1889. Un état du discours social

Chapitre 41. Dissidences : pacifisme, internationalisme, antimilitarisme

Table des matières

Que sont devenus tous ces humanitaristes, cosmopolites, fédéralistes européens de la tradition républicaine ? Georges Goyau, historien nationaliste, les voit proliférer, en 1902, dans les Loges et à la Ligue de l'enseignement. C'est après l'Affaire Dreyfus1. En 1889, ils sont bien discrets... On voit naître peut‑être dans le champ artistique un « cosmopolisme décadent » (Lukács) admirant Tolstoï, Nietzsche, Wagner, Ibsen en un syncrétisme européen idéalisé. Quant à l'antimilitarisme des intellectuels, hostiles à l'irrationalité du sentiment patriotique, il n'y en a pas encore trace. Sans doute tout le monde est pour la vertu ; quel progressiste renoncerait à espérer un jour la « paix universelle » et se refuserait d'« applaudir aux efforts des hommes de cœur qui préparent l'avènement d'une ère nouvelle2 » ? Dans les réunions internationales d'étudiants venus à l'Exposition universelle, les tirades pacifistes font passer une vive émotion :

Prêts à tomber avec courage,
Nous voulons beau rêve imposteur ! –
Tuer la haine après la rage
Et que la guerre ait son Pasteur !
Toute la salle cette salle jeune et vibrante s'est levée d'un mouvement unanime, s'est tournée vers la loge où se tenait l'illustre savant avec sa famille, et a longuement acclamé ce très grand homme qui, tout ému, profondément touché, a caché dans ses mains ses yeux d'où jaillissaient des larmes3.

La critique des armées permanentes et de l'Europe surarmée n'est pas exclusive aux socialistes : il existe un pacifisme européen de bourgeois progressistes. Il s'en trouve encore pour prophétiser l'unité future de l'Europe non sans avouer combien cet espoir est chimérique :

Le moment paraît sans doute singulièrement choisi pour hasarder une telle prédiction4.

La philosophie universitaire tance doucement ces « utopistes », « qui ne tiennent pas compte de l'état psychologique des peuples »5. Je ne rencontre qu'un exemple où un économiste, dans une revue des plus respectable, ose s'en prendre au fétiche patriotisme, en dénonçant « la culture du patriotisme le plus étroit par un enseignement mensonger et haineux de l'histoire », comme « un des principaux dangers de la civilisation moderne »6.

En réalité, le pacifisme doctrinaire et l'esprit cosmopolite se sont réfugiés dans trois publications sans rayonnement qui opposent « chimériquement » le désarmement, l'union européenne, l'arbitrage international, au fatalisme belliciste et à l'esprit chauvin. Ce sont de vieux messieurs, vétérans du progressisme républicain, comme A. Franck et Jules Simon qui animent ces publications. Le Désarmement, sous la houlette de Frédéric Passy et de J. Simon, montre les dangers de la « paix armée » où vit l'Europe et s'adresse aux peuples au‑delà des frontières :

Européens ! Le paysan français paie des impôts pour armer un soldat français qui tuera le fils d'un paysan allemand [...]. De sorte que tous deux paient pour faire égorger leur fils (n°1).

Il prônent le « désarmement immédiat », exposent les principes de « l'arbitrage obligatoire », du « moratoire » international, attendent aussi d'une évolution pacifique la fin des luttes de classe, « la paix entre les classes suivra de peu la paix entre les peuples ». Sur un ton ému, le Désarmement martèle quelques évidences, mais il sent bien qu'il ne convainc pas : tout le monde veut la paix, mais ceux qui parlent de « désarmement immédiat » se font traiter d'utopistes et de fanatiques à marotte. Le même groupe publie un Almanach de la Paix, destiné à la jeunesse. Ils y vont jusqu'à suggérer que l'Alsace, pour laquelle on réclame le droit à la « libre disposition » (concept éminemment pacifiste), pourrait jouer un « rôle de conciliation entre deux grandes nations ». Les nationalistes doivent sursauter à ce blasphème‑là.

G. Morin, P. Potonié lancent une autre revue pacifiste, qui survivra jusqu'en 1917, la Revue libérale dont le programme dédié aux « progressistes des deux mondes » tient en trois mots : « Liberté, arbitrage, paix ». La suppression des armées permanentes y est réclamée selon une morale qui répudie le métier des armes :

L'entretien de ces hommes est une ruine ; leur éducation au crime une contradiction (n° 1).

Il y a enfin Ferdinand Buisson et sa « Ligue pour la paix et la liberté » dont le journal Les États‑Unis d'Europe paraît en Suisse depuis 1867. Il s'aligne sur les mêmes pacifisme et esprit fédéraliste que les précédentes publications : « Sortons de cette trève armée qui écrase et qui démoralise7 ». D'une certaine façon, cette dissidence pacifiste et européenne est une chose importante : elle est la seule grande forme d'opposition idéologique attestée dans la classe bourgeoise, car de bourgeois socialisants il n'est guère d'exemple, si l'on excepte quelques « Kathedersozialisten » comme le sociologue belge Émile de Laveleye. Le progressisme cosmopolite qui a droit de cité en républicanisme, si faible que soit sa voix, maintient une critique rationaliste de l'hégémonie patriotique. A. Franck, Jules Simon, vieux républicains intouchables, ne sont pas attaqués par les patriotes : on hausse les épaules avec agacement ou avec indulgence : c'est « très beau », de telles doctrines, il est fâcheux que ce ne soit que des chimères.

Le « roman antimilitariste » a tout de suite indigné. Le cavalier Miserey (1887) d'Abel Hermant, suivi d'Élève‑martyr de Marcel Luguet et de Sous‑Offs de Lucien Descaves (1889) font rugir la presse bien pensante :

Il y a chez lui [Descaves] un parti‑pris littéraire de haine farouche contre tout ce qui tient à l'armée.
Ce livre est un livre contre l'armée. On ne peut s'y tromper et l'auteur, hélas ! ne veut pas qu'on s'y trompe...8.

« Œuvre antipatriotique et malsaine », Sous‑Offs ? Pas à proprement parler antipatriotique, non plus que pacifiste. Pire peut‑être : Descaves montre la caserne comme lupanar et les officiers, tous goujats, corrompus, prostitués ! La métaphore centrale du roman est le parallèle entre la prostitution militaire et les maisons à gros numéros, épicycles de la vie de caserne. L'avocat général (puisque le livre sera poursuivi aux Assises) l'avait constaté :

[Le roman] se divise en trois parties : Dieppe, Le Havre, Paris. Partout, conduisant l'homme de la caserne au lupanar et réciproquement, il n'a qu'un but : dénigrer et mépriser. Pour l'accusé, tout soldat est un Favières, tout adjudant est vil. Rupert est « un mauvais bougre illettré » ; Bois‑Guillaume a « un trou sous le nez » ; Laprévotte est « un pédéraste » ; les sergents‑majors sont « des brutes domestiquées qui devraient porter leurs galons sur leurs chaussettes et leurs manches de chemises » ; Montsarrat est « un fils de maison »... dont les volets sont fermés. C'est « une grande garce en uniforme » qui se fait entretenir par une fille et qui collectionne dans des malles diverses tout ce qu'il en reçoit9.

En déplaçant la thématique prostitutionnelle, omniprésente alors dans les lettres, pour faire voir une prostitution masculine dissimulant sa vérole sous le patriotisme, Descaves subvertit puissamment la logique du champ romanesque et celle de l'hégémonie doxique. « Insulte à l'armée » : l'appareil répressif devait sévir mais, aidé des protestations du monde des gens de lettres et servi par un habile avocat, Descaves sera acquitté à la consternation de la presse chauvine (voir chapitre 4).

L'internationalisme socialiste

Les différents courants socialistes se rejoignent dans le rejet du patriotisme : « la Patrie n'est qu'un leurre », « le patriotisme [n'est qu']assassinat et brigandage », le prolétaire n'a pas de patrie et le bourgeois n'en a cure. « Cette nouvelle religion qu'on appelle la Patrie » (car la thèse de Gramsci fait partie de la topique socialiste de toujours) est une arme idéologique de la bourgeoisie pour détourner l'ouvrier de la « guerre sociale ».

La patrie c'est l'objet dont se servent les capitalistes pour vaincre les prolétaires en révolte.
Ouvriers, paysans, jeunes gens, ne criez plus : Vive la Patrie ! mais venez crier avec nous : Vivent les Peuples !10.

Les anars de Belleville animent depuis plusieurs années une « Ligue des Antipatriotes ». Avec provocation, on adresse un salut internationaliste à « nos frères en souffrance d'Allemagne » et cela se chante :

Marchons tous à la délivrance
Serfs d'Allemagne et serfs de France
O frères ! donnons‑nous la main11.

Ce que prônent les socialistes, c'est l'Union des peuples, l'affranchissement humain, la Révolution sociale à travers les frontières, la République universelle « embrassant tout le genre humain ». Au drapeau tricolore des patriotes, on oppose le drapeau rouge : « Oui cette couleur est la nôtre / Elle est faite de notre sang ». « Guerre à la guerre ! » disent les socialistes, ou plutôt tout pour la guerre de classes : « Notre drapeau porte ces mots : Peuples contre Rois Exploités contre exploiteurs Guerre à la guerre ! »

L'antimilitarisme ne découle pas ici d'objections « morales ». L'armée est au service de la bourgeoisie et de la religion patriotique. Le service militaire c'est « l'impôt du sang », la pire forme d'exploitation de classe :

Servir pendant cinq ans et défendre sa patrie ! Et tout cela pour qui ? pourquoi ? Pour défendre ceux qui possèdent. Comme nous, malheureux travailleurs n'avons pas de patrimoine à défendre, nous ne voulons plus de patrie dans le sens étroit du mot12.

De sorte que l'antimilitarisme s'englobe dans une haine motivée de toutes les institutions bourgeoises, de tout ce qui défend les privilèges des capitalistes. Aux armées permanentes, la propagande socialiste prétend substituer l'armement général du peuple : « À tout citoyen, le vote et le fusil... »

Et pourtant la réalité mentalitaire est tout autre ! La religion patriotique, « cette mystification bourgeoise », marche bien dans les masses et finit par se trouver adoptée et remotivée dans certains secteurs de la propagande soi‑disant révolutionnaire. D'aucuns « s'indignent à bon droit de ce que les plus fervents adorateurs de la patrie se trouvent précisément dans la classe ouvrière ». Les internationalistes tancent les social‑chauvins : « apprenez qu'on ne peut pas plus être socialiste patriote que socialiste catholique [...], le vrai socialisme ayant pour but la République universelle13 ». Ils ont fort à faire car le refoulé patriotique fait constamment retour dans la presse révolutionnaire même. La France, « pays de la Révolution », « soldat de l'Idée », « militant de la République », mérite un patriotisme à sa mesure pour les possibilistes. Ce sont les bourgeois qui n'ont pas de patrie : ils n'ont que des intérêts, les prolos au contraire ont le patriotisme d'instinct14. Certes nous sommes internationalistes, mais s'il y avait la guerre avec l'Allemagne, le socialiste français prendrait son fusil « pour la défense de l'idée républicaine »15. On est contre les armées permanentes, mais « la République doit garder soigneusement la sienne » pour n'être pas à la merci des monarchies16. On pourrait poursuivre le relevé de ces indices de perméabilité du contre‑discours « révolutionnaire » envers les thèses hégémoniques. Les blanquistes haïssent les guesdistes, élèves « du bismarckien Karl Marx », Guesde est un « traître » et un « agent allemand », dit brutalement la Voix du Peuple17, tandis que le Parti ouvrier appelle « à regret » à une législation contre la concurrence des travailleurs étrangers « tant que durera la phase capitaliste » dont on est convaincu qu'elle sera très brève18.

Notes

1  Goyau, 1902.

2  « Applaudir aux efforts... » : Petit Marseillais (centre gauche), 16.8 : p. 1.

3  Réunion d'étudiants : L'Illustration, 17.8 : p. 126.

4  « Le moment paraît... » : Guéroult, Le Centenaire de 1789.

5  « Qui ne tiennent pas compte... » : Critique philosophique, 3, p. 316.

6  Courcelle-Séneuil, Journal des économistes, p. 75.

7  É.-U. d'Europe, 4.5 : p. 1.

8  Sur Descaves : Ginisty, Année littéraire, p. 313 et Gaulois, 29.11 : p. 1.

9  Réquis. Avocat général, « Sous-Offs » en cour d'assises (Tresse, 1890).

10  Revue européenne, n° 1 : p. 6.

11  Defrance, Égalité, 17.5 : p. 1 et E.Herbel, L'Attaque, 42 : p. 1.

12  Archives B. du Rhône, M6 = 2133, meeting du 24.2.1889.

13  Égalité, 6.7 : p. 2 et (M. Duczek), 14.5 : p. 2.

14  H. Galiment, Le Prolétariat, 5.1 : p. 1.

15  Gil Mazère, Égalité, 19.7 : p. 1.

16  Aurore sociale, 25.5 : p. 1.

17  Voix du Peuple, 8.9 : p. 1 et 15.9.

18  Parti ouvrier, 5.11 : p. 1.

Pour citer ce document

, « Chapitre 41. Dissidences : pacifisme, internationalisme, antimilitarisme», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-41-dissidences-pacifisme-internationalisme-antimilitarisme