un seul thème, la nostalgie.

Les bonheurs d'autrefois tristement envolés
Reviennent quand je dors en doux rêves ailés...

Le concetto mondain fait revenir languissamment la rime atone : « éclose... enclose... morose... rose... » On chante les orphelins, les vieillards humbles et heureux, les oubliés, la mélancolie des automnes, les chrysanthèmes, les souvenirs d'amour, les vieilles choses familières :

Il est un tas de vieilles choses
Qui nous parlent du temps passé...

Ou bien :

Et de cher amour qui passe comme un rêve
Je veux tout conserver dans le fond de mon cœur6.

Tout ceci aussi peut se déclamer dans les salons, à l'agacement de l'artiste égaré là : « Elle déclamait [...] un débit lent de fontaine Wallace, un filet d'eau monotone, ininterrompu, pissé goutte à goutte »7.

La poésie philosophique, civique et patriotique

Trivialisation de la poétique victorhugolesque, la poésie « à message » et à exhortation civique abonde. Faire de beau vers n'exclut pas d'y mettre de fortes pensées ! On a donc une cohorte de poètes philosophants à la Sully Prudhomme. Le centenaire de 1789 exalte des tas de versificateurs. Le Gouvernement a commandé à Madame Augusta Holmès un grand poème allégorique qu'il fait représenter aux fêtes de la République, l'Ode Triomphale :

La République apparaît :
Ô Peuple me voici ! du haut de l'Empyrée
Où je règle à jamais tes destins glorieux
Je viens à ton appel...
[Le peuple tombe à genoux].

Le plus haut prestige de la poésie civique revient cependant au chef de la Ligue des Patriotes, Paul Déroulède, grand poète... par la taille, disent les littérateurs, grand poète tout court pour les cocardiers. Déroulède voit publier partout ses Chants du Soldat et Refrains militaires. On le ménage car il est inattaquable : son répertoire poétique, c'est l'Alsace, c'est l'Armée, c'est la Revanche !

Lorsque nous aurons fait la guerre triomphante
Et que notre patrie aura repris son sang...8.

Poésie aulique

Oui, il y a des versificateurs spécialisés dans le recueil adulateur dédié aux princes et aux grands de ce monde. Pas moins de quatre recueils en vers bien frappés s'adressent, après le drame de Meyerling (sur les détails duquel on gaze), à la mémoire de « S.A.I. & R. Mgr l'Archiduc Rodolphe ».

Les vers de débutants et le compte d'auteur

Il résulte de ce panorama des formes médiocres de la poésie que celle‑ci a échappé à l'emprise même de l'institution littéraire proprement dite pour se répandre partout. En littérature même, la poésie joue un rôle mineur mais essentiel : le recueil à compte d'auteur demeure plus que jamais le modèle d'entrée dans les lettres. C'est la façon de jeter sa gourme pour les jeunes bourgeois. On assemble des hémistiches avant de savoir écrire. Les recueils de « jeunes » et de « provinciaux » – Chants de jeunesse, Les Fleurs de l'âme, Dolences, Les Éphémères, Harmonies intimes – dorment par milliers dans les séries « 8° Ye Pièce » et « 4° Ye Pièce » de la Bibliothèque nationale. Tout est bon à rimer : l'actualité locale ou les fins dernières, les souffrances d'une âme en déréliction ou le banquet des radicaux du canton.

C'est ici que se place le tout‑venant de la littérature canonique, attardée si on veut, mais bénéficiant d'une visibilité artistique certaine (et notamment du sceau d'éditeurs parisiens réputés). Il n'y faut que de la virtuosité. « Qui a lu l'un a lu les autres ; entre les Colères de Jules et les Ivresses de Léopold la différence est nulle. C'est l'uniforme du joli [...] la banalité du beau : ce n'est plus de l'art personnel, ce ne peut être que l'art qui dure. C'est la tyrannie de cette solidarité involontaire, de cette ressemblance exagérée [...] c'est cette chape qui étouffe la poésie contemporaine. Quelques‑uns [...] ont compris que l'originalité seule pouvait vous sauver de l'anéantissement en masse », écrit Charles Fuster9. Cette poésie moyenne vous octroie de la « réputation ». Ce n'est pas peu. Elle est servilement imitatrice des modèles prestigieux et à chaque recueil d'épigone on peut fixer le maître éponyme : Musset, Hugo, Banville, Leconte de Lisle... On cultive la forme fixe, rondel, sonnet, madrigal, villanelle. Les vieux Parnassiens occupent encore fermement le terrain : Coppée, Dierx, Mendès, Hérédia, Glatigny, Mérat, Ricard, Cazalis, Mariéton. Armand Silvestre et Charles Lexpert font alterner curieusement dans leur œuvre le recueil de gaudrioles et de contes libertins et la poésie lyrique de l'aspiration vague, des élans du cœur, des blessures de l'âme, de la vanité de toutes choses. Toute la lyre !... Les « poètes du terroir » occupent un secteur abondant. On chante le clocher du village natal, la vieille maison, le crépuscule qui s'étend sur le paysage familier. Ces poètes régionaux s'attirent la bienveillance des critiques de journaux. C'est de la poésie « vraie » : malgré les « audaces de la jeune école » elle ne s'avise pas, elle, d'accorder à la rime le singulier au pluriel et autres licences douteuses. François Coppée a des imitateurs sans nombre qui cultivent comme lui l'alexandrin prosaïque et la vie des Humbles.

La poésie des cabarets artistiques

Ils sont deux qui éclipsent les autres : Le Chat noir et le Mirliton, installés à Montmartre et propagateurs du mythe littéraire de ce « Montmartre du plaisir et du crime ». Le Chat noir créé par Rodolphe Salis en 1881 au 84 boulevard Rochechouart, a déménagé 12 rue de Laval, puis 68 boulevard de Clichy. Salis, « gentilhomme cabaretier », a conféré à son cabaret un style féodal et l'établissement « abrite une jeune et fantaisiste colonie de chansonniers et d'artistes dont plusieurs ont donné de vraies preuves de talent »10. Le Chat noir est devenu une institution mineure de littérature canonique, héritière de cette « avant‑garde sans avancée » que furent les zutistes et les hydropathes, groupes de bohèmes et de rapins, railleurs des doctrines moroses des naturalistes ou des symbolistes, amateurs de fantaisie, où sont passés André Gill, Richepin, Sapeck, Ponchon, Allais, Maurice Bouchor, Mac‑Nab mais aussi Charles Cros et Germain Nouveau. Contre les doctrinaires et les « snobs du décadentisme » (Salis), ils ont cherché à faire « français », « gaulois et classique » : spirituel, léger, blagueur, frivole – parfois fumiste. Leur littérature modeste et modérément scandaleuse a pris dans un large public qui se veut lettré, mais que l'hermétisme et les recherches de langage rebutent. Le Chat noir demande donc à être interprété comme un phénomène, singulier et révélateur, dans la réorganisation du champ littéraire des années 1880. On notera la place de la chanson dans ce courant, la volonté de « repoétiser » l'ineptie du caf'conc' en conservant quelque chose de sa facilité et de sa bonhomie ; faire de la poésie chansonnée comme subversion légère, fine extravagance, parodie blagueuse des langages graves. Le zutisme était cela : un gaspillage sans façon de « dons » lyriques ou inventifs en frivolités et en fumisteries. Le parallèle du Chat noir en peinture, ce sont les « Incohérents » avec leur « Anti‑salon » qu'en 1889 (comme tous les ans) des bohèmes organisent pour moquer la peinture académique du « Salon » annuel. Le Chat noir c'est aussi une revue fondée par Émile Goudeau, revue pleine de petites proses, de chansons, de pastiches, avec ce côté « étudiant prolongé » et « folle bohème » qui est la marque du groupe.

La revue La Plume (créée en avril 1889) est proche de cette avant‑garde anti‑symboliste, formée d'hydropathes et de déliquescents assagis, qui veut rester claire, « française », amoureuse de la forme. Elle est ouverte aux « jeunes » mais elle n'a qu'ironie pour les recherches et les ostentations d'obscurité qui distinguent l'autre avant‑garde. Si l'on veut, elle se situe dans le champ des « revues de jeunes » mais y représente un défi à tout ce qui y domine de doctrinaire, d'hermétique, de volonté de rupture avec les traditions prosodiques. La Plume c'est la proposition, en porte‑à‑faux, d'une modernité lisible et savoureuse au goût parisien !

Aristide Bruant

Bruant, propriétaire du « Mirliton » publie en 1889 son premier recueil de chansons plébéiennes Dans la rue. La critique sera très admirative. Bruant invente une forme d'art que la classe lettrée va prendre, en effet, pour de la « chanson populaire », art pétri d'ambiguïtés dans sa provocation naturaliste, son âpreté signalée et sa peinture « grandiose » et abjecte des bas‑fonds, du lumpenproletariat. Bruant corrige le caf'conc' par Baudelaire et invente ainsi un nouveau romantisme urbain. Sa poésie signale une volonté de substituer aux faussetés niaises du boulevard une peinture « puissamment réaliste » des classes laborieuses et de la pègre. Là où le caf'conc' caricature des pochards, Bruant peint des soulauds.

Le « modernisme » baudelairien

Dans tout l'éclectisme de la définition qu'on peut en donner rétroactivement, la catégorie des « symbolistes », – recouvrirait‑elle les esthétiques diverses de Mallarmé, Moréas, Retté et Maeterlinck –, n'est pas assez large pour englober l'ensemble des formules qui se cherchent dans les « petites revues ». Il faut compter en effet avec un autre groupe au moins qui prétend à l'innovation et à la provocation et qu'on peut appeler les « baudelairiens ». En 1889, les motifs de la Ville moderne, de l'amour vénal, de la dépravation sensuelle ont tourné au poncif, ou au contre‑poncif si l'on veut. Mendès, Richepin, Rollinat s'avouent « pervers » avec la même attitude de rodomontade ambivalente que Verlaine dans son bien médiocre Parallèlement. Cependant cette thématique moderniste bénéficie encore pour un temps de la condamnation écœurée de la critique officielle. On a vu au chapitre précédent Brunetière et Lemaître se déchaîner contre l'art de Baudelaire, sans s'embarrasser de nuances ni de réserves : « fantaisie d'un malade », écrit Brunetière, « Les Fleurs du Mal sont écrites par un Belzébuth de table d'hôte ». Il conclut : « le pauvre diable n'avait rien ou presque rien du poète »11. Devant cette unanimité indignée de la critique établie, la tentation est grande pour les « jeunes » de chercher à accumuler du capital de scandale en faisant de la surenchère dans la thématique de l'antiphysis, de la débauche et de l'apothéose de la fille vénale. Rey‑Roize, dans son Bréviaire d'amour se prend pour un Baudelaire boulevardier et décavé, avec des poèmes à la gloire des « filles d'enfer » et des « alcôves profanes ». Boyer d'Agen se veut le chantre de la prostituée misérable (Litanies de la pierreuse), de la lesbienne (La Gouine) et de la Ville, images de l'antinature (Fleurs noires)... Auguste Jehan, avec son recueil Sarcasmes, illustre au mieux le figement des thèmes baudelairiens. Ce poète condense, avec le talent plagiaire de l'extrême jeunesse, tous les effets convenus de l'anti‑esthétique de l'abjection, du taedium vitae, de l'attrait pour l'infâmie, et s'explique complaisamment en préface : « J'ai distillé les poisons violents de la Désillusion, de la Révolte et de l'Ironie. » Blasé à vingt ans, il écrit pour les blasés, ses semblables, ses frères :

J'ai prétendu écrire pour ceux qui ont éprouvé toutes les désillusions du cœur, de l'âme et des sens [...], ont recherché toutes les émotions brutales, toutes les ivresses féroces, toutes les jouissances farouches, toutes les amertumes corrosives avec les raffinements et les avidités d'êtres qui veulent connaître.

Selon le lieu commun qui sert d'alibi à cette pose, la quête du « vice » s'explique par la désillusion de l'idéalisme absolu : « C'est surtout le livre d'un chercheur d'Idéal qui s'est brisé les ailes en tombant de son Rêve. » La poésie moderne doit à sa façon accepter l'exigence d'un réalisme sans voile : « C'est la vie comme nous ne voulons pas la voir, c'est la vie réelle vue au microscope de l'ironie. Est‑ce assez franc ? » Tout ce métalangage commente une série de poèmes dont certains peuvent passer pour d'assez habiles pastiches des Fleurs du Mal. La peinture de la prostituée allégorise et concrétise excellemment cette poésie frénétique et pessimiste où le sexe vénal demeure le thème le plus efficacement provocateur :

Meretrix
J'ai connu l'an dernier une fille au teint pâle,
Organique et cynique à vous glacer le sang...

Le poète ne peut que développer complaisamment le culte d'un moi marqué par le taedium vitae du pervers précoce, condensant Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Maldoror et Rollinat en de prévisibles confessions :

J'ai bu tous les poisons pleins d'ivresses féroces
J'ai sué tout mon sang dans des fièvres atroces
J'ai craché jusqu'au ciel – et je n'ai pas vingt ans.

La thématique du lyrisme urbain, où le sexuel est toujours connoté d'avilissement vénal ou de perversion, domine une des formes de la littérature « décadentiste » dont l'art symboliste va chercher à se déprendre. Cette poésie, conçue comme inversion du lyrisme romantique, a abouti à une impasse. Elle s'est essoufflée dans le poncif, la pose d'un contre‑académisme. Trop proche de thèmes « prosaïques », ceux du roman moderne, pauvre dans sa thématique de l'abject, la poésie moderniste reçoit sans circonspection des objets doxiques, le Pervers, la Putain, la Saphiste, la Débauche‑qui‑avilit... C'est de cette dépendance aux stéréotypes triviaux que les stratégies regroupées sous le nom de « symbolisme » essayent de s'arracher, fût‑ce en sacralisant la forme et en cloisonnant par l'hermétisme le langage poétique.

Les avant‑gardes décadentes‑symbolistes

Le confus et complexe mélange qu'on appelle « l'avant‑garde », les « jeunes » parfois, (avec ou sans ironie) les « novateurs » ne trouve son unité que dans son refus de la tradition, de tout le fatras de la poésie moyenne, de la banalisation routinière de l'écriture versifiée. Tous ces « jeunes » déclarent chercher la « formule adéquate à la pensée moderne »12. Qui cherche trouve ; de ces formules, on en voit apparaître plus qu'abondamment. Nous disions au chapitre précédent que la quadrature du cercle c'est de trouver un langage et un style qui soient d'autant plus « modernes » qu'ils s'exhiberont plus ostentatoirement comme n'étant pas de leur temps. La « contemplation opiniâtre de l'œuvre de demain », comme l'avait formulé Baudelaire, n'amène guère d'entente sur ce qu'on pourra y mettre. En dehors du secteur d'admiration réciproque de l'avant‑garde, ces recherches, ces « révoltes », ces innovations ne suscitent que la suspicion sinon le rire moqueur. Les jeunes sont pris d'une « fièvre de nouveauté », mais cela donne au bout du compte « beaucoup de lamentables élucubrations », constate un critique bienveillant13. Les gens sérieux sont de l'avis du Temps : symbolistes et décadents, c'est de « la littérature de déséquilibrés »14. L'idée et le sens font défaut dans ces fumisteries. On a pu voir au chapitre 20 la façon dont la doxa intègre les symbolistes dans la symptomatologie d'une agonie sociale et culturelle.

Éparpillement de « l'avant‑garde »

Toutes les jeunes revues se hâtent de proposer leur formule. Louis‑Pilate de Brinn'gaubust passe pour un novateur, « un chercheur et un audacieux » au Moderniste et à la Chronique moderne. Son esthétique ? Concevoir « une poésie lyrique purement synthétique »15. C'est sur cette base qu'il a élaboré ses Sonnets insolents que quelques‑uns admirent. Les sociétés d'admiration mutuelle prolifèrent en effet. Il n'est pas de mois qu'il ne se fonde une nouvelle revue littéraire avec son « Manifeste » formulé en termes définitifs. « Dieu ! Combien d'écoles sont nées proclamant les principes d'un art nouveau. Aujourd'hui [...] les "décadents" et les "symbolistes se regardent comme des chiens de faïence »16. Tout le monde, y compris les « Jeunes », tombe d'accord sur le fait que « rien n'est aussi parfaitement inutile que ces « étiquettes » d'école17. Qui le nie ? – cependant les « ismes » prolifèrent. René Ghil dans les Écrits pour l'Art cherche à en sortir : « notre Groupe, ce n'est pas une École »18. Fort bien, mais n'a‑t‑il pas lui‑même doctrinarisé – et comment l'instrumentisme‑évolutionnisme dont son œuvre doit être l'illustration ? Albert Mockel voit les choses d'un peu loin : « l'ère des écoles semble définitivement close ». On ne pouvait être plus mauvais prophète19. Maurice Spronck nuance : « nous disons une élite, non pas une école ». Dans la concurrence de l'originalité à tout prix, ces distinguos et ces agacements ne pèsent guère. A. Mellerio, parmi une douzaine d'oubliés, ne peut résister à néologiser sa doctrine obscure :

Chaque sensation étant ce que la tache brillante est pour le peintre, le personnage formé, ressort comme ensemble de la juxtaposition des tons, de leur valeur, leur relation. En peinture, l'impressionnisme – en littérature, le sensationnisme20.

La presse boulevardière s'amuse énormément de cette inflation de doctrines. Le Courrier français prévoit qu'en 1990 les « Jeunes » d'alors lanceront le pieuvrisme, « seule littérature éternellement nouvelle » par régénération de ses tentacules esthétiques21. J.‑H. Rosny, observateur perspicace, exprime le sens sociologique peu mystérieux de cette fuite en avant vers du Nouveau. C'est le moyen qu'on les « entrants » de forcer l'accès du champ littéraire encombré :

Comme naguère, comme toujours, au sortir du collège, l'être à tendances artistiques est en quête de la direction à prendre, des derniers trucs pour arriver à une prompte notoriété de chapelle ou de public22.

Dans la cohue des avant‑gardes, on se dénigre et on se dénonce. Maurice Spronck est pleinement favorable aux innovations, ... mais il n'a que mépris pour René Ghil et la dernière fournée des symbolos‑décadents : ce n'est « ni de la littérature ni de la poésie »23. Pierre de Lano ironise sur les « clans inconsciemment disparates du monde littéraire », mais... c'est pour authentifier la nouveauté réelle du « modernisme » de F. Champsaur24. Hors du « modernisme », il n'y a que des faiseurs : « de prétendus dénicheurs d'idées, de soi‑disant inventeurs de formules ». René Ghil défend les « évolutionnistes », « contre le présent platement romantique et parnassien se ressassant, traditionnel en sa routine, et contre le néant qui trop mystifia de son symbolisme vieux comme le geste et le langage eux‑mêmes » et enfin contre « de prétendus poètes novateurs anémiés en ce triste décadentisme ». La déclaration de guerre va suivre, sans épargner Mallarmé égaré dans l'Éden idéaliste :

Nous les poètes du groupe PHILOSOPHIQUE‑INSTRUMENTISTE nous sommes les adversaires par notre programme et nos œuvres du décandentisme et du symbolisme25.

Une étude lexicologique et sociodiscursive de cette concurrence des « ismes » serait instructive et amusante aussi. Les « décadents », le « décadentisme » a indisposé tout le monde avec ses théories absurdes finissant en farces de potache. Avant de disparaître, le Décadent d'Anatole Baju se convertit brutalement à « l'art social » et brûle ce qu'il avait adoré, dansant « une macabre farandole autour du trou où gisent désormais Laforgue et le fumisme, Kahn et l'instrumentisme, Ghil et le cymbalisme, avec tous les autres symbolismes ». Il déclare que tous ces poètes de la prétendue avant‑garde ont cervé, dévorés par ce « chancre » : « l'Art pour l'Art »26.

D'autres se disent « modernistes ». Le mot traîne là depuis des années. Puisque la société moderne est décadente, la nuance n'est pas très forte. Albert Aurier, André Henry, L.P. de Brinn‑'gaubast, G. Darien, se réunissent pour lancer Le Moderniste illustré et réclament l'attention des lettrés pour « ce tout juvénil [sic] débutant », « cet enragé chercheur d'artisteries rares, ce passionné dilettante des joailleries néo‑byzantines d'après‑demain »27.

Nous ne referons pas, après Étiemble (1955), et d'autres critiques, l'histoire confuse du mot « symbolisme » et des controverses obscures sur le bon usage de cette étiquette, laquelle a ultérieurement servi aux chercheurs littéraires pour caractériser l'époque 1885‑1895. Jean Moréas, Gustave Kahn, Georges Vanor et d'autres s'arrachent ce mot et disputent de sa définition28. D'autres attribuent la gloire du symbolisme à Stéphane Mallarmé :

C'est ainsi que M. Mallarmé a été conduit à voir dans la poésie l'expression des symboles, c'est‑à‑dire des correspondances mystérieuses et profondes qui existent entre toutes choses29.

Il y a « symbole » dans « symbolisme » : le débat est relancé sur le point de savoir ce qu'est le symbole, en quoi il est propre à la poésie, en quoi sa recherche est l'essentiel du style « moderne ». Il n'est peut‑être pas nécessaire de reparcourir les spéculations qui abondent sur cette problématique. En matière de théories, tous les poètes d'avant‑garde doivent en tout cas céder la première place à René Ghil qui expose dans toutes les revues accueillantes sa « méthode poétique », dont on sait qu'elle n'est pas symboliste, mais « évolutive‑instrumentive »30. René Ghil travaille au Dire du Mieux, édite une nouvelle version aggravée du Traité du verbe et continuerai L'Œuvre jusqu'à sa mort.

Polarisation du champ littéraire et cloisonnement du poétique

J'ai traité jusqu'ici de l'idéologie de l'« aristocratie de l'Art » et de la crise du poétique en négligeant de mentionner la polarisation des esthétiques en deux systèmes dont les contemporains identifient les extrêmes comme étant ceux du naturalisme et du symbolisme. Maurice Spronck, dans ses Artistes littéraires, constate que le domaine des lettres est désormais divisé par « l'antinomie absolue de leurs idées et de leurs systèmes », antonomie que son dire crépusculaire représente comme une double et complémentaire erreur esthétique, ou bien « des brutalités basses et hideuses », ou bien « des transpositions tellement abstraites et quintessenciées qu'elles finissent par se dissoudre en un vague insaisissable »31. Ce que Spronck perçoit justement, quoique avec une angoisse fin‑de‑siècle, c'est que les lettres ont perdu tout consensus, comme si la pression de la rumeur sociale avait divisé les littérateurs en deux camps se précipitant chacun dans une impasse. Vers 1830‑1840, ce qu'on appelait le romantisme, aux prises à une arrière‑garde de « perruques » néo‑classiques, offrait une unité organique, de la poésie lyrique au drame et au roman. Au contraire en 1889, il serait absurde de dire que Zola est le romancier d'une littérature dont Mallarmé ou Moréas sont les poètes ! Ces écrivains sont contemporains, mais ils ont cessé d'être coïntelligibles ; s'ils peuvent témoigner du respect pour l'art l'un de l'autre (comme Mallarmé fera pour Zola à l'occasion), leurs choix artistiques sont incompatibles, ils sont antagonistes.

Spronck perçoit bien que l'opposition n'est pas simplement entre la prose et la poésie : dans la prose narrative, l'art « rosicrucien » d'un Joséphin Péladan (trop distingué pour que le mot seul de « roman » ne lui soit pas odieux : il écrit des « éthopées ») est lui aussi systématiquement opposé aux Zola et aux Maupassant comme aux Bourget et aux Loti. C'est un éparpillement de formules hostiles dont la coexistence forme une non‑contemporanéité. De même en poésie, pour qui ne bénéficie pas du recul de la « postérité », Coppée et les vieux parnassiens, la poésie‑névrose à la Rollinat, les décadents à la façon d'Anatole Baju, l'entité hétérogène des « symbolistes », de Moréas à Mallarmé, à Retté et à Maeterlinck forment un ensemble bariolé : chaque critique va s'efforcer en vain d'y identifier la tendance de l'époque, d'y percevoir un principe unique d'« évolution » littéraire. Jamais la littérature n'a été aussi divisée dans ses axiomes et ses mandats. De 1880 date le moment où la littérature a cessé d'être comme tour organique. Ce qui s'est produit – sous la pression même du discours social « extérieur » en voie de prendre sa forme moderne (centrée sur l'actualité publicistique) et d'acquérir son rythme accéléré de production et d'obsolescence, – c'est qu'une partie du champ littéraire s'est trouvée contrainte à une sécession d'avec les trivialités des discours sociaux. Elle essaye problématiquement une opération de cloisonnement du « langage poétique » – ou du moins c'est ce que nous répète la critique depuis un siècle supposant qu'il (pré)‑existait un tel langage et les moyens d'engendrer le « texte autotélique » ; que la poésie pouvait, au prix d'une ascèse ou d'une perversion légitimes, se couper des vulgarités doxiques pour, comme on dit, se nourrir de « sa propre substance ».

La question pourrait être formulée autrement. Quarante ans auparavant, Victor Hugo pouvait faire des « Odes à la Colonne de Juillet » ou des stances contre Napoléon‑le‑Petit. On n'imagine guère Mallarmé ou Moréas écrire une Ode sur le Président Grévy ou des stances contre le général Boulanger ! Cette hypothèse, toute burlesque qu'elle soit nous situe directement dans ma problématique. La poésie pouvait auparavant sublimer, quintessencier le discours social, elle pouvait (Mallarmé le dira de Poe, mais la formule ne s'applique pas à son propre langage) « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Tâche classique, facile à Hugo, Vigny ou Musset, transposée au prix d'une esthétique de l'antiphysis par Baudelaire... C'est cela même qui n'est plus possible. Si toute la littérature est devenue un dispositif d'alibis, installant le scripteur en un « ailleurs » extra‑social (positivisme de l'observateur naturaliste, exotisme de Loti, égotisme barrésien « sous l'œil des Barbares »), pour la poésie et la prose « symbolistes » il s'est agi de créer un langage qui lui permît de s'évader une bonne fois du discours social, menaçant et répugnant. Une telle évasion, que l'on peut sublimer en dissolution de la métaphysique du Sujet et du logos, ne pouvait être qu'une opération extrêmement incertaine : tous les mots, tous les énoncés sont à divers degrés socialisés, il n'y a pas de langage asocial, « pur ». Le mandat qu'en tâtonnant se donnaient ceux que Verlaine appelait « les symbolos, les décadards » consistait à créer dans le discours social quelque chose qui eût l'air de n'en pas provenir. Si l'on veut voir une telle opération dans sa diversité révélatrice, il faut considérer globalement non seulement l'hermétisme de Mallarmé, mais aussi les « floupetteries » du Décadent, la wagnérisation de la prose de Péladan, les pastiches de la Pléiade chez les zélateurs de « l'École romane », les divers procédés, « abstrus et abscons », de travestissement du discours social qui, dans leur concomitance manifestent la crise des lettres et la quête d'une autarcie, impossible et nécessaire, du poétique. La poésie rompt les ponts non par subversité, mais par fidélité à son mandat traditionnel que menace ce que Mallarmé allégorise comme « le Journal ».

S'il y a « révolution du langage poétique », cette révolution, imposée du dehors, aporétique, ne peut se lire que comme une crise sous contrainte où le sujet poétique, construit traditionnellement entre l'émotion (intime) et le sublime (pansocial), n'a soudain plus de lieu. Le circuit restreint littéraire a été contraint à la « pureté » et les protestations d'aristocratisme esthète traduisent, avec fausses consciences, cette contrainte infligée par le discours social qui pousse la novation à la négativité. Ces nouveaux langages de rupture et d'isolement cherchent à mimer les deux autres secteurs de dissidence avec l'Hégémonie : le secteur catholique d'une part (d'où la vague de religiosité littéraire) et le socialiste‑anarchiste (d'où, vers 1891‑1892, cette autre vague de « sympathies » anarchistes dans les lettres). L'« instrumentation poétique » d'un René Ghil est un des dispositifs, particulièrement lourd, de désocialisation radicale du poétique ; Maeterlinck au même moment – en réaction aux tonitruements des discours politiques ou scientifiques – s'essaye dans Serres chaudes aux balbutiements du précognitif, du prélinguistique. Dans tous les cas, il me semble qu'il s'agit de « formations de compromis » : production variée de simulacres langagiers coupés du référentiel‑doxique et ayant censément acquis une identité ontologique (formant des « univers poétiques »). Dire qu'il s'agissait de conquérir un langage neuf, c'est exprimer sur un mode faussement positif une négativité problématique : il s'est agi pour les poètes d'une asepsie, d'un travail détergent sur les marques sociales du langage.

En renversant l'ordre des causalités, on pourrait dire que, vers 1880, le discours social ne produit plus rien (ni épique, ni vision d'avenir, ni tragique même) qui puisse être reconnu par le poète comme potentiel de sublime. Le problème est alors de savoir ce qui reste à faire. Car la poésie, malgré son haut degré de discrimination sélective, se nourrissait du discours social. Il ne restait en effet que l'aventure de la folie ou l'autoreprésentation de la forme. À partir de la fin du XIXe siècle, l'art littéraire ne peut plus évoluer en raison de tensions internes à sa propre logique ; il doit se déterminer contre d'autres formes hégémoniques de langage qui menacent de le priver de son aura sacrale et de son prestige. Le choix par quelques poètes du nom de « décadents » (terme ironisé, venu des lieux communs des journalistes) semble devoir être expliqué dans cet esprit ; dans la Rome du IVe siècle, dans l'Empire byzantin épuisé, tandis que l'État continuait sa vaine agitation, que la société feignait de s'intéresser encore, en attendant les hordes barbares, à des débats d'avance condamnés, oubliés à jamais, quelques artistes, intemporels, quelques cénobites de l'art, ont persisté à honorer l'écrit, « entre les cloches du couvre‑feu et les tambours d'une aube militaire »32. Or, la postérité semble avoir donné raison ultimement à leur « byzantinisme », elle qui a oublié les princes et les notables burgondes, vandales ou wizigoths, comme on se flatte qu'elle oubliera le boulangisme, l'agitation antisémite, les spécialistes de la « question sociale » et la vulgarisation des théories de Charcot, de Lombroso ou de Bernheim. Si le mot de « littérature décadente » a paru assez vite niais, il avouait cette stratégie d'enfermement préventif et d'occultation de l'écriture artistique. Dans une civilisation décadente, l'art pour ne pas dégénérer, peut être contraint à se replier sur une contemplation de la Forme. « Le livre » sortira vainqueur du défi lancé par la vulgarité scribouillarde des journalistes, des politiciens et des pédants, si l'artiste se donne pour premier mandat de ne plus rien leur devoir, de ne rien leur emprunter, de rester pur, non contaminé par les impuretés doxiques qui occupent hégémonieusement le terrain.

La poétique symboliste comme effacement du discours social

« C'est en 1889 que paraissent deux des œuvres les plus significatives de l'esthétique poétique décadente, Cloches en la nuit de Retté et Serres chaudes de Maeterlinck »33. On peut y ajouter trois autres importants recueils : Le Sang des fleurs d'André Fontainas, Mon Cœur pleure d'autrefois, de Grégoire Le Roy, Joies de Francis Viélé‑Griffin. Ces œuvres et ce que publient les « petites revues » parisiennes et belges permettent de recenser les techniques d'asepsie du discours social. Quand le poète symboliste (ou décadent ad libitum) se laisse aller à exprimer dénotativement quelque chose, il n'a qu'un énoncé à offrir qui est l'idéologème même du « champ restreint » : le contraste entre le Poète, aristocrate exilé, et la foule vulgaire. A. Retté oppose à « l'Éden évoqué des cygnes et des lys » (il y a une troupe de cygnes et des jonchées de lys dans son recueil), les « rires d'une plèbe et sa rumeur hostile », « la foule inique et sa fanfare ». Loin de la foule démocratique, le poète se délecte morosement à balbutier sa déréliction. Dans Serres chaudes, Maeterlinck ne redit que cela : « ennui », « lassitude », « ronde d'ennui », « mon âme impuissante »... Les autres en rajoutent et épithétisent : « mélancolique », « hiémal », « morose », « perdu », « ténébreux », « pensif » (dans un seul sonnet d'Albert Tinchant)34. D'où le topos le plus récurrent : l'âme du poète comme paysage « dolent ». Une évocation de paysages chlorotiques allégorise des états d'âmes rêveusement accablés, un narcissisme de grand malade :

J'ai fleuri mon royaume de lis frêle
Comme les vierges et comme les joies...
(Viélé‑Griffin, Joies)

Sous la cloche de cristal bleu
De mes lasses mélancolies
Mes vagues douleurs abolies
S'immobilisent peu à peu
(Maeterlinck, Serres chaudes).

Nos âmes sont des nécropoles
Où reposent des rêvers chers...35.

Maeterlinck transmue systématiquement les affres de son âme en désarroi dans du connoté de paysages. Tout état d'âme y est un passage, dirions‑nous, retournant la formule fameuse d'Amiel.

Ô serre au milieu des forêts !
Et vos portes à jamais closes !
Et tout ce qu'il y a sous votre coupole !
Et sous mon âme en vos analogies !
Les pensées d'une princesse qui a faim,
L'ennui d'un matelot dans le désert,
Une musique de cuivre aux fenêtres des incurables
(Serres chaudes, I).

Comment bloquer l'invasion en poésie de la vulgarité doxique, comment effacer les marques sociales du vocabulaire ? On ne peut se contenter d'énoncer de l'éthéré et de l'inaccompli. Il faut en effet pratiquement changer de langue pour être sûr de rester incompris des foules. « La populace ou si vous voulez la foule a inventé à son usage le volapük. Il faudrait que les esprits supérieurs ripostent par l'emploi de quelque mode de langage mystérieux [...] Je crois que la chose est en train... »36. Au plan du lexique, l'opération était facile et le ridicule à portée de main. On pouvait chercher le rare et le riche (cinamme, nard, troène, myrrhe, chrysoprase, onyx et, pour l'adjectif, le très distingué « immarcescible »). En une page d'A. Retté, on rencontre « perennel », « aime », « coruscation », « viride ». Archaïsmes, latinismes ne risquent pas de porter du social et font donc obstacle au volapuk de la populace. Chez les prosateurs, la recherche de l'épithète « rare » marque le travail du style. Dans le brutal roman de Descaves Sous‑Offs le modèle « artiste » impose à son style « un paysage ruiniforme, un calvados impétueux, l'huis opiniâtre, de péremptoires rengaines... »37.

On passe ensuite à la syntaxe et son démembrement sera aisé. Nul n'a appliqué la recette avec plus de rigueur qu'Albert Saint‑Paul (Scène de Bal) :

Voici, telles que pleurs, les fraîcheurs d'aube fuir.

L'entortillement syntaxique produit un même effet d'obscurcissement avec une moindre brutalité. Le roman de Francis Poictevin, Double, commence par ces lignes prometteuses :

Une vulgaire glace d'armoire, d'habitude clair mystère. Fidèle et prostituée à chacun elle s'ouvre pour l'offrir, le rendre à lui‑même, et, de ce qui s'est vu en elle, elle ne garde pas trace ce semble. Ô pleine de possessions perdues. Un soir pourtant, il y a des années, dans elle s'embrumant sans plus de reflets, a glissé une forme drapée, revenante ombre d'invisible, d'un noir mortel38.

Au‑delà de ces procédés particulièrement apparents qui créent un poncif avant même que se dégage une poétique nouvelle, on peut repérer l'essentiel de ce moment initial du symbolisme : la systématisation de l'isotopie connotative, la dissémination sur le poème entier de l'énoncé‑matrice en une redondance indéfinie de connotants émotionnels, toutes les valeurs dénotatives et référentielles des énoncés étant rendues non pertinentes, vidées de substance. « La matrice est toujours actualisée par des variants successifs » (M. Riffaterre, Semiotics of Poetry). Ceci, sans doute, est atteint par certains « romantiques » comme Nerval, mais les poètes de 1889 en explorent systématiquement (parfois mécaniquement) ce potentiel couplé à la surdétermination, les retours obsédants de formules, la syntaxe en réfraction perpétuelle. Cloches en la nuit de Retté sonne un glas sur un paysage de brumes. « Des cloches turbulent dans le Noir » forme une ritournelle qui scande les conversions et expansions de la formule enchâssée :

La cloche dans la nuit se lamente éternelle
Et les fées pleurantes en brouillards dispersés...

Sémantisation des rythmes et des formes, désémantisation des lexèmes, dislocation syntaxique sont utilisés de façon convergente pour « suggérer » l'objet et non le « nommer » – selon la distinction que Mallarmé proposera à Jules Huret pour caractériser le poème symboliste39. De la métaphore construite et motivée en contexte, on passe à une poétique où il n'y a plus ancrage dans un plan de signifiance primaire stable. Maeterlinck tire par exemple des effets audacieux de la réduction des épithètes de couleur à du « pur » connotatif : « Et les tiges rouges des haines/Entre les deuils verts l'amour... » (« Offrande obscure »), La matrice du poème, la phrase minimale hypothétique qui l'engendre ramènent toujours à une thématique qui cependant se lit comme très simplement pertinente à l'idéologie du « champ restreint », la déréliction et la contemplation de l'inaccompli :

Les roses se sont refermées
Ils ne sont pas éclos les lys
Et nos âmes sans s'être aimées
Pleurent leurs vœux ensevelis...40.

Les poètes légers du Chat noir dont le modérantisme est exaspéré de ces recherches esthétiques, ont intuitivement compris cette logique d'engendrement textuel qu'ils reflètent dans leurs pastiches bébètes mais perspicaces de « poèmes décadents » :

Poème fugace
J'ai mis le surplus de mon trop
Dans le néanmoins de ton pire
Avec des aires de maestro
J'ai mis le surplus de mon trop
Un cheval passait au grand trot
Nous étions encor sous l'Empire...41.

La « carrure » de la versification classique, tant à l'honneur chez les épigones baudelairiens, est abandonnée pour l'exclamé, le balbutié, la cantilène murmurée qui s'opposent radicalement à la déclamation hugolesque ou parnassienne. Cependant le topos monotone de l'« Âme mélancolique » transforme aussitôt en poncif narcissique cette poétique du connotatif. Maeterlinck :

Mon âme !
Et la tristesse de tout cela, mon âme ! et la tristesse de tout cela. (« Ème »)
Dans la misère de mon cœur,
Dans ma solitude et ma peine,

… mon pauvre cœur est malade
Bien malade… (G. Le Roy)42.

Cette poétique du premier moment « symboliste », malgré son ostentation d'« à vau‑l'eau » de l'âme « dolente », découvre parfois une musique sous les mots, le pulsionnel sous le sémantique, le figurai contre la thématisation directe. Langage frileux sans assouvissements ni violences, le poétique de 1889 se réalise, en un aveu limpide, comme hors du discours social, mais non pas hors du ressentiment « aristocratique » qui agit sur le champ littéraire novateur. La Pléiade qui opère dans ce champ, sent bien que, d'emblée, Maeterlinck, installé dans un là‑bas loin des clichés et des lieux communs vulgaires, est tenu d'inventer des clichés poétiques pour soutenir sa poésie exilée, clichés que la revue énumère : « hôpitaux, nonnes en souffrance, orchidées étiolées, brebis hagardes, linges dans les prés, reines tristes... »43.

Notes

1  Lanterne, 25.8.

2  Lanterne, 20.12.

3  Chat noir, n° 395.

4  Musique populaire, p. 2 et p. 3.

5  Gaulois, 1.10 : p. 1 (Capus).

6  Extraits de Rosemonde Gérard, Pipeaux, p. 65 et p. 129.

7  Morel, Ignorance acquise, p. 107.

8  Déroulède, Le Drapeau, 3.4 : p. 8.

9  Fuster, Poètes du Clocher, p. 6.

10  Supplément littéraire, 12.1 : p. 1.

11  Brunetière, Questions de littérature, p. 266.

12  Décadent, 15.1 : p. 29.

13  P. de Lanc, L'Événement, 1.4 : p. 1.

14  Temps, 31.10.

15  Chr. moderne, 2 : p. 107.

16  Ginisty, Gil Blas, 14.6 : p. 3.

17  Morice, Littérature de tout à l'heure, p. 295.

18  Ghil, Écrits pour l'Art, 88-89 : p. 62.

19  A. Mockel et al, lettre, Revue indépendante, XI, p. 352.

20  Avant-propos à Études de femmes (N) de A. Mellerio.

21  Courrier français, 29.9 : p. 4.

22  Revue indépendante, XI, p. 157.

23  Artistes littéraires, p. 345.

24  Lano, Après l'Amour, p. 16 et citation suivante, p. 22.

25  Écrits pour l'Art, 15.11 1888, 1, reprise de la publication. Citation suivante : vol. 88-89 : p. 44.

26  Pillard d'Arkaï, Décadent, 1.2 : p. 44.

27  Moderniste illustré, n°1.

28  J. Moréas publie Les Premières armes du symbolisme, G. Vanor, L'Art symboliste.

29  Wyzeva, Art moderne, p. 115, qui oppose ceci aux bruyants « décadents ».

30  Jeune Belgique, p. 287.

31  Page 336.

32  Saint-John Perse, Amers, V.

33  Pierrot, 1977, p. 16.

34  A. Tinchant, dans La Plume, p. 83.

35  Poème de Georges Vanor dans La Vogue, n°1.

36  Amarus, Instruction publique, p. 620.

37  Sous-Offs, p. 31-33.

38  Rappelons l'incipit de La Victoire du Mari de Péladan : « Il lunait sur la lande, esseulée. Les pins, lances plantées d'une légion absente, élançaient leur tronc mince et nu, cimés d'aiguilles vertes. [...] Il lunait sur le cab, où le couple enlacé, figurait l'amplexion d'une fuite jeune et bénie, vers l'Hespéride du deux à deux. » Ou l'incipit d'un récit d'Henri de Régnier (Revue littéraire, 29 : p. 55) : « En les hauts arbres circulaires et riverains, le crépuscule s'infiltrait graduellement et semblait restreindre l'intacte clarté d'un étang épars en silence sous l'azur dominateur d'un ciel d'été ».

39  Mallarmé, in Huret, (1891) 1901, p. 60.

40  G. Vanor, Feuille libre, 5-6 : p. 161.

41  Chat noir, n° 397.

42 G. Le Roy, Mon cœur pleure d'autrefois, p. 55 et p. 61.

43  La Pléiade, p. 144.

Pour citer ce document

, « Chapitre 36. Banalisation et raréfaction du poétique», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-36-banalisation-et-rarefaction-du-poetique