Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

Le « voyageur canadien » du Pays des fourrures ou l’Amérique française selon Jules Verne

Table des matières

GÉRARD FABRE

Préambule : le contexte de production de l’œuvre

Le Pays des fourrures paraît en feuilleton dans Le Magasin d’éducation et de récréation (« édition préoriginale ») du 20 septembre 1872 au 15 décembre 1873. La maison Hetzel publie l’édition originale en deux volumes le 13 novembre 1873. Le livre connaît un succès honorable : 26 000 exemplaires sont vendus du vivant de l’auteur1.

Par ordre chronologique, c’est le premier des trois romans de Jules Verne consacrés entièrement au Canada. Le récit se déroule dans le Grand Nord : les protagonistes traversent des étendues désertiques administrées par la Compagnie de la Baie d’Hudson. À bord du plus impressionnant paquebot de l’époque, le Great Eastern, le romancier s’est rendu en Amérique du Nord en avril 1867, accompagné de son frère Paul. C’est l’année même de la naissance de la Confédération canadienne, composée initialement de quatre provinces : l’Ontario, le Québec, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. Ainsi, bien que le roman soit situé dans une période antérieure – 1859-1860 –, sa rédaction est contemporaine au processus de fondation du Canada moderne. Intégrée à l’Empire britannique, la Confédération acquiert le statut de Dominion,autrement dit de « puissance », si l’on traduit le mot en français. Ce statut lui assure, pour sa politique intérieure, une relative autonomie à l’égard de Londres. La rébellion des Métis de la rivière Rouge retarde l’entrée dans la Confédération des immenses territoires appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui s’étendent jusqu’aux océans arctique et pacifique. Achetés en 1869, ceux-ci rejoignent la Confédération en 1870 sous le nom de Territoires du Nord-Ouest.

Imaginaires nationaux et filtre colonial

Jules Verne ne déroge pas dans ce roman à l’esprit géographique dont il a fait sa marque de fabrique. Il y développe cependant une forte section historique qui lui sert d’arrière-plan à partir duquel il brosse le portrait colonial de l’Amérique du Nord britannique. Le deuxième chapitre de la première partie retrace les étapes de la formation, depuis 1670, de la Compagnie des pelleteries de la Baie d’Hudson, une société par actions qui établit pour l’Angleterre un droit de commerce sur l’arrière-pays de la Nouvelle-France. Après avoir présenté cette entreprise commerciale sous l’angle de l’épopée, il dresse, chiffres à l’appui, le constat de son déclin historique, précipité par la chute continue de l’exportation des peaux au 19e siècle. Il introduit incidemment une note critique sur le monopole dont s’est prévalue la Compagnie : « ce régime absolu, et, par certains côtés, antimoral2 » (p. 14). La crise qui frappe la Compagnie la pousse à « tenter l’exploitation de ces contrées du Nord, qui sont à peine connues » (p. 14). Verne cite le nom d’une compagnie rivale, « la Compagnie américaine des pelleteries de Saint-Louis » (p. 12). Outre l’allusion aux conflits de possession territoriale entre le Canada et les États-Unis, il prépare ainsi le lecteur à la survenue d’un personnage éphémère mais essentiel : le « voyageur canadien ». L’expression n’est pas fortuite : elle est associée à un usage sémantique précis, que partageaient francophones et anglophones d’Amérique. Aux 18e et 19e siècles, le mot de « voyageur » désignait des chasseurs-trappeurs de souche canadienne-française. Ces « Canayens », selon la prononciation de l’époque, faisaient communément la traite des fourrures avec les Amérindiens, ce qui explique la part élevée de Métis parmi eux. Non sans une connotation péjorative qui a longtemps prévalu, ils étaient également appelés « coureurs de bois » ou « coureurs des bois ».

Quelle est la portée symbolique de ce personnage « secondaire », dont le lecteur ne connaîtra ni le nom ni le prénom, et dont l’unique désignation dans le roman est celle de « voyageur canadien »? Ce personnage sera notre fil conducteur pour comprendre comment, à travers lui, Verne expose sous une forme synthétique sa vision du Canada français. À partir du champ des possibles qui s’offrent à lui pour injecter la dose de conflictualité nécessaire à son récit, le romancier adresse des signes de connivence à ses lecteurs français : il puise, au sein d’imaginaires nationaux composites3, les éléments de tension qui président au déclenchement de l’action. Les relations conflictuelles entre les Canadiens français et leurs compatriotes de langue anglaise sont dépeintes à l’aide d’une accumulation de petites touches historiques qui permettent au lecteur de reconstituer le passé fuyant de l’Amérique du Nord et d’anticiper l’évolution des entités en présence, avec cet horizon d’incertitude dû notamment à l’hypothétique annexion du Canada par les États-Unis. Cette opération vise à conjuguer des temps hétérogènes, dont Verne souligne les discordances : le passé révolu de la Nouvelle-France, les temps sombres de la Conquête, le présent incertain de la Compagnie de la Baie d’Hudson, l’avenir menacé de la Confédération. Le « voyageur canadien » y joue un rôle nodal : figure polymorphe, métaphore d’un peuple vaincu mais encore maître de ses déplacements et de son destin, il lui appartient de recoller, dans l’ordre de la fiction, les images déchirées de la France, du Canada et de l’Amérique du Nord.

À travers leur interaction, Verne construit les personnages comme des types sociaux qui incarnent davantage qu’eux-mêmes. Dans Le Pays des fourrures, un triangle paradigmatique en témoigne, celui constitué par le « voyageur canadien », l’exploratrice britannique Paulina Barnett et le lieutenant Jasper Hobson, un officier de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ce dernier est d’ascendance, non pas anglaise, mais irlandaise : son père, lui-même major dans la Compagnie de la Baie d’Hudson, est natif de Dublin. Ces types ne se soutiennent pas seuls : ils sont adossés à de larges configurations thématiques et idéologiques, selon cet art incomparable de la litote qui caractérise Jules Verne – un art que les romanciers français de son époque ne possèdent pas. Si Gabriel Ferry, Henri-Émile Chevalier, Gustave Aimard, Louis Noir, Pierre Ferragut et Louis Bailleul, entre autres auteurs contemporains à succès, brodent nombre de récits à partir de canevas nord-américains et mettent en scène des personnages canadiens-français, leurs œuvres manquent singulièrement de densité, de consistance et de profondeur historique4.

L’île du Pays des fourrures : un agencement de figures originales

Jasper Hobson dirige une expédition dont le but est de fonder une factorerie, autrement dit un poste de traite, pour le compte de la Compagnie de la Baie d’Hudson. S’arrêtant en un endroit qui lui paraît pleinement convenir à cette nouvelle implantation, il ne se doute pas que le site choisi se trouve sur une étendue de glace en train de fondre. Bientôt, le camp lui-même se détachera du continent à la suite d’une éruption volcanique, et s’en ira à la dérive. Verne peut traiter ainsi du thème de l’insularité qui lui est cher5.

Selon Pierre Macherey6, loin de vouloir seulement traduire ou illustrer une idée ou un programme, Jules Verne cherche surtout à agencer des figures. Comme les pièces d’un échiquier, il dispose ses personnages en fonction d’une logique narrative complexe. Chez l’écrivain nantais, « un objet […] désigne cet agencement même » : c’est l’île. Ce qui vaut pour L’Île mystérieuse, roman sur lequel repose la démonstration de Macherey, s’applique également, mais d’une autre façon, au Pays des fourrures : l’intrigue dépend entièrement de la transformation d’une simple lentille de glace en une île qui ne cesse de fondre et de rapetisser. La figure thématique de l’île y est d’autant plus singulière qu’elle ne connaît aucun précédent en littérature depuis Robinson Crusoé (1719). Les multiples déclinaisons du livre de Daniel Defoe ne peuvent s’apparenter à l’île du Pays des fourrures. Le processus de formation puis de dislocation de l’île change le sens de l’expédition dirigée par le lieutenant Hobson : il oriente l’intrigue vers des conséquences inattendues. Ce qui va se passer sur le bloc de glace « dérive » d’une transfiguration que rien ne laissait prévoir au départ : la colonie naissante devient une île vouée à disparaître. Pour reprendre les termes de Macherey, l’interaction des personnages et du milieu correspond à un agencement de figures, mais la configuration narrative initiale se délite : le « voyageur canadien » officie en quelque sorte comme agent précurseur de ce délitement. L’objectif d’implanter un poste de traite sur les rives de l’océan arctique n’a plus lieu d’être. Le projet colonial des héros de l’aventure s’évanouit à mesure qu’ils prennent conscience de leur situation insulaire et de son corollaire : la submersion, quand l’île de glace aura complètement fondu. Dès lors, il ne s’agira plus pour eux que de sauver leur peau.

Ainsi, la forme spatiale imposée par un événement naturel – un séisme dû à une éruption volcanique – gouverne la tournure fantastique que prend le récit. Humains et bêtes (ours et autres mammifères) se trouvent confinés sur l’île. Et ce confinement impose une « réconciliation » entre les espèces : naguère sacrifiés au démon de la chasse et traqués pour leurs fourrures, les animaux sauvages en viennent à chercher protection auprès d’une implantation humaine menacée elle aussi par les éléments naturels. La ruse de l’histoire concoctée par Jules Verne consiste à rendre la nature de l’île paisible et accueillante, mais aussi fausse et cruelle. Sous cet angle, Le Pays des fourrures se distingue radicalement de toutes les autres fictions insulaires imaginées antérieurement.

« Deux coups de feu »

Le « voyageur canadien » apparaît dans la première partie, au chapitre seize intitulé « Deux coups de feu » (p. 126-135). C’est un chapitre court mais central du roman. Car il contient les signes annonciateurs des graves problèmes que va connaître l’expédition commandée par le lieutenant Hobson.

Un parallèle est suggéré par Verne entre les déboires de l’expédition et la crise générale de la Compagnie de la Baie d’Hudson, due à la chasse abusive des animaux comestibles et à fourrure : leur hécatombe provoque l’épuisement des ressources et mine la prospérité des actionnaires anglais, qui essuient de sévères pertes financières. Bien que le roman ne fasse aucune allusion à ce fait, beaucoup de coureurs des bois d’origine canadienne-française travaillent pour la Compagnie de la Baie d’Hudson. Ce sont souvent des Métis de la Rivière-Rouge qui pratiquent la chasse au bison et approvisionnent les comptoirs de la Compagnie.

Le récit du Pays des fourrures commence le 17 mars 1859. La rencontre avec le « voyageur canadien » aura lieu le 24 septembre 1859. Sa survenue découle de la dégradation de l’économie de la traite : le lieutenant Hobson est chargé d’établir une nouvelle factorerie pour pallier les difficultés croissantes de la chasse aux fourrures. Le choix se fixe sur le cap Bathurst, très au nord du continent, car le gibier y cherche refuge pour ne pas être décimé. Alors que Jasper Hobson explore les environs, il croise un groupe de chasseurs concurrents, emmené par le « voyageur canadien ».

Une scène théâtrale mouvante

La confrontation du lieutenant Hobson et de Paulina Barnett avec le « voyageur canadien » est mise en scène à travers deux modalités stylistiques : d’une part, la description des vêtements, des armes et des gestuelles; d’autre part, les dialogues entre les protagonistes. Pour accompagner et corser ces dialogues, le romancier suggère une gamme d’attitudes, de conduites, de mimiques et de physionomies. Le chapitre seize de la première partie du Pays des fourrures est parsemé d’incises qui expriment du non-verbal :

Jasper Hobson est « stupéfait », arbore « un sourire dédaigneux », réplique « avec fierté », puis « sèchement »; son front « se rid[e]; il « dissimul[e] mal son dépit », « s’en [va] tout pensif » (p. 132-135).

Le « voyageur canadien » s’appuie « avec grâce sur son fusil », parle « en bon anglais, mais avec un léger accent étranger »; il « s’inclin[e] poliment devant la voyageuse », est vêtu « élégamment », répond « dédaigneusement » à Hobson; il reste « très poli d’ailleurs »; « son adversaire et lui se regard[ent] dans le blanc des yeux » (p. 133-134).

Paulina Barnett « hésit[e] à accepter » (p. 135).

Une théâtralisation des échanges sous-tend la séquence, d’où son aspect parfois désuet, anachronique, sinon intemporel. Conformément aux pratiques romanesques du 19e siècle, les romans verniens procèdent d’une optique théâtrale : ils s’inscrivent dans le sillage de la dramaturgie. Le Pays des fourrures ne déroge pas à ce cadre dominant, puisqu’il repose sur une tragédie collective. L’harmonie initiale des rapports sociaux risque d’être brisée : le piège de la fonte des glaces se referme sur une petite communauté dont les membres vivent en bonne entente. Ces derniers nomment leur établissement Fort-Espérance, ce qui en dit long sur leurs aspirations utopiques et contraste avec les déconvenues qu’ils subiront. Le tragique naît précocement dans le roman car le pressentiment du malheur ne tarde pas à advenir. Un malaise envahit le récit et se répand par le truchement de signes annonciateurs : la rencontre avec le « voyageur canadien » en constitue une pierre de touche; la séquence de l’accident en mer, avec la noyade du vieux pêcheur et le sauvetage in extremis de Paulina Barnett par Hobson, scande-t-elle aussi la marche inexorable vers un destin funeste.

Cet usage éprouvé des codes dramaturgiques n’épuise pas la définition des procédures narratives et scéniques déployées par Jules Verne. Certes, le déroulement chronologique de l’action vise à illustrer le cheminement d’une fable à consonance morale, dont l’issue est connue d’avance : édifier et rasséréner le lecteur, à la manière du spectateur d’un drame. Mais les principes théâtraux d’unité de temps et de lieu ne sont pas pour autant respectés. En effet, les décors changent à loisir; les ellipses sont nombreuses et plus ou moins étirées dans la durée. En ce sens, la scène vernienne annonce le découpage cinématographique en plans et séquences, ainsi que son expression graphique, le story-board : elle met en relation des lieux et des personnages au moyen de dialogues et d’images – les « vignettes », comme on disait à l’époque. Dans les œuvres de Jules Verne, à l’instar des séquences du cinéma populaire, les chapitres sont organisés en alternant l’apparition des principaux personnages, les temps forts et les temps faibles, les raisons d’espérer et les motifs d’inquiétude. Ce dispositif se rapproche aussi de la bande dessinée, qui s’inspire elle-même des cadrages et des montages cinématographiques. C’est sans doute pourquoi les œuvres du romancier nantais sont fréquemment adaptées : leur langage propre se prête à une traduction ou une transposition dans les arts visuels.

Le rôle des illustrations

Le livre contient deux illustrations qui représentent le personnage du « voyageur canadien ». Il convient de les étudier attentivement, car les illustrations jouent un rôle majeur dans les Voyages extraordinaires.

Julien Gracq a insisté sur la « soudure » qui raccorde les vignettes au texte vernien, « bloc indissociable de texte et d’image » qui fait de Pierre-Jules Hetzel un « metteur en livre », à la façon d’un « metteur en scène » au théâtre ou au cinéma7. L’éditeur de Jules Verne était bien conscient de cette analogie quand il comparait les illustrations des romans à des décors de théâtre. Il intervenait en ce sens auprès de Verne, à l’occasion du premier volume du Pays des fourrures, en lui rappelant sa responsabilité dans la confection des vignettes :

C’est un complément nécessaire à vos manuscrits que de donner des instructions aux dessinateurs pour les illustrations. Pour des décors de théâtre qui passent, vous le comprendriez, pour un livre qui a l’intention de rester, il faut d’autant plus comprendre et y pourvoir.8

Cet extrait de correspondance le prouve : Pierre-Jules Hetzel s’inscrivait dans la postérité en soulignant l’importance de soigner la qualité des vignettes. Ces dernières sont des images, dessinées et gravées9, qui illustrent l’avancement du récit. On y joint des éléments textuels appelés « légendes », qui prennent généralement la forme de dialogues entre des personnages, comme c’est le cas dans les deux vignettes où figure le « voyageur canadien ».

Les illustrations du Pays des fourrures sont signées par Jules Férat (1829-1889?) et Alfred Quesnay de Beaurepaire (1830-1898), lequel a dessiné les deux vignettes que nous allons évoquer. Peintres et graveurs, ils ont collaboré l’un et l’autre à L’Illustration. Férat a notamment mis en images L’Île mystérieuse (1874), dont il a dessiné la fameuse couverture. Il a commencé à travailler avec Hetzel pour Une Ville flottante (1871) et illustrera au total neuf des Voyages extraordinaires.

La première vignette : un intrus à l’adresse redoutable

«Et à moi!» répondit un étranger…
(dans Jules Verne, Le Pays des fourrures, édition Hetzel 1907, p. 129)

Vignette tirée de l’œuvre numérisée, provenant du fonds patrimonial Heure Joyeuse, médiathèque Françoise Sagan, Paris et disponible sur le site gallica.bnf.fr,
Lien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577314k/f141.item.r=129

Le personnage au centre de la vignette ci-dessus, muni d’un fusil et surmonté d’un couvre-chef à plume, est donc le « voyageur » canadien-français au service de la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis. Ce personnage est accompagné d’une douzaine d’hommes : d’autres « voyageurs » comme lui, et des Indiens. On les discerne à peine sur la vignette, mais ils sont néanmoins présents, bien qu’en retrait : on repère plus aisément deux autres « voyageurs » sur les cinq que compte le groupe, et deux des huit Indiens, l’un de face, l’autre de profil, au fond, avec un trait de dessin moins foncé.

Verne conduit la description du personnage avec sobriété, sans aucun superlatif, ce qui n’est guère courant dans la littérature de l’époque :

C’était un homme de haute taille, offrant le type parfait de ces « voyageurs canadiens » dont Jasper Hobson redoutait si particulièrement la concurrence. Ce chasseur portait encore ce costume traditionnel dont le romancier américain Washington Irving10 a fait exactement la description : couverture disposée en forme de capote, chemise de coton à raies, larges culottes de drap, guêtres de cuir, mocassins de peau de daim, ceinture de laine bigarrée supportant le couteau, le sac à tabac, la pipe et quelques ustensiles de campement, en un mot, un habillement moitié civilisé, moitié sauvage. Quatre de ses compagnons étaient vêtus comme lui, mais moins élégamment. Les huit autres qui lui servaient d’escortes étaient des Indiens Chippeways. (p. 133)

Mis en valeur à la fois par le texte et sur le plan graphique, au détriment de ses compagnons, le « voyageur canadien » se tient au centre de la première vignette. Dans l’histoire, il surgit là où il ne devrait pas être : « sur le sol même de l’Angleterre », comme le lui fait remarquer « avec fierté » Jasper Hobson, représenté à droite, au premier plan, de dos. C’est un rival dangereux, associé à des intérêts américains, un gêneur qui ne reconnaît pas la Compagnie de la Baie d’Hudson comme la « maîtresse absolue de tout ce domaine du nord de l’Amérique ». Il conteste les « Actes » et « privilèges » dont se prévaut Hobson : « des mots de la vieille Europe qui résonnent mal en Amérique. » Il reprend à son compte la doctrine Monroe : « l’Amérique sera américaine depuis le détroit de Magellan jusqu’au pôle Nord ».

[L]e territoire appartient à qui l’occupe, ajoute-t-il. Vous avez fondé une factorerie au cap Bathurst, eh bien, nous ne chasserons pas sur vos terres11, et, de votre côté, vous respecterez les nôtres, quand les pelletiers de Saint-Louis auront créé quelque fort, en un autre point […]. (p. 134)

Le litige entre les deux parties porte sur le coup de feu qui a « véritablement tué » (p. 134) un renard argenté, dont le cadavre est représenté en bas de la vignette. Qui en est l’auteur : Hobson ou le « voyageur canadien », les balles des deux protagonistes ayant atteint leur cible? Or, il s’avère que le « voyageur » est un peu plus adroit au tir que le lieutenant Hobson : le premier touche le renard au cœur, quand le second l’atteint au flanc. Il n’y a pas de discussion possible. Dépité, Hobson admet que le renard appartient au « voyageur ». Mais un rebondissement se produit, auquel la seconde vignette et sa légende (ci-dessous) font écho : galanterie oblige, le « voyageur » cède la dépouille du renard, parce que « les dames aiment les belles fourrures » (p. 135, reproduit en légende p. 136).

La seconde vignette : Paulina et Verne, Paulina et la reine Victoria

«Les dames aiment les belles fourrures. »
(dans Jules Verne, Le Pays des fourrures, édition Hetzel 1907 p. 136)

Vignette tirée de l’œuvre numérisée, provenant du fonds patrimonial Heure Joyeuse, médiathèque Françoise Sagan, Paris, et disponible sur le site gallica.bnf.fr
Lien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577314k/f148.item.r=136

Le « voyageur canadien » rencontre une femme à laquelle il va rendre hommage à sa manière, en lui offrant théâtralement le renard argenté. Âgée de quarante ans environ, accompagnée d’une amie qui fait office de secrétaire, Paulina Barnett est « une anglaise du comté d’York » (p. 7)12. Elle est lauréate de la Société royale de Géographie, haut lieu de l’idéologie coloniale britannique13. Cette récompense est capitale pour saisir la fonction symbolique de Paulina dans le roman. La géographie est en effet une discipline en plein essor dans le dernier quart du 19e siècle. Les explorateurs, à l’image du personnage de Paulina Barnett, permettent de la diffuser à vaste échelle par l’entremise des médias de l’époque : la presse quotidienne et les revues spécialisées dans les voyages proposent régulièrement à leurs lecteurs des informations de nature géographique. Il s’agit de vulgariser les nouveaux savoirs, et de les actualiser sous une forme parfois pointue, avec l’inclusion de techniques cartographiques en noir et blanc ou en couleur.

La carte du monde dessinée par les explorateurs et les géographes de ce temps est impériale : rien ne semble, alors, devoir la bouleverser. Le contexte ne se prête guère à une contestation de la colonisation des peuples jugés primitifs. Sous couvert de progressisme, les élites y sont nettement favorables : il s’agit d’éduquer et de civiliser des sociétés en retard de développement, dont les habitants sont souvent comparés à des enfants, des êtres immatures. En France, en Belgique ou en Allemagne, l’opinion reste assez indifférente à l’expansion coloniale prônée, à la fin du 19e siècle, par les classes dirigeantes. Quant aux couches populaires britanniques, auxquelles les institutions inculquent avec succès un orgueil national par l’entremise de l’idéologie jingoïste, la colonisation les stimule en leur ouvrant de meilleures perspectives professionnelles. D’où le fait qu’elles s’y engagent sans état d’âme : les recrues ne manquent pas pour les colonies dites de peuplement, contrairement aux autres pays européens.

Comme il était d’usage à l’époque, Jules Verne met donc en scène une héroïne qui ne doute pas de la pérennité d’un « empire-monde » dirigé par l’Europe. Le romancier fut lui-même membre de la Société de Géographie de Paris, à laquelle il renouvela son adhésion de 1865 à 1898. Passionné par tout ce qui se publiait dans ce domaine, il fréquentait assidûment le milieu des géographes : il lisait et côtoyait des sommités françaises comme Élisée Reclus, Joseph Bertrand et Quatrefages de Bréau.

Eu égard à ce penchant, on peut se demander si Jules Verne n’a pas imaginé Paulina Barnett comme une sorte de double, à la façon d’Emma Bovary pour Gustave Flaubert. En tout cas, le personnage possède les attributs qui attirent un romancier épris d’aventures : « voyageuse célèbre », faisant crânement face à l’adversité, l’aventurière est en quête d’exploits sportifs, dont celui d’être le premier être humain à atteindre le pôle Nord. Pour elle, les fourrures, si ardemment convoitées par ses congénères, n’ont guère de valeur distinctive, somptuaire. Elles ne sont qu’un moyen de se protéger du froid. Au-delà de l’anecdote, sa rencontre avec un autre type de « voyageur » provoque un basculement de l’intrigue.

La caractérisation textuelle de ces deux personnages renvoie clairement à la pratique du voyage (« voyageuse » et « voyageur »). Cela laisse supposer une reconnaissance réciproque, voire une complicité tacite, susceptible d’expliquer l’acte de galanterie qui clôture la scène. D’un côté, cette complicité ne peut relever que d’une vague intuition, puisque les protagonistes ne se connaissent pas. D’un autre côté, l’art romanesque joue fréquemment sur l’idée de prédestination pour des rencontres apparemment fortuites.

L’offrande du renard ne clôt pas le chapitre. Une notation du narrateur évoque à ce moment l’hésitation de Pauline : dédaigne-t-elle cette fourrure? craint-elle de froisser Jasper Hobson? Mais elle accepte finalement, car, toujours selon le narrateur, elle ne veut pas blesser la susceptibilité du « voyageur ». C’est donc elle qui a le dernier mot : la galanterie explique certes l’issue de la séquence, mais la proie convoitée est désormais entre les mains d’une Anglaise14.

Dans cette seconde vignette, Paulina, à droite de l’image, se trouve tout près du lieutenant Hobson. Cherche-t-elle sa protection? Elle semble plutôt faire corps avec lui, et partager ses préoccupations. Elle tient entre les mains l’extrémité du canon d’un fusil, dans une attitude de familiarité avec l’arme. Sa posture semble vigilante, mais nullement effrayée, ni même inquiète. Son regard fixe celui du « voyageur » et paraît certes farouche, mais sans hostilité. Une complicité pourrait donc se nouer entre la voyageuse exploratrice et le « voyageur canadien » : tous deux sont faits de la même étoffe. Bref, elle se comporte exactement comme un homme courageux le ferait en pareille occasion. Ailleurs dans le roman, Verne ne manque pas de décrire la vaillance de Paulina, dont la « nature virile » n’empêche pas la femme de « reparaître » par instant (p. 379). Elle est capable d’actes de bravoure, tel celui de décharger le pistolet de Hobson dans la gueule ouverte d’un ours. Ce personnage, digne de respect selon la tradition romanesque, entretient une relation métonymique avec l’Angleterre : elle possède exemplairement la ténacité, la pudeur, la soif d’aventure et le flegme anglais.

Dès lors, un pas peut être franchi pour voir en Paulina Barnett l’incarnation, non plus de Verne lui-même, mais de l’Angleterre victorienne. D’autant que cette métonymie est confortée par le nom – Victoria – de la presqu’île, devenue « île errante et vagabonde […] que les courants entraînaient sur l’océan Arctique » (p. 205). Pour donner une idée de la superficie de l’île Victoria, Verne ne trouve pas mieux que de la comparer à l’île Sainte-Hélène, symbole à la fois de la puissance maritime britannique et de la fin des ambitions françaises en Europe, sanctionnée par la défaite napoléonienne. Il n’hésite pas à produire une image saisissante : « L’audacieuse femme […] ressemblait si bien à cette île Victoria qui marchait sans aucunement trahir sa marche! » (p. 241)

Le renard argenté

La confrontation des deux illustrations fait ressortir certains détails visuels qui méritent un examen plus fouillé. Le renard argenté, au premier plan, est sans conteste mis en exergue. D’une vignette à l’autre, il se trouve logiquement en bas des deux vignettes, mais sous un angle différent : le changement d’angle attire l’attention sur lui, de même que le trait sombre utilisé pour le dessiner. Cette insistance n’est pas gratuite : dans le prolongement du texte, le renard argenté est représenté comme la proie de toutes les convoitises. On peut y déceler une portée symbolique qui renvoie à l’histoire de l’Amérique du Nord, car la question de la traite des fourrures a été l’une des pommes majeures de discorde entre Français, Anglais et Néerlandais aux 17e et 18e siècles. Cette traite est un butin de guerre dont a hérité la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1760, à la suite des succès militaires britanniques qui ont rayé la Nouvelle-France de la carte.

D’une vignette à l’autre, le « voyageur canadien » est figuré d’abord de face, puis de profil. Ses habits et ses accessoires de chasse sont dessinés suivant la description donnée par Verne. La fidélité de l’illustrateur au roman accrédite et renforce l’effet réaliste produit par la précision de cette description. De Beaurepaire n’a sans doute pas éprouvé le besoin de se documenter davantage pour représenter le personnage vernien du « voyageur canadien ». Plutôt qu’un document historique fiable, l’illustration est conçue ici comme une stylisation. Elle permet d’harmoniser les habits du « voyageur » avec la prestance qu’on lui prête, avec son élégance supposée – moyen de le distinguer avantageusement de ses compagnons présents dans la scène.

La position des armes

Un autre détail doit être souligné, qui prolonge la mise en scène des susceptibilités nationales : la place des armes portées par les personnages. Il s’agit de fusils de chasse d’un modèle à peu près comparable, bien que leur calibre diffère, caractéristique qui permet d’identifier chacune des balles tirées par les deux chasseurs. Leur position est intéressante à noter. Dans la première vignette, le « voyageur canadien », ainsi que son compagnon au second plan à gauche, portent manifestement leurs armes de façon pacifique. Le premier pose certes un pied sur la proie étendue devant lui dans une attitude possessive, mais il prend soin d’écarter son bras armé, en signe de non-agression. Le second a posé la crosse de son arme par terre et en recouvre le double canon de ses deux mains : la gestuelle est suffisamment claire pour signifier la neutralité et la non-intervention dans le différend. Tandis que le lieutenant Hobson, qui n’a pourtant pas été menacé, continue de tenir son fusil la main droite sur la gâchette, le canon dangereusement braqué sur le « voyageur canadien », même s’il ne le met pas vraiment en joue. Hobson fait preuve donc d’une agressivité qui peut être mise sur le compte de son irritation devant la présence, sur une terre censée appartenir à la Compagnie de la Baie d’Hudson, d’un chasseur qui prétend le priver de son butin.

La seconde vignette rétablit la paix puisqu’elle montre, d’un côté, le « voyageur canadien » saluant en ôtant son couvre-chef, le fusil remis en bandoulière, et de l’autre, Hobson et Paulina, leurs armes à terre, le canon dirigé vers le ciel. La tension palpable dans la première illustration s’est dissipée. En dégageant son pied de la dépouille du renard, le « voyageur canadien » renonce à la posséder et à provoquer son adversaire : l’illustrateur représente ce changement de position pour signifier le dénouement pacifique de la scène. Si le regard de Hobson demeure méfiant, l’image suggère néanmoins un respect mutuel et un traitement serein du litige : elle laisse envisager la possibilité d’une entente plus cordiale entre les deux hommes.

Sur la seconde vignette, le « voyageur canadien » fixe indéniablement Paulina, et non Hobson. Par son offrande du renard argenté, on peut penser qu’il lui fait les yeux doux, et qu’elle n’y est point insensible. L’interprétation résulte d’un croisement du texte et de l’image, quel que soit leur ordre de lecture, opération de va-et-vient dont joue certainement l’illustrateur.

Un héros à la fois canadien et français

Sans doute le « voyageur canadien », par ses connotations positives, peut-il faire office de personnage « français ». D’emblée, Verne le présente comme « un Français, ou tout au moins un descendant des Français du Canada, et peut-être un agent des compagnies américaines chargé de surveiller l’établissement de la nouvelle factorerie. » (p. 133) C’est donc un Canadien français. L’identification de ces derniers à la France était alors courante dans la presse et la littérature. Verne reconduit un topos romanesque de l’époque.

Pourrait-il être un Métis? Rien, dans le texte, ne permet de valider ou non cette hypothèse15. Il porte sans doute « un habillement moitié civilisé, moitié sauvage » (p. 133), mais cela n’en fait pas un Métis pour autant. Il est probable cependant que Verne savait que les termes « voyageurs » et « brûlés » étaient indifféremment utilisés, tant par les anglophones que par les francophones, pour désigner les Métis descendants des Français.

Quoi qu’il en soit, l’intervention du « voyageur canadien » est fidèle à l’idée du panache que Verne se plaît habituellement à mettre en scène à travers ses personnages français. En connivence avec ses lecteurs, le romancier présente le panache comme une caractéristique française. Verne établit donc dans Le Pays des fourrures une continuité historique entre les deux peuples : il ne voit pas de différences notables entre eux. Outre la langue bien sûr, leur unité provient d’une même communauté de valeurs morales, de normes juridiques et surtout de codes esthétiques : seuls des Français seraient « capable[s] de danser en un tel point du globe! » (p. 92) C’est ainsi que le « voyageur canadien » révèle son goût de la danse en laissant « d’assez nombreuses empreintes de pas, très-nettement [sic] conservés sur un sol glaiseux. » (p. 91) De plus, durant les échanges du chapitre seize, il fait montre d’une galanterie si ostentatoire qu’elle peut friser le ridicule. Ne faut-il pas voir dans cette inflexion sémantique la réaction blasée d’un lecteur du 21e siècle, moins soucieux de courtoisie à l’égard du genre féminin? Il nous semble difficile, cependant, de croire que cette interprétation échappait à l’auteur, quand bien même elle nuancerait l’image du « voyageur canadien ».

Cette question est finalement secondaire dans la compréhension du récit, car l’essentiel de sa symbolique se situe ailleurs. L’irruption de ce personnage apparemment léger permet au narrateur d’anticiper « de grosses difficultés pour l’avenir » (p. 135), qui ne touchent pas seulement l’établissement fondé par Hobson et son détachement : elles atteignent, par ricochet, la Compagnie de la Baie d’Hudson et même l’Angleterre. Leur puissant voisin – les États-Unis – ne leur laissera pas les mains libres en Amérique du Nord. C’est en tout cas le discours que tient le « voyageur canadien » au lieutenant Hobson.

La rivalité entre l’Angleterre et les États-Unis est récurrente dans les romans de Verne, depuis Les Aventures du Capitaine Hatteras (1866), avec la concurrence entre Hatteras et Altamont pour la conquête du pôle Nord. Cette rivalité fonde le système d’alliance entre Canadiens français et Américains dans Famille-Sans-Nom (1889), roman historique qui relate les soulèvements des Patriotes en 1837.

Fait hautement significatif, Verne, à la fin de sa vie, inversera ce système d’alliance. Dans Le Volcan d’or, dont la rédaction commence en 1899, les relations entre ces peuples vont diamétralement changer : Canadiens français et anglais, tous honnêtes gens en quête de l’or du Klondike, s’unissent contre des Américains originaires du Texas, délinquants notoires et redoutés16.

Une patrimonialisation de l’Amérique française

Dans son livre, publié en 1979, sur les rapports que Verne entretient avec ce qui deviendra le Québec, Lahalle n’a pas tort de relever le ton anachronique des dialogues échangés entre Hobson et le « voyageur canadien » :

Aventuriers par l’esprit, le vêtement, l’action, les deux rivaux n’en sont pas moins des figures du siècle des Lumières. On les dirait sortis tout droit des contes de Voltaire. Magie d’un discours dont les mots sous-tendent les gestes17.

Mais cet anachronisme s’explique d’autant mieux que la source des maux remonte à l’époque glorieuse de la Nouvelle-France, « au temps où le Canada appartenait à la France », où les agents français se montraient « constamment supérieurs » aux Anglais. Pour Verne, le « voyageur canadien » ne peut être que l’héritier des

chasseurs français, quittant Montréal […], hommes audacieux, habiles, très experts dans la navigation fluviale, très braves, très insouciants, se pliant à tout avec cette souplesse particulière à leur race, très loyaux, très gais et toujours prêts, en n’importe quelle circonstance, à chanter comme à danser! (p. 94)

Il est donc une trace vivante des « quatre-vingt-quatorze ans que dura la suprématie de la France au Canada » (p. 94). La tonalité dix-huitiémiste des échanges linguistiques s’inscrit sans coup férir dans la stratégie narrative de Verne, qui consiste à prélever du passé ce qui fonde le présent, ses enjeux, ses doutes, ses marches et contremarches. Dans la mesure même où Verne défend une vision patrimoniale de la France en Amérique, ce n’est point un hasard si c’est un Canadien français qui dame le pion à Jasper Hobson, pourtant décrit tout au long du roman comme un héros positif et tenace. Le lieutenant est à cheval sur les principes et la discipline, mais il n’est pas dépourvu d’ingéniosité et d’imagination. Il fera preuve d’une telle opiniâtreté qu’il surmontera toutes les épreuves et sauvera par là-même ses compagnons d’infortune.

Un vecteur de dissolution

En reprenant une piste de réflexion de Julien Gracq, on peut considérer que Verne pose une homologie entre hiérarchie sociale et hiérarchie des nations18. Cependant, cette homologie se révèle problématique. Dans plusieurs récits verniens, la double hiérarchie se lézarde et s’effondre, sous le regard tantôt médusé, tantôt amusé des personnages. Verne part certainement du principe de l’inégalité, mais il en joue jusqu’à le faire vaciller. Hiérarchies et stéréotypes sociaux finissent par se déliter, comme l’a bien vu Isabelle-Rachel Casta pour Le Pays des fourrures :

La Science, le Commerce, l’Exploration… on ne peut nier la dimension légèrement « archétypale » de nos héros au début du roman; Verne en sourit d’ailleurs le premier… Mais il leur fourbit bientôt un tel catalogue d’épreuves que l’humanité complexe de chacun se fait jour, et que l’errance physique et métaphysique à laquelle l’auteur les contraint désorbite les certitudes et fait fondre les stéréotypies.19

Verne mélange à loisir les niveaux de réalité et de discours : il attribue à des anecdotes une importance telle qu’il désamorce les méthodes habituelles pour juger du caractère significatif des phénomènes. C’est pourquoi tous les détails de la séquence étudiée comptent, dans leurs dimensions indissociablement politiques et esthétiques. La perspective que nous avançons consiste à comprendre comment les notations politiques de Verne portent l’intrigue et la problématisent. Dès lors, le récit lui-même, dans sa littéralité, importe davantage que la question des opinions, prises de position et intentions que les commentateurs prêtent – indûment ou non – à l’auteur.

L’histoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson peut légitimement apparaître, à la lecture des premiers chapitres du roman, comme une épopée grandiose : le narrateur énumère des actes de bravoure, des obstacles toujours surmontés, des épreuves auxquelles les acteurs de la Compagnie ont su apporter des réponses appropriées. La Compagnie est présentée comme un État dans l’État britannique. Mais cette puissance exorbitante, accentuée par l’absorption en 1821 de sa rivale canadienne – la Compagnie du nord-ouest –, est aussi son point faible. Car elle attise les convoitises de ses concurrentes américaines. Elle suscite, non seulement des jalousies, mais aussi la désapprobation des autorités britanniques, du Parlement de Londres. C’est donc bien la fragilité de l’ordre établi par la Compagnie, et non sa pérennité, qui ressort de la narration. Et à travers elle le « voyageur canadien » s’immisce dans cet ordre pour le perturber : il agit comme un vecteur de dissolution.

Conclusion : un personnage gigogne

On sait que Verne n’a fait qu’une brève incursion au Canada, le 13 avril 1867, pour voir les chutes du Niagara du côté ontarien. Il n’a donc aucune expérience de la traite des fourrures, des activités des coureurs des bois et de leur mixité ethnique. Toutes ses connaissances lui viennent de lectures documentaires, ainsi que de romans, tels ceux de Fenimore Cooper et de Washington Irving, auteurs nommés dans Le Pays des fourrures.

À l’image d’une bonne partie des Voyages extraordinaires, le chapitre étudié le montre de manière convaincante : Jules Verne échappe à la logique mimétique du contexte. Ses œuvres « américaines » ne sauraient être indexées au champ fictionnel français contemporain, où l’Amérique sert de cadre à des aventures violentes, des complots, des recherches de trésors cachés, qui se finissent souvent en carnages. En renvoyant, avec Washington Irving, à l’émergence d’une veine fantastique aux États-Unis, la référence littéraire de Verne pour décrire le « voyageur canadien » se démarque doublement du champ fictionnel français, par l’origine culturelle de l’auteur cité et le genre qu’il pratique. Elle apporte ainsi au Pays des fourrures une résonance singulière, irréductible au contexte hexagonal.

Par ses seules lectures, Verne s’est imprégné de l’imaginaire des voyageurs et des trappeurs du Nouveau Monde. L’ethnographie vernienne ne s’apparente pas au travail d’enquête d’Émile Zola20, pour prendre un exemple d’auteur contemporain. Elle n’est pas dépourvue pour autant d’une visée documentaire. Qu’est-ce qu’un « document » chez Jules Verne? Bien sûr, l’étymologie latine s’applique à une œuvre influencée par les préoccupations didactiques d’un Pierre-Jules Hetzel : l’idée d’enseigner y tient une part considérable. Mais la démarche ethnographique du romancier repose avant tout sur le découpage de fragments, tirés de la presse générale ou de revues spécialisées, et réunis à l’aide d’un « script ». En résulte une mise en scène conjointe de matériaux linguistiques et iconiques. Les illustrations jouent ainsi un rôle majeur de liaison et d’enchaînement, celui, en d’autres termes, de scander l’intrigue tout en la condensant.

Dans le découpage vernien, le « voyageur canadien », si éphémère soit-il, apparaît crucial parce qu’il contient plusieurs personnages : le Français vaillant, élégant et galant; le Canadien affranchi de la tutelle britannique, brave, insouciant et de belle humeur; l’Américain résolu et prêt à en découdre avec le défenseur arrogant d’une Amérique anglaise. C’est un personnage gigogne, ce qui fait toute sa richesse sémantique. À lui seul, et sans fioritures rhétoriques ni lourdeurs démonstratives, il offre une incarnation à la fois romanesque et romantique de l’Amérique française.

Gérard Fabre

(Institut Marcel Mauss, UMR 8178, Centre d’étude des mouvements sociaux, CNRS/EHESS, Paris)

Notes

1  Par comparaison, les deux tirages les plus élevés du vivant de Verne sont Le Tour du monde en quatre-vingt jours (1872) et Cinq semaines en ballon (1865), avec respectivement 108 000 et 76 000 exemplaires écoulés. Le deuxième roman canadien de Verne, Famille-Sans-Nom (1889), s’est vendu à 7 000 exemplaires. Les ventes des éditions reliées de luxe ne sont pas comprises dans ces données car elles ne figuraient pas dans les comptes d’auteurs des éditions Hetzel.

2  Toutes les citations du Pays des fourrures sont tirées de l’édition illustrée Hetzel 1907, disponible sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577314k. À chaque citation de ce livre, nous mettrons le folio entre parenthèses, sans reproduire les autres éléments bibliographiques.

3  Sur les imaginaires nationaux, on peut citer, entre autres travaux historiques, l’ouvrage classique de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 [1983]. Sur l’usage de ces imaginaires dans le genre romanesque et leurs répercussions lectorales, voir Jacques Leenhardt et Pierre Jozsa, avec la collaboration de Martine Burgos, Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1999 [1982]; Pierre-Laurent Cosset et Lenka Grafnetterová, L’engagement de l’axiologie nationale dans la lecture d’un roman, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2009.

4  Sur ces auteurs, piliers de l’exotisme américain en France, voir notre étude, « Les variations autour de la figure du « voyageur canadien » dans la littérature française », dans Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique, Ottawa, Les Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Amérique française », 2018, p. 81-105.

5  Voir Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Minard, coll. « Lettres Modernes », 1977.

6  Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966. Version numérisé, Anthony Glinoer (éd.), « Bibliothèque idéale des sciences sociales », ENS Lyon, 2014.

7  Julien Gracq, Lettrines 1, Paris, José Corti, 1967, p. 42 et « Entretien avec Jean-Paul Dekiss », Revue Jules Verne, n° 10, 2000, p. 54.

8  Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Jules Verne, 7 juillet 1872, dans Correspondance de Jules Verne avec Pierre-Jules Hetzel 1863-1886, tome 1 : 1863-1874 (établie par Olivier Dumas, Volker Dehs et Pierro Gondolo della Riva), Genève, Slatkine, 1999, p. 172.

9  Les signatures des graveurs sur bois sont aisément identifiables sur les vignettes : il s’agit d’Adolphe-François Pannemaker et d’Henri Théophile Hildibrand, proches collaborateurs de Gustave Doré.

10  La référence intertextuelle porte sur l’écrivain américain Washington Irving (1783-1859), un représentant éminent de l’école littéraire « Knickerbocker ». Irving est l’auteur de textes fantastiques – des nouvelles, essentiellement – et fait figure de précurseur en ce domaine. Il a publié, en 1819, une nouvelle appelée à faire date dans l’histoire littéraire américaine, Rip Van Winkle, du nom du personnage qui revient d’un sommeil de plusieurs années.

11  Ce personnage sait-il, par ses compagnons indiens, que le cap Bathurst n’est qu’une étendue de glace vouée à disparaître ou est-ce le hasard qui détermine l’implantation des deux groupes? Verne laisse le lecteur libre de choisir.

12  Et non une australienne, comme l’interprète indûment Bruno-André Lahalle en faisant une confusion entre le lieu de naissance et l’une des nombreuses contrées visitées par Paulina Barnett(dans Jules Verne et le Québec (1837-1889). Famille-Sans-Nom, Sherbrooke, Naaman, 1979, p. 47 et 49). Ni une Américaine, erreur que commet l’un des biographes de Verne (Herbert R. Lottman, Jules Verne, traduit de l’anglais par Marianne Véron, Paris, Flammarion, coll. « Grandes Biographies Flammarion », 1996, p. 188). Ces méprises sur la nationalité de l’exploratrice empêchent de saisir, selon nous, une signification majeure de la scène.

13  Voir Edward W. Saïd, Culture et impérialisme, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, p. 92-93, 172-13 et 242. En Grande-Bretagne, la Royal Geographical Society possédait des administrateurs tout dévoués à la cause de l’empire britannique, tel Roderick Murchison. Elle comprenait des spécialistes de géographie coloniale comme Halford Mackinder, George Chisolm ou Georges Hardy, qui voyaient le monde à travers un filtre impérial centré sur les métropoles.

14  Contrairement à Bruno-André Lahalle (Jules Verne et le Québec (1837-1889). op. cit., p. 50), qui s’arrête au fait que le renard argenté échappe au lieutenant Hobson, il faut insister sur le dénouement du chapitre : c’est Mrs. Barnett qui en hérite finalement.

15  Néanmoins, Verne explique au chapitre douze de la première partie que « les chasseurs français […] vivaient pendant des années au milieu des tribus indiennes. Ils s’y mariaient quelquefois. On les nommait « coureurs des bois » ou « voyageurs canadiens », et ils se traitaient entre eux de cousins et frères. » (p. 94)

16  Sur le sens à donner à ce basculement, voir notre ouvrage, Les fables canadiennes de Jules Verne. Discorde et concorde dans une autre Amérique, op. cit.

17  B.-A. Lahalle, Jules Verne et le Québec (1837-1889), op. cit., p. 50.

18  Gracq affirme que Verne ne se détache pas de « l’idée moyenne » que l’on se faisait à son époque « de la planète… et des gens qui y comptaient » : il existe « une hiérarchie des nations extrêmement stricte, et […] une hiérarchie sociale, aussi rigide. Celle qu’on retrouve chez Jules Verne est toute proche encore du paysage social des comédies de Labiche : le couple bourgeois, le maître et le serviteur, l’officier et son « brosseur » […]. » (Julien Gracq, Entretiens, Paris, José Corti, 2002, p. 212).

19  Isabel-Rachel Casta, « Entre glace et feu : l’arche fracassé du Pays des fourrures », Strenæ [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 20 décembre 2013, consulté le 06 octobre 2014. URL : http://strenae.revues.org/1123; DOI : 10.4000/strenae.1123.

20  Voir les Carnets d’enquêtes d’Émile Zola, textes établis et présentés par Henri Mitterand d’après les collections de la Bibliothèque Nationale, Paris, Plon, 1986.

Pour citer ce document

Gérard Fabre, « Le « voyageur canadien » du Pays des fourrures ou l’Amérique française selon Jules Verne », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/le-voyageur-canadien-du-pays-des-fourrures-ou-lamerique-francaise-selon-jules-verne