Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

Le Canada de Jules Verne : hypothèses, méthodes, objectifs

Table des matières

GUILLAUME PINSON et MAXIME PRÉVOST

La section de Médias 19 consacrée à Jules Verne repose sur un projet subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, intitulé « Le Canada de Jules Verne », et dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson. Les deux responsables du projet tiennent à remercier le CRSH pour ce financement, qui s’étend du printemps 2013 à l’année 2018, avec possibilité de prolonger jusqu’en 2019. Voici la description, les hypothèses, la méthodologie et les objectifs de recherche du « Canada de Jules Verne ».

Le Canada de Jules Verne

L’auteur des Voyages extraordinaires est le seul auteur majeur du xixe siècle français qui se soit intéressé de manière soutenue au Canada, qu’il appelait « mon pays de prédilection1 ». En effet, trois de ses romans sont consacrés au Canada (Le Pays des fourrures, 1873; Famille-sans-nom, 1889; Le Volcan d’or, écrit en 1899, première publication posthume en 1906), et des personnages canadiens jouent un rôle important dans d’autres romans tels Vingt Mille Lieues sous les mers (1869) et Le Testament d’un excentrique (1899). Il est pourtant fascinant de constater que, dans toute son existence, Jules Verne aura passé moins de vingt-quatre heures au Canada (sur la rive ontarienne de la vallée du Niagara…) : tout son savoir sur la géographie, l’histoire, l’ethnologie et les mœurs du pays lui proviennent de sources livresques (historiographie, récits de voyage) et, surtout, de la presse contemporaine, tant quotidienne que périodique. Les représentations que Jules Verne donne du Canada constituent ainsi le laboratoire idéal pour réfléchir à la notion d’imaginaire social : à partir de quelles explorations du discours social un lecteur compulsif et éclairé comme Jules Verne parvient-il à fixer des représentations précises et informées d’un pays étranger ? Comment, c’est-à-dire à partir de quelles lectures, arrive-t-on à « recréer » un pays à distance ?

Le Pays des fourrures, le premier des « romans canadiens » de Jules Verne, paraît en 1872-1873 dans le Magasin d’éducation et de récréation, puis à la fin de 1873 en volume.

Afin de comprendre les fondements de l’imaginaire vernien du Canada, nous nous fixons donc comme premier objectif de cartographier et d’analyser l’imaginaire du Canada qui circule dans l’imprimé, en France, entre 1870 et 1900. Il s’agira de procéder à un dépouillement volontairement élargi : revues, grands quotidiens d’information, travaux historiographiques, romans se déroulant au Canada, récits d’exploration, autant de sources qui ont contribué à l’institution imaginaire de ce Canada français d’encre et de papier. À la lumière de ce travail préalable, nous pourrons ensuite analyser le Canada de Verne : autant pour ce qu’il récupère de ces discours auxquels il s’abreuve, que ce qu’il construit de particulier dans son œuvre romanesque, contribuant fortement à l’imaginaire social du Canada qui circule en France dans la deuxième moitié du siècle. Il faudra se demander de quelle manière l’écrivain intègre dans son œuvre les éléments qu’il puise du discours social, et comment tout particulièrement les trois romans de Verne articulent ce grand récit canadien et lui donnent toute sa force suggestive. Nous identifierons pour cela trois grandes topiques, sur lesquelles nous revenons ci-dessous : exploration du monde nordique; historiographie canadienne; exploitation économique des ressources du continent. Au plan théorique, nous espérons dès lors être en mesure de faire avancer la connaissance sur la notion sociocritique d’imaginaire social, en l’articulant sur les avancées de l’histoire littéraire de la presse.

On voit que l’originalité fondamentale de ce projet Jules Verne, qui ne se veut ni une étude de sources en tant que telle ni une étude de réception, est de se donner pour ambition de concrètement reconstituer l’imaginaire social de l’Amérique, et plus précisément du Canada, qui circule à l’époque où l’auteur conçoit ses romans canadiens. Comment expliquer la précision du savoir canadien de Jules Verne ? Quel savoir livresque et médiatique était à la disposition d’un esprit français curieux du dernier tiers du xixe siècle ? Ces dernières années, si les histoires littéraires se sont multipliées, notamment dans le secteur de la culture médiatique2, ces recherches ne portent pas sur la construction d’imaginaires que l’on pourrait qualifier « d’Atlantiques » : on sait bien peu de choses sur les manières dont le discours médiatique français pouvait se représenter l’Amérique du Nord, par exemple. On sait pourtant que c’est tout l’Occident qui est engagé au xixe siècle dans un processus synchrone qui voit le développement de l’imprimé périodique et des journaux quotidiens à une vitesse fulgurante, et l’on sait pareillement qu’un large phénomène de « mondialisation médiatique3 » est à l’œuvre. Mais comment, dans un tel contexte, se construisent les représentations « internationales », la mise en scène des nations au sein de chacune des presses nationales ? En ce qui concerne le Canada et la France, les relations culturelles entre les deux pays ont certes été étudiées dans une perspective rigoureusement historienne4, mais sur le plan des représentations, on ne recense guère que l’étude déjà ancienne de Simard5, portant assez peu sur la presse quotidienne, tandis que le récent travail d’Aurelio Ayala et Françoise Le Jeune6 se limite à l’analyse de la perception des rébellions canadiennes de 1837-1838 par la presse parisienne sur cette courte période. Notre projet entend ainsi combler une grande lacune en mettant au centre de son attention la construction médiatique et littéraire du Canada dans le discours social français. Il tient pour acquis que la France, entrée dans l’ère de la « civilisation du journal », produit une grande quantité de représentations médiatiques des pays étrangers, dont le Canada.

Si nous situons Jules Verne au cœur de ce projet, c’est bien sûr qu’il est l’un des rares auteurs français à avoir mis en scène le Canada dans son œuvre, du moins de ceux que la postérité et l’histoire littéraire ont retenus. Mais c’est aussi parce que, par la puissance et la richesse de son œuvre, il peut constituer une porte d’entrée importante sur cet imaginaire du Canada que nous visons à comprendre. C’est dire que notre approche ne consistera pas à voir simplement comment l’imaginaire du Canada nourrit l’œuvre de Verne (nous ne ferons pas de Verne un auteur passif, ne faisant « qu’écouter » le discours social), mais aussi de quelle manière cette dernière invente un certain Canada et construit un récit particulièrement suggestif de la nordicité. Le « cas Jules Verne » est donc fascinant en ce qu’il permet de mieux poser la question de l’imaginaire social et de voir comment un écrivain peut travailler sur un stock de représentations, qu’il contribue à mettre en récit et à relancer dans le discours social. Il s’agira ainsi de considérer l’œuvre Jules Verne comme un vecteur mémoriel, c’est-à-dire comme le lieu où se concentrent une foule de représentations collectives diffuses qui y prendront une densité et une consistance nouvelles.

La recherche sur Jules Verne avait pourtant bien établi l’inventaire des sources de l’écrivain et l’usage qu’il en faisait dans sa poétique romanesque (Compère, 19917). On sait que Jules Verne, tel Phileas Fogg (le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours et grand consommateur de journaux) est un homme en prise directe sur le discours social, et qui se distingue par la maîtrise qu’il en affiche : tout ce qui s’écrit, se pense et se représente dans la presse et la littérature contemporaine pénètre ses notes de lecture et la composition de ses romans, de sorte que son œuvre constitue un point d’observation idéal pour cartographier certaines topiques de l’imaginaire social. En outre, on peut à juste titre voir en Verne un mythographe, c’est-à-dire un créateur de mythologies modernes : un certain nombre de personnages, de thèmes, de situations, de stéréotypes géographiques participant de l’imaginaire social prennent leur origine, ou du moins trouvent leur exposition déterminante, dans son œuvre, qui serait ainsi connue de tous sans pour autant être reconnue. Pour reprendre la terminologie de Cornelius Castoriadis, Verne serait donc de ces écrivains dont le « phantasme personnel », avalisé par la collectivité, « institue » de l’imaginaire social : Les Voyages extraordinaires s’imposent certes comme l’un de ces faire sociaux par lesquels toute collectivité apporte des réponses à ses questionnements collectifs, latents et historiquement déterminés8.

Si les études de représentation du Canada par la France sont rares, les études sur le Canada de Jules Verne le sont aussi, et nulle d’entre elles n’a eu le souci de l’exhaustivité ni celui du dépouillement. Certains commentent la visite de Verne aux chutes du Niagara et les représentations qu’il en fit par la suite (Bonnefils, 1987 ; Michaluk, 1997 ; Scheinhardt, 2003) ; d’autres s’intéressent à des aspects de la nordicité que donne à lire Le Pays des fourrures (Dehs, 1980 ; Cook, 2001 ; Santurenne, 2004). Il existe un certain nombre d’études, généralement brèves, consacrées à Famille-sans-nom, lesquelles inscrivent le récit romancé que fait Verne des rébellions des patriotes dans le contexte général des luttes nationales du xixe siècle (Grèce, Pologne, Irlande, etc. : c’est ce que fait de manière systématique et développée la belle étude de Huet, 1973), voire de l’esprit revanchard lié à la perte de l’Alsace-Lorraine (Cohade, 1978 ; Delabroy, 1979 ; Chesneaux, 2001). Il faut signaler l’existence d’une rare monographie sur Famille-sans-nom (Lahalle, 1977) qui fait la synthèse du rapport de Verne à l’Amérique, de la lecture que fait Verne de l’histoire des rébellions, et des structures, thèmes et personnages du roman. Les années 1977-1982, marquée par un regain d’intérêt français pour la question nationale au Québec, voient la parution d’un certain nombre d’articles (dont certains quelque peu anachroniques) s’intéressant à ce roman, parfois à la lumière de ses sources historiographiques (Courville, 1977 ; Lacassin, 1978 ; Pourvoyeur, 1978 ; Lahalle, 1979 ;  Marmier, 1980 ; Raymond, 1980 ; Compère, 1982). Toutefois, une enquête de longue haleine visant à confronter l’imaginaire social du Canada aux représentations qu’en donne Verne, dans l’ensemble de ses trois romans canadiens, n’existe tout simplement pas. Jean Chesneaux (2001) est sans doute le critique s’étant le plus engagé dans l’analyse que fait Verne des discours et des imaginaires à sa disposition, observant que la lutte du Canada français qu’il représente tient compte de trois particularités : « le prestige de la démocratie américaine, le rôle positif des Indiens, l’appartenance quasi mythique des Canadiens à la "race celte" » (p. 92). Ainsi, Chesneaux voit à l’œuvre dans le roman Famille-sans-nom une forme de contradiction symbolique et discursive entre réaction et progressisme, les « Canadiens héritiers de la vieille France et de l’âme celte [étant] en même temps des gens qui défient l’ordre, la loi, la police, l’armée […]. Le roman nous aide à serrer de plus près l’apparent paradoxe d’un Jules Verne […] à la fois conservateur et futuriste » (p. 98-99). Cette rare analyse des contradictions inhérentes aux romans canadiens de Jules Verne donne un exemple probant du type de complexe discursif que ce projet voudrait éclairer en amont : quelles sont les représentation, les discours, les savoirs qui circulent sur l’« âme celte » et les ancêtres « bretons » des Canadiens, sur leur sympathie pour les États-Unis, sur la permanence qu’ils incarnent (des paysans de l’Ancien Régime en plein nouveau monde) tout en étant porteurs d’une insoumission de type démocratique ? Notre dépouillement systématique devrait permettre de mieux comprendre les origines et le fonctionnement de ce type de représentations

Méthodologie

Notre méthodologie repose sur les deux grands volets de ce projet, soit le dépouillement de la presse, qui doit permettre de ressaisir les représentations que l’on se faisait en France du Canada dans les années 1870-1900, et l’analyse de l’œuvre de Verne à partir de sa confrontation à cet imaginaire social. Nous posons que les résultats de ce travail seront ainsi utiles à la recherche sur le xixe siècle dans son ensemble, et pas seulement aux études verniennes.

1. Dépouillement

Dans un entretien de 1893 avec le journaliste Robert Sherard, Jules Verne explique sa méthode de travail. Écoutons-le raconter sa manière – littéralement – d’ausculter le discours social :

J’ai toujours avec moi un carnet et, comme ce personnage de Dickens [Mr. Pickwick], je note d’emblée tout ce qui m’intéresse ou pourrait me servir pour mes livres. [C]haque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents, toujours les quinze mêmes, et je peux vous dire que très peu de choses échappent à mon attention. […] Ensuite, je lis les revues, comme la Revue bleue, la Revue rose, la Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature de Gaston Tissandier, L’Astronomie de Flammarion. Je lis aussi entièrement les bulletins des sociétés scientifiques et en particulier ceux de la Société de Géographie, car vous remarquerez que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude. […] Je lis aussi et relis, car je suis un lecteur très attentif, la collection Le Tour du monde qui est une série de récits de voyages. J’ai jusqu’à maintenant amassé plusieurs milliers de notes sur tous les sujets, et aujourd’hui, j’ai chez moi au moins vingt milles notes […] (cité dans Compère et Margot, 1998, p. 91-92).

Le projet, dans sa phase initiale, est fondé sur un dépouillement raisonné de la presse française entre 1870 et 1900, Jules Verne nous disant lui-même où aller chercher prioritairement dans les différentes entrevues auxquelles il s’est prêtées au cours de sa carrière. Dans le chapitre xii de son roman Sans dessus dessous, publié en 1889, soit la même année que Famille-sans-nom, Jules Verne se livre à une immense énumération de la presse internationale, citant journaux et périodiques anglais, américains, italiens, allemands, espagnols, écossais, etc. Apparaissent ainsi dans ce roman les principaux quotidiens français (Le Temps, Le Figaro, Le Gaulois, La Presse, Le Matin, et bien d’autres encore) et de nombreuses revues (Revue des deux mondes, Revue bleue, Le Tour du Monde, etc.) Bien qu’il soit difficile d’en inférer que Verne lisait systématiquement ces journaux, nous avons là, et dans la citation longue précédente, les principaux titres de la presse d’information et de la presse périodique, susceptible de constituer le grand récit médiatique du Canada que nous visons à reconstituer. Ces sources sont d’ailleurs confirmées par l’étude fournie en annexe de la récente édition de quatre romans de Verne dans la collection de La Pléiade (Steinmetz, 2012, t. I, p. 1245-1246). Nous pouvons donc fonder la méthodologie du dépouillement sur ces grandes sources médiatiques, auxquelles nous adapterons notre action de recherche :

a/ Journaux quotidiens. Nous retenons dix titres, parmi les plus importants de la presse française : Le Temps ; Le Figaro ; Le Journal des Débats ; Le Matin ; La Presse ; Le Siècle ; Le Petit journal ; Le Soleil ; Le Constitutionnel ; Le Journal.

b/. Revues et magazines. Ici, nous retenons seize périodiques, généralement hebdomadaires ou mensuels : Annales des mines, Revue bleue, Revue rose, La Nature, Revue des deux mondes, Les Nouvelles Annales des voyages, Journal des savants, Journal des voyages, Le Tour du monde, Bulletin de la Société de Géographie, Sciences pour tous, Revue britannique, Revue contemporaine, L’Illustration, Magasin d’éducation et de récréation et Magasin pittoresque. Ces périodiques s’intéressent à l’actualité (comme L’Illustration), aux voyages et aux récits d’exploration (Le Tour du monde), ou encore à l’histoire et la culture (la Revue des deux mondes étant le titre emblématique).

La liste des articles retenus, portant sur le Canada ou évoquant le Canada de manière substantielle, sera mise en ligne progressivement sur Médias 19 ; chacun des titres sera précédé d’une liste de mots-clés, d’un résumé, d’une brève mise en contexte et le tout sera chronologiquement ordonné. Cette manière simple de procéder, qui tient au fait que nous ne nous attendons pas à découvrir une masse trop considérable de sources, permettra une appréhension rapide du corpus, et une circulation aisée sur le site (il sera possible de faire des recherches exhaustives en utilisant la fonction « Recherche » de Médias 19). Cette bibliographie devrait permettre ainsi de s’interroger sur les moments où l’actualité canadienne est la plus présente dans la presse, sur les titres qui lui font une plus large part que les autres (et ce que cela indique en terme de profils de publication, de sociologie de lectorat également), sur les grands thèmes qui intéressent les revues de voyage par exemple.

À côté de ces sources médiatiques, nous savons que Jules Verne était un grand lecteur d’ouvrages historiographiques et de fiction. Dans le cas du Canada, il a consulté plusieurs historiens et lu certains romans. Alors qu’il prépare le deuxième de ses trois romans canadiens, Jules Verne écrit à Hetzel pour lui demander des ouvrages sur les Rébellions : « Ici à la bibliothèque, je n’ai trouvé que des articles de la Revue britannique relatifs à des insurrections, et c’est insuffisant9 ». Le 13 mai, il a reçu les livres et remercie Hetzel : « Je viens de parcourir l’ouvrage de Réveillaud que vous m’avez envoyé. Il me sera très utile. Quant à l’ouvrage de Garneau […] si j’en ai besoin j’irai le consulter à la bibliothèque de Paris. Toutefois, si vous pouvez mettre la main sur Événements de 1837-1838, par L. W. Carrier, je pense aussi que ce serait une bonne chose ». On voit ainsi l’écrivain au travail, pressé de se documenter, d’entrer au cœur de cet imaginaire social du Canada que nous cherchons à reconstituer. Nous complèterons ainsi notre corpus médiatique par l’étude de deux autres secteurs du discours social. D’une part, les sources historiographiques sur le Canada.On visera à compléter ce que l’on dit du Canada dans les sources médiatique à travers les textes historiographiques qui ont circulé en France (on s’appuiera ici sur le gros travail de Simard qui se concentre sur ce type de sources). On peut supposer que certains de ces textes, ou des extraits, furent publiés en périodiques (par exemple dans les savantes Revue des deux mondes et Revue britannique). Nous croiserons des auteurs tels que Garneau, Réveillaud, Carrier, Fréchette, Claretie. D’autre part, nous effectuerons la recension des romans qui se déroulent au Canada. Certains vont s’imposer, au sein d’un corpus qui sera à compléter par notre recherche bibliographique. Ainsi par exemple de Régis de Trobrilland, Le Rebelle, histoire canadienne (1841);Gustave Aimard, La Belle Rivière (1874) et Le Souriquet, 1756-1760, légende de la perte du Canada (1882);Henri-Émile Chevalier, auteur français prolifique : citons 39 Hommes pour une femme, histoire de la colonisation du Canada (1878); Le Pirate du Saint-Laurent (1862); Les Derniers Iroquois (1863); La Huronne (1861); Les Nez percés (1862).

Pour l’ensemble de l’action de dépouillement, des dossiers de publication et de résultats annotés des corpus seront mis en ligne ici. Progressivement, ce corpus commenté donnera lieu à des articles et des travaux collectifs effectués en séminaire, qui trouveront sur Médias 19 un lieu de publication en libre-accès.

2. Analyse du Canada de Jules Verne

Le dépouillement des représentations du Canada et sa confrontation au corpus vernien va ensuite nous permettre d’attaquer de front la question théorique de l’imaginaire social. Tel que réfracté dans les romans de Jules Verne, cet imaginaire se subdivise en trois grandes catégories, qui donnent chacune naissance à l’un de ses romans canadiens, et qui structureront nos propres recherches. Nos rééditions de ces romans (qui paraîtront chez Classiques Garnier) seront accompagnées d’introductions substantielles, explorant la manière dont ils intègrent les savoirs sociaux du Canada, les reconfigurent et les problématisent. Bref, il faudra examiner le passage du discours social consacré au Canada à sa mise en texte romanesque. Dans cette réflexion, les trois titres constituent autant d’axes d’analyse :

Le Pays des fourrures (1873). Il s’agit d’un roman de l’exploration nordique, qui met en scène tout le savoir géographique, très précis, de Verne. L’imaginaire du voyage nordique, déjà exploité par l’auteur dans Les Anglais au Pôle Nord, est réinvesti dans le cadre du nord-ouest canadien. Certaines grandes topiques seront ici mises de l’avant afin de voir comment ce roman met en forme l’imaginaire social : nordicité, monde polaire, grands froids, survie dans les mondes sauvages et glacés, etc.

Famille-sans-nom (1889). Ce roman est très ancré dans l’histoire du Canada français; il porte sur les rébellions de 1837-1838. Il évoque donc les conflits entre Français et Britanniques, de même que le rôle des amérindiens dans la géopolitique canadienne. Jules Verne a produit là un roman tout à fait étonnant, très bien renseigné, contenant beaucoup de précisions sur la situation politique du Canada.

Le Volcan d’or (1906). Le dernier roman concerné est un roman de l’exploitation économique du territoire et des ressources. Verne situe l’action au moment de la « ruée vers l’or », dans le Klondike. Il récupère certainement les images particulièrement frappantes des reportages (souvent désormais accompagnés de photographies) qui construisirent le mythe de ce nouvel eldorado, à la fin du xixe siècle. À noter par ailleurs que le roman met en scène une importante composante comparative avec les États-Unis, les « yankees », souvent malhonnêtes, étant présentés en redoutables concurrents des Canadiens.

Famille-sans-nom se déroule pendant les Rébellions canadiennes de 1837-1838. Le roman est publié en 1888 dans le Magasin d’éducation et de récréation, puis l’année suivante en volume.

Chaque roman comporte ses particularités, mais tous sont analysables selon une méthodologie sociocritique qui nous permettra de travailler sur les textes en leur posant certaines questions : que disent-ils de l’imaginaire canadien, comment le travaillent-ils ? quelles images de la semiosis sociale convoquent-ils ? à quelle mise en récit procèdent-ils, dans une sorte de mise en forme du «magma» des représentations sociales du Canada ? quels sont les récits « souterrains » qui les traversent ? Nous serons alors amenés à poser l’hypothèse qu’au bout du compte, les romans canadiens de Verne parlent aussi de la France, qu’il y a dans ces œuvres une projection de la France, ainsi qu’une conception de la « francophonie » (avant le terme), monde dans lequel l’âme de la France perdurerait sur le continent nord-américain.

Les retombées de ce projet seront ainsi multiples : publications savantes (sur ce site même et ailleurs), éditions des trois romans canadiens de Jules Verne (chez Classiques Garnier, 2017, 2019 et 2020) et stratégie numérique résultant en une accessibilité accrue de documents sur le Canada issus de la presse du xixe siècle. Les dossiers électroniques que nous monterons sur ce site réuniront des articles d’époque entièrement libres d’accès ; ils seront de nature à intéresser tant les chercheurs de plusieurs disciplines connexes (histoire, sociologie, ethnologie, géographie) que le grand public curieux de l’histoire des représentations nationales. Plus que jamais, Verne est présent à notre imaginaire.

(Université Laval et Université d’Ottawa)

Notes

1  Lettre à Louis Jules Hetzel du 31 mai 1887.

2  La somme incontournable est Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.

3  Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010.

4  Marie-Pierre Luneau, Jean-Dominique Mellot, Sophie Montreuil et Josée Vincent (dir.), Passeurs d’histoire(s) : figures des relations France-Québec en histoire du livre, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010 ; Yvan Lamonde et Didier Poton, La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Presses de l’Université Laval, 2006.

5  Sylvain Simard, Mythe et reflet de la France. L’image du Canada en France, 1850-1914, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1987 ; et voir en amont les travaux d’Armand Yon, « Les Canadiens français jugés par les Français de France, 1830-1939 (suite) », dans Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 20, nº 2, Montréal, 1966, p. 262-280, et « Les Canadiens français jugés par les Français de France, 1830-1939 », dans Revue d'histoire de l'Amérique française, vol. 19, nº 1, Montréal, 1965, p. 56-83.

6  Les Rébellions canadiennes de 1837 et 1838 vues de Paris, Québec, Presses de l’Université Laval, 2011.

7  Les références complètes aux travaux sur Jules Verne se trouvent dans la bibliographie publiée sur Médias 19. Cette bibliographie, déjà imposante et s’achevant essentiellement à l’année 2011, sera progressivement nourrie des plus récents travaux.

8  Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1975, voir en particulier les pages 217-218 et 221.

9  Lettre du 30 avril 1887.

Pour citer ce document

Guillaume Pinson et Maxime Prévost, « Le Canada de Jules Verne : hypothèses, méthodes, objectifs », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/le-canada-de-jules-verne-hypotheses-methodes-objectifs