1889. Un état du discours social

Chapitre 48. Retour sur la méthode

Table des matières

Je voudrais, en fin de parcours, revenir sur la problématique d'ensemble et les questions de méthode. Il y avait au départ de ce travail un sentiment personnel qui a à voir avec l’« accablement » éprouvé par Bouvard et Pécuchet – cités en exergue du chapitre 1 – et avec une volonté de « s'interdire même les derniers vestiges de candeur à l'égard des habitudes et des tendances de l'esprit de l'époque », comme Adorno et Horkheimer le posent en principe éthique et heuristique dans leur Dialectique de la raison1. Toute recherche suppose une certaine conversion du regard, cherchant à voir des choses qui « crèvent les yeux », qui aveuglent, mais aussi des choses réellement cachées, non pas en profondeur mais souvent en étendue, en mutabilité, en « caméléonismes ». Tel était donc le principe heuristique : penser historiquement le discours social et l'apercevoir en totalité, « faire des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre ». Percevoir le pouvoir des discours dans leur omniprésence, diffracté en tous lieux, avec pourtant des contradictions, des déséquilibres, des brèches que des forces homéostatiques cherchent perpétuellement à colmater. Mettre en connexion les champs littéraire, scientifique, le champ philosophique, les discours politiques, la presse et la publicistique, tout ce qui semble s'inscrire et se diffuser dans des lieux particuliers. Et sans négliger les enjeux et les traditions propres de ces champs, examiner les frontières reconnues ou contestées, les points d'échange, les vecteurs interdiscursifs qui y pénètrent, les règles de transformation qui mettent en connexion ces divers lieux et en organisent la topographie globale.

Toute analyse sectorielle – que ce soit celle de la littérature ou des sciences – s'interdit d'apercevoir un potentiel herméneutique‑politique global. Il m'a semblé au contraire que les caractères du discours médical sur l'hystérie par exemple ne sont pas intéro‑conditionnés ni intelligibles dans leur immanence. L'hystérie (le discours de Charcot et autres sur l'hystérie) parle d'autre chose que d'un désordre neuropathologique, de même que les discours de la polissonnerie boulevardière parlent d'autres choses encore que d'Éden prostitutionnel et de chronique du demi‑monde. Ainsi encore, le discours de terreur sur la masturbation, orchestré par les médecins, se lira dans un intertexte où, par « déplacement et condensation », il se fait homologue de la grande angoisse économique du gaspillage, de la dette publique, du déficit budgétaire, de la logorrhée des esthétiques décadentes, etc. On a pu constater aussi que ce n'est pas, généralement, dans des textes isolés que la logique normalisatrice et mystificatrice des discours se dégage bien. C'est de l'effet de masse, de la synergie interdiscursive que sortent l'intérêt social nu ou l'hypocrisie savamment entortillée.

Travailler sur un échantillonnage extensif sans discrimination de valeur à priori, permet encore de se poser des questions nouvelles : c'est ce qu'a fait Charles Grivel dans la Production de l'intérêt romanesque (1975) : que raconte la fiction dans son ensemble et quelles fonctions la topique romanesque remplit‑elle ? C'est encore ce qu'a accompli C. Carbonnel avec Histoire et historiens (1976) : lire deux mille travaux d'historiographie, de 1865 à 1885, aboutit à bien autre chose que l'étude des théories des « grands historiens ». Son travail conduit à rejeter toutes les conclusions qu'on pouvait tirer des seuls textes prestigieux.

Une telle recherche globale conduit enfin à aborder des domaines vierges : il n'existe guère que des travaux anecdotiques sur le café‑concert ; trop peu de monographies sur la presse française ; presque rien sur les littératures « moyennes » auxquelles manquent à la fois le prestige et le charme de l'encanaillement. Se demander ce qui fait rire une société, à travers les « tribunaux comiques », les facéties militaires, la presse satirique, a amené à explorer des domaines souvent totalement négligés.

En travaillant sur l'année 1889, je me suis donné un recul d'un siècle ; ce recul est d'abord une commodité dont j'espère qu'elle n'incite pas à l'anachronisme et au sophisme rétroactif (la réinterprétation du passé par l'avenir). Il est bon d'avouer cependant que ce travail sur la fin du siècle passé, qui correspond au moment d'émergence de certaines « modernités » journalistiques, politiques, esthétiques, me semble valoir pour rappeler au lecteur, « mon semblable, mon frère », qu'il est aussi immergé dans l'hégémonie omniprésente de sa rumeur sociale avec son marché de la nouveauté idéologique. Que le lecteur veuille donc lire, à travers cette analyse d'un état « dépassé » du système discursif, un De te fabula narratur.

L'étude en coupe synchronique

« En somme toutes ces années sont bien semblables entre elles, aucune n'est décidément meilleure ou pire que l'autre » (Le Temps, 27.12.1888)

Mon type de recherche relève d'une logique qui n'a rien de paradoxal, celle d'une histoire des simultanéités en coupe synchronique courte, en l'espèce l'étude d'une année de la production imprimée de langue française. La notion de synchronie dont je me réclame est en tout opposée à celle de la linguistique structurale. La synchronie saussurienne est une construction idéale formant un système homéostatique d'unités fonctionnelles. La synchronie sur quoi j'ai travaillé correspond à une contemporanéité en temps réel. Si l'on admet qu'il existe en tout temps un certain système virtuel du discours social, l'approche synchronique fait aussi apparaître des points d'accrochage et de conflit, la concurrence de formations idéologiques émergentes et d'autres récessives ou attardées. Autrement dit, la contemporanéité des discours sociaux doit être perçue comme une réalité évolutive et partiellement hétérogène.

Si la recherche visait surtout à faire ressortir des migrations et des réécritures sectorielles, des complémentarités entre pratiques discursives, une coïntelligibilité des thématiques, des affrontements ritualisés, elle devait également et dialectiquement prendre en considération les failles du système, les glissements, les incompatibilités relatives entre formes établies et formes émergentes. Synchronie ne veut donc pas dire étude statique. Dans le moment synchronique s'inscrit l'évolution même des normes du langage, des traditions discursives, des thèmes collectifs. Évidemment, notre étude a porté sur la synchronie des productions et non – sauf de façon accessoire – sur la réception renouvelée des textes du passé, sur l'appropriation conjoncturelle qui en modifie la portée et la référence, sur les « horizons d'attente » nouveaux que le flux de la production discursive favorise. Dans les différents champs, la « mémoire » discursive est très diverse : le journalisme moderne a peu de passé alors que la philosophie ou la littérature sont censées conserver la mémoire cumulative de tout leur passé, après l'arbitrage du « jugement de la postérité ». Le moment historique détermine le réaménagement du panthéon officiel des genres et des discours : l'étoile de Stendhal, mué en précurseur du « roman psychologique », monte au zénith ; en philosophie, Kant ou Stuart Mill sont de pleine référence actuelle alors que Hegel l'est fort peu...

L'objet‑année, d'un premier janvier à un 31 décembre, n'est qu'une entité arbitraire, une coupe dans un flux continu. L'année 1889 constitue un premier échantillonnage qui vaut mutatis mutandis pour les quelques années qui la précèdent et qui la suivent. D'un point de vue moins arbitraire cependant, l'année correspond à une conjoncture, une configuration de tendances et d'émergences renforcée par des modes de courte durée, l'impact d'événements d'actualité dont la sensation s'épuise vite. Ces divers aspects sont « hétérochroniques », on ne saurait du reste dater l'émergence ou le changement. Même les crises conjoncturelles, que ce soit 1789 ou 1968, ne produisent dans le discours social que des effets « révélateurs » largement anticipés et avec des rémanences persistantes après‑coup. Les conjonctures sont des configurations mouvantes où les doxographes s'efforcent de repérer des « signes des temps » et d'interpréter le présent comme pourvu d'une certaine identité significative. Le choix de 1889 plutôt que de telle ou telle autre année de la fin du siècle tient cependant à l'intuition d'une conjoncture « riche » : effet mémoriel du Centenaire de la Révolution, Exposition universelle, acmé de la crise boulangiste, irruption d'innovations esthétiques : roman psychologique, « Théâtre libre », prolifération des petites revues symbolistes ; résurgence de spiritualismes et d'occultismes divers ; émergence et légitimation de nouveaux paradigmes scientifiques : psychologie expérimentale, criminologie, théorie de la suggestion...

En toute rigueur, l'étude synchronique ne permet pas de suivre les changements, les innovations, d'évaluer ce qu'ils « avaient dans le ventre ». L'historien qui identifie dans la propagande du républicain national de Boulanger la forme émergente du (proto) fascisme donne un sens rétroactif synthétique à des événements, des langages, des tactiques que les agents n'on pu combiné qu'à l'aveuglette, dont, somme toute, l'identité et le potentiel leur échappait. L'étude synchronique permet par contre d'isoler à l'occasion des dissidences, des mises en question, des déplacements qui n'ont simplement pas eu de continuation ni de développement (au moins à moyen terme) : de tels constats doivent permettre au chercheur d'échapper à une sorte d'hégélianisme sommaire qui voudrait que tout ce qui est critique et « prometteur » finît toujours par trouver un langage et s'imposer2.

De chapitre en chapitre, tout cet ouvrage cherche à montrer – par un « collage » raisonné de lexies, par la juxtaposition de thèmes et de figures, par la mise à jour de glissements et de migrations, d'avatars où se lisent l'identité partielle et la différence – une cohésion intertextuelle globale qui forme la logique unitaire d'une culture dans son arbitraire et la coopération des fonctions à remplir. Je pense que cette mise en place totale a pour effet essentiel de faire percevoir autrement la nature et la dynamique de ce dont s'emparent les recherches sectorielles en les isolant. Penser la propagande boulangiste non pas seulement comme une machine de guerre contre l'idéologie parlementaire‑libérale, mais comme l'expression politique d'une thématique hégémonique établie dans la société civile, revient à renverser l'ordre des questionnements, de même que, dans une tout autre perspective, la thèse du « romanesque général » conduit à déconstruire l'approche traditionnelle de la théorie du roman. Tout travail historique qui isole un champ culturel, un genre, un complexe discursif, – fût‑ce en réinscrivant à l'arrière‑plan l'esquisse d'une culture globale, – produit un artefact dont l'apparente cohésion résulte d'un aveuglement aux flux interdiscursifs qui circulent et aux règles topographiques qui établissent, sous diverses contraintes, une coexistence générale des scriptibles. L'analyse de certains champs, littéraire, philosophique, scientifique, a certes conduit à dégager une idéologie pro domo destinée à légitimer la production locale, à la défendre contre les empiètements et contre les usurpations. De telles idéologies sont inséparables de l'imposition de formes canoniques qui assurent l'identité des produits. Cette identité cependant et ces fonctions remplies n'ont de sens que dans la division du travail discursif où chaque secteur opère à la fois comme dispositif particulier d'absorption‑réémission des grands thèmes interdiscursifs et comme organisation de résistance et d'autonomisation, dynamique extéro‑conditionnée alors même que sa logique apparente est l'ostentation d'une essence et d'une nécessité propres.

L'étude du discours social total fait paraître l'imposition massive de régulations, de contraintes, de présupposés, l'entropie puissante du déjà‑là, la faible marge de manœuvre de l'innovation et l'ambigüité des nouveautés ostentatoires. Dans le serré de ses trames, le discours social est une tunique de Nessus dont il est bien malaisé de se dégager. C'est en reprenant l'examen au chapitre suivant, des fonctions qu'il remplit que nous pourrons reposer la question de l'irruption de l'hétéronomie, de la dissidence et du novum.

Références théoriques

L'expression de « discours social » est apparue en 1970 comme le titre d'une revue publiée par R. Escarpit et l'ILTAM de Bordeaux. Il ne me semble pas que dans cette revue qui a publié surtout dans le domaine de la sociologie littéraire, on ait cherché à expliciter théoriquement le potentiel de ce titre. L'expression « discours social » a pu ensuite se rencontrer çà et là, comme quelque chose d'à la fois flou et évident. Au détour d'une phrase, Michel Maffesoli évoque « le discours social, compris dans sa plus grande extension »... et il en reste là3. L'idée de discours social peut sembler cependant proche de diverses conceptions qu'on rencontre chez des penseurs venus de divers horizons ; c'est ce « monde culturel existant » dont parle Antonio Gramsci ; ce « texte social indivis » qu'évoque Charles Grivel ; cette « écriture des signes sociaux totaux » à quoi Jean‑Joseph Goux fait fugitivement allusion4. C'est aussi bien sûr l'idéologie dans un des sens de ce mot, c'est‑à‑dire comme l'ensemble de la « matière idéologique propre à une société donnée à un moment donné de son développement ». C'est justement ce que, dans un ouvrage paru en 1983, Robert Fossaert désigne comme « le discours social total », inscrivant dans une théorie élaborée une expression qui avait surgi de‑ci de‑là sans être définie5.

Si l'expression est un peu nouvelle et sa définition variable (on a vu pourquoi je ne crois pas à propos de lui donner l'extension que propose R. Fossaert), l'idée de considérer en bloc, en totalité, ce que dit une société, ses dicibles et ses scriptibles, ses « lieux communs » et ses « idées chics » est une idée vieille comme la modernité. Une partie des prédécesseurs dont je puis me réclamer est formée par des gens de lettres : tout au long de la modernité, cette « ère du soupçon », de Flaubert à Bloy, à Musil, à Sarraute, à Pérec, on voit revenir le recensement et l'interrogation accablée des « idées reçues », des entreprises d'« exégèse des lieux communs » ; qu'il s'agisse de Proust (Un amour de Swann est un épisode que l'on peut dater de la présidence de Jules Grévy) ou de L'homme sans qualité, ou encore des Fruits d'or, de Vous les entendez, ce sont des romanciers qui ont avec le plus de subtilité écouté et transcrit la vaste rumeur hétérologique des langages sociaux.

Pour le reste, ce seraient de nombreuses traditions du matérialisme historique, de l'épistémologie, de la sociologie de la connaissance, de l'analyse de discours, de la sociolinguistique, de la sémiotique textuelle, de la rhétorique, dont il faudrait déverser l'énumération dans cette page finale. Utilisateur éclectique mais critique, je l'espère, de tant de « lectures », je ne prétends pas dominer avec plénitude et aisance ces multiples traditions érudites et théoriques. Le chercheur ne peut que dissimuler ses insuffisances derrière un bien kantien « Tu dois, donc tu peux » ! Puisqu'il faut mettre cartes sur table, je me bornerai à signaler les dettes les plus évidentes (qui n'impliquent pas totale fidélité) à Antonio Gramsci, Walter Benjamin et l'Ideologiekritik de Francfort, à Mikhaïl Bakhtine, à Michel Foucault, à la tradition française d'analyse de discours (M. Pêcheux, R. Robin, E. Veròn) et à la pensée sociologique de Pierre Bourdieu.

Notes

1  E. Horkheimer et T.W. Adorno, Dialectique de la raison (Paris, Gallimard, 1974). « Il ne faut pas craindre d'encourager, contre une représentation naïve de la neutralité éthique comme bienveillance universelle, le parti‑pris de prendre à partie toutes les idées reçues de la mode et de faire de la mauvaise humeur contre l'air du temps une règle pour la direction de l'esprit sociologique » (Bourdieu et Chamboredon, Le métier de sociologue, p. 102).

2  Il ne manque pas de recherches qui étudient une année du point de vue de la production artistique ou de la conjoncture et de l'« actualité ». On pensera d'abord au très curieux chapitre des Misérables de Victor Hugo (vol. 1) intitulé « L'Année 1817 ». On signalera l'ouvrage de P. Rétat et de J. Sgard L'Année 1734 (dépouillement par ordinateur des périodiques). L'ouvrage de Charles Grivel Production de l'intérêt romanesque : un État du texte, 1870‑1880 (1975) constitue une référence privilégiée de la présente recherche. On citera aussi le livre de C. Jensen sur L'Année 1826 (Genève, 1959), le travail de G. Gautier (1967) et celui de H. R. Jauss sur l'année 1857 (Madame Bovary et les fleurs du Mal) qui se concentrent cependant sur la littérature canonique ; l'étude de H. Mitterand sur « L'Année 1875 » (Le discours du roman, 1980), les deux volumes de L. Brion‑Guerry sur L'Année 1913 et les tendances esthétiques nouvelles qui s'y font jour ; et un volume collectif sur L'Année 1928 (Fribourg : Singe, 1975). J.‑F. Six vient de publier un livre d'histoire conjoncturelle, 1886 (Paris, Seuil, 1986) qui témoigne du potentiel pour l'historiographie de l'approche en coupe synchronique.

3  Logique de la domination (1976), p. 13.

4  Goux, Tel quel, n° 33 : p. 82.

5  Fossaert, Les structures idéologiques (Paris, Seuil, 1983).

Pour citer ce document

, « Chapitre 48. Retour sur la méthode», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-48-retour-sur-la-methode