1889. Un état du discours social

Chapitre 8. Une gnoséologie romanesque

Table des matières

Un autre point de vue, différent de celui de la norme langagière mais complémentaire, sous lequel l'hégémonie peut s'appréhender est de rechercher un modèle dominant de mise en discours, des schématisations discursives attachées à une fonction cognitive. On peut faire l'hypothèse qu'en tout état de société, un type discursif fonctionne comme modèle cognitif fondamental. On songera à diverses thèses relatives aux formes dominantes de la discursivité dans telle et telle société. Par exemple, à l'axiomatique que Timothy Reiss assigne, pour la période classique, à une position « analytico‑référentielle » où l'énonciateur prétend assumer une situation de « non‑implication ostensible » dans l'observation du monde (Reiss, 1982).On songera encore à la notion de « rationalité restreinte », « schizophrénique » imputée par Joseph Gabel aux sociétés bureaucratiques ; au concept de « raison instrumentale » développé par Jürgen Habermas, etc. Je ne vais pas développer la critique de ces modèles, mais ma réflexion sur 1889 me conduit à une proposition générale issue du même type de questionnement. Cette hypothèse revient à trouver dans la forme romanesque le modèle fondamental de mise en discours à des fins cognitives pour la France du siècle passé. Je dirais qu'il a dominé une gnoséologie narrative « réaliste » au siècle passé qui, loin d'être le propre du roman, s'est réalisée dans le roman (avec prestige) comme elle se réalisait aussi dans le réquisitoire de l'avocat général, dans la chronique du publiciste, dans la leçon de clinique du médecin... Je propose d'appeler cette gnoséologie le « romanesque général ». C. Grivel avait noté déjà en 1973 : « le Texte général est encombré de romanesque »1. C'est cette intuition que je développerai ici.

Axiomatique du romanesque‑général

Qu'est‑ce qu'un roman ? Ou plutôt que pourrait être une gnoséologie « romanesque » ? C'est ce que je vais essayer d'exposer en me référant alternativement à Lukàcs, Bakhtine, Chklovsky, Barthes, Grivel et à l'analyse narratologique, mais en transposant les notions que j'utiliserai à des procédés cognitifs du discours social de l'ère bourgeoise.

Le romanesque général n'est, tout d'abord, qu'une forme de mise en discours d'une « pensée » moderne dont les axiomes ont été mis en lumière par Timothy Reiss (Discourse of Modernism, 1982) notamment. Pour la pensée « analytico‑référentielle », de la Renaissance à la fin du siècle passé grosso modo, des axiomes indiscutés fixent le cadre de la cognition : la réalité est donnée, continue et cohésive ; analysable en segments discrets, spécifiques ; la vérité est unique, non relative ; elle peut être cumulée, et le langage est transparent et référentiel par nature. Une attitude quasi‑éthique de non‑implication observante est requise pour que le monde observé dévoile sa vérité, s'énumère, se décrive, se classe, se distingue, se construise dans le temps et dans l'espace. Le positivisme empiriste du XIXe siècle finissant n'est qu'un avatar systématisé de cette position analytico‑référentielle. Les lois sont dans le monde, la méthode expérimentale les rend perceptibles et la contre‑vérification des expériences élimine à brève échéance l'erreur « humaine ». Les lois forment en outre des ensembles naturels ayant chacun son objet (voir chapitre 39).

Le romanesque discursif part de l'axiome selon lequel avec un événement brut, isolé, on ne peut rien faire (c'est‑à‑dire rien interpréter) et que pour pouvoir gloser, commenter, il faut insérer cet événement dans une séquence narrative, complète et linéaire, allant idéalement d'une Vorgeschichte à un dénouement, qui permet de rattacher l'événement à un « type » humain, à une destinée intelligible et à un corpus de savoirs doxiques. Le romanesque est d'abord récit et chronotope, c'est‑à‑dire figuration conventionnelle du temps et de l'espace.

Le roman est un type de récit dérivé des catégories du typique et du vraisemblable. Typique : son objet n'est pas l'individu dans une singularité irréductible, ni des règles sociales abstraites, des forces anonymes, mais un répertoire d'identités quasi-sociologiques, formées d'un faisceau de traits physiques, comportementaux et psychiques composant une essence, un « type », faisceau dont les éléments s'évoquent l'un l'autre, « rendant possible la lecture uniforme du discours telle qu'elle résulte des lectures partielles des énoncés qui le constituent » (Courtès/Greimas lit. « isotopie », Sémiotique).

Vraisemblable : les conditions de lecture uniforme cumulative, requièrent un recueil de topoï, ontiques, axiologiques et pratiques, analogues à la manière dont le monde est connu et agi dans l'expérience empirique, topoï implicités dans l'enchaînement des narrèmes qui fonctionnent donc comme des enthymèmes à l'égard de ces « lieux communs ». Le romanesque est, dans l'ordre de la mise en discours, des discours sociaux, le simulacre d'une manière de « sens commun » de connaître le monde.

Le « roman » est un récit qui n'explicite pas dès lors ses propres lois, c'est‑à‑dire qu'il présuppose les enchaînements topiques de la vraisemblance et les isotopies du typique tout en validant dans le déroulement de l'intrigue les savoirs et les maximes nécessaires à une lecture cohérente. Le roman inscrit sous son texte des paradigmes idéologiques dont le dévoilement n'est pas posé comme fin du récit, les données permettant des inductions généralisantes dont les intuitions sont rendues opératoires dans la logique cumulative de la lecture. Le récit distribue les éléments du typique et du vraisemblable sur une vectorialisation temporelle, de sorte que la consécution des événements est également cumulation des « savoirs » évoqués par la lecture. « Le roman, faisant voir "en vérité" la fiction en cours, c'est‑à‑dire l'écran idéologique, la pensée du lecteur, devenue conforme au modèle, se trouve désormais apte à concevoir et à produire "d'elle‑même" le code originaire : ce qui est engendré par le code a été rendu capable de l'émettre2 ». Tout roman fait voir le typique et le vraisemblable, en prouve le bon usage et par là, il « donne à penser ».

La narration tend à être cumulative en persistant dans le même pathos ; les enchaînements de cause à effet ne produisent pas des résultats stochastiques, comiques puis tragiques, favorables puis défavorables : le récit tend à la gradation monotone formant une « destinée ». Le lecteur dans son rapport aux événements relatés procède selon un mouvement constant de déductions – de la règle pratique au cas – et d'inductions – de la donnée concrète à la généralisation3.

Cette axiomatique romanesque est conçue pour informer le récit d'aventures individuelles ; les agents du récit doivent être des individus ou des groupes (foules, peuples) individualisés pour que la logique du typico‑vraisemblable opère. Le romanesque est ce qui fait obstacle (si nous retraduisons en termes négatifs la proposition qui précède) à une connaissance du monde comme univers de relations, comme agi par des « forces » collectives anonymes ou comme composé de logiques non strictement intégrables à l'intuition d'homogénéité. Le romanesque cognitif est ce contre quoi des gnoséologies plus dialectiques, – celle de l'inconscient, de Wundt à Freud, celle des « structures sociales » dans la sociologie émergente, celle des herméneutiques modernes en général – devront conquérir leur opérativité. Connaître le monde, c'est pour la gnoséologie romanesque, analyser des trajectoires individuelles dont la clé est dans une redondance entre caractère, habitus, aspect physique, comportements et destinée. Actualisant des « codes » implicites en une suite d'énoncés dont la succession vaut pour une logique de l'identification, le récit « romanesque » est ainsi à lui‑même son propre cadre théorique, semblant objectiver des savoirs pratiques, construisant des paradigmes d'identité comme si cette identité était observée dans son émergence aléatoire, abandonnant au lecteur la possibilité d'extrapoler des règles. Tout récit de ce genre, bien au‑delà de la fiction littéraire, opère une légitimation occulte de ce « sens pratique » fictionnel qui doit être constamment réactivé sans être jamais reconnu. Au‑delà des belles‑lettres (où le grand romancier va problématiser cette mécanique inéluctable), cette narration inductive, faisant obstacle à toute déconstruction critique, à toute exégèse de « niveaux » de sens et à toute déduction explicitée, constitue le modèle de base du journaliste dans le fait‑divers comme dans la chronique parisienne, de la causerie mondaine et de la réflexion « psychologique », de l'avocat‑général dans son réquisitoire, du médecin dans ses études de cas, du politicien, de l'historien, etc. Justement parce que ce dispositif du « romanesque général » est banal et presque évanescent et parce qu'il n'est qu'une fiction homologue à la façon dont le monde est censé être connu au niveau de la pratique quotidienne, il demande à être repéré dans tous ses avatars.

Le roman forme un récit dont les événements se prêtent toujours à une double rationalité, celle de l'enchaînement de type causal et celle de l'indicialité. Les narrèmes sont à la fois fonctionnels les uns par rapport aux autres (causaux) et indiciels (figurant dans un répertoire typique qui vaut pour une logique de l'identité sociale de sorte qu'un indice évoque au lecteur la série des autres indices isotopes). C'est ce que Iu Tynianov nomme prìëm maski, le procédé du masque, élaboration de motifs concrets, apparemment liés à l'aléatoire des circonstances narrées mais correspondant à la « psyché » des personnages : l'information touche à ce qui dans leur apparence physique, dans leurs gestes, dans leurs comportements dénote le « type » auquel ils appartiennent4. Une des lois essentielles du « procédé du masque » est la coïntelligibilité qui est posée, de traits visibles (caractères physiques, physionomies) et de traits cachés (tempérament, âme, essence psychologique du type). Le romanesque pose que le perceptible (l'apparence physique, les comportements) est en rapport de redondance partielle avec des « choses intérieures » dont ce perceptible est la figure expressive.

Les lois, les maximes du vraisemblable et les maillons idéologématiques du type sont non seulement nécessaires à une lecture cohérente, mais aussi validés par la suite des événements qui affectent le héros de sorte que sa « destinée » confirme à la fois la pertinence de la lecture et le système typico‑vraisemblable qui demeure hors d'atteinte.

Le romanesque doit former un récit complet, sa complétude pouvant excéder la vie même du héros, aller dans le « roman familial », dans l'atavique. Le récit est complet s'il va d'une situation neutre à un prodrome, d'un prodrome à un nœud, à une crise, à un dénouement, – d'une Urszene à une scène finale –, séquence sous‑tendue par la logique doxo‑typique. Du fait‑divers à « l'étude de cas » psychopathologique, du drame de Meyerling à la chronique politique ou aux travaux de criminologie de l'École de Lombroso, cette complétude dramatique comme manifestation d'un type prend des formes diverses ; le récit complet –évidemment – peut n'être qu'indiqué, que suggéré en quelques lignes par l'évocation de certains des enchaînements, des axiomes génériques, évocation qui suffit à identifier le phénomène. Ce récit complet doit ne relater que des épisodes « significatifs », c'est‑à‑dire que la logique narrative élimine comme non pertinent, non narrable, 95 % ou plus de la durée censée vécue. La logique typico‑vraisemblable fonctionne à l'élimination des détails « encombrants » (ne serait‑ce que de ce point de vue, que l'on songe à l'herméneutique psychanalytique fondée sur l'idée toute contraire, qu'il n'y a pas de « détails », d'éléments indifférents).

Le roman est un récit où alternent la narration et la glose nomothétique, c'est‑à‑dire l'occasionnelle thématisation des règles implicites qui gouvernent les actions et « expliquent » les comportements. De sorte que le narrateur est posé par rapport au narré dans une attitude normale de « non‑implication ostentatoire » (T. Reiss), mais peut commenter en aparté, et que la formulation des règles et des types doit sembler dériver de façon directe de la séquence même des événements. La glose est toujours supprimable puisqu'elle ne fait qu'expliciter ce qui se trouve dans les conditions de lecture correcte de l'enchaînement narratif. C'est donc un récit où le lecteur, par l'entremise du narrateur fournissant en sous‑main la nécessité d'activer le vraisemblable et le typique, semble savoir à tout moment plus sur eux que les « êtres » qu'il observe, anticipe la logique dramatique de la Spannung et du dénouement et se voit confirmé dans ses appréhensions et ses savoirs. Cependant, comme les savoirs activés sont contigus d'autres savoirs dans le répertoire du sens commun, le récit n'épuise pas la dérive réflexive du lecteur et au dénouement il reste ouvert sur une certaine « pensivité ».

D'un autre point de vue, ce que j'appelle le romanesque tient autant à une axiomatique de la narration (une « attitude » du narrateur et du narrataire) qu'à des traits spécifiques du récit typico‑vraisemblable. Ce qu'il y a de plus stable et de plus fiable dans le récit, c'est le regard de l'observateur‑narrateur. Celui qui narre, « observe » sans être partie prenante de ce qui est narré : il a droit de retrait méditatif et droit de glose. Le narrateur est omniscient et « panoptique » ; il surveille, juge in petto, mais il n'est pas interpellé par le narré. Ce narrateur romanesque apparaît comme une construction idéologique, simulacre de l'idéal du moi de l'individualisme bourgeois. Au regard narratif souverain (Martin Jay parle d'« oculocentrisme »), le monde est clair et transparent et se prête à des mises en séquence et à des taxinomies. Le narrateur fait de son lecteur un « sujet privilégié » comme lui, pourvu de tous les « sens » nécessaires pour capter les données les moins apparentes, mais dispensé de s'impliquer. Le point de vue cognitif « bourgeois » est le point de vue d'un dieu artiste, qui suspend l'ordre des choix pratiques au nom d'une contemplation encyclopédique. Ce trait n'est pas sans rapport avec le caractère objectivé et décontextualisé de la chose imprimée.

Le romanesque‑général ne se prête pas à une lecture allégorique, mystique ou symbolique mais à une lecture généralisante, extrapolative et quasi‑sociologique, rejoignant ainsi les règles de sens pratiques par lesquelles le lecteur gère son propre vécu. C'est un récit qui n'admet ni la discordance causale, ni la surdétermination, ni la causalité structurelle (que j'oppose ici à une causalité expressive), ni l'irruption du fantastique, du métamorphique. La lecture correcte n'est ni hétérologique ni littérale. Elle produit un « cas de figure », à la fois nouveau et prévisible, plausible, de règles et de types dont la réactualisation confirme et approfondit des savoirs utiles à l'expérience ordinaire de la vie. Contrairement à ce que Bakhtine dit du roman, comme forme esthétique et critique moderne, le romanesque doxique est « réaliste » dans le sens même où il est monophonique et monologique, c'est‑à‑dire qu'il homogénéise, qu'il élimine l'aberrant, et collimate la multiplicité des points de vue, bien loin de les mettre en tension. Ce que j'appelle romanesque général c'est donc ce que l'art du roman, avec Dostoïevsky et Proust, va venir ironiser et problématiser à la fin du siècle, ... en attendant Musil et Joyce.

Le « roman » est un collimateur, par analogie à ce petit appareil de physique qui met en parallèle les rayons divergents du prisme, de sorte que le point de vue du narrateur ne soit ni strictement celui du héros (impossible de narrer l'affaire de Meyerling du point de vue que je prête à Rodolphe de Habsbourg ou à Mary Vetsera) ni d'aucun des « personnages », mais résulte d'un compromis qui comprend le point de vue du héros mais avec une certaine Verfremdung, une certaine distanciation. Même dans l'étude de cas d'hystériques à la Salpétrière, il y a présentation par Charcot de la logique subjective de l'héroïne et distanciation positiviste qui forme explication nécessaire et suffisante de cette logique ; Charcot n'a qu'à laisser « parler les faits » du case study et à se livrer méditativement à des commentaires au grand profit de ses internes, sur la féminité, les dégénérescences, les tares, les atavismes, les destinées, c'est‑à‑dire qu'il fait des apartés littéraires et, – si on a lu ses Leçons du Mardi – on se rappellera que l'homme de haute culture qu'était Charcot bourre ses commentaires d'allusions littéraires, de Sophocle à Daudet,... en attendant Freud à cet égard. En faisant « l'histoire clinique de cette malade », Charcot déploie les « antécédents héréditaires », antécédents personnels, « shock » originel, étiologie nosographique, crises, et « épisodes », évolution de la pathologie : le sens est dans le récit complètement déployé. Le clinicien « observe » et des détails qui ne lui échappent pas révèlent à l'œil du médecin romanesque, l'hystérique, l'inverti, l'onaniste récidiviste...

Il a en effet comme vous voyez l'air abruti, stupide, renfrogné, féroce même...
À la visite, nous nous trouvons devant une jeune femme grande et forte, blonde, à membres bien développés, réalisant le type flamand...5.

La sémiotique indicielle fonctionne à plein comme anticipation du potentiel dramatique :

Père inconnu ; cela est déjà quelque chose, car il n'est pas, moralement, tout à fait normal d'abandonner un enfant dont on est le père...

D'ailleurs, Charcot sait bien qu'il fait du roman, au point que dans ses cliniques (transcrites en sténographie), il use volontiers des « ficelles » rhétoriques qui sont celles du feuilletonniste :

Voilà qui est bien, direz‑vous, le tableau promet d'être piquant...6.

Puisque j'ai abordé des discours scientifiques, prenons un autre exemple de « roman », nécessaire à l'explication scientifique dans son ambition positiviste. Quand le Dr Reuss, spécialiste de la Prostitution, veut expliquer les « causes de la prostitution », il ne peut que faire du roman, parce que ce roman est partie prenante de l'ordre scientifique de l'explication. Vorgeschichte : paresse, goût des toilettes, vice précoce. Séduction de la petite bonne par le Monsieur riche (Urszene). Faute et Déchéance ; « Chaste et flétrie », « Un Lys au ruisseau ». Structure narrative descensionnelle (comme disait Barthes, de manière pas très fameuse, de la tragédie racinienne). De chute en chute, on va vers l'Hôpital général, l'Assistance publique, la Vérole, punition expressive immanente et confirmation d'une destinée « typique ».

Le Dr Reuss, lui aussi, laisse entrevoir explicitement que son cadre cognitif est d'ordre romanesque, en se donnant pour mandat de décrire à ses lecteurs « la physionomie la plus exacte possible » des maisons de tolérance, « les mœurs et les habitudes des filles qui s'y trouvent »7.

Cette tendance au « romanesque » contribuerait à expliquer pourquoi la science positiviste du siècle passé a été tellement occupée par le tape‑à‑l'œil cognitif, les prégnances du premier degré de perception : pédérastes, hystériques, prolétaires, alcooliques ; jamais autant qu'à la fin du siècle passé la science n'a été aussi occupée de personnages « pittoresques » et fascinée par les morbidités spectaculaires.

Dans deux articles en collaboration avec Nadia Khouri8, j'ai essayé de faire voir comment le romanesque fait encore partie de l'exposé de paléontologie humaine et lui donne une part de son acceptabilité. C'est‑à‑dire que le préhistorien doit composer un « roman préhistorique » pour faire avancer sa science. Je ne citerai qu'un exemple d'un passage romanesque dont l'enchaînement vraisemblable et le télescopage temporel se passent de commentaires :

Dès que le feu fut la propriété de l'homme, les conditions de son existence furent considérablement changées. Aux racines, aux rares et âcres fruits de la terre, il joignit pour son alimentation de la chair qu'il attendrit par la cuisson. De plus le feu fut employé à combattre la rigueur des hivers et la réunion habituelle autour du foyer contribua puissamment à constituer la famille.

Meyerling comme roman d'actualité

Voyons maintenant la constitution d'un roman comme production collective spontanée et condition d'une herméneutique de la conjoncture, dans le domaine du journalisme d'actualité, dans la « sphère publique ».

Tout événement d'actualité peut être suffisamment et adéquatement expliqué en 1889 si l'on parvient à l'intégrer dans un récit composé dont les éléments sont disponibles en un répertoire de topoï, attestés dans les réseaux de vraisemblance de divers types narratifs.

Ainsi de l'événement du 30 janvier 1889 : à l'aube, le Comte Hoyos découvre au rendez‑vous de chasse de Meyerling les corps de Rodolphe de Habsbourg et d'une jeune fille de 17 ans, Mary von Vetsera. Les interprétations du « Drame de Meyerling », qui fonctionnent comme révélatrices d'une logique du discours social ne manquent pas. Je ne m'y attarderai pas ici puisque j'y consacre le chapitre 29. Ce qui importe à mon présent propos est de faire voir la genèse ex nihilo, par une collaboration spontanée des journalistes et publicistes européens d'un récit élaboré et complet, auquel le consensus public ne cessera d'apporter des détails « typiques », « vraisemblables » et pathétiques, récit dont l'événement opaque de la nuit du 29 au 30 janvier peut alors figurer le dénouement tragique. Le cas est particulièrement éclairant : la discordance entre ce roman et les données admises par les historiens contemporains est totale. Rien de l'« intrigue » n'est reconnu pour vrai ou documenté ; la plupart des éléments en sont matériellement impossibles. Mon propos n'est pas de dire que les grands événements traumatisants, comme Meyerling, suscitent des bobards, ni même que ces bobards sont préconstruits dans l'acceptabilité doxique. Ce qui m'importe, c'est que ces bobards s'enchaînent et quand ils forment une séquence stabilisée... on trouve un roman : dans le cas présent une version mélodramatique et sublime de la quête de valeurs authentiques dans une société dégradée, aboutissant à l'échec du héros et à sa mort. Ce roman est la précondition d'intelligibilité pour que Meyerling soit « pensable », donc commentable, interprétable en intersigne d'une fin de siècle, fin d'un monde dont le récit forme alors la synecdoque allégorique.

L'ensemble de la presse française se met à bricoler le récit suivant (qui admet diverses variantes plus extravagantes) : narrèmes préliminaires : caprice de jeune fille, qui bientôt produit une longue liaison entre Rodolphe et Mary, « passion amoureuse » fatale, chaste d'abord, « pure inclination sentimentale », puis prenant à l'été 1888 précise‑t‑on, « un caractère plus passionné et plus réaliste »9. Nœud de l'intrigue : Amour impossible – Jalousies – Mésentente de l'Archiduc avec la Princesse Stéphanie – Désir de divorce de Rodolphe – Affrontements avec l'Empereur son père – Conflit tragique du cœur et du devoir. Dénouement : pacte de suicide, Treu bis in den Tod, issue tragique et fatale. Nous avons enfin un récit complet ; ce « drame cornélien » rend raison de l'événement, il le rend rationnel dans le sens qu'il est intelligible désormais. L'identité du héros, le prince héritier de la Monarchie bicéphale (comme eût dit M. de Norpois), détermine la catégorie de répertoire, – celui du sublime –, où trouver les éléments composants. On rencontre ici la connexion entre les niveaux de style de l'ancienne rhétorique et le statut du protagoniste. Les événements de Meyerling se motivent par une « psychologie » vraisemblable : « [...] l'Archiduc était un passionné, un nerveux, il avait un côté artiste... »10.

Dès lors que le canevas romanesque est mis en place, ce canevas permet d'engendrer un nombre presque illimité de sous‑narrations épisodiques qui forment mises en abyme de la diégèse englobante. Le roman enchâsse des narrations dans la narration et retarde ainsi le dénouement tout en accentuant le pathos de l'anankè par des procédés de retardement et de remplissage conformes à la logique globale. C'est ce que Victor Chklovsky désignait comme un des grands procédés de la narration romanesque : Priëm zaderzhania, procédé de retardement. Retardant l'accomplissement de l'action tout en approfondissant l'effet de vraisemblance réaliste, la séquence enchâssée déploie la thématique propre du récit en informant une scène particulière, non strictement fonctionnelle, mais de l'ordre de l'« effet du réel »11 :

Mais d'une part la jalousie de la femme négligée et d'autre part l'amour toujours croissant pour la baronne, amenèrent la catastrophe.
Huit jours avant le suicide, le prince consentait à accompagner sa femme au « Theater ar der Wien ».
Mlle de Verscera se trouvait dans la loge en face, et, le public remarqua les signes qui s'échangeaient entre les deux loges.
La princesse Stéphanie quitta le théâtre avant la fin, et deux jours après il y eut une scène terrible entre l'Empereur et son fils12.

C'est un autre trait du « romanesque » qui apparaît : chaque épisode, chaque segment est analysable, intelligible en lui‑même, autosuffisant mais il est cumulable à d'autres, rapprochable, coïntelligible. Au bout du compte, il n'y a pas une multiplicité de romans au XIXe siècle, il y a eu une sorte de roman indivis où il y avait de la chronique et de la fiction et qui, à l'instar des sciences positivistes, forme un corpus d'observations aux contributions multiples.

Le roman et la doxa du sublime aristocratique instituent enfin le destinataire, pensif et ému, de cette intrigue tragique, comme « âme d'élite ». Je cite Paul Foucher au Gil‑Blas : « Si dans l'exaltation passionnelle, des êtres jeunes, aimants et troublés, un prince Rodolphe, une Comtesse [sic] Vetsera demandent à la mort le repos suprême, c'est une poétique exception dont le charme délicieux ne peut être compris que par les âmes d'élite »13. Le roman, on le sait, donne à penser. Il appelle la méditation, alors que de l'événement nu on ne pouvait rien faire. C'est un dernier trait qui caractérise la position gnoséologique romanesque : le récit est plein de points de vue antagonistes, mais le narrateur (et le lecteur qu'il met de son côté) ne prétend pas avoir un point de vue propre ; étant non impliqué, il ne peut avoir que la confortable position de celui qui n'est pas « dans le coup » : la hauteur méditative. Il y a donc un bénéfice particulier à être un bon lecteur de romanesque. L'attrait du roman tient à ce fantasme de la pensivité, de la réflexion « pure », sans intimation d'avoir à agir, à s'impliquer. C'est ce que rappelle Roland Barthes à la fin de S/Z commentant la lexie ultime : « Et la Marquise resta pensive ». « Comme la marquise, le texte classique est pensif, plein de sens (on l'a vu), il semble toujours garder en réserve un dernier sens qu'il n'exprime pas [...] : c'est la pensivité [...] De même que la pensivité d'un visage signale que cette tête est grosse d'un langage retenu, de même le texte (classique) inscrit dans son système la signature de sa plénitude » (p. 222). Cette « position pensive » va être fréquemment montée en épingle dans l'interminable glose de Meyerling :

La tragédie de Meyerling, sur laquelle le dernier mot est loin d'être dit semble bien faite pour frapper l'imagination populaire et retenir l'attention des philosophes et des moralistes14.

Et six mois plus tard, La Lanterne continue à épiloguer :

Il y aura toujours, dans cette mystérieuse tragédie de Meyerling, des points sur lesquels le jour ne se fera jamais. L'imagination populaire aura beau jeu, pendant longtemps encore, pour se donner carrière sur cette terrible page de l'histoire des cours. Jamais plus sombre roman n'aura alimenté la chronique15.

Le typique : romanesques judiciciaires

Il y a dans Meyerling des types « littéraires » : le Prince en conflit entre la Passion et le Devoir, la Jeune fille ingénue et romanesque, l'Épouse bafouée et même la proxénète, l'entremetteuse cynique en la personne de la Comtesse Larisch de Wallersee. La distribution est complète. La logique dramatique prouve ces « types » par son déroulement même.

Le type est une catégorie explicative à la disposition de toute information nouvelle qu'il sert à « cadrer ». Le monde est plein de types, d'êtres typiques de leur race, patrie, province, classe, sexe, classe d'âge, profession, passion dominante ; le sujet « freischwebend » qui « observe » cette distribution théâtrale ne se sent contraint par aucun type, mais doit se voir comme un destinataire universel, de libre jugement.

Parce que la littérature au sens propre (roman et théâtre) établit ses synthèses expressives au niveau du typique, elle est en plein accord avec cette production générale de faisceaux d'isotopes qui abondent chez le savant, l'avocat général dans ses réquisitoires, le médecin, l'historien, le journaliste... De ce point de vue, le roman a contribué à naturaliser et à légitimer cette gnoséologie. Le romanesque général active dans l'ordre des faits « humains » un type de causalité qu'Althusser a dénommée « causalité expressive » : la cause des phénomènes est à voir comme un effet de leur essence, laquelle comporte des facteurs constamment actifs. Il est possible dès lors de réduire la diversité phénoménale à l'unité essentielle propre, en expliquant s'il y a lieu les anomalies par l'expression altérée de l'essence face à des interférences extérieures. Le typique comporte une physiognomonie de sens pratique, formant un pont cognitif entre l'habitus et l'âme. C'est un des axiomes les plus simples du système et dans la presse ça marche à tout coup parce que cela permet de faire l'économie de la preuve par l'éthopée. Le typique résulte de la construction d'une chaîne de « cultural units » fortement soudée de sorte que l'évocation d'un trait appelle la série des autres éléments isotopes.

Nous sommes au tribunal : deux quidams sont accusés d'avoir proféré des « cris anarchistes ». Le journaliste leur trouve aussitôt la tête de l'emploi :

[...] l'un avec une tête de brute, l'autre avec une figure blême de coquin...16.

Le point de vue de l'observateur, la pose distinguée et le racisme de classe sont spontanément évacués puisque l'enchaînement des informations « observées » forme une redondance jusqu'au dénouement... c'est‑à‑dire à la condamnation des prévenus. Le chroniqueur judiciaire est, dans la salle d'audience, surtout chargé de conjecturer sur le type physique de l'accusé et toujours, ce portrait interprété est fourni à l'appréciation du lecteur. Une infanticide :

Les contours aigus du nez et du menton, les yeux gris et faux décèlent à première vue la cruauté de cette femme...17.

Les souteneurs, traînés en correctionnelle, exhibent avec fidélité leur « type » de pâles voyous :

Il a tout à fait le physique de l'emploi et ses cheveux soigneusement peignés en accroche‑cœur lui donnent un aspect très répugnant18.

Comme le romanesque ne fonctionne pas selon le principe de non‑contradiction, il est des accusés dont l'apparence distinguée et aimable semble démentir la scélératesse. Un topos ad hoc permet de ne pas se laisser prendre à cette illusion hypocrite :

Ces portraits de scélérats devant qui le cœur se serre, soit que la brutalité des expressions avertisse de la férocité des instincts, soit que la douceur trompeuse du visage arrache cette réflexion involontaire : "Je connais des honnêtes gens qui ressemblent à cela..."19.

On l'a souvent dit (mais il n'est pas d'étude systématique sur la question), la justice au XIXe siècle s'est rendue dans un cadre romanesque : les prévenus ont payé souvent cher non seulement le crime de « sale gueule », mais aussi le fait de s'insérer avec trop d'aisance dans une séquence vraisemblable forte et littéraire. Je cite les attendus d'un jugement de Cassation (Gazette du Palais, vol. 1, p. 131) :

Attendu enfin que Gil qui est entendu en affaire et qui prend grand soin de ses intérêts, n'aurait pas payé à Firmin Lignières une somme aussi importante sans exiger une quittance notariée [...] que, pour expliquer ces lacunes si graves, il invoque uniquement son ignorance des affaires à laquelle personne n'a cru [...] que d'autre part Lignières, artisan laborieux d'une fortune péniblement et lentement conquise avait des habitudes d'ordre et d'épargne qui l'empêchaient de dissiper 16 000 francs en quelques mois, que [...] son séjour dans une bourgade sous la surveillance de sa famille [...] ne lui auraient pas permis de les dépenser sans que l'emploi en fût connu (etc., etc.)20.

La presse apprécie en connaisseur chez l'avocat général sa capacité de faire de son réquisitoire le roman qui, expliquant le mieux la « psychologie » de l'accusé, permettra de requérir la peine de mort avec le plus de littérarité :

Il a dépeint en quelques traits vigoureux le caractère complexe de cet homme qui autrefois plié à la discipline a su cacher sa férocité sous les apparences de la correction...21.

On a dit que le XIXsiècle aimait « faire de la psychologie » ; c'est au sens que la culture de ce siècle donne à ce mot, qui consiste à chercher une cohérence typique, rapportant par exemple de grands événements politiques à un caractère individuel et faisant ainsi, implicitement, de l'événement un épisode expressif d'un roman jamais écrit qui serait la totalité des histoires individuelles contemporaines. Lorsque Quesnay de Beaurepaire, en Haute Cour, requiert contre le Général Boulanger, il doit expliquer par exemple pourquoi, après l'échauffourée de la Gare de Lyon, Boulanger a choisi de ne pas marcher contre l'Élysée. Il ne le fait qu'en ajoutant brillamment une nouvelle touche au portrait, peu flatteur, qu'il fignole du prévenu :

Sa nature efféminée a hésité au moment critique...22.

Cette explication « marche » auprès des sénateurs parce qu'elle est non politique, mais d'un ordre plus profond de réflexion et plein de force juridique : l'ordre psycho‑littéraire. Tout le réquisitoire de Quesnay est à cet égard de la littérature, même lorsqu'il s'agit, discrètement, en homme de bonne compagnie, d'expliquer la « trahison » d'Alfred Naquet par sa race, par son caractère « racial ». Cet argument ne nous sort pas du répertoire commun, il n'a aucune prétention d'emprunt à la « science », mais relève de la topique de culture distinguée.

L'éthopée (portrait physique et moral d'un individu) est une figure littéraire qui prend régulièrement place (et avec le recul du temps notre étonnement est peut‑être plus grand) dans l'analyse politique où elle marque non une vaine digression, mais la « profondeur » de l'éditorialiste. Analyser les choix politiques d'Andrieux, figure parlementaire en vue, proche du boulangisme, (et père naturel de Louis Aragon), c'est aboutir à une page de roman qui tient lieu de degré élevé de réflexion politologique pour le Figaro :

Quand on l'étudié avec quelque attention [...] la physionomie révèle d'abord la finesse, l'esprit et l'énergie [...] Mais l'œil est vague et les jambes, agitées nerveusement, semblent toujours se mettre en route vers un but que le regard ne perçoit pas23.

Imagologies

On trouvera au chapitre 13 un autre secteur d'activité doxique, politique, publicistique, historique, et littéraire, l'explication ethnocentrique des peuples étrangers, ce que certains historiens culturels appellent « imagologie ». L'imagologie se compose des types nationaux de sens commun pourvus d'un petit faisceau de traits et de micro‑récits potentiels qui définissent sommairement le Russe, l'Anglais, le Yankee avec leurs bizarreries ou leurs grotesques sui generis. La gnoséologie « romanesque » conçoit mal, à la fois la singularité individuelle et la diversité collective, ignore les contraintes historiques et fige le devenir. La connaissance « romanesque » s'arrête à un degré intermédiaire d'abstraction, celui du typique, d'autant plus sommaire que le groupe de référence est plus éloigné du sujet gallocentrique. Le typique ethnique fait voir une harmonie entre des traits de l'apparence physique et un caractère, une « âme » nationale, des défauts et des extravagances, mesurés à l'aune de leur discordance avec l'idéaltype français et les valeurs reçues. Cette gnoséologie ne conçoit les individus qu'autant qu'ils réalisent idiosyncratiquement leur type national attendu. En 1889, de passage à Paris, Edison et Buffalo Bill – si différents qu'ils puissent être – confirment heureusement pour les journalistes le type du Yankee...

Historiographie

Je serai bref pour ce secteur : on y aurait trop beau jeu. Les historiens eux‑mêmes reconnaissent que leur « science » est essentiellement esclave de la « méthode narrative » qui n'est pas une méthode du tout : « il n'y a que des littérateurs dissertant à plaisir sur de beaux sujets » (L. Bourdeau, L'Histoire et les Historiens, 1888). L'historiographie dominante (je ne dis pas, vulgarisée) emprunte au roman toutes ses catégories explicatives :

[À propos de Napoléon III :]
Le doux entêté, comme disait sa mère, cette aimable voluptueuse, était en réalité un timide et un craintif, il n'avait nullement les instincts guerriers...24.

L. Bourdeau trace un contre‑programme qui mettra longtemps à sortir de l'ordre du souhait : étudier les phénomènes de masse, les faits réguliers, travailler sur l'ensemble des activités humaines, recourir à la méthode statistique, formuler des lois d'ordre et des lois de rapport...

La criminologie

Une école scientifique émergente, celle de l'anthropologie criminelle de C. Lombroso, est en train de systématiser en doctrine l'idée du type physique en rapport avec une destinée morale, en l'espèce celle du criminel‑né ou de la prostituée‑née, véritables régressions ataviques dans l'humanité évoluant vers le progrès. Ce faisant, Lombroso opte pour une conception du typique, figé en fatalité congénitale. L'école française qui reconnaît avec G. de Tarde et Henry Joly dans le criminel un « type professionnel », n'accepte pas le criminel atavique de Lombroso. On a donc un champ scientifique où deux conceptions du typique s'affrontent. Pour Lombroso le criminel est irresponsable (mais néanmoins à éliminer) parce que c'est un être régressant dans la phylogenèse vers le primitif et le néanderthalien, qui « reproduit en sa personne les instincts féroces de l'humanité primitive et des animaux inférieurs » (Uomo delinquente, 1876). Le criminel lombrosien se reconnaît aux traits suivants : projection du crâne en avant, développement bestial de la mâchoire inférieure, grande capacité de la cavité orbitaire, fréquemment gaucher, acuité visuelle supérieure à la moyenne, amour des tatouages... On a ici une éthopée et l'embryon d'une narration. Les journalistes adoptent ce point de vue lombrosien qui flatte le sens commun : « Dauga [l'auteur des Crimes de Pont‑à‑Mousson] a‑t‑il une tête de criminel ? » On l'observe donc et on lui reconnaît, un à un, les « stigmates » lombrosiens du crime. Au contraire pour G. de Tarde, le criminel offre un « type professionnel », les indices physiques et les traits psychiques peuvent s'en décrire, mais ils ne ressortissent pas de la « folie morale » congénitale, de l'atavisme. « Est‑ce que tout caractère mental n'est point nécessairement lié à un caractère corporel ? » C'est ce que Tarde considère comme le proton pseudos de la criminologie italienne ; il met en question du même coup un axiome fondamental du typique romanesque25.

La propagande antisémite

L'antisémitisme à la française est un genre littéraire. Edouard Drumont se voyait comme un homme de lettres et lorgnait à la fin du siècle du côté de l'Académie française. Il n'a pas le côté « Herr Doktor » des doctrinaires allemands de la même époque. Il n'élabore pas de grandes historiosophies du Rassenkampf, de la lutte des races. Son œuvre est d'ordre essentiellement romanesque, et essayistique ; il construit un « type juif » avec son intrigue ad hoc, sa convergence d'intrigues typiques et produit par cumulation une grande isotopie de la déterritorialisation attribuée à la conspiration d'un agent mauvais. Il raisonne selon des inductions amplifiantes : qui dirige la féodalité bancaire, Rothschild ; qui fait de la pornographie faisandée, Catulle Mendès ; qui promeut le divorce et s'acharne contre la famille, Naquet ; qui dégrade dans l'opérette les mythes éternels de la Grèce, Offenbach ; qui est le parangon du journalisme opportuniste, Reinach ; qui tripote derrière le « krach » de Panama, Cornelius Hertz... La France juive et La fin d'un monde produisent en abondance de petites narrations, isomorphes, d'où se dégage le « paradigme de la déterritorialisation ». Je renvoie ici à mon livre Ce que l'on dit des Juifs en 1889 (Paris, Presses de l'Université de Vincennes, 1989). L'antisémitisme est une explication « expressive » de la modernité entée sur une narration crépusculaire. C'est dans un cadre narratif que l'argumentation des antisémites se déploie et cette argumentation recourt à des topoï généraux et simples, par exemple la règle constamment évoquée is fecit cui prodest.

Romanesque et roman

Je reformule encore mon hypothèse : je ne suggère aucunement que la gnoséologie « romanesque » irradie du champ littéraire vers les autres domaines discursifs ; je pense au contraire que le roman‑genre, le roman « réaliste » fut un cas d'espèce de cette gnoséologie dominante, subissant dans la littérature – de Diderot et Sterne à Proust et Musil – une problématisation ironique. Je crois qu'il y a un renversement de perspective prometteur dans cette hypothèse qui fait du genre‑roman un cas particulier d'une gnoséologie dominante, et chercherait alors à montrer, – à la différence de la problématique des formalistes –, comment le roman s'est développé non selon ses « propres » règles, mais dans une mouvance et un certain écart vis‑à‑vis du romanesque général. Chercher à définir ce qu'est le roman classique, – par opposition à l'épopée, au picaresque, à la ménippée –, reviendrait à aller interroger non les belles lettres mais la gnoséologie romanesque dont le genre littéraire ne serait qu'un avatar, potentiellement polyphonique et ironique.

Le romanesque général favorise la circulation intertextuelle entre le journalisme, les sciences et la littérature proprement dite. Si le champ médical offre pendant la fin du siècle plein d'idéologèmes au roman et renouvelle son « stock » thématique, la littérature à son tour, la littérature des perversions, des décadences et des fins de race, va offrir des exempla lourds de prestige à la médecine : la boucle sera bouclée. Le Dr Lombroso après avoir lu les romans faisandés de Dubut de Laforest, Le gaga et L'homme de joie, écrit à ce romancier moderniste pour le féliciter et assure qu'il s'en inspirera « pour ses prochaines leçons »26. Le littérateur, le romancier, mis sur la défensive et fascinés par le développement galopant de la sphère journalistique, vont chercher à s'emparer des « beaux » faits‑divers à sensation y retrouvant la logique « romanesque » d'une séquence narrative s'achevant en catastrophe. La littérature d'avant‑garde cherchera à pourvoir d'une méditation profonde et d'une valeur d'esthétique le fait‑divers trivial et fascinant (voir La bête humaine de Zola). L'affaire Chambige puis le double suicide de Meyerling « inspirent » un petit groupe de romanciers, – Paul Bourget, Jean Honcey, Paul Meurice, Jean Lorrain, H. d'Hérisson... –, qui, chacun selon son « tempérament », se mettent en devoir de muer le fait‑divers en signe des temps et recouvrent d'un manteau de Noé stylistique la sensation éphémère du récit de presse.

Le romanesque comme totalité indivise

Le XIXe siècle a eu l'idée du roman comme de l'encyclopédie des « situations », des types humains, des documents vécus. Il n'y a pas des romans, il y a un grand Roman, partie chronique, partie fiction, à quoi tout le monde a contribué. Le chroniqueur, le journaliste judiciaire le pensent comme Bourget et Zola : chaque affaire nouvelle doit être narrée avec art pour aller se ranger ensuite à sa place prévue dans des archives culturelles idéales où les mœurs, les milieux, les types humains, les destinées seraient recensés. C'est cet axiome encyclopédique que je crois entendre dans cette amorce de chronique judiciaire qui se promet de relater « une affaire de fratricide qui est un document nouveau, ajouté à ceux qu'on possède déjà, sur les mœurs et la vie des paysans »27. Les mœurs paysannes ont été justement un des grands secteurs du pittoresque romanesque, un secteur où le va‑et‑vient entre pages littéraires et comptes rendus des tribunaux a été particulièrement actif. L'encyclopédie du roman indivis est homologue au concept positiviste de la science comme division du travail et cumulation des données. L'idée de « document » unifie la logique d'accumulation des sciences, de la littérature et du journalisme d'actualité.

Pour conclure

La cognition romanesque forme un système souple, expansif ; constamment reproductrice de sa logique propre, elle permet des jeux sur l'exception et la règle, sur l'éternel et l'intersigne des temps difficiles, sur l'homologie entre macrocosme et microcosme humain, sur types et contre‑types, taxinomies et classes complémentaires au type...

Le romanesque est un dispositif de résistance à d'autres démarches cognitives ; celles qui lui sont les plus opposées étant d'emblée jugées absurdes, irrationnelles, chimériques. C'est aussi un dispositif qui fait aisément retour quand il semble être refoulé de discours à prétention non expressiviste. Si l'on veut percevoir la résistance à des formes de connaissance fondamentalement antiromanesques, il faut par exemple aller voir du côté de la statistique dont la « froide » abstraction met mal à l'aise. « La statistique, l'inéluctable statistique a parlé... », ironisent les journalistes28. En dehors de milieux ésotériques, la statistique, si l'examen s'en impose, est aussitôt rendue expressive ; elle se met à conter des destinées, des à vau‑l'eau, des décadences, des vaudevilles même :

Statistique maritale
La statistique qui fouille les cœurs et sonde les reins documentairement, est devenue le dernier mot de la vie sociale. Il n'y a pas moyen d'aller contre les chiffres, lesquels sont exempts de passions et se meuvent en dehors des influences humaines. L'époux qui a été sganarellisé par une compagne déplorablement folâtre, se console en consultant les tables de l'adultère et constatant qu'une forte moyenne prévaut en faveur des coups de canif donnés dans le contrat...
[Et on continue avec verve sur le sujet du divorce] :
Il semble cependant que le nombre des mécontents [ceux qui ne ferment pas les yeux sur l'adultère ou la mésentente conjugale] augmente chaque année...29.

Sur le plan des périodisations et des variations, la présente analyse ne représente qu'une suggestion pour des recherches ultérieures. Je pense que le « romanesque » a été dominant au XIXe siècle. Le discours social classique avait été oratoire ; le XXe siècle devait être structural, nomothétique et relativiste. Le XIXe siècle est romanesque, alors même que le champ scientifique s'évertue à distinguer ses pratiques et ses stratégies. Qu'on ne m'accuse pas d'ignorer les grands anticipateurs du relativisme, notamment, en dépit de ses incohérences et pour n'en nommer qu'un, Schopenhauer (dont les Français parlent beaucoup vers 1889 mais qui n'est pas perçu dans sa radicalité). Mon objet n'est pas l'épistémologie, mais la doxologie. Les champs scientifiques en 1889 mettent de l'avant un paradigme, – expérimental, moniste, organiciste, évolutionniste. Il faudrait toute une étude pour montrer combien le texte savant demeure cependant perméable à la narration expressive‑romanesque. Les savants sentent parfois qu'il leur faut faire « encore un effort » pour disjoindre l'analyse conceptuelle, de la Bildhaftigkeit anthropomorphe. Le romanesque est évidemment bildhaftig (c'est un concept essentiel de Lukács) : il représente les abstractions dans un chronotope sous forme d'images concrètes, anthropomorphes. D'ailleurs, la « morphologie » des sciences sociales, le paradigme de la Lutte qui ensemble engendrent le quasi‑concept d'Évolution (téléologique) sont des paradigmes d'ordre romanesque ; la manière dont les sciences conçoivent le monde comme connaissable (et d'ailleurs largement connu, – ne supposant que le progrès dans les mêmes voies heuristiques) est homologue à la connaissance romanesque, à la narration impartiale, non impliquée. La science veut, pour chacun de ses « domaines » être exhaustivement taxinomique, mais la prose littéraire aussi adore les classements minutieux et il n'est pas comme le Gil‑Blas, quotidien littéraire boulevardier, pour travailler les typologies des « Petites femmes de Paris »... (voir chapitre 39).

Notes

1 Grivel, 1973, p. 39.

2 Grivel, 1973, p. 345.

3 Comme l'argumentation stricto sensu ne peut opérer ses transformations d'énoncé et le « moulage » de ses topoï que sur des schématisations discursives (spatio‑temporelles) du segment de réel à connaître, ce que j'appelle un modèle gnoséologique est la précondition des raisonnements proprement dits.

4  Voir Iu Tynianov. « Dostoevskij i Gogol », Arkhaisty i novatory, 1929, p. 418.

5  Charcot, Leçons du mardi, p. 393 et Nouvelles Archives d'obstétrique et de gynécologie, p. 245.

6 Charcot, Leçons, p. 6 et p. 392.

7 Reuss, Prostitution, p. 50.

8 En français : « Savoir et autorité », Littérature, p. 50 : 1983. Citation suivante : Le Hon, Temps antédiluviens et préhistoriques, 1867, p. 40.

9 Petit Parisien, 19.2.

10 Constitutionnel, 11.2.

11  Cf. V. Chklovsky, « Parodijnyi roman, "Tristram Šendi" Sterna », 1921, Texte der Russischen Formalisten, vol. 1, p. 258.

12  Petit Parisien, 16.2.

13  Gil‑Blas, 30.8.

14  Gaulois, 4.2.

15  Lanterne, 27.8.

16  Gil‑Blas, 6.11 : p. 2.

17  Cri du Peuple, 7.12 : p. 3.

18  Le Voltaire, 19.2 : p. 3.

19  Figaro, 5.7 : p. 1.

20  Gazette du Palais, 1, p. 131.

21  Le Temps, 3.12 : p. 3.

22  Cit. Figaro, 10.8 : p. 1.

23  « F. M. », Figaro, 13.7 : p. 1.

24  Sur Napoléon III, Lanterne, 13.1 : p. 1. De façon plus archaïque, l'histoire est encore présentée comme un conte édifiant qui renferme de « salutaires enseignements » et d'« impartiales leçons » (M. de Courcy, Renonciation des Bourbons d'Espagne au trône de France, VI).

25  Tarde, Archives de l’anthropologie criminelle, p. 239.

26 Gil‑Blas, 15.2 : p. 1.

27 Gil‑Blas, 27.10 : p. 3.

28  Revue des journaux et des livres,I, p. 235.

29  Radical, 30.8 : p. 1.

Pour citer ce document

, « Chapitre 8. Une gnoséologie romanesque», 1889. Un état du discours social, ouvrage de Marc Angenot Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/1889-un-etat-du-discours-social/chapitre-8-une-gnoseologie-romanesque