1889. Un état du discours social

Chapitre 45. L'émergence des industries culturelles

Table des matières

On peut voir émerger et se développer dans le secteur des discours non canoniques, certaines formes de production commerciale de masse, prototypes des industries culturelles, s'adressant à un marché de consommateurs indifférencié, à un « magma » transsocial, saisi et séduit selon les règles du moindre coût intellectuel et esthétique. La production de chansonnette de café‑concert d'une part, la presse sportive de l'autre sont les deux principaux domaines en mutation vers la logique de la Kulturindustrie qui prendra toute la moitié du siècle suivant pour finir par s'imposer comme dispositif hégémonique. On pourrait, certes, joindre à ces deux formes de production, la publicité (chapitre 27) et une certaine presse « populaire » qui tend vers l'exploitation systématique du sensationnalisme (chapitre précédent), mais les deux industries, encore à l'étape « paléotechnique » de leurs moyens de diffusion et de massification, sont celles qui présentent le plus nettement les caractères d'efficacité aveugle dans la désémantisation et la dépersonnalisation qui forment l'axiome d'une industrie médiatique.

Le café‑concert

Le café‑concert est devenu la « forme par excellence » du loisir urbain : c'est le lieu commun des commentateurs. Sans phonographe ni radio, la production de café‑concert impose d'ores et déjà une logique nouvelle de son champ communicationnel (standardisation et inflation de la production, diffusion « nationale » indifférenciée, engendrement d'un public‑magma, vedettariat, implantation d'une sous‑culture avec sa presse ad hoc et son fandom) en concomitance avec une logique industrielle de la production parolière et musicale.

Le public du café chantant est un public « mêlé ». Du souteneur accompagné de ses « marmites » au bourgeois venu méditativement s'encanailler en passant par l'ouvrier en goguette, le calicot, la cousette, le boutiquier, l'étudiant, le monde du caf'‑conc' réalise une image‑synecdoque des classes urbaines, un espace indifférencié où toutes les nuances de la vulgarité et de la distinction se coudoient : source d'angoisse et d'attrait qui rend ce milieu fascinant pour l'homme de lettres et l'artiste. De Forain à Toulouse‑Lautrec, le motif de la salle de caf'conc' va devenir le symbole pictural du brassage pansocial de la modernité.

Apparu vers la fin du Second Empire, le café‑concert a aussitôt engendré ses vedettes dont le nom a été connu dans tout le pays par des tournées provinciales ou par la seule renommée et l'imitation de leur « genre » par des artistes de second ordre. Ce vedettariat – avatar de masse des « monstres sacrés », comédiens, comédiennes et divae du théâtre canonique – est un phénomène qui connaît sa pleine réalisation ; il est porté par une presse spécialisée qui nourrit d'anecdotes, de caricatures et d'« interviews » (terme d'emprunt récent) le culte de la pseudo‑individualité.

Ce qui fait la vedette est autant la renommée populaire que la valeur marchande. Les émoluments des grands noms du café‑concert sont détaillés avec une complaisance effarée. Un nom s'impose en avant de tous les autres : celui de Paulus (Paul Habans, 1845‑1908). Paulus qu'on cite partout, qu'on admire ou qui agace mais auquel la doxa impose la référence. Paulus qui a fait le succès du Général Boulanger (ce « Saint‑Arnaud de café‑concert », avait dit le ministre Floquet exaspéré), autant que le nom de Boulanger lui a permis le succès inouï d'En revenant d'la r'vue (1886).

Lorsque Ouvrard, créateur du genre « comique troupier », se demande d'où provient le succès, comment un refrain devient populaire, il entrevoit une vérité nouvelle : le succès ne réside pas ou plus dans le thème ni dans son développement, ni dans la valeur « pathétique » du récit ; il tient à l'heureuse découverte d'un effet unique, surprenant, inanalysable, qui va mettre une « scie » à la mode pour quelques mois. C'est ce qu'il nomme la trouvaille et le difficile c'est de faire une trouvaille, alors que n'importe qui peut composer une honnête romance. La trouvaille peut être peu de choses en apparence, assure‑t‑il : « une phrase positivement drôle », « une coupe originale », « une musique gaie et entraînante »1. Pontifiant, Ouvrard illustre sa thèse. N'est‑ce pas une trouvaille que d'avoir fait :

C'est ta poire, ta poire, ta poire,
C'est ta poire qu'il nous faut !

alors que tout le monde connaissait :

C'est à boire ! à boire ! à boire ! [etc.]
Oh ! j'admets que c'est peu de choses, mais il fallait le trouver..., et voilà un refrain qui a fait pendant un an la joie du public en général et de Paul Bourgès en particulier.

La chansonnette de café‑concert peut être abordée comme une descendante abâtardie, un ersatz de l'« air d'opérette » – les deux musiques réalisant les axiomes conjoints du mémorisable immédiat et de la cumulation d'effets et de fioritures ponctuels – de la même façon que sa thématique en est proche, mais surtout le dispositif intertextuel qu'elles mettent toutes deux en place : celui de la blague, dispositif nihiliste que l'opérette à la Offenbach appliquait à la culture historique et mythologique bourgeoise et que le caf'conc' applique à la doxa journalistique : Tour Eiffel, Jack l'Éventreur, émancipation des femmes, parlementarisme... Dans les deux cas, il y a déstabilisation de la culture « sérieuse » (à deux niveaux de légitimité), mais sans travail d'ambivalence, par une volonté de simplement rapetisser, de décaper le sérieux en gaudriole, par une carnavalisation jobarde et imbécile qui, en effet, est de la Vie parisienne (il s'agit de la revue aristocratique de ce titre) au Gil‑Blas, quotidien boulevardier, et au pornographique Paris la nuit, le commun dénominateur des classes urbaines depuis le Second Empire.

Les genres comiques

Les variétés de la chansonnette comique sont déterminées selon un jeu de types ou d'emplois. Le chanteur, déguisé lorsque le « type » s'y prête, se présente sur scène avec « la tête de l'emploi » et incarne devant le public, selon des critères sommaires et convenus, un type du folklore des rues : le vieux dégoûtant, le cocher, le pochard, le gommeux, le noceur, la cocotte, la virago, le touriste anglais, le troupier, la bonne d'enfant... La plupart des chansons revêtent ainsi la forme d'une présentation (« Je suis pochard », « C'est moi la p'tit' cocotte... ») suivie d'une confidence burlesque conforme au rôle et renforçant la séquence de plus grand effet de vulgarité, de jobardise, de grivoiserie selon le cas. Bourgès, par exemple, est le propriétaire du genre « poivrot ». Quel plus sûr effet comique qu'un grotesque titubant et débitant des absurdités entre deux hoquets ? La chanson ou le monologue de pochard sont en passe de devenir la « ressource suprême du café‑concert ». Tous les publics adorent Bourgès, « le roi des buveurs » qui entre en scène en titubant, dodelinant de la tête :

J'avais mon pompon
En rev'nant d'Suresne
[...]
Tout le long d'ia Seine
J'sentais qu'j'étais rond.

Deux autres grands types ont conquis le public et suscité des vocations spécialisées : le comique paysan et le comique troupier, personnage toujours marqué comme rural lui aussi.

Parmi les nouveautés du caf'conc' il faut caractériser un genre à grand succès et qui sidère les chroniqueurs, la « chanson‑nette‑scie ». La scie est un procédé d'ineptie perverse. Il s'agit de prendre une phrase toute faite : « J'te vois v'nir, Casimir », « Doux Jésus ! » ou « Quel cornichon ! », ou une grossièreté quelconque : « Ferme donc ton phonographe ! » (idiomatisme tout neuf et qui a de l'avenir) ou n'importe quoi, à la limite : « Je veux des salsifis ! », « Je crach' dans l'eau pour faire des ronds ! »... et faire revenir inlassablement cette « scie » dans les contextes les plus insanes, par exemple selon la séquence : quand je rencontre ma pipelette, ma belle‑mère, un sergent de ville, une cocotte, etc.

La chansonnette grivoise

« Chansonnette grivoise » : c'est un sous‑titre fréquent dans le lot des musiques imprimées, mais la catégorie de la gaudriole et de la blague égrillarde est cependant beaucoup plus large. Hors les genres élégiaque et patriotique, le double sens, le sous‑entendu polisson souligné complaisamment par la chanteuse ou le chanteur sont omniprésents. En deçà de la grivoiserie, on rencontre occasionnellement quelques chansons gaillardes ou polissonnes du style « les Petits petons de Madelon » ou « Un p'tit baiser y a pas d'mal à ça ! », mais ces enfantillages populaires sont une survivance, refoulés par l'industrie de la surenchère grivoise.

Toutes ces chansons reproduisent obstinément un effet unique : le double sens ; de proche en proche, l'auditeur à l'esprit mal tourné est censé entendre de la grivoiserie dans tout ce qui se chante : « À tous les coups il met dans le mille » (au tir forain), « L'instrument de mon beau‑frère », « Il jouait si bien d'la flûte ». « Mettez un d'vos p'tits doigts dans l'trou », « Donnez‑vous vot' langue au chat »... Des cascades de rires accueillent les propos de la comtesse : « Vous devriez m'montrer, Jules / À jouer d'votre instrument... » Les promenades en bourrique : « La bell' sans fair' de façon / Se mit d'suite à califourchon ». Une bonniche vient se présenter à un monsieur :

Prenez‑moi, j' suis bonne à tout faire ;
Vous s'rez content assurément :
Pour voir si je f'rai votre affaire
Essayez‑moi huit jours seul'ment2.

La censure a beau veiller, prohiber irrévocablement les mots « pompier », « trombonne à coulisse », « nœud », « bouton de rose », « sifflet », « prune » et « ell' est raid' cell'‑là », elle ne saurait empêcher l'imagination des paroliers de circonvenir sa sévérité. Ainsi va la chanson de caf conc', haut lieu où le populo est censé communier dans l'ineptie sous le regard effaré des bourgeois cultivés.

La romance sentimentale

La romance chante l'amour idéal, celui d'hommes qui savent parler aux femmes et vice‑versa. Les lettrés égarés au café‑concert et exaspérés par la chansonnette inepte, sont indulgents à la romance qui, dans sa maladresse sirupeuse, fait hommage à la poésie et au style, malgré ses vers chevillés et creux et son bric‑à‑brac lexical : lilas, brise, albâtre, vermeil, bocage et balancelle... La rengaine sentimentale trouve sa forme topique dans l'axiome « romantique » qui fait du lyrisme un discours du manque, de la perte, du regret, de la mélancolie ; qui ne formule en sublime que la discordance douloureuse entre les appétances du « cœur » et la vie. La romance paraît avant tout construite sur le thème languide du souvenir douloureux : « Souviens‑toi », « Te souviens‑tu, chère âme ? », « Je ne veux plus me souvenir », « Je me souviendrai toujours », avec adieux, gages d'amour, peine éternelle et sanglots, avec tempo « più lento, morendo ».

La chanson patriotique

À des moments déterminés au cours de la soirée, un monsieur en habit ou une dame en peplum s'avance, tandis qu'un trombone et un tambour travaillent un rythme martial, et vient débiter une chanson‑marche où il est question de la France, du Drapeau, de l'Armée, de l'Alsace‑Lorraine. Certaines ont surchargé la mise en scène : la chanteuse en peplum dénoue ses cheveux épars pour se donner une allure allégorique et entre en scène en étreignant un drapeau tricolore ! La chanson patriotique déclenche un enthousiasme électrisé et si le chanteur a de l'abattage, il peut susciter une petite manifestation d'émotion collective où les casquettes, les chapeaux, les chéchias et les képis volent en l'air. Le café‑concert n'a pas inventé ce rituel émotionnel : il se borne à en tirer parti avec la même économie aveugle qui le pousse à la surenchère dans l'obscénité ou dans l'insanité. Mais il constitue un relais – sans doute important – de la synergie patriotique, ethno‑centrique et revancharde ; c'est avec de la chansonnette de caf'conc' aux lèvres que l'armée en pantalon garance se mobilisera en 1914. L'histoire du nationalisme français ne peut éviter d'interroger le développement de la chanson cocardière. On chante parfois du Déroulède au caf'conc', mais Delormel et Garnier, compositeurs‑paroliers, font concurrence au chef de la Ligue des Patriotes et auteur des Chants du Soldat. Depuis quinze ans environ, ils exploitent la source intarissable de la revanche. Ils ont pour heureux concurrent Villemer, qui a lancé en 1873 avec le succès qu'on sait, « Alsace‑Lorraine » (« Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine / Et malgré vous, nous resterons français ! »). Les républicains au pouvoir et leurs challengers boulangistes, groupés autour du « Général Revanche », exploitent en concurrence les thèmes de la Patrie, du Drapeau tricolore, de l'Armée, des Provinces perdues et le café‑concert donne alternativement l'avantage à l'un ou à l'autre.

L'intertexte d'actualité

Produit voué à l'obsolescence rapide, la chansonnette va souvent tirer son succès tout aussi passager d'un fait divers ou d'un événement à haute glose journalistique. Il s'agit de réinscrire et transposer dans le nouveau champ « intermédiatique » la connexion qui existait dans l'ancien folklore urbain entre la chanson anonyme et les objets de satire ou de glorification de la vie collective. Les pages intérieures du journal à un sou fonctionnent comme les simulacres « modernes » d'une convivialité espiègle et sentimentale de diffusion orale ; la satire chansonnière n'engendre plus des « Cadet Rousselle », mais des chansons sur Buffalo Bill, le Shah de Perse en visite à l'Exposition, le roi du Sénégal, Dinah Salifou, Señora Pastrana, la Femme à barbe, le Dr Brown‑Séquart, inventeur d'une cure rajeunissante pour les vieillards, c'est‑à‑dire sur tous les objets d'actualité sans risque ni controverse, objets qui paraissent « rigolos » par nature et dont le caf'conc' peut s'emparer sans effort.

Chanson sociale et chanson littéraire

Deux institutions forment une alternative à l'industrie du caf'conc'. L'une se présente comme héritière légitime de la tradition face à l'usurpatrice vénale et à son commerce d'insanités : c'est la chanson sociale qu'il est expédient d'appeler désormais une chanson socialiste et qui se veut l'épanouissement militant de la vieille chanson des Caveaux. L'autre paraît une alternative artistique lettrée aux pauvretés du même caf'conc', elle aussi tirant des traditions anciennes un certain idéal d'authenticité et opposant à la plate chansonnette les marques d'une fantaisie poétique ou d'une âpreté réaliste, marques dans tous les cas d'une certaine valeur esthétique : c'est la chanson « littéraire » des cabarets montmartrois, chanson que l'avant‑garde même acclame parfois comme digne – en genre mineur – d'appartenir au circuit restreint.

Ces deux institutions forment avec l'industrie banale une triade fonctionnelle qui va se perpétuer au XXe siècle. D'un côté, le « protest song » des différentes époques avec l'attrait qu'il exerce sur les exploités, sur la jeunesse etc. se développe comme contrepartie à la chanson commerciale, mais offre à celle‑ci des ressources de renouvellement, par l'emprunt (et l'abâtardissement immédiat) des thèmes protestataires et de leurs rythmes. D'ici quelques années, en effet, le caf'conc' va récupérer sans vergogne certains thèmes « socialistes », il va faire du socialisme ou de l'anarchisme en toc en y ajoutant de la dérision. Tout aussi opportunément, la chanson de cabarets littéraires va récupérer ce qu'elle trouve de violent et d'expressif dans la chanson socialiste (Bruant le fait déjà) et accentuer les tours argotiques en un pittoresque plébéien ambigu.

Axiomatique de l'industrie culturelle

Le caf'conc' peut être abordé d'abord sous l'angle de la production, ou mieux d'une surproduction d'objets essentiellement semblables, formés par différenciations minimales en vue d'une obsolescence rapide. Cette surproduction se coule dans le moule d'un nombre fort restreint, de genres, de carrures musicales, de topoï, de « types » créés par les chanteurs en renom et imités jusqu'aux confins de la France.

Dans l'ordre de la diffusion, le café‑concert a atteint au cours des premières années de la Troisième République un impact national et un effet transsocial. Ce n'est pas encore le « Village global » de la musique médiatique, mais c'est déjà l'extension à la France entière, provinciale, rurale, des musiquettes du caf'conc'. Eugen Weber a fait voir comment dans les villages reculés, les vieilles danses – bourrée, gavotte, quadrille – cèdent à la mazurka, valse, polka, polka‑marche venues du café‑concert tandis que le répertoire de chansons patoisantes est négligé par les farauds de village qui ont goûté au régiment les charmes de la scie et de la chansonnette grivoise. Transsocial, le caf'conc' n'est pas un lieu « populaire » quoi qu'en prétendent les chroniqueurs distingués (si par « populaire » on entend propre au prolétariat urbain). C'est un lieu de brassage, un peu comme la foire mais « en mieux » – qui offre des plaisirs éprouvés fort différemment de l'escarpe au lettré, de la modiste au boulevardier. Il s'adresse au magma urbain où sans doute dominent quantitativement les classes laborieuses et aussi le lumpen. Il cherche le succès illettré général, des communs dénominateurs où le « revanchard » comme le « grivois » sont exploités au maximum de rentabilité. Le café‑concert a engendré une manière de « culture » diffuse dans toutes les classes : des morceaux de refrain, des noms de vedettes ; ce n'est pas un médiocre signe de cette diffusion que de voir le succès de Libert, « Mad'moiselle, écoutez‑moi donc », cité in extenso dans un éditorial politique du leader républicain Joseph Reinach3. L'ancienne chanson disparaît avec la mutation ultime de la classe laborieuse traditionnelle, avec ses coutumes, ses compagnonnages, en classe ouvrière moderne et avec la perte d'autonomie culturelle du « petit peuple » boutiquier et artisanal. Si le caf'conc' ne conservait pas des bribes de la vieille chanson des Caveaux – satirique, stoïque et civique –, il produirait un discours entièrement non problématique. Ce que l'on voit s'opérer, c'est l'intégration de la culture populaire urbaine à la sous‑culture commerciale de masse, effectuée par le caf'conc' cinquante ans avant la T.S.F., près d'un siècle avant le microsillon et le juke‑box.

Le rôle politique du caf'conc' réside dans sa dépolitisation même. La chansonnette produit de l'autodérision : elle met en scène devant le populo les ridicules variés et suffisamment outrés du populo lui‑même, ses vulgarités et ses pataquès. Plus généralement, le caf'conc' produit une vision universellement dégradée et stupide de tous les types sociaux... sauf les officiers de l'Armée française. Surtout, il attife de façon histrionesque et caricature en « rigolant » les classes dominées et le public populaire se reconnaît dans la chanson, dans son carnaval dégradé, et dans le rire qui accompagne ses médiocres astuces. Si on appelle « idéologiques » des doctrines civiques constituées, avec leur complexité, dans les champs discursifs – radicalisme, nationalisme, antisémitisme, anticléricalisme, – et susceptibles d'exercer des influences identitaires puissantes, alors la fonction de la chansonnette se réalise dans le « pas‑même‑idéologique », on pourrait dire l'infra‑idéologique. Ses effets rhétoriques ne sont pas du slogan ou de la propagande, – sommaires mais intelligibles –, ils visent un être pulsionnel et inarticulé. La chansonnette constitue un type de « discours » qui n'appelle aucune réponse articulée et même, peut‑on dire, aucune rémanence mémorielle, de sorte qu'elle ne se prête qu'à des modes, des engouements passagers et à l'oubli immédiat. Elle ne suggère pas au public le « libre jeu » du langage, mais noie ce public dans un flot de non‑sens d'où émergent quelques idéologèmes fétiches que ce soient Patrie ou Alsace ou Armée française ou, tout aussi bien, Enivrement, Passion, Baisers... C'est en raison même de sa perte de tout sens et de toute référence, que la chansonnette requiert une production énorme de « nouveautés » toujours pareilles et cette règle a été découverte et appliquée par le café‑concert dès ses origines avec une rigueur sans pareille. À ce productivisme correspond une esthétique. Celle‑ci est issue de la combinaison de deux axiomes : celui du prévisible et celui de l'effet ponctuel. La chansonnette adapte les esprits au café‑concert même et, par sa médiation, à « l'ineptie trépidante » de la ville industrielle. Sa logique, subodorée par les chroniqueurs, est de l'ordre de : à travail abrutissant, loisir inepte. Ce qui est une manière de comprendre la proposition obscure d'Adorno (Dialektik der Aufklärung) : « à l'ère du capitalisme avancé, la vie est un rite permanent d'initiation ». Le caf'conc' est contemporain de la montée de nombreux autres instruments de distraction de masse : la presse à un sou, le roman‑feuilleton, le théâtre de faubourg... Mais il reste le premier à avoir radicalement rejeté toute problématisation du monde, alors que le stéréotype justicier et mélodramatique est encore vivant dans la « littérature populaire » quoique elle aussi, nous venons de le dire, dégringole, des Mystères de Paris à Fantômas, du moralisme protestataire au sensationnalisme nihiliste4.

La presse sportive

Sans doute le sport‑spectacle, le sport comme secteur de culture populaire commerciale n'est‑il « pas encore » là. Des clubs de football existent, mais ils n'excitent qu'un intérêt scolaire et aristocratique. Aucune presse ne s'y rattache. Mon « pas encore » n'est pas absurde cependant. Il existe un objet de presse appelé le sport et qui correspond à une industrie de loisir transsociale, avec un large intérêt « populaire » : c'est la compétition hippique. La création de la « Société d'encouragement » remonte à 1833. Les grands hippodromes suburbains de Paris n'ont été ouverts qu'en 1880. Le « Pari mutuel » a été introduit en 1887. Une presse spécialisée a alors proliféré. Les journaux ont une chronique « Les Sports » : pluriel par anticipation semble‑t‑il, puisqu'il n'y s'agit jamais que des courses. Une population « spéciale » et « mêlée » se presse à Long‑champs, Auteuil, Vincennes, Saint‑Ouen, Enghien, Chantilly, Maisons‑Laffite, Achères, au Vésinet, à la Croix‑de‑Berny. Cinq journaux quotidiens entièrement composés du « résultat des courses » et de l'annonce des courses à venir se publient à Paris, à quoi il faut ajouter quelques hebdomadaires. À la même époque le sport vélocipédique a sa presse, presse groupusculaire dont le ton tient de l'initiation religieuse et de la monomanie passionnée. Cependant le vélo est en passe de devenir un objet de culture de masse : en 1891, il disposera de son premier journal quotidien. Le développement galopant du discours sportif à partir de là viendra prendre la place au centre de l'industrie culturelle de masse5.

Notes

1  Ouvrard, 1894, p. 245-252.

2  Chansons illustrées, n° 34.

3  Reinach, Petites catilinaires, III, p. 203 et p. 204.

4  Documents de 1889 sur le caf'conc' :
– « Alcazars et Scalas », Vie parisienne, p. 148-151 & p. 163 et suivantes.
– A. Chadourne, Les cafés-concert (Dentu).
– On verra encore Ouvrard, cité plus haut et G. Coquiot, Les cafés-concert (Libr. de l'art., 1896).

5  Les quotidiens hippiques sont : Auteuil-Longchamps, Les Courses, L'Entraîneur, Le Jockey (fondé en 1864, le plus ancien), Paris-Course. Un hebdomadaire populaire serait, par exemple, Le Racing. On trouve des romans populaires hippiques : Le plongeur de F. du Boisgobey, À la cravache de G. St-Yves.

Pour citer ce document

, « Chapitre 45. L'émergence des industries culturelles», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-45-lemergence-des-industries-culturelles