1889. Un état du discours social

Chapitre 37. Le genre romanesque : le picaresque fin‑de‑siècle

Table des matières

Une surproduction

Il paraît en France, dans les années où nous sommes, environ 760 romans par an. Ce chiffre brut englobe cependant tant la littérature pour l'enfance et la jeunesse que le roman édifiant des éditeurs cléricaux et le roman‑feuilleton dans la tradition des Soulié, Sue et Féval. Si l'on veut se limiter aux romans nouveaux, écrits pour un public bourgeois adulte, appartenant ainsi à l'institution littéraire dans un sens strict, on se trouve ramené à 350 titres, plus ou moins. Ce chiffre, en forte croissance depuis le début de la République, reste très élevé ; une crise de l'édition littéraire, croulant sous les manuscrits et les invendus, est imminente : elle durera toute la dernière décennie du siècle1.

S'il y a pléthore, il y a cependant aussi une demande inépuisable pour de la fiction, surtout pour de la littérature facile, moyenne ou paralittéraire : les cent cinquante quotidiens de Paris publient tous un, deux ou trois feuilletons ; les journaux boulevardiers absorbent tous les jours quelques douzaines de contes, de nouvelles, d'anecdotes avec des « signatures » connues. Les illustrés, les revues politiques et littéraires – conscientes que les questions de politique balkanique, de renforcement de la flotte de guerre ou de laïcisation des hôpitaux ne séduisent guère les dames, – leur offrent en bouche‑trou quelque œuvrette signée s'il se peut d'un académicien. Le romancier, le nouvelliste, après avoir publié leurs œuvres dans la presse, s'adressent à la librairie déjà encombrée, dont ils attendent, outre de nouveaux revenus, la sanction fétichiste que procure le Livre – cette chose à couverture jaune avec le nom de l'éditeur, Dentu, Calmann‑Lévy, Ollendorff, etc., qui est à la fois un sceau de qualité et une preuve de statut, une marque de légitimation dans les lettres.

Roman académique et roman « littéraire » novateur

Je ne décrirai dans ce chapitre que le roman canonisé par le milieu littéraire légitime, lequel s'oppose au roman « académique » ou « mondain » de consommation bourgeoise courante et à la « basse » littérature de grande diffusion où brille le nom de Georges Ohnet. Le roman académique des Feuillet, Cherbuliez, Hector Malot, Rabusson est essentiellement conçu comme un « roman pour les dames » de la classe bourgeoise ; j'en traite donc spécifiquement au chapitre sur la production féminine (voir chapitre 46). Il signale sa délicatesse ; la richesse du style, le « bien senti » de l'expression en sont la marque reconnaissable :

Et subitement métamorphosée, elle s'inclina avec une grâce intraduisible, devant M. de Pontvicq, lequel eut cette sensation étrange que la jeune fille lui pétrissait le cœur de la même main pâle et nerveuse qui pétrissait la feuille parcheminée2.

C'est avec de telles beautés stylistiques qu'on se voit accueilli à la Revue des Deux Mondes et que l'on peut songer à siéger un jour à l'Académie. Les « vrais » littérateurs méprisent ce roman courant, amoureux des convenances, et marquent expressément la différence avec une littérature digne de ce nom en déclarant incompatibles la valeur esthétique et le goût féminin. C'est l'avis général : le roman à succès est abandonné à la « cohue des couturiers des lettres » (Huysmans). « Le roman qui a tout absorbé et qui digère tout, semble mis en tutelle par les femmes », dénonce E. Goudeau3. Or les femmes n'aiment que les romans où elles tiennent toute la place : alors l'esthétique et les graves questions de science et de philosophie, on se doute qu'il n'en subsiste pas grand‑chose !... Ce lieu commun plein de ressentiment de la part d'artistes littéraires écœurés par la réussite de mauvais aloi de romanciers à succès, n'est ni très convaincant (on y appelle romans, les romans des autres) ni très cohérent (il entre en conflit avec le succès concédé à Zola, succès souvent dénoncé comme preuve de la dégradation du goût, mais certes jamais attribué à un public de dames).

Concurrence et tactiques de scandale

Cependant dans le secteur étroit de la littérature canonique, il y a aussi encombrement. Face à la concurrence, et à cet encombrement de la carrière romanesque, les écrivains, si ignorants qu'ils se veuillent des lois du marché, vont appliquer avec une inconscience roublarde la logique même du marketing, qui obéit à deux stratégies : celle de la spécialisation, du « créneau de vente » (on pouvait, il est vrai, se spécialiser dans le roman à l'eau de rose ou dans les débats sentimentaux de haute distinction) et l'engineering du scandale. Scandale par rapport aux tolérances esthétiques du grand public philistin, avec la littérature ésotérique et wagnérienne d'un Joséphin Péladan – mais ce n'est pas lui qui escompte sur les grosses ventes... Scandale par rapport aux tolérances idéologiques du public ; ici, à côté du roman antimilitariste – scandale assuré – qui est en soudaine expansion en 1888‑1889, il y a surtout l'immoralité, l'indécence, l'audace dans la peinture des choses sexuelles. L'audace sexuelle présente ce bénéfice additionnel, dans l'idéologie, que le roman qui l'exhibe se déclare ainsi incompatible avec le banal succès « féminin ». Les esthétiques, naturalistes d'un Zola, d'un Bonnetain, ou modernistes d'un Champsaur, d'un Mendès, d'une Rachilde, peuvent servir à rationaliser et à idéaliser cette stratégie. La nécessité de prendre l'avantage dans un marché littéraire encombré et celle de motiver un public blasé y sont pour beaucoup. Cette logique suppose que les écrivains se seront trouvé une certaine formule, une certaine identité dans un ton, un type d'intrigue, une forme de transgression. Ainsi la formule de Catulle Mendès lui est‑elle propre (le voluptueux lyrique, le « vice » délicatement écrit), bien distincte de celle qui fera le succès de Rachilde (débuter à vingt ans avec Monsieur Vénus était un beau coup) et de celle plus brutale et plus âpre, mais moins agréablement pimentée de Zola et des fidèles de l'esthétique de Médan.

La logique de la spécialisation, en fixant un public et en renforçant ses intolérances et ses attentes, se place en conflit avec la logique de la surenchère qui, dans le secteur de l'indécence littéraire, est dangereuse à manipuler. Car il faut faire mieux (ou pire) que Mendès ou Rachilde, si l'on veut percer, mais on ne saurait imaginer que la pure et simple « fuite en avant » dans la peinture la plus directe et la plus explicite de la sexualité soit possible. Il s'agira toujours d'opérer avec une audace signalée mais prudente, une indécence rhétoriquement vêtue, une transgression compensée : ces oxymorons signalent l'aporie essentielle ; la fameuse scène de « stupre », la peinture détaillée des relations sexuelles, « normales » ou « infâmes », reste en fait impossible à écrire. Le vocabulaire fait défaut comme le cadre idéologique qui rendrait cette peinture possible et ruinerait du même coup tout cet art qui consiste à « tourner autour », à suggérer, à parler d'objets métonymiques : femmes vénales, couples sodomites ou lesbiens silhouettés, atmosphère de luxe « indécent » où les indécences mêmes sont seulement suggérées. L'art du romancier audacieux est un art du frôlement, parfaitement opposé à la définition de la pornographie comme recours à un « explicit sexual material ». Toute la logique du roman faisandé est dans ce passage naïf où, après avoir suggéré pendant des pages qu'il allait se passer des choses, Dubut de Laforest écrit en clausule : « ... et les portes closes, ils se livrèrent aux plus effrayantes luxures »4. Le lecteur émoustillé reste sur sa faim devant cette suggestion synthétique ! Cependant, chaque jeune romancier essaye de trouver de l'« inouï ». A. Lenoir travaille dans le faisandé et le décadent. Danse macabre s'achève sur une scène de nécrophilie accomplie sur le cadavre d'une cocotte : « est‑ce assez moderne ? Dites‑le, est‑ce assez moderne ? » ironise Aurélien Scholl5.

Rachilde, authoresse moderne scandaleuse

Rachilde publie en 1889 Le Mordu et réédite son premier roman, Monsieur Vénus. Elle figure l'exemple accompli du succès de scandale. En 1884, à vingt‑deux ans, Rachilde publiait à Bruxelles Monsieur Vénus. Le parquet de Bruxelles avait fait saisir cette œuvre, jugée obscène, et l'avait fait condamner. D'emblée, Rachilde est installée dans la position idéologique de spécialiste du sexuel‑pervers, spécialisation d'autant plus piquante qu'elle est une « jeune fille ». Monsieur Vénus est un monument à l'inversion sexuelle et au sado‑masochisme, « ces formes d'amour qui sentent la mort », écrit Barrès6. Le jeune auteur d'Un Homme libre recommande ce « chef‑d'œuvre » qui lui fait éprouver « l'émotion violente que donne toujours à des esprits curieux et réfléchis le spectacle d'une rare perversité ». Monsieur Vénus exprime

une des plus singulières déformations d'amour qu'ait pu produire la maladie du siècle dans l'âme d'une jeune femme.

Ce qui est tout à fait délicat dans la perversité de ce livre, c'est qu'il a été écrit par une jeune fille de vingt ans.

On voit avec quel flair idéologique Barrès s'occupe à lancer le « mythe » de Rachilde, cette « enfant équivoque », aux « mauvais instincts ». « Perversité » et ses synonymes reviennent pour le moins vingt fois dans les quelques pages de la préface. De quoi s'agit‑il dans ce bref roman ? D'un jeune ouvrier, Jacques Silvert, beau, timide et passif, « absolument désexué par une série de procédés ingénieux », qui est choisi et entretenu comme maîtresse par Raoule de Vénérande, laquelle, songeant à la Vierge Marie, se demande : « Lui a‑t‑on jamais demandé la grâce de changer de sexe ? » (p. 99). Quant à Jacques, il [elle] dit à sa maîtresse [son amant] : « Quand vous voudrez de moi, je serai encore votre esclave, celui que vous appelez : ma femme ! » (p. 135). S'il est illisible aujourd'hui, le roman de Rachilde l'est pour déployer avec trop d'obsession candide un assez peu mystérieux secret qui frappa au contraire les contemporains comme un cryptogramme opaque et fascinant. Ce sont donc les conditions de lisibilité changées qui font de ce livre, habile dans la conjoncture où il fut écrit, un baroque document dont les mystères sont bien éventés. Dans une doxa hantée par la décadence, le mundus inversus, le délitement des stabilités symboliques, Rachilde et quelques autres (J.‑K. Huysmans, Jean Lorrain) consentent, de façon perverse en effet, à donner une littérature ad hoc, « décadentiste », qui confirme les diagnostics crépusculaires et les angoisses diffuses. C'est un des rôles possibles de la position littéraire que de répondre de provocante manière aux inquiétudes secrétées par la doxa avec un « vous ne croyez pas si bien dire ! » Dans son roman « décadent », Le Mordu, le fait sexuel, toujours dénoté comme psychopathologique, est la synecdoque d'une société malade que l'authoresse s'efforce de figurer dans tout sa moderne complexité : elle n'y parvient guère, aboutissant à une caricature de salle d'hôpital. L'esthétique moderniste témoigne de l'usure de la recette romanesque qui ne maintient plus le compromis du typique entre le banal et l'excessif ou l'extrême. Tous les caractères sont désormais extravagants, toutes les situations discordantes, bizarres ; voyez par exemple la situation d'ouverture : Rachilde choisit une donnée réaliste banale (une église de banlieue un dimanche) mais la fait voir par un narrateur marginal, attentif aux anomalies et aux idiosyncrasies qui s'accumulent : on nous montre une jeune fille chlorotique et idiote, un prêtre atteint de parkinsonisme, divers cas cliniques en puissance et le héros lui‑même, exalté, à bout de nerf, proche de l'épilepsie ! Cela fixe le procédé de tout le roman, écrit dans un style « rare » qui rappelle Rosny et Huysmans avec plus de maladresse. L'œuvre sera un défilé de psychopathes. L'homosexualité masculine fait partie de ce tableau de perversions, de ce Musée Spitzner de détraqués et d'inassouvies, le narrateur communiant avec le lecteur dans un dégoût esthétisé. La sexualité sert de médium, de véhicule à une vision du monde comme asile d'aliénés. Justement parce que le fait sexuel est, dans le champ médical, l'affaire exclusive de neurologues anxiogènes, il faut peu d'efforts au romancier pour lui faire servir sa vision clinique de l'humanité moderne.

La formule dominante : le picaresque fin-de-siècle

Le roman littéraire a recours à un modèle dominant d'intrigue et de narration que je propose de nommer picaresque fin‑de‑siècle. À ce modèle correspond la masse des romans qui ont attiré l'attention de la critique, hormis quelques œuvres appartenant à des formules alternatives sécurisantes – roman régionaliste, roman intimiste. Les auteurs sous‑titrent fréquemment les récits dont je parle « roman moderne » ou « roman parisien ». L'action en effet est toujours située à Paris même s'il est fréquent que le héros, sorte de ludion grimpant par tous les moyens puis dégringolant l'échelle du succès, soit un provincial qu'à la fin des scrupules étouffent, ce qui cause sa perte. On y verrait une variante hyperbolique d'une formule balzacienne : le roman de l'ambitieux, l'histoire de ses cheminements et des obstacles rencontrés, des gens sacrifiés sur la route, de sa déchéance morale, le tout formant un Bildungsroman du cynisme et de l'immoralisme. Le narrateur observe, l'amertume aux lèvres, la corruption, les bassesses, les perversions. Il promène sur les milieux décrits le regard de l'entomologiste, observant à distance le grouillement d'une société décadente. Il prend ses personnages au bout de pincettes et fait communier son lecteur dans l'alibi du dégoût. Il semble dire : cette société est abominable et condamnée, tous sont des gredins, des « toqués », des dégénérés ou des niais, mais toi, lecteur, et moi, sommes en dehors et pouvons juger et mépriser tout notre saoûl. « C'est la navrante histoire humaine. Les uns sombrent, les autres "arrivent" », écrit Paul Ginisty d'une des œuvres dont il rend compte ; il pourrait synthétiser ainsi la moitié des romans de l'année7. Les milieux décrits sont selon les cas, car on procède par tranches monographiques, le monde de la finance, le monde politique et parlementaire, le monde oisif des boulevardiers et des « rastaquouères » et fréquemment le monde de la bohème des lettres ou celui de la grande presse, ou encore les milieux du théâtre. On en rapprocherait tous les romans de la vie militaire qui sont tous, sans jeu de mot, des romans de la dégradation. C'est la rencontre du roman de l'idéalisme abstrait et du picaresque du XVIIIe siècle, un dispositif idéologique dont la morale est : malheur aux scrupuleux, malheur aux gens sains. Le héros au dénouement peut être ramené à son point de départ, battant le pavé de Paris en songeant soit au suicide, soit au retour en province (les deux s'équivalent) ; il peut au contraire avoir réussi, mais être empoisonné par sa propre réussite et le prix payé d'« illusions perdues ». En règle générale, le héros est partiellement méprisable dans une société qui l'est totalement !

Ce picaresque fin‑de‑siècle construit un paradigme du Moderne comme déterritorialisation radicale, anaxiologie, perte d'identité. La société moderne, faisandée, névrosée, cynique, est un mundus inversus de musc et de fange sur lequel le narrateur promène sa philosophie désabusée. C'est par dizaines qu'on pourrait citer des romans qui correspondent aux données énumérées ci‑dessus. Les romanciers qui passent pour les plus « audacieux » cette année‑là, Champsaur, Rachilde, Henri Bauër, Abel Hermant, s'y conforment dans une large mesure. On notera la facilité de cette formule portée par la doxa et son côté irrésistible : elle permet à l'artiste, selon l'idéologie même du champ artistique, d'offrir son art comme une protestation dégoûtée et impuissante, devant l'« avilissement universel » (L. Bloy).

Humbert de Gallier intitule son roman Fin de siècle : tout un programme ! C'est le roman du viveur, usé par la débauche, dégoûté, ruiné, à bout de course, finissant la vie en un suicide à Monte‑Carlo après une grosse « différence » au jeu. Ce « boulevardier infatigable » dont on nous a conté toutes les débauches déclare avoir « usé de tout, abusé de tout, sans jamais rencontrer un moment de bonheur vrai » (p. 323). Corruptrice d'Émile Goudeau est « l'âpre étude de la déchéance progressive d'un homme tandis que les honneurs lui viennent »8, etc.

J'ai parlé au chapitre 20 des romans de la grande presse, milieu particulièrement idoine au picaresque faisandé. L'un des plus « réussis », dans son ambition de vaste synthèse esthétique, de ces romans du picaresque de la déchéance, est L'Âge de papier de Charles Legrand. Il présente tous les traits de la grande fiction méditative conçue par un artiste qui se veut aussi un observateur social aigu. Le titre est symbolique : nous ne vivons pas dans un « Âge d'or », loin s'en faut, mais dans l'Âge de papier, – papier‑monnaie des effets boursiers et papier à mensonges des journaux ! C'est la haute finance, la presse, le monde politique que Legrand va s'occuper à décrire, montrant derrière tout cela, « la haute baronnie juive » qui tire les ficelles. Il y a une clé évidente : le roman transpose certaines données du krach de l'« Union générale » (1882), banque catholique censée avoir été conduite à la faillite par la « banque juive ». Le héros est un jeune mondain, chroniqueur de presse, témoin de la vie fiévreuse et artificielle de Paris, des tripotages journalistiques et financiers ; mais Philippe Mortray cherche, dans ce monde dégradé, un idéal et un grand amour : il n'est « pas moderne » (p. 13). Le héros est flanqué d'une sorte de mentor, grand philosophe et savant fécond, anthropologue « aryen », Salest, qui prophétise le triomphe des juifs et vaticine sur les vendeurs du temple. À la fin, la « Banque Universelle de Crédit » fait faillite, les honnêtes gens sont ruinés, les cyniques tirent leur épingle du jeu par quelque saleté supplémentaire. Mortray, revenu de tout, trouve le bonheur en épousant la pure jeune fille. Par la bouche du profond savant Salest, l'auteur réclame « l'affranchissement du capital chrétien endormi sous le joug d'Israël » (p. 34). Il prétend décrire les mœurs de « nos grands seigneurs sémites » qui se pavanent dans le bric‑à‑brac d'un luxe qu'ils ne « sentent » pas et conspirent avec des « Aryens dégénérés », trop lâches pour échapper à leur sujétion ; ils se font engueuler par un militant socialiste qui prédit leur fin. Le message littéraire de Legrand a été pertinemment compris et la revue Polybiblion reconnaît avec l'auteur que « le vrai danger social, c'est une banqueroute universelle, au milieu de laquelle, immense araignée pompante, le Juif restera seul debout ».

La pathologie sexuelle comme synecdoque de la dégradation générale

On l'aura remarqué : les mœurs sexuelles censées être celles de cette fin d'un monde, sont l'élément essentiel du diagnostic. Un grand nombre de ces romans va se flatter de dresser un tableau clinique des « perversions » nouvelles qui sont comme l'allégorie du détraquement général du macrocosme. Le narrateur nous en prévient : ses lamentables héros sont bien de leur temps.

Ce jeune homme était bien de son époque : époque troublée, fiévreuse, qui n'ose se regarder vivre, tant elle a peur de l'avenir9.

À l'abri de l'alibi romanesque, l'auteur épilogue sur « ce détraquant nervosisme » qui soutient la vie désemparée de son héros, sur « les désirs blasés des Français de la déliquescence »10. Les personnages principaux d'Un Couple de J. Madeleine, de Jean Bise de Honcey, de Fou d'amour de Ch. d'Héricault, du Besoin du Crime de Perrin, du Mordu de Rachilde sont des névropathes sexuels caractérisés. Quant aux femmes, « inassouvies », nymphomanes et hystériques, elles cascadent de chute en chute, l'éveil des sens les précipitant dans la déchéance : c'est Madame Bovary revue par Charcot. Dépravées, saphistes, morphinomanes, adultères, vicieuses ou bien froides et intéressées, toutes ces figures féminines sont des cas cliniques, souvent lourdement présentés comme tels :

La veuve hystérique de Georges de Penhroc, la mère névrosée de Jeanne et de Tristan – Suzanne de Montnoir songeait, s'impatientait, agacée, rêveuse et étrange11.

J'ai montré au chapitre 22 que les jeunes filles de roman concrétisent également les angoisses de la doxa ; « la jeune fille moderne [...] toute en nerf et en caprices [...] irresponsable comme tous les monstres », est dépeinte avec maestria par Jules Case dans L'Amour artificiel et par une bonne douzaine d'autres « novateurs »12. « Blasée, à l'âge des rêves virginaux, elle en vient pour se désennuyer à désirer les émotions troubles des aventures hasardeuses »13. J. Case décrit ses « flirtations », ses amours de tête, en allant très loin dans le réalisme, mais – la règle vaut toujours – en sachant s'arrêter à temps, ce que son héroïne ne sait pas faire ! Ce que la critique apprécie, c'est cette audace qui a ses freins et ses censures : « Il a osé mais sans dépasser la borne qui fixe à tout jamais la limite entre le lisable et le non-lu »14. Stella, grande nerveuse, « hystérique » – c'est le mot clé, – finit ruinée, « déshonorée, avilie », par épouser un vieux, « marché honteux » qui lui rend la fortune. Chez les romanciers du picaresque fin‑de‑siècle, les curiosités sexuelles pour la femme conduisent à la folie, la déchéance et la mort. Ce détraquement des femmes apparaît évidemment comme une des pièces d'un grand paradigme idéologique, homologue au détraquement du macrocosme, dans le paradigme crépusculaire de la déterritorialisation.

« À sentir autour de soi [...] le simulacre de l'universelle nausée, il faut une grande puissance isolante pour n'y point succomber »15. Simulacre, dit bien Rosny aîné en parlant du « pessimisme » littéraire. Le roman de la fin du siècle, imbu d'observation et de réalisme, apparaît dans ses expressions ambitieusement novatrices comme la transposition en une formule d'intrigue et une typologie caricaturales de la grande thématique des déchéances, des à vau‑l'eau, des détraquements, des pertes d'identité et de stabilité du monde « moderne » dont la doxa lui impose les évidences. Le roman canonique fonctionne comme fournisseur bénévole de prestigieuses narrations anxiogènes répondant aux inquiétudes dominantes. Dans sa logique globale, il est au service du dispositif d'interprétation de la conjoncture, ancilla doxae. Dans la topologie interdiscursive, le roman opère la mise en connexion d'une série de thèmes journalistiques, venus de faits divers par exemple, et de thèses et axiomes venus des ésotérismes médical, philosophique et scientifique. Il s'agit de connecter l'actualité transitoire et la vérité éternelle. Le regard romanesque, en concurrence avec le regard médical et neurologique, voit alors une société de détraqués roulant vers toutes les déchéances et confirme ainsi ce que tout le monde redoute.

Zola, Maupassant et Bourget

Les trois romanciers les plus en vue n'échappent qu'en partie à cette formule moderniste. Zola poursuit son « Histoire naturelle » des Rougon‑Macquart et publie (en feuilleton en 1889, en volume en 1890) La Bête humaine. Je ne prétends pas analyser ce roman comme tel, dont l'ampleur « mythique » et la justesse occasionnelle de critique sociale échappent à la banalité des « modernistes ». Il n'en reste pas moins que Zola travaille à gonfler en mythes les thèmes les plus tonitruants de la doxa, – entre le « criminel‑né » de Lombroso et le fait divers des crimes de Jack l'Éventreur. Roman de la « fêlure », de la fatalité pathologique qui s'étale et se diffuse, La Bête humaine emprunte largement au sensationnalisme de l'actualité de presse et les contemporains n'ont pas eu de peine à y reconnaître l'Affaire Lecomte16, l'Affaire Fenayou, divers accidents ferroviaires et les crimes de Whitechapel ! C'est à propos des théories criminologiques du Dr Lombroso que Le Petit Provençal, – avant que Zola n'ait trouvé son titre, – expose les éléments de « cette thèse de la "bête humaine" »17. Un critique conservateur qui dénonce cette « littérature repoussante, amoncellement d'ordures », synthétise non sans justesse la formule interdiscursive sur laquelle le roman de Zola est basé :

C'est l'évolutionnisme tel que l'a formulé Darwin : théorie de l'hérédité, de la lutte pour la vie et de l'influence des milieux.
Héritier des romantiques, M. Zola finit par transformer l'hérédité en une sorte de machine épique, de fantôme énorme et mystérieux, qui plane au‑dessus des personnages qu'il opprime et qu'il absorbe18.

Guy de Maupassant, lui, publie Fort comme la mort, roman qui cherche le succès « grand public » et se prête à une double lecture, l'une sentimentale et mélodramatique, l'autre pensive et pessimiste. Chaste dans les mots et immoral dans le thème, il ménage la lectrice sans assommer son lecteur. Un peintre célèbre, amant d'une femme du monde vieillissante, tombe amoureux de la fille de celle‑ci, Annette ; ce cynique a des scrupules, car Annette est séduite et va lui céder. Il se jette sous les roues d'un fiacre et meurt entre les bras de sa vieille maîtresse... Cette œuvre terne dont la donnée (ci‑dessus résumée) est du pur Georges Ohnet, Maupassant la sauve par le talent qu'il a de signaler l'observateur impitoyable qu'il est, l'artiste distingué qui tire les ficelles de marivaudages légers, perfides et glacés. Les dames y trouvent la casuistique immorale du sentiment trouble, venue de Theuriet, de Cherbuliez ; mais Jules Lemaître peut aussi applaudir un « merveilleux livre », un « texte superbe », et avouer, ensorcelé : « je ne sais rien de plus douloureux »19.

Quand Paul Bourget publie Le Disciple, il n'y a qu'un cri : enfin un roman intelligent et philosophique, c'est‑à‑dire un roman pour les hommes. Délaissant les niaiseries sentimentales, il a écrit, admire E. Goudeau, un roman « de haute morale et de grave science ». Brunetière est d'autant plus ravi que ce roman n'est pas fermé aux femmes parce que brutal et vulgaire – comme ceux de Zola, mais parce qu'il y a des idées dedans (et justement les idées et Zola cela fait deux). La profondeur de ce roman psychologique ne saurait convenir aux femmes ; on ne peut s'expliquer le plaisir que celles‑ci prétendent trouver à un roman intelligent : « comment les femmes qui ne connaissent pas l'alphabet de la psychologie... se délectent[‑elle] à ces lectures ? »20. Nous pouvons tenter de répondre à cette question ironique. Le roman de Bourget a beau agiter de « grands problèmes » sociaux et philosophiques, il se prête lui aussi à une lecture « féminine ». La malheureuse jeune fille (du meilleur monde), candide et passionnée, séduite par un « déclassé », un coquin indigne d'elle : tel est bien l'argument central du roman, si on en élimine toute la philosophie inspirée par l'Affaire Chambige et par les dangers sociaux du positivisme tainien.

Bourget trouve une formule prometteuse, qu'on appellera bientôt le roman à thèse. Il s'empare du modèle fin‑de‑siècle, du roman du désaxé, de déclassé, de la société décadente et (tout le monde le signale) il s'inspire d'une grosse affaire judiciaire dont il avait connu le protagoniste, l'Affaire Chambige qui a passionné la France en 1888 (voir chapitre 29). Mais il fait précéder le roman d'une préface « engagée », exigeant le retour aux Traditions, le réarmement moral d'une jeunesse infectée par le pessimisme et le matérialisme. Il substitue à ce que le « roman parisien » a de démoralisant une narration concernée, civique, patriotique et fermement réactionnaire. Sa préface adressée au « Jeune Français » sert de mode d'emploi :

Dans ces temps de conscience troublée et de doctrines contradictoires, attache‑toi, comme à la branche de salut, à la phrase sacrée : « Il faut juger l'arbre par ses fruits ». Il y a une réalité dont tu ne peux pas douter car tu la possèdes, tu la sens, tu la vis à chaque minute : c'est ton âme. [...] Et puisque tu sais, puisque tu éprouves qu'une âme est en toi, travaille à ce que cette âme ne meure pas en toi avant toi‑même. La France a besoin que nous pensions tous cela, et puisse ce livre t'aider à le penser21.

Au matérialisme positiviste de Taine, le mauvais maître, au règne des sciences desséchantes, Bourget prétend substituer une doctrine issue de la sociologie traditionaliste de Frédéric Le Play, antidote à la décadence. Son roman échappe à l'ordre du « littéraire » pour proposer un message civique fortement motivé. Bourget intègre la « Confession d'un jeune homme d'aujourd'hui » dans une doctrine de réaction. C'est ce que tout le monde attendait ; Le Disciple, admiré par la critique établie, est bien reçu également par certaines revues d'avant‑garde. La Plume y applaudit :

Les jeunes gens de notre génération [...] trouveront dans le nouveau livre de M. Bourget les causes du malaise et de l'inquiétude qui les trouble22.

Bourget est acclamé en outre comme « psychologue ». Son roman sonne le glas du trop physiologique naturalisme. Il montre les limites de l'esthétique de Zola, faisant ainsi d'une pierre deux coups.

Le roman du moi

Pressés d'en finir avec Zola, les naturalistes et avec le modernisme de la décadence, les contemporains se sont hâtés de regrouper Bourget avec Édouard Rod, Georges Rodenbach et Barrès dans une prétendue école nouvelle (ou renouvelée), le « roman psychologique ». Paul Bourget élabore une stratégie qui n'a pourtant guère de rapport avec celle des trois écrivains nommés ci‑dessus. Ceux‑ci, en publiant respectivement Le Sens de la vie. L'art en exil et Un Homme libre choisissent au contraire une formule analogue, quand bien même le ton et l'esprit de leurs romans est divers. Il s'agit de récits centrés sur l'exploration narcissique du moi, de cures d'égotisme contre les trivialités du monde extérieur. Lamiel, roman inachevé et inédit de Stendhal vient d'être publié. C'est sous la bannière de Stendhal que la critique regroupe ces romans d'une « âme d'élite », en tout point opposés au naturalisme obsédé par « le physiologique » et par de « fastidieux détails de mœurs », et aux romanciers du picaresque fin‑de‑siècle, trop occupés à observer un état de choses désolant, des contradictions sociales trop criantes. La vie intérieure comme accomplissement esthétique, tel est l'objet de ces trois romans. L'introspection psychologique raffinée fait barrière au flux intertextuel qui charrie chez les romanciers de l'époque les événements du jour, les débats publics, les thèses scientifiques et philosophiques avec leur poids d'angoisses et le despotisme du collectif. On en revient à l'Âme, à l'introspection, certain de trouver dans le monologue intérieur des objets plus nobles23. Tout ce mouvement est marqué comme un retour à la vraie tradition : René, Obermann, Adolphe, Dominique... Ce sont des fictions de « journaux intimes » qui apprennent comment une âme d'élite, à travers ses crises, peut résister aux vulgarités extérieures24. Le symboliste belge Georges Rodenbach dissèque l'âme d'un artiste : « ainsi il remuait sa destinée douloureuse en regardant la fumée, la lente fumée qui montant des toits assoupis... » Cet incipit mélancolique résume tout le roman de L'Art de l'exil. C'est le topos de l'artiste comme « aristocrate exilé » qui est développé avec une délicate monotonie. Édouard Rod, romancier suisse, offre également une « autobiographie morale ». « Las d'être sans cesse distraits de nous‑mêmes », nous y apprenons comment construire une religion intérieure pour résister aux duretés de la vie. Le roman du « moi » se présente stylistiquement comme l'exact opposé du réalisme et du naturalisme triomphants. Pas de composition dramatique, mais le fragment et les circonvolutions de l'erlebte Rede. Le « diariste » fictif est un jeune bourgeois, son journal propose à la « rêveuse bourgeoisie » un art de vivre dans la contemplation du « moi ». Le journal est un recensement des richesses spirituelles qui prend chez Rod un tour de litanie. « J'aime les foules et la nuit ; j'aime le boulevard ; j'aime en hiver [...] » (p. 9). L'âme du narrateur est complexe et secrète. S'adressant à sa jeune et naïve épouse, le héros de Rod se sent incompris sauf de lui‑même :

Mon cœur n'est point comme tu le crois un miroir paisible où se réfléchit ton image ; il est un fond de mer troublé – boueux parfois – et des monstres l'habitent (p. 10).

Le roman narcissique évacue les trivialités qui occupent les modernistes, les besoins, l'argent, les promiscuités, les fatalités sociales. Des rentes plus ou moins sûres alimentent l'oisiveté des narrateurs. S'il y a un embryon d'intrigue, elle tourne autour de la recherche d'un refuge pour échapper au monde vulgaire : le héros se trouve des retraites champêtres, des voyages en Italie, de riches propriétés provinciales. Maladroit au guichet des gares, dans les « bureaux malpropres », avec les domestiques, le héros peut noter tous les désagréments mesquins qu'infligent les barbares à sa vanité et cela alimente le Culte de son moi.

Il faudrait appeler ce genre, avant la lettre, une littérature « psychanalytique » : mise au jour narcissique de pulsions secrètes, de contradictions fascinantes, de souvenirs inconvenants refoulés, de désirs inavoués, d'identités multiples et insondables :

Il y a en moi un intolérant, un sectaire, dont je suis le premier à condamner l'absurde fanatisme... (Rod).

Les critiques, impressionnés par cette richesse révélée, commentent les romans du moi avec d'infinies prudences :

Ce livre est si profond, si subtil. Je vais essayer de l'expliquer clairement, je n'ose me flatter d'y réussir.
[...]
Cet état d'âme très contemporain que M. Rod a analysé avec une effrayante perspicacité...25.

Maurice Barrès est acclamé comme le romancier de la jeunesse intellectuelle. Barrès assume avec jubilation le dédain aristocratique des questions publiques et des « problèmes moraux ». Avec sa fatuité coutumière, il dira son bonheur d'avoir choqué, dans la préface de 1904 :

J'ai scandalisé. Des gens se mettaient à cause de mes livres en fureur. Leur sottise me crevait de bonheur.

Un Homme libre : libre de l'avilissement démocratique, des bassesses positivistes, de la toise égalitaire, du moralisme. Un homme fier de ses préjugés, de ses nerfs et de ses émotions, qui déduit de son goût esthétique son amour naturel pour les propriétés foncières. « Nous nous étions débarrassés du siècle » (p. 15). Aucunement dépressif comme Rod ou Rodenbach, l'homme libre barrésien asusme sa classe, ses privilèges, ses préjugés, ses dédains et offre à la jeunesse lettrée des « exercices spirituels » pour l'affranchir de vains scrupules. Mais au bout du chemin, il y a la découverte de la Race lorraine. L'auteur écrit :

C'est mal dire qu'ils aiment le peuple, ils ne s'en distinguent pas. Leur race se confond avec eux‑mêmes. Simon et moi nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares (p. 100-101).

Il le dit, mais ne dogmatise pas ; il affiche la désinvolture d'une composition humoresque, en digressions et fragments. C'est le contraire de l'enquête systématique des poussifs naturalistes. Barrés réclame un lecteur qui ne se prend pas pour un imbécile, qui devine autant qu'il lit. Le mépris forme l'ethos du roman et c'est un sentiment nouveau en littérature. Mépris des femmes par exemple, mais sans avoir à le dissimuler derrière de poussiéreuses argumentations évolutionnaires. Les femmes sont de petits animaux qui valent le plaisir qu'elles donnent aux jeunes gens : discuter de leurs droits ou de leurs capacités congénitales est assommant et ridicule. En tout cela, Maurice Barrès c'est la nouveauté, un nouveau chant, cynique et allègre, celui de la morale des seigneurs, avec une phrase nerveuse et incorrecte, une intrigue intense et mal ficelée, une insolence qui enivrera une part de la jeunesse artiste et intellectuelle. Dans l'état du champ littéraire et des dispositifs doxiques de l'époque, le texte de Barrès représente la véritable originalité, avec toute une littérature du XXe siècle derrière lui, – Gide, Larbaud, Drieu, Montherlant... Son esthétique « fasciste » s'offre comme un langage inouï et séduisant. De la cure d'égotisme au nationalisme, il n'y aura pas conversion ni évolution. Les contemporains qui voient l'auteur d'Un Homme libre devenir le député boulangiste de Nancy III et le démagogue violent du Courrier de l'Est se déclarent mystifiés par cette « fumisterie » d'esthète. « La Lorraine, [...] qu'avait‑elle à faire de ce sceptique exquis, occupé à se regarder vivre ? »26. L'anti‑roman barrésien est au contraire en pleine conformité avec la politique du jeune député lorrain, mais qui, en 1889, aurait pu concevoir clairement ce lien entre esthétique et politique ?

Notes

1  C. Charle, 1979, p. 30, aboutit à une moyenne de 653 romans par an pour les années 1886-1890 (croissance de 27 % sur la décennie 1876-1885 laquelle était elle-même en croissance de 136 % sur 1840-1875) en ne comptant ni les rééditions ni les traductions.

2  Rabusson, L'Épousée, p. 49.

3  Goudeau, Feuille libre, 1 : p. 2.

4  L'Homme de joie, p. 53.

5  Scholl, Le Matin, 29.6 : p. 1.

6  Barrès, « Préface », M. Vénus.

7  Ginisty, L'Année littéraire, p. 91.

8  Polybiblion, 56 : p. 297. Un autre roman « socialiste » a connu jusqu'à nos jours un succès mérité ; c'est le Bas les cœurs ! de Georges Darien (chez Savine). Le romancier anarchiste peint en une amère satire un noir tableau de la lâcheté et de la bassesse bourgeoises en 1870-1871. Tous les personnages sont des fripouilles distinguées et hypocrites ; il faut cependant remarquer que le pire d'entre eux est un certain Zabulon Hoffner, immonde concussionnaire qui se révèlera un espion prussien ; il se reconnaît à « un nez énorme [...] picoté comme un dé à coudre... » Non seulement Darien s'applique-t-il à en peaufiner une caricature minutieuse, mais encore attribue-t-il à l'hypocrisie bourgeoise toute réticence à stigmatiser la « race » de ce sale personnage.

9  Delpit, Passionnément, p. 9.

10  Respectivement : Vigné d'Octon, Chair noire, p. 227 et Legrand, Âge de papier, p. 17.

11  P. Duo, Inassouvie, p. 18.

12  Matin, 1.9 : p. 1.

13  C.R., Revue générale, p. 593.

14  Feuille libre, 5-6 : p. 154 et suivantes

15  Rosny, Revue indépendante, 11 : p. 157.

16  Voir par exemple Journal des Débats, 11.5.

17  Petit Provençal, 10.3 : p. 1 Voir Zola, int. Gil-Blas, 11.11 : p. 2 : « la tendance philosophique du roman est basée sur les études du célèbre professeur Lombroso ».

18  Quinzaine littéraire et politique, p. 556.

19  Lemaître, Les Contemporains, vol. V, p. 10.

20  Goudeau, Feuille libre, n° 1 : p. 4 ; Brunetière, Revue des Deux Mondes, vol. 94 : p. 217 ; Revue générale, p. 405.

21  Disciple, VIII-IX.

22  La Plume, p. 58. Il est cependant des avis plus réservés. Goncourt ne voit dans le Disciple qu'un pastiche de Balzac ; Anatole France trouve la thèse absurde : on ne juge pas des sciences et des théories par quelque fâcheuse influence qu'elles peuvent avoir sur des esprits désaxés. Rosny, Revue indépendante, XI p. 168, juge que Bourget « ménage la microcéphalie mondaine » et montre « une bizarre inaptitude à la création et à l'originalité ». La France littéraire (exemple Décadent) 1.5 : p. 2, qualifie le roman de « commérages de portiers assaisonnés au goût des demoiselles de magasin ».

23  En plus des romans de Rod, Rodenbach et Barrès, citons parmi les romans de l'introspection Alfrédine de S. Rzewuski (du Benjamin Constant !), Toute la vie de P. Bertrand, Lettres d'un amant de M. Guillemot.

24  On a publié en 1884 des extraits du Journal d'Amiel.

25  Brisson, Annales politiques & littéraires, 12 : p. 76 et p. 78. « Les états d'âme du jeune homme moderne tourmenté par toutes les inquiétudes, tous les doutes, tous les découragements de notre génération [et] le retour volontaire à la Foi perdue » (Journal des Artistes, p. 119).

26  « Un Chambige parlementaire », par G. Montorgueil, Petit Paris, 15.10 : p. 1.

Pour citer ce document

, « Chapitre 37. Le genre romanesque : le picaresque fin‑de‑siècle», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-37-le-genre-romanesque-le-picaresque-fin-de-siecle