1889. Un état du discours social

Chapitre 46. Revues et romans pour les femmes

Table des matières

Le développement rapide du secteur imprimé à l'usage des femmes est également lié aux progrès de l'instruction. Cependant il subsiste un retard considérable dans l'alphabétisation des femmes des classes dominées. L'imprimé destiné au sexe féminin – revues de mode et romans sentimentaux – forme une littérature pour les dames (avec la nuance sociale que ce mot comporte) plutôt que pour les femmes. Il faudra se demander sans prétendre à priori que cela va de soi, pourquoi le roman avec les finalités didactiques implicites qu'il comporte, occupe une place aussi considérable dans la chose imprimée destinée aux femmes. Il importe cependant de dire d'abord que le secteur pour dames offre aussi des succédanés, fût‑ce embryonnaires, de tous les autres discours légitimes : il y a, pour les femmes, une presse d'actualité, une philosophie et une éthique (« aimables ») dont les revues de mode offrent de jolis échantillons ; il y a même une science pour les dames, où des vulgarisateurs galants offrent des avatars édulcorés de thèmes scientifiques adaptés aux besoins putatifs et aux capacités présumées des charmantes lectrices.

La revue de mode

Le principal vecteur des genres et discours féminins, c'est la revue de mode qui offre non seulement des modèles et des patrons, mais aussi des chroniques, des causeries, des feuilletons. On peut relever ici environ quarante titres, autant dire qu'il y a saturation et surproduction. (Il faut préciser cependant que cette presse n'est pas de seule diffusion française ; elle atteint à New York, Constantinople et Buenos‑Aires, les élégantes des deux mondes.) À côté des revues de la « suprême élégance » parisienne, on voit paraître des publications s'adressant à des milieux modestes et sacrifiant les soucis exclusifs de la toilette et de la vie mondaine à des conseils pratiques et à de la morale pour petites‑bourgeoises1. Nous sommes à l'époque où la conquête de tous les milieux bourgeois par les grands magasins est accomplie, ainsi que la conquête de la province (du bourg sinon du village) par les catalogues de commande par correspondance. Vers 1890 s'amorce cette « démocratisation » sinon de l'élégance du moins des traits légitimes de l'habillement qui produira en deux générations une homogénéisation de la toilette féminine urbaine. La « chronique de mode » apparaît aussi dans le quotidien. Les grands magazines comme L'Illustration traitent aussi hebdomadairement de « la Mode ». Il faudrait ajouter quelques revues plus spécialisées comme La Jeune mère, La Mère et l'Enfant, qui inaugurent un type de périodique qui a de l'avenir.

Le discours de mode dispose d'un ton particulier : inspiré, législateur et impérieux. Il lui convient de répéter le credo de la suprême élégance parisienne qui confère toute son autorité à ce discours frivole :

La toilette est toujours le point important dans la vie de la femme. Chez elle ou en visite, le costume est donc tout naturellement l'objet de sa préoccupation.
On a beau s'occuper de chasse ou de l'élection de son mari, la femme est toujours femme et son domaine est sa suprême coquetterie.

Le lyrisme de la mode se combine à l'apothéose amphigourique de Paris, « ce Paris qui est la mode universelle et qui se répand dans le monde entier ». « Tout pour la beauté, tout par la beauté : voici la devise de la Parisienne, devise qu'il faut savoir respecter dans ses grands et petits détails »2. Le discours de mode englobe bien plus que les toilettes. Il combine les oukases techniques sur ce qui se porte et sur les « riens qui gâchent tout » avec les préceptes de vie « élégante » de la classe de loisir. On n'a pas détaché la manière de s'habiller d'une manière de vivre. Le style de la chroniqueuse iconise, dans sa dépense d'épithètes tarabiscotées, les prestigieux gaspillages de la « conspicuous consumption » :

Où voulez‑vous prendre la mode si ce n'est dans le monde où la comédie du luxe rayonne de mille éclats depuis le lever du jour jusqu'au lendemain du jour [...] Ce qu'il faut, et pour une femme raisonnable, c'est quatre toilettes par jour, et ceci sans la citer parmi les grandes copurchic, car pour celles‑ci il n'y a aucune limite3.

Rien ne se prête moins à l'ironie ou au détachement que les caprices de la mode. Et c'est d'ailleurs la Mode qui s'établit en énonciateur souverain :

La mode préconise toujours les tailles longues : elles semblent diminuées par la garniture et les ceintures. Les corsets sont toujours allongés, seulement la poitrine est moins haute, moins remontée et par conséquent plus à sa place.

La mode est absolument et pour longtemps encore aux grandes redingotes, aux corsages à revers, aux étoffes de drap ou de lainage épais4.

Ainsi va ce discours, euphoriquement imprévisible, en réalité éternel retour du même : « C'est tout à fait le genre Empire qui est revenu... », « ...un retour marqué vers la mode du Directoire ». « On annonce d'ailleurs un peu partout le retour du Louis XVI. Cela nous changera »5.

La causerie comme genre féminin

Si le discours sur les toilettes fonctionne à l'excès, à la séduction, à l'extravagance, les autres genres de la presse féminine fonctionnent à la modération et veulent que les femmes raisonnent. Il faut pour cela s'adresser à elles sous la forme pateline de la « causerie » ou des « conseils d'une vieille amie à une jeune fille ». On recrée un simulacre de conversation intime entre femmes d'expérience et jeunes écervelées. « Les Carnets de ma tante » forment une chronique dans le Petit Écho de la Mode : ce sont les papotages pleins de sagesse d'une femme âgée. La jeune femme doit être pénétrée de certains principes qu'on lui serine de semaine en semaine, tels que « la bonté est le principe du tact », qu'il faut « savoir être prête » et apprendre « l'exactitude », bien se convaincre que « la bonne humeur est une puissance », etc. Ainsi enseigne‑t‑on une mystique féminine, faite de sacrifices dictés par le cœur et de refus des excès (excès de mondanité, de solitude ; de dépenses, d'économie ; de frivolité, de timidité). Les Causeries familières, revue de Mme Louise d'Alq, laïque mais de bon ton, forme l'épitomé de cette didactique où entrent de la mode, des ouvrages de main, des conseils d'éducation, de savoir‑vivre, des nouvelles, de la poésie, des musiques, des charades et abondamment de casuistique mondaine et de conseils moraux. L'allodoxie féminine – vertueuse et sentimentale – est encouragée. On peut parler ainsi du krach de Panama en clé féminine : « Que de positions menacées, que de revenus diminués ! », « Espérons que l'énergie du vaillant M. de Lesseps » pourra éviter la débâcle. « Ce qu'il y a de révoltant, c'est de voir des gens » vendre sur les boulevards une complainte sur cette terrible affaire. N'est‑ce pas une « insulte au malheur ? »6. La philosophie à l'eau de mélisse se dévide en considérations délicates :

L'Année qui s'écoule, amies lectrices, est le souvenir ; celle qui s'ouvre est l'espérance. L'une et l'autre renferment dans leur étroite limite l'étendue du passé et l'immensité de l'avenir, bien et mal, joie et douleur...

Le cœur de cette philosophie est d'exalter la mystique féminine et d'obtenir des femmes la juste évaluation de leur destinée :

Le bonheur pour nous autres femmes, c'est d'être aimées... Plus tard quand nous donnons notre vie avec la foi, la vérité et les saintes illusions de la jeunesse, nous croyons toucher le ciel parce que nous nous croyons aimées.

Comment s'adresser aux femmes ?

Le trait le plus identifiable de l'énoncé conçu pour les dames est que cet énoncé doit reconnaître et saluer sa destinataire. Le discours ordinaire, journalistique ou littéraire n'a guère recours à la figure de la subjection, parce que le lecteur ne prétend pas qu'on s'adresse à lui seul, mais qu'il se conçoit comme un destinataire universel susceptible d'exercer son jugement sans en être complimenté. La femme idéologique ne peut souffrir qu'on ne s'adresse pas à elle ; elle semble choquée par l'anonymat qu'impose la chose imprimée ; il faut réinsuffler dans l'imprimé l'atmosphère personnalisée de la causerie, lui parler comme à un être despotique et capricieux qui veut qu'on ait des « attentions » :

Qui de vous, chères lectrices, n'a pour ce moment fait provision de toilettes ?
Voulez‑vous que nous regardions votre main, Madame ?...
Savez‑vous, belle Parisienne, qui me faites l'honneur de me lire...

Constamment le scripteur, la bouche en cœur, est obligé de signaler qu'il a affaire à des êtres infantiles et narcissiques :

Je risquerais de vous importuner et de voir se dessiner sur votre charmant visage quelques rides que je laisse au temps seul le soin d'y tracer7.

Les écrivains masculins ont à l'égard des femmes un mandat de galanterie pédagogique. Il s'agit de brider leur irrationalité sans les cabrer par de la moralisation directe ; de leur donner un minimum d'instruction sans leur reprocher une délicieuse ignorance ; le médecin des « Propos du docteur » dans les revues de mode doit ainsi s'excuser d'employer des termes aussi abstraits que « développement » ou « perfectionnement » : « Que ces termes abstraits ne vous effraient pas trop, chères lectrices... »8. Même les prêtres à qui sont confiées des ouailles féminines abandonnent le ton bourru et apocalyptique des campagnes du Syllabus, pour se faire patelinement instructifs et communiquer aux jeunes filles et aux dames quelques principes de dévotion et quelques idées de morale, art dans lequel le suave abbé Le Nordez, directeur de la Revue Fénelon était passé maître.

Le beau style

Le style est un hommage rendu à la délicatesse native de la femme : on lui garantit par un nappage de métaphores, de concetti, d'euphémismes et de « phrasés » harmonieux que le texte la respecte. Ce qui s'écrit pour les femmes s'identifie par des thèmes prévisibles, mais tout autant par une axiomatique de style, promouvant un art du mièvre, du tarabiscoté, du mignard, du touchant, qui se varie en des idiosyncrasies innombrables. C'est surtout quand le romancier galant décrit son héroïne que sa plume se trempe dans l'ambroisie :

Ce type tout d'exquise fraîcheur de blonde éthérée à la peau lumineuse, douce comme un duvet de cygne, aux cheveux et aux cils d'une soie légère, type sain et vigoureux dans le diaphane, le suave de ses formes, son corps à fossettes, d'un ensemble de clartés nacrées s'allumant de ci de là, à la pointe des seins, aux lèvres, aux oreilles, aux narines, au‑dessus, en dessous des yeux comme aux genoux et aux doigts de pied de ravissants ton d'églantine, est justement celui qui taquine, tous ces derniers temps, le pinceau de nos féministes9.

Les belles lettres : la poésie

Il y a – oh combien abondamment ! – une poésie pour dames qui fleurit dans les magazines sur beau papier, poésie du concetto mondain et du sentiment éthéré, avec ses rimes atones et mièvres (...éclose... enclose... morose... rose), ses images conventionnelles délicates, ses thèmes trivialement mignards :

Les belles perles chatoyantes
Qui, pour l'ivresse de nos yeux,
Ornent de leurs grâces fuyantes
Les seins pâmés, les cous soyeux ;
Les belles perles précieuses
Faites pour sourire aux miroirs,
S'alanguissent tout anxieuses
Dans les écrins et les tiroirs10.

On rencontre ici une littérature d'élégies attendrissantes. La thématique de l'orphelin y abonde : « Oh ! les oiseaux sans nids ! Oh ! les enfants sans mère... ». On trouve aussi celles des marins perdus en mer, des humbles, des vieillards, de l'automne, des vieilles choses, des souvenirs doux‑amers, thématique de nostalgie languissante qui encombre les pages des revues pour dames de ses typographies recherchées. Un cran plus bas, on signalera la romance pour piano – production liée à la vie mondaine et au rôle social des jeunes filles et des dames. Albert Samain et Sully‑Prudhomme, Theuriet et Coppée y sont mis en musique, mais la demande suscite aussi des contributions « originales » où se spécialisent Julia Cladel et Armand Silvestre.

Le roman

C'est un lieu commun de la critique de dire que « seules les femmes lisent encore des romans » et qu'elles imposent à ce genre leur goût du doucereux, du mesquin, de la niaiserie sentimentale. « Cela promet dans l'avenir une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer en un style secouru des idées déjà digérées et toujours chauves », écrira J.‑K. Huysmans dans Là‑bas (chapitre XVI). Par réaction, l'art d'avant‑garde promeut un ethos de l'âpreté et de la brutalité nécessaires qui doit notamment préserver le roman de sa dégradation en un genre « féminin ». Rien ne peut mieux détourner la lecture féminine (la lecture avouée et idéologiquement idoine) que l'exposé de vérités sexuelles, par exemple, dont l'ignorance restait recommandée aux dames. C'est pour des hommes, loin des oiseuses litotes de la conversation mixte, des hommes jetant sur le monde un regard averti, point bégueule ni hypocrite, que le romancier naturaliste ou moderniste prétend écrire.

Le roman sentimental

Le roman pour les femmes occupe des pans entiers du champ romanesque qui se subdivise en niveau cultivé (y compris un niveau ultra‑mondain suprêmement distingué), niveau moyen de consommation bourgeoise et niveau populaire. Rien n'est plus stratifié, selon une logique de la distinction, que l'écrit pour les femmes ; à cet égard on ne saurait parler du roman sentimental car il en faut distinguer trois ou quatre strates, – du populaire à l'ultradistingué –, strates différenciées tant par les thèmes et la société de référence que par le style (et ses formes dégradées).

Plusieurs des auteurs sont des romancières, quoique presque toutes ont choisi un pseudonyme masculin, ce qui indique en soi un rapport problématique des femmes à la chose imprimée. Au reste, le plus grand succès va encore à des hommes, des académiciens mondains comme A. Theuriet et L. Halévy, des littérateurs distingués comme H. Rabusson, L. Ulbach ou des gens moins distingués mais au succès immense et « pan‑social » comme Georges Ohnet. Si tout le niveau de la littérature moyenne est imprégné de motifs féminins, le roman pour dames forme un ensemble narratologique et thématique distinct et isolable. La plupart des romanciers en question sont spécialisés dans ce domaine et même dans un sous‑genre – roman du martyre matrimonial ou maternel, roman de la tentation et du flirt risqué, roman de l'adultère à scrupules, etc. Cette littérature produit essentiellement une casuistique des sentiments et de la vie sociale. Elle apprend des choses aux femmes : chez les romanciers scabreux elle apprend l'adultère sans les remords ; chez les plus moraux, la répression et le sacrifice. Dans tous les cas, le roman féminin avoue sa finalité transitive ; il est un simulacre du monde et des situations vécues, accompagné de solutions suggérées. Non seulement ces romans procurent une abondance des modèles, une typologie des « cas de figure » sentimentaux ; ils leur confèrent en outre une légitimité littéraire ou une enflure mélodramatique qui en permet la consommation affective immédiate. Tous prétendent tirer de la lectrice une réaction émotionnelle dont la plus courante est les pleurs. Si le roman fait pleurer (mais aussi il attendrit, il trouble, il délecte, il séduit, il touche, il produit de la rêverie), c'est qu'il s'avoue expressément pourvu d'un mode d'emploi affectif. Qu'il moralise ou immoralise, c'est un roman dont il y a des leçons à tirer ou des absolutions à recevoir : c'est ce qui le distingue le mieux de l'autre roman, celui qui reste ouvert sur sa « pensivité », amer ou ironique, mais à distance du monde observé.

Les maîtres du roman mondain

Octave Feuillet, André Theuriet, Louis Ulbach et Victor Cherbuliez dominent depuis de nombreuses années le roman des grands sentiments mondains. Feuillet surtout, est le « romancier des faiblesses élégantes et des passions choisies ». Henry Rabusson, Louis Énault, Brada se situent également à ce niveau de suprême distinction où l'on ne consent à sonder les intermittences du cœur que de personnes pourvues de quartiers de noblesse ou de quelques milliers de livres de rentes. Theuriet livre la formule de ces romans pleins de sentiment et d'émotion avec Deux sœurs : l'une sensuelle et l'autre idéale ! Maurice, attiré par les deux, choisit la sérieuse Claudia, mais (oh ! égarement des sens) a des relations charnelles avec Françoise, qui tombe enceinte. Tout le roman est dans le débat cornélien que cette erreur sur la personne entraîne. Claudia, prise entre sa sœur‑rivale enceinte et son amant défrisé, tranchera noblement le dilemme et se sacrifiera aux convenances.

C'est encore dans les situations sentimentales risquées, la peinture de la haute société, du luxe et des toilettes et le sacrifice cornélien, que se spécialise la prolifique Comtesse H. de Puliga (Brada). Madame d'Épone est une mère qui sacrifie son honneur en allant au rendez‑vous qu'un Don Juan a fixé à sa fille mariée. Dévouement admirable, mais trouble tant soit peu. Madame d'Épone croit en mourir de honte quand l'aïeule dénoue l'imbroglio au moment psychologique. Autre roman de la même littéra‑trice, Compromise. C'est du Cherbuliez mâtiné de roman russe,... l'héroïne étant une comtesse polonaise ! Intrigues de la haute société cosmopolite, passions et vices suprêmement aristocratiques. Une mère frivole compromet par sa conduite et son faux jugement sa jeune fille, grave et intérieure, mais sans défense et généreusement présomptueuse. Cela conduit à la pire des avanies : une promesse de mariage rompue. Le roman est habile et la psychologie « juste ». Sa fonction est d'enseigner les prudences nécessaires, tout en laissant les Emma Bovary rêver d'un monde où on ne rencontre que des ducs, des marquis et des princes.

Madame Th. Bentzon (Thérèse Blanc) est un peu moins aristocratique, mais aussi délicate pour approcher les intermittences du cœur : son héroïne est Tentée ! Tentée de pousser une idylle avec le mari de sa meilleure amie, celle‑ci un peu sotte et injuste envers son excellent époux. Ici on est dans l'immoral, au bord de la chute : l'héroïne ne péchera cependant que par la pensée : toute la concurrence dans le secteur sentimental est de pousser l'audace tout en maintenant les bienséances. L'héroïne se ressaisit après avoir joué avec le feu et fait un remariage raisonnable et ennuyeux.

Avec Andrée de Lozé d'A. Gennevraye (Madame Janvier de la Motte, vicomtesse de Lepic) nous touchons enfin au roman de l'adultère, mais un adultère hautement « moral » et d'ailleurs expié. L'héroïne, aristocratique et distinguée, pitoyable et passionnée, abandonnée sans appui par un mari viveur, de désespoir prend un amant : elle est bien coupable certes, mais avec tant de circonstances atténuantes. Le monde bat froid à notre héroïne, laquelle apprenant que son mari est mourant laisse tout pour courir à son chevet, retrouve ainsi l'amour légitime in extremis, le pardon réciproque et... l'estime du grand monde.

Marie de Besneray (Mme L. Barthe) est la dernière authoresse du roman des sentiments distingués. Son œuvre est une mise en garde, comme toutes les précédentes, contre les Mirages du Bonheur. « Passionnant récit plein de tendresse et de larmes », qui nous présente le contraste, une fois de plus, entre deux sœurs : la sensuelle épouse un brasseur d'affaires qui la ruine et devient fou. La vierge sage fait un mariage de convenance, ayant dû renoncer au jeune officier que sa sœur d'ailleurs convoitait, mais la vie lui sourit. La pédagogie du masochisme devient plus explicite et la narration plus mélodramatique : on descend d'un cran vers le niveau de Georges Ohnet. Le roman pour dames s'avoue comme entreprise de répression des désirs et soumission sublimée aux convenances. Lucy qui a sacrifié son bonheur à l'honneur de son mari, a la joie douloureuse de voir mourir dans ses bras Daniel, l'homme aimé de sa sœur et d'elle, lequel s'est suicidé pour tout arranger.

*

Nous quitterions ici le niveau le plus distingué du roman sentimental si, en 1889, un « jeune loup » promis à la gloire mondaine et littéraire ne faisait irruption avec un roman extraordinaire de flair idéologique : il s'agit du futur académicien Marcel Prevost, auteur de Mademoiselle Jaufre. Le roman, bricolage « original », parvient à combiner les topoï (mis au goût du jour) du sentimentalisme féminin, un style qui soit le parfait simulacre de la grande littérature, des audaces de situation et de « pensée » qui signalent enfin comme relevant du circuit de haute consommation esthétique. En outre, Prevost aborde le thème le plus délicat, de l'aveu général, qui se puisse offrir à un littérateur masculin : l'Âme de la Jeune Fille. D'où d'extraordinaires pages d'« analyses psychologiques » connotées de subtilité et de pudeur, drainant tous les lieux communs sur la puberté, l'adolescence, l'éveil des sens, le sexe, l'amour, la séduction. Le talent de Marcel Prevost est apparenté à celui du cuisinier de grande maison : il s'agit de relever d'une sauce stylistique exquise les platitudes idéologiques nécessaires à la doctrine du masochisme féminin. Il offre ainsi un véritable dépassement dialectique de l'art des Theuriet et Cherbuliez. La règle fondamentale s'applique : celle de la compensation de l'audace du fond par la délicatesse de la forme, puisqu'il s'agit de conter tout au long, mais avec quelle pudeur ! une séduction, un viol, une grande passion consentie et même... un accouchement. Aucun des vieux topoï ne manque non plus à l'appel : l'orpheline de mère élevée par un père savant et distrait, séduite par un officier qui meurt au Tonkin, épousant un camarade d'enfance quoique se sachant enceinte. Puis la scène du Père torturé avouant à son gendre son déshonneur. Et enfin le dénouement, le Pardon masculin tant espéré.

Autres genres distingués

Il y a le roman de la Grande Passion, journal intime en général, c'est‑à‑dire énième pastiche de Benjamin Constant. S. Rzwu‑ski combine ce modèle à quelques traits du « roman russe » et offre un Adolphe plein de scrupules, de doutes et d'introspection avec Alfrédine. Manoel de Grandfort nous offre la confession de Jacques Saurel, un artiste, un passionné, idéal de la femme du XIXe siècle, qui conte à la lectrice en style sensible la grande passion de sa vie. Citons dans la même veine Evel, de Belz de Villas, un peu verbeux on l'avouera :

L'amour, la loi suprême de la vie ! La loi universelle, la loi souveraine, loi qui ne relève d'aucune religion, d'aucun culte, d'aucune philosophie, d'aucun code politique ou social !... Grands et petits, riches et pauvres, tous sont consolés, tous sont heureux par l'amour.
Pourquoi, en vertu de quoi, deux êtres, à moins qu'ils ne soient difformes ou affligés de maladies dégradantes, seraient‑ils déshérités du droit de s'aimer ?
De s'aimer si une loi primordiale les porte irrémissiblement à l'amour.
L'amour qui a ses aspirations, ses droits ! Et les êtres ont le droit, le devoir de connaître l'amour puisqu'ils existent... (p. 322).

Roman de l'adultère et du libertinage

Il existe toute une littérature « immorale » de l'adultère lyrique et des perversités malsaines dont les contemporains reconnaissent qu'elle s'adresse largement à un public féminin. Cette littérature qui exalte l'adultère et les situations irrégulières est, constate Emile Bergerat, « une littérature bigrement embêtante »11. Nous n'en disconviendrons pas. Catulle Mendès, chantre du libertinage poétique recouvert de délicatesse et d'esprit, entretient l'art des riens pervers et délicieusement immoraux. Le style délicat et emberlificoté joue ici un rôle analogue à la pacotille qu'on offre aux Africains : il s'agit d'apprivoiser la lectrice et de faire passer ainsi quelques audaces de pensée ou de moralité. Car dans la distribution des rôles idéologiques de l'époque, il en est un qui a retenu notre intérêt : celui du pornographe mondain, de l'écrivain licencieux qui rachète de troublantes et suggestives scènes par un style extraordinairement délicat. Ce rôle est assumé brillamment par Mendès. Dans un exposé programmatique, il offre un échantillon suggestif de ses audaces déliquescentes :

Oui, en des poèmes ardents ou mélancoliques, en des contes tendres ou pervers, je dirai les rires et les larmes des amoureuses, et les franchises des prompts baisers, et les hypocrisies adorables des nons qui disent oui, je révèlerai tout l'amour, languissant ou forcené, sincère ou menteur, ingénu ou exquisement infâme. Je ferai l'interminable énumération de tous les baisers du monde ! Et de mon soin de rythmer d'aimables phrases ou de choisir des épithètes à peine surannées, combien je serai récompensé, si plus tendre d'avoir lu une de mes pages, une jeune femme jusqu'à ce jour cruelle cessait de refuser le souffle de sa bouche à l'amant qui l'adore depuis le jour où, seuls tous deux, sur le bord d'une rivière, dans le crépuscule, ils virent trembler dans l'eau le reflet de deux étoiles voisines, qui s'aimaient12.

La littérature boulevardière qui a pour pivot le Gil‑Blas, est dominée par René Maizeroy, qui publie deux ou trois romans par an, pour lesquels la critique montre une tolérance tempérée de mépris, romans qui sont tous des portraits de « la Parisienne d'aujourd'hui jusque dans ses perversités ». Un cran plus bas, nous tomberions dans le libertinage « osé », créneau discursif également pourvu. Adolphe Belot est un des challengers de Mendès à ce niveau plus vulgaire. J. Larocque publie Les voluptueuses, fiction romanesque faisandée, que seul le demi‑mondain Gil‑Blas se hasarde à qualifier de « compagnon nécessaire de l'oreiller des jolies femmes ». Il s'agit ici d'une littérature pour les cocottes et les entretenues, strate sociale autour de laquelle prolifèrent des publications « bien parisiennes » comme le Courrier français, le Gil‑Blas cité ci‑dessus et une poignée de romanciers spécialisés dans le « malsain » et le vice demi‑mondain poétisé.

Le roman attendrissant

Compensons cette incursion dans le graveleux, en caractérisant un sous‑genre plus éthéré : le roman attendrissant, essentiellement roman de l'enfance abandonnée et persécutée. Dans le roman populaire, l'enfance persécutée est devenue un genre en soi avec – souvent allant deux par deux – des orphelins ou des orphelines. Mais il y a aussi au niveau bourgeois‑moyen, des « remakes » de Dickens, de Malot et de Daudet : ainsi William Busnach, vaudevilliste recyclé, remporte un grand succès d'émotion avec un roman‑guimauve, Le petit gosse. C'est une histoire de rapt de bébé, de mère en larmes, de persécutions aux Enfants‑trouvés, puis de retrouvailles et de pleurs de joie.

François Coppée, chantre des humbles, travaille également dans l'attendrissant : il présente la simple histoire d'une cousette, Henriette, humble maîtresse d'un fils de famille qui meurt de la typhoïde !

Le niveau « Georges Ohnet »

Jules Lemaître l'a dit : Georges Ohnet n'appartient pas à la littérature ; de Theuriet à Prevost on était dans les belles‑lettres. Avec Ohnet, on est tombé à ce niveau innommable qui n'est pas même celui du feuilleton populaire – car Lemaître aurait laissé sagement prospérer dans leur obscurité les feuilletonistes de la plèbe comme Pierre Decourcelle ou Jules de Gastyne ; c'eût été une malveillance gratuite que d'attaquer ces tâcherons de la littérature industrielle. Mais Ohnet menace : son succès n'est pas plébéien, il est bourgeois et petit‑bourgeois ; à la frange de la vraie littérature, il en compromet l'intégrité, il offre un mixte de prétentions esthétiques et intellectuelles et de pathos feuilletonnesque. Il trouble l'ordre artistique en y introduisant la logique du best‑seller, dynamique qui va bouleverser le champ littéraire. Chacun de ses romans est assuré d'avance d'un tirage supérieur à ceux de Daudet, de Goncourt, que dis‑je à ceux de Zola, lesquels s'en plaignent en ricanant jaune. Peu eût importé au fond, si Ohnet s'était contenté de faire du Rocambole... Mais non : il se prend pour un écrivain et ses lectrices semblent s'y laisser prendre. C'est ce qui est grave.

Le Docteur Rameau paraît en feuilletons dans l'Illustration, à partir de novembre 1888. Gros succès d'émotion pour ce roman qui est à la fois un mélodrame, excellemment construit, et un plaidoyer spiritualiste où abondent de prétendues analyses psychologiques. La thèse en est que la foi, chez la femme, est le seul rempart à l'adultère : malheur aux matérialistes qui détournent (comme le Dr Rameau) leur épouse de leur dévotion : lorsqu'elles les auront trompés, ne pourront‑elles pas dire, ainsi que Conchita : « c'est lui qui est responsable de ma faute ! ». Si Dieu n'existe pas, je peux tromper mon mari – telle est la grande pensée d'Ohnet. Le lecteur de 1889 est invité à voir dans cette thèse un thème emprunté à la philosophie sociale la plus profonde. Ce qu'on reproche à Ohnet, c'est la platitude du traitement. Quant au dénouement, il réactive le topos de la Conversion de l'athée :

Et il distingua ces mots murmurés avec ferveur : – Mon Dieu !... Mon Dieu !... C'était l'athée qui priait.

On peut placer au niveau d'Ohnet (un peu plus haut peut‑être) la littérature d'Henry Gréville (Alice Fleury). Chant de noce c'est, en teintes douces, le roman du martyre féminin, des désillusions du mariage et des sacrifices nécessaires. Une épouse fidèle, délaissée par un mari volage, compositeur célèbre. Longues souffrances et, à la fin, pardon, sacrifice accepté et renonciation au bonheur personnel :

Ma femme, fit‑il d'une voix rauque,... ma femme, pardon !
[…]
– Il est mort en m'aimant, dit‑elle. À présent je suis tranquille (p. 284).

À mesure qu'on pénètre les niveaux moyens et inférieurs de la production romanesque, les thèmes du bonheur dans le masochisme prennent une prépondérance et une force névrotique de moins en moins dissimulée. René de Pont‑Jest, dans Le serment d'Èva, nous montre une femme mal mariée qui, liée qu'elle se sent par un serment de chasteté, ne trouve pas mieux pour se conserver l'homme qu'elle aime que de lui procurer une maîtresse. Autre situation extravagante traitée en conflit psychologique complexe et délicat. La femme romanesque oppose à la société des hommes et aux règles qu'ils lui imposent une logique du sentiment qui ne cherche pas à entrer en conflit avec eux, mais à vaincre cependant par d'habiles stratégies de soumission et de résistance passive : She Stoops to Conquer. La casuistique est celle des épreuves qu'on accepte parce qu'elles rachètent d'avance une improbable libération ou un ultime et unique moment de bonheur sur son lit de mort. L'amant d'Èva est vertueux comme on ne l'est pas :

– Ma pauvre Èva se trompe, sa tendresse inquiète l'égare et si elle ne peut plus être à moi, je ne saurais, moi, me donner à une autre, ni maintenant, ni jamais (p. 354).

Èva a tout entendu et, enfin heureuse dans la renonciation sexuelle réciproque, elle peut entrer en agonie...

– J'ai tenu mon serment et je meurs. Adieu, Gilbert !... Je t'aime !... Je t'aime !...

Le roman‑feuilleton féminin

Madame Georges Maldague est une romancière « populaire », romancière‑fétiche du Petit Parisien où paraît La Boscotte : c'est ici la grande bourgeoisie de province dépeinte à l'intention de concierges et de modistes sentimentales. La casuistique du bonheur dans le sacrifice est délayée dans une topique venue d'Eugène Sue, du mélodrame et du roman judiciaire de Gaboriau et Jules Mary. La situation de départ est de celles que jusqu'aux fotoromanzi le feuilleton sentimental reprendra : le mari rentre à l'improviste ; la jeune fille de la mère adultère, pour éviter le scandale, entraîne le Baron, amant de sa mère, dans sa chambre virginale ; le mari ne trouvant personne chez sa femme pénètre dans la chambre de sa fille, trouve l'amant, lequel de peur d'être révolvérisé s'engage à épouser la jeune fille, laquelle n'a garde de détromper son père. Horrible choc pour la mère, d'autant que le Baron finit par s'accommoder fort bien de la substitution et conduit cyniquement Georgine à l'autel, laquelle la haine au cœur prononce le « oui » sacramentel. Tout finira par se tasser, mais au bout de quels dégoûts, quelles épreuves, quels sacrifices, on le laisse à deviner.

Le véritable triomphateur du roman du martyre féminin, reproduisant la larme à l'œil le modèle des  Infortunes de la vertu, est Charles Mérouvel. Ce Marquis de Sade doublé d'un Tartuffe ne se lasse pas de soumettre ses héroïnes aux souillures les plus infâmes et aux persécutions les plus désolantes. Il a déjà publié Vierge et déshonorée, il vient de sortir Un lys au ruisseau (« elle touche aux bas‑fonds du vice sans en être atteinte ») et termine en 1889 son chef‑d'œuvre dans cette formule, dont le titre au moins a passé à la postérité : Chaste et flétrie. Le récit cascade d'attentats à la pudeur en viols qualifiés :

La malheureuse hors d'état de se défendre, livrée à ce larron d'honneur [le Marquis] penché sur elle, gisait inanimée sur son lit...
– Mon Dieu ! Sauvez‑moi ! Vous savez bien que je ne suis pas coupable (chapitre XIV).

Il est vrai qu'au moment même triomphe à l'Ambigu la version dramatique de La porteuse de pain de Xavier de Montépin : c'est aussi le drame de la mère persécutée. Suzanne Duluc (d'Attale du Cournau) se sacrifie à l'honneur de son père, épouse un homme infâme, vulgaire, coureur qui la traite ignoblement :

– Il me faut l'argent ou votre personne (fit le comte). Si vous ne voulez m'accorder ni l'un ni l'autre, soit : tuez‑vous, la perspective ne m'émeut pas le moins du monde.

Elle va se tuer, si n'apparaissait in extremis un mystérieux chevalier servant. Son mari, déshonoré, se suicide ; Suzanne épousera cet ami discret et opportun. Car dans le roman « populaire », siles persécutions sont d'un sadisme exceptionnel, une récompense terrestre tangible attend les héroïnes, récompense refusée dans le roman distingué, compensée par la seule estime de la bonne société... C'est la règle qu'applique encore Jules Lermina dans Le cœur des femmes, suivant fidèlement la topique paralittéraire. Marie‑Louise, abandonnée enceinte par son amant bourgeois, apprenant qu'il va se marier, le vitriole. Elle est condamnée, elle va en prison. La jeune femme abandonnée se mue en mère dévouée tandis que le séducteur vitriolé se ruine en des spéculations malhonnêtes. Elle trouvera enfin le port en épousant le Bon Docteur. Le roman populaire assume totalement son pathos, avec moins d'ambiguïté que le roman sentimental distingué ; il est une machine à faire pleurer, mais aussi un dispositif de ressentiment et d'indignation, d'autocommisération de la classe populaire à travers l'hyperbole mélodramatique.

*

Le roman sentimental doit être envisagé non comme un genre littéraire parmi d'autres, mais comme l'exacte contrepartie dégradée du roman légitime. On peut construire un paradigme d'oppositions binaires entre le roman féminin et le roman « non marqué » :

Roman

Roman sentimental

Intérêt investi dans idées

Intérêt investi dans du sentiment

Peinture de cas individuels à pertinence pan-sociale (macro-sociétal)

Peinture de « vécus » strictement interindividuels (micro‑sociétal)

De l'audace signalée

De la censure requise

De la dissidence 

De la conciliation

Position détachée ironisée du narrateur

Position accompagnatrice et axiologisante

Ethos du rude, de l'âpre et de l'amer

Ethos du mièvre, du touchant et du délicat

Ouverture du récit sur la « pensivité » finale

Fin dans le pathos (catastrophe totale ou happy‑end à mouchoirs)

Absence de telos social explicité

Valeur didactique, fût-ce celle d'encourager à l'adultère mondain

Savoirs d'apparat et savoirs « sérieux » dans les conditions de lisibilité

Dilettantisme et effusions vagues, logique des con-venances et des passions

Marques stylistiques du « tempérament » per-sonnel

Style « distingué » mais fuyant toute idiosyncrasie

Intertexte publicistique, du fait divers à la chronique sociale

Simulacre stylisé de la confidence ou du potin mondain

Collage polyphonique avec perte progressive de la « carrure » d'intrigue

Affabulation claire et pro-gression dramatique soignée et conventionnelle.

Nous nous étions demandé au début de ce chapitre pourquoi le roman, fût‑ce avec les caractères dégradés et non canoniques qu'il présente, domine le secteur discursif féminin. Il nous semble possible de répondre à cette question. Le roman, dans son axiomatique la plus générale, est ce type de discours susceptible de réactiver sans cesse des savoirs pratiques sans pourtant que leur objectivation soit jamais posée comme la finalité explicite du texte. Ce genre convient donc remarquablement à l'endoctrinement nécessaire de cet être frivole qu'est la « femme idéologique » à qui la fiction romanesque, avec son vraisemblable présupposé, sert de substitut à une rationalité sociale et à une sublimation assumée des pulsions et des désirs. C'est pourquoi le roman sentimental est à la fois fondamentalement didactique et pur divertissement fictionnel. La femme idéologique n'ayant pas accès à une raison sociale englobante, étant forclose de la sphère publique, reçoit le roman comme un ersatz où les problèmes sociaux sont systématiquement réduits à des interactions privées.

Le masochisme sacrificiel‑sentimental est censé tenir lieu de rationalité ; il permet aux héroïnes et aux lectrices d'adapter leurs destinées et leurs penchants à des nécessités socio‑idéologiques « supérieures », à sacrifier leurs désirs, à assumer des vies matrimoniales parfaitement décevantes, à se consoler en élevant de beaux garçons qui entreront à Saint‑Cyr... Même lorsque le roman sentimental, par quelque audace tenue en bride, admet la possibilité de la passion extramatrimoniale, il finit encore par « s'exhausser » à la moralité supérieure du sacrifice masochiste, à titre de plaisir dans la frustration ! Le dénouement sacrificiel est le seul substitut de Bildungsroman qu'on puisse concevoir pour des êtres irrationnels et subjectifs, incapables d'intérioriser les nécessités d'une conciliation « virile » avec les contraintes du monde empirique. Le roman pour petites ou grandes bourgeoises fait « passer la pilule » en fétichisant les moments de pure compensation ostentatoire : de jolies toilettes, des bals, de la vie mondaine et des conversations d'une haute distinction : l'estime de la société et le luxe compensent sommairement la misère affective ! Chez les plus moraux et les plus traditionnels des romanciers féminins, comme André Theuriet, les dénouements sont le lieu de moralisations expressément sentencieuses, absolument identiques à celles qu'on voit dans la littérature pour adolescents :

L'expérience leur a appris que le secret de la paix intérieure consiste dans le renoncement et la soumission13.

La « reconnaissance » finale de l'héroïne par l'homme tient lieu de cette approbation existentielle dont le personnage féminin poursuit la quête tout au long du récit :

Notes

‑M'aimes‑tu ?
Pour toute réponse, il la serra sur son cœur...14.

1  Les principaux titres de la presse de mode : Aquarelle‑Mode‑Caprice, L'Art et la Mode, Caprice‑Revue (Liège), Le Conseiller des Dames et des Demoiselles, La Femme du monde, Le Frou‑frou, La Gazette des femmes, Journal des dames et des demoiselles, La Mode illustrée, Moniteur de la mode, La Mode pour tous (plus petit bourgeois comme le titre le signale), Paris‑Charmant, La Saison. Pour les jeunes filles spécialement on a le Magasin des Demoiselles, « Revue pour les jeunes filles. Recueil littéraire et journal de modes. Morale. Histoire. Sciences. Littérature. Beaux‑arts. » La frivolité y est contrebalancée par la moralisation. Le Petit Écho de la Mode est l'organe catholique de cette presse. France‑Mode est à part, journal de mode de très belle allure, mais tenu par des rédactrices « féministes » qui mettent dans leurs « causeries » quelques audaces contre les mœurs et les préjugés.

2  Cité respectivement de l'Illustration, 10.2 : p. 140 ; Art et Mode, 21.9 : p. 1 ; Ibid., 5.10 : p. 529 ; Ibid., 87.9 : p. 482.

3  Art et Mode, 14.9, couvert.

4  Blanche de Léry, La Saison, 1.7 : p. 1 ; La Mode pour tous, voir 1889, p. 50.

5  France‑Mode, p. 50 ; Blavet (Parisis), La Vie parisienne, p. 122 ; Le Soir, 4.3 : p. 3.

6  Conseiller des Dames, 1.1 : p. 15 ; citations suivantes, même source, p. 1 et 2 ou encore La Saison, 1 : « c'est si bon de faire plaisir aux autres, de voir un rayon de joie s'échapper des yeux des enfants... »

7  L'Aquarelle, 1 : p. 1889 ; Dumas, Lettres et les Arts, janvier 1889 : p. 14 ; La Femme et la Famille, p. 297 ; J.‑A. Rey, Histoire scientifique de l'Année 1888, p. 214.

8  Journal des Dames et des Demoiselles, p. 116.

9  Belz de Villas, Evel, p. 2‑3.

10  V. Pittié, L'Artiste, 1 (1889) : p. 302‑303. Une série d'« authoresses » travaillent dans la niaiserie attendrissante, notamment dans le genre de l'effusion maternelle, produisant ainsi des œuvrettes exquises que la critique accueille avec bienveillance. Dans Enfants et mères, Madame Julia Daudet a dépeint, nous dit‑on, « à merveille les premiers pas de l'enfant, les joies de la mère... »

11  Bergerat, L'Amour en république, p. 37.

12  Mendès, La vie sérieuse, p. 19.

13  « Deux sœurs », Revue des Deux Mondes, vol. 91‑92, épilogue.

14  Gennevraye, Andrée de Lozé, p. 100.

Pour citer ce document

, « Chapitre 46. Revues et romans pour les femmes», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-46-revues-et-romans-pour-les-femmes