Chapitre 9. Narcissismes et mépris de classe
Table des matières
Il ne saurait être question de condenser en un chapitre l'ensemble des caractères qui font des formes légitimées du discours social des miroirs avantageux offerts au narcissisme des classes lettrées, des moyens pour le lecteur qui dispose des goûts, des intérêts et des complicités ad hoc de voir confirmé son statut d'élection, d'interlocuteur reconnu. Ce sont tous les chapitres de cet ouvrage qui font apparaître les savoirs requis, les codages adéquats, les dispositions mentales susceptibles de permettre le meilleur usage des différents styles, pensées et discours qui s'offrent sur le marché de l'imprimé. Alors même qu'un genre discursif, – comme la « grande chronique politique » –, s'adresse ostensiblement à un destinataire universel et impartial, situé hors des contingences et des intérêts personnels, cette affectation de distance critique est encore celle qui sera adoptée avec aisance par le lecteur « compétent », lequel s'attend à ce que M. Paul Leroy‑Beaulieu à la Revue des Deux Mondes s'adresse à lui comme à un destinataire au‑dessus des soins banaux, disposé à réfléchir aux intérêts supérieurs de la Patrie, de l'économie nationale, de l'évolution industrielle, au progrès moral sans y confondre les impurs soucis de ses privilèges ou de son statut social (statut qu'une méditation rationnellement menée montrera cependant conforme à l'ordre idéal des choses).
Le marché discursif est libre ; aucune exclusive, aucun interdit ne fait obstacle à l'acquisition des informations, des plaisirs esthétiques, des bonheurs intellectuels qu'il propose. Il faut seulement y mettre le prix, – posséder le « français littéraire », identifier les schémas cognitifs, partager les intérêts investis (voir chapitres 7, 8 et passim). Pour les doxiquement faibles (comme on dit : « économiquement faible »), des secteurs discursifs mineurs offrent des succédanés des écritures canoniques. La « magie sociale » fait que chacun trouve sa place au banquet doxique, fût‑ce en bout de table ; le lecteur satisfait du Petit Journal trouverait peu « rigolote » la prose des Débats ; les petites bourgeoises reçoivent du Petit Écho de la Mode tous les savoirs qu'elles sont disposées à absorber, et (comme le constate avec une certaine euphorie devant l'harmonie des choses, Jules Lemaître égaré un soir au café‑concert) le « peuple » trouve dans la chansonnette mélodramatique d'Amiati tout l'art, le réalisme et la poésie qu'il est capable de goûter, il y éprouve un plaisir esthétique qu'une tragédie de Racine ne lui donnerait pas1.
Que la bourgeoisie se « bâtisse un monde à sa propre image », selon la formule du Manifeste communiste, ne contredit pas le fait que l'hégémonie sociodiscursive, avec les « distinctions » qu'elle établit, est « sociale » en ceci qu'elle produit pour toutes les classes la société en discours, comme totalité et convivialité. Les discours légitimes ne sont pas la propriété d'une classe, ils s'adressent à tous dans l'indistinction d'un marché. Il se fait seulement que l'hégémonie institue et objective des intérêts, des valeurs, des précellences, des manières de penser et des façons de parler qui favorisent « naturellement » ceux qui sont placés pour s'y reconnaître et en tirer parti.
Le grand paradigme de la déterritorialisation dont nous faisons le « noyau » de la vision du monde hégémonique (chapitre 15) a sans doute à voir avec un désenchantement, une déréliction qui étreint la bourgeoisie intellectuelle, mais cette angoisse de la décadence s'exprime en de multiples avatars, de la hautaine méditation des Taine, des Renan, des Bourget à la vulgaire démagogie du boulangisme. Dans une société effectivement déstabilisée par les chocs de la modernité, la vision crépusculaire du monde peut, au prix de divers aménagements, s'imposer à des « esprits » divers et s'attacher à des vécus incommensurables dont elle semble assurer l'intégration symbolique. De même, les grands fétiches de la Patrie de la Civilisation et de la Race (voir chapitres 10‑14) sont des dispositifs intégrateurs : le même énoncé chauvin peut faire battre le cœur de Maurice Barrès comme de ses électeurs plébéiens de Nancy : le « contextual framework » dans quoi l'idéologème se concrétise n'est pas le même, tant s'en faut. L'ordre du discours est celui de l'illusion d'une coexistence communicative et doxique au milieu des antagonismes et des malentendus que la différenciation sociale implique.
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Il se fait cependant que le discours social doit aussi, en de certains secteurs au moins, énoncer directement les intérêts particuliers de la classe dominante ; ces intérêts appellent un narcissisme dévoilé et une connivence méprisante ouverte à l'égard de ceux dont vous sépare l'immense abîme des mœurs, des goûts et des mentalités. Nous analyserons au chapitre 26 la presse mondaine et la presse boulevardière où officient les zélateurs de la distinction, du snobisme, où se formulent les oukazes du bon goût et de la suprême élégance, où se remanie sans cesse le « catalogue des idées chics », où les préjugés se muent en complicités méritoires. Les infinies nuances de la mode, les indiscrétions piquantes, la typologie des plaisirs et – dans la presse boulevardière –, la chronique de la haute bicherie, les potins sur les cocottes et les viveurs y forment une topique inépuisable. Les classes exclues de ce « monde » sont en règle générale exclues aussi de son discours. Le mépris s'exprime ordinairement par omission. Paul Bourget dans ses Pastels médite avec délicatesse sur ce qui survit de « l'aristocratie de l'esprit et des mœurs » par ces « temps de démocratie » à outrance, dont la sourde menace est évacuée aussitôt qu'évoquée. L'écrivain préfère s'étendre complaisamment sur les « raffinements » des « first class ladies » dont « la lingerie intime représente seule une fortune » (pas très délicate cette notation peut‑être ?)2.
La bourgeoisie ne s'identifie pas volontiers par ce vocable ni par aucun autre. C'est dans les bas‑fonds des démagogies que l'on parle brutalement de « bourgeois » sinon de « capitalistes ». De même que les habitants de l'île de Pâques n'avaient pas donné de nom à leur île qui était pour eux tout l'univers3, de même la bourgeoisie qui identifie des « classes laborieuses », avec un flou qui est déjà un effet de l'art, semble avoir beaucoup de peine à se nommer... sinon comme la société, le monde. Les publicistes officieux qui ont dû formuler des paradigmes sociaux, n'ont cessé de tâtonner pour nommer les dominants et n'ont pu se mettre d'accord sur une expression congrue. « Les classes aisées », « les classes éclairées », « les classes dirigeantes » (cela vient de Le Play), « la classe supérieure », « l'élite »... On ne nie pas qu'il y ait des classes sociales, mais, alors même qu'on s'attache à fixer minutieusement des règles d'appartenance et d'exclusion, une grande incertitude interdit de nommer la classe qui domine et exclut. Le pluriel est un symptôme : « les classes aisées » et « les classes laborieuses » forment des ensembles flous ; le regard doxique est un stéréoscope qui se refuse à la « mise au point ».
Le discours de classe n'exprime dès lors ses complicités que sur le mode de l'universel :
Quel est le petit ménage où l'on se refuse un serveur en cravate blanche quand on a quelques amis en dîner ?4
Un ton d'ironie distanciée convient à l'« observateur ». La position énonciative d'exégèse des mœurs bourgeoises appelle un certain alibi, une distance narrative, une non‑implication analogue à la règle de l'« ironie » romanesque :
La comédie de société est donc toujours à la mode. Elle fait toujours passer une soirée, et tuer le temps d'une soirée, c'est quelque chose. Mais je suis de l'avis de cet homme du monde qui me disait, l'autre jour, au cercle :
— Si les journées n'avaient que des soirées, on s'en tirerait encore ! Mais ce qu'il y a de désagréable dans la journée, c'est la journée5.
Une seule classe exotique se mêle de trop près au vécu bourgeois pour n'être pas l'objet d'une ethnographie et d'une casuistique plus précises. C'est la classe des domestiques. Groupe social difficile à mener et en voie de disparition comme bien d'autres choses : « [...] la race a disparu de ces serviteurs d'antan », etc.6. « Comment éduquer les domestiques ? », c'est un thème récurrent de chroniques dans les Causeries familières, dans La Femme et la Famille : ce sont les dames qui surtout ont les soucis de la domesticité. Le langage ethnographique pour parler des gens de maison, est fait de sarcastiques observations de mœurs, agrémentées de bonhomie supérieure :
Nos domestiques ne voient pas toujours ce qu'on leur montre.
Mais il voient toujours ce qu'on leur cache7.
La démocratie a beaucoup perverti l'espèce domestique ; le chroniqueur du Gaulois constate avec une perspicacité d'anthropologue qu'« ils usent volontiers de leurs droits de citoyens et votent beaucoup ». Évolution qui ouvre sur de cruels dilemmes :
C'est gênant d'appeler "imbécile" un citoyen qui compte autant que vous dans les destinées de notre pays, et c'est bien gênant aussi de ne pouvoir le faire quand il vous impatiente par quelque sottise8.
La plèbe des villes s'insinue, jusque dans la presse boulevardière, dans la forme ennuyeusement sérieuse et angoissante de la « question sociale », question qui menace de renverser les ordres naturels et d'achever la ruine de la civilisation (voir chapitre 21). La classe ouvrière qu'on voit paraître comme agent collectif dans les récits de plus en plus fréquents de grèves et d'« agitation sociale », ne se prête plus à la chronique pittoresque, ni même aux « purs » élans de la philanthrophie. Le bourgeois, en quête d'encanaillement et de sensations fortes, passe au‑dessus des « masses laborieuses » pour retrouver quelque plaisir de transgression et quelque frisson d'horreur à la peinture du Lumpenproletariat, de la pègre, des bas‑fonds, de la basse prostitution, qui alimente tout un secteur de la littérature d'actualité9.
Les paysans
Si le prolétaire des villes n'est plus suffisamment une « non‑personne » pour que le discours qui le thématise baigne dans l'euphorie du pittoresque pur, le paysan demeure assez radicalement en dehors de la « société » pour qu'on décrive ses mœurs entr'aperçues et les sensations éprouvées à son contact avec la précision sans embarras requise de l'explorateur revenu d'un pays lointain. Le paysan, objet total de mépris et de dérision, reconstruit selon les règles d'un pittoresque qui ne doit aucun compte à son objet, est toujours impénétrable de barbarie, et il l'est autant dans la chansonnette de café‑concert que dans la grande chronique judiciaire et que dans la littérature naturaliste. L'antipathie à l'égard des ruraux, de la « France retardataire » a servi de ciment, de complicité doxique aux classes urbaines. Le mépris des « péquenots » n'est pas moindre chez l'ouvrier que chez l'homme du monde. Il existe au caf'conc' un genre comique de la « paysannerie » (« J'épous'rons Françoise... ») et un emploi conventionnel : le chanteur fait déjà rire en entrant sur scène, naïf, balourd, pleurard, hébété, avec son fond de pantalon ballant. Le fait‑divers a illustré quotidiennement une représentation des agriculteurs comme d'êtres en dehors de toutes les valeurs civiles. Des paysans campinois sabotent la voie ferrée et tirent sur le tram vicinal ! La seule explication qui vient à l'esprit du journaliste, c'est la « haine du progrès » qui congénitalement les anime. Le portrait du Paysan est inlassablement repris par les publicistes qui savent que les superlatifs les plus extrêmes sont encore en deçà de la réalité :
Une avarice, une rapacité féroce règne dans ces âmes simples ; on y tue à petit feu et avec des raffinements de cruauté inouïs tel ou tel vieux parent qu'on est las de nourrir, [...] dans ces asiles de paix et sur ces verts tapis l'inceste et la bestialité se pratiquent couramment : vous n'avez qu'à parcourir la Gazette des Tribunaux pour vous en assurer10.
Dans les « Carnets judiciaires », les affaires paysannes, – empoisonnements, fratricides, parricides, incestes, envoûtements et vengeances atroces –, permettent au chroniqueur de tartiner quelques colonnes d'un réalisme bien « littéraire » :
Durand est en effet un paysan sournois et cupide, une âme basse et vile...11.
La littérature « novatrice » de haut prestige culturel a particulièrement contribué à hyperboliser l'image de la « sauvage bestialité » qui caractérise la classe rurale12. La terre de Zola remonte à 1887. Camille Lemonnier, disciple belge de Zola, publie des nouvelles, Contes de la glèbe qui forment une épopée de la pouacrerie et de la barbarie paysannes, étalant en un style artiste des copulations bestiales, un immoralisme bovin, des égoïsmes sordides et montrant un paysan plus monstrueux que ceux, combinés, de Zola et de Maupassant, un être pulsionnel avec une sérénité épique dans la bassesse, l'instinct assouvi, le sadisme lâche. Vraies « bêtes humaines », les terriens de Lemonnier sont si éloignés de toute raison, de toute sensibilité, de toute moralité que la peinture des stupres ruraux peut s'accomplir avec la distance contemplative qui appartient à l'art des peintres animaliers. Le mépris pour la classe paysanne a procuré au siècle passé une grande complicité interclasses des gens des villes. C'est là, la fonction de ce « racisme » qui figure les ruraux comme un anti‑monde indéfiniment rebelle au progrès et à la modernité. Le discours social, urbain par son origine, est un discours de l'urbanité où la bestialité villageoise, évidence la moins contredite de tous les idéologèmes du siècle, sert de repoussoir à un front commun doxique : celui‑ci unit autour des valeurs urbaines le chanteur de bouiboui, le feuilletonniste, le légiste, l'homme du monde et l'artiste « exigeant ». Le propagandiste même du Parti ouvrier ou du Cri du peuple a grand peine à inclure dans le camp des exploités et dans une stratégie militante les fermiers et ouvriers agricoles, si loin du prolétariat industriel. L'hyperbolique mépris du paysan a été tacitement développé comme moyen de coexistence des dominants et des exploités dans les villes.
Les provinciaux
À la communion des classes lisantes urbaines dans le mépris des paysans, on peut voir se combiner un trait bien français, effet de cette géographie mythique qui fait que la France n'est que la « province » de sa capitale. Ce « parisocentrisme » repose sur une donnée historique concrète : écrivains et journalistes, éditeurs, revues et grands journaux sont tous à Paris et contemplent avec une infinie supériorité ce qui se trame en dehors de cette ville qu'une presse adulatrice décore parfois du titre de « centre de l'univers » (voir chapitre 10). Les identités provinciales sont refoulées vers la strate inférieure de la « vie locale », de la littérature « mineure », de l'érudition régionale et la presse de province contribue à ce déclassement en prétendant ne se préoccuper vivement que de ce qui se passe à Paris. Cela dépasse même les frontières de la République : tous les jours, l'Indépendance belge consacre quelques colonnes à « La Vie de Paris », avouant avec humilité que les intérêts parisiens, des arts et des lettres à la vie politique même de ce pays étranger, brillent d'un éclat si aveuglant qu'il offusque les ternes affaires bruxelloises. Devant l'humble hommage spontané des provinces et des périphéries à la « Ville‑Lumière », comment les doxographes parisiens ne proclameraient‑ils pas inlassablement une supériorité indiscutée :
Le vrai Parisien est sujet à des sensations qui resteront toujours une énigme pour la province13.
Les hommes d'esprit ironisent avec jubilation sur les foules de provinciaux que l'Exposition a attirées à Paris :
Tout‑Paris a reçu tout‑engrais [...] C'est la Brie qui coule. [...] En les voyant passer on cherche le troupeau14.
Relevé avec indulgence ou avec agacement, ce « parisocentrisme » qui unit dans la même communion le chroniqueur du Figaro et celui du Cri du peuple, est généralement accepté comme une « singularité » de l'histoire culturelle française. Si les causes du surdéveloppement de la métropole ne sont pas à chercher dans le seul ordre du symbolique, il ne fait pas de doute que l'inflation complaisante du mythe parisien n'ait eu pour effet de fixer dans l'ordre mythique des distinctions et des hiérarchies propres à brouiller les cartes en créant d'artificielles connivences identitaires.
Notes
1 Lemaître, Impressions de théâtre, III, p. 291 : « [...] toute l'émotion esthétique dont il [le peuple] est capable, une romance amoureuse ou patriotique la lui procure aussi pleinement qu'une tragédie de Racine. Alors à quoi bon le gourmander sur ses habitudes ? On serait fâché qu'il y renonçât. »
2 Bourget, Pastels, p. 4 et p. 6.
3 « Rapa-nui » que signalent les premiers voyageurs, est un nom créé, à leur demande en quelque sorte, par des informateurs autochtones de bonne volonté.
4 « Phoebus », Le Soir (Q. républ.), 1.3 : p. 3.
5 L'Illustration, 12.1 : p. 26.
6 Le Radical, 9.4 : p. 1, qui ajoute : « ils ne sont ni aussi pervers ni aussi débauchés qu'on les représente ».
7 Le Supplément littéraire, 18.5 : p. 3.
8 Scaramouche, Le Gaulois, 11.10 : p. 1.
9 Exemples accomplis de ce genre : C. Virmaître, Paris impur ou bien Le chemin du crime du publiciste H. Le Roux.
10 Cim, Le Radical, 15.1 : p. 3. Alors même que le chroniqueur nuance, on perçoit que la distance énonciateur‑objet reste infinie : « Le paysan proprement dit est plus difficile à définir qu'on ne croit... » (Claveau, Fin de siècle, p. 192).
11 Laurent, Année criminelle, p. 116.
12 L'expression est de la Chronique moderne, 2 : p. 9 dans un compte‑rendu approbatif des Contes de la glèbe de C. Lemonnier.
13 Gil‑Blas, 4.6 : p. 1.
14 Scholl, Matin, 12.10 : p. 1.