L’Imaginaire nord-américain de Jules Verne : savoirs, représentations, imaginaire social
Table des matières
GUILLAUME PINSON et MAXIME PRÉVOST
Les actes de ce colloque prennent leur source dans un projet de recherche sur Jules Verne et l’Amérique, et tout particulièrement le Canada. Notre objectif est double : saisir comment la France de la seconde moitié du XIXe siècle a imaginé ce pays neuf que constituait le Canada à l’ère de la « civilisation du journal1 » ; et quel rôle peut avoir joué un écrivain majeur comme Jules Verne dans cette invention d’un pays vu de loin, façonné par l’imaginaire et par les médias de son temps. La chose intrigue : à partir de quelles explorations du discours social un lecteur compulsif et éclairé comme Jules Verne parvient-il à fixer des représentations précises et informées d’un pays étranger ? Comment, à partir de quelles lectures, arrive-t-on à « recréer » un pays à distance ? Comment parler d’un pays, d’un continent, que l’on n’a jamais, ou si peu, visité ?
Notre projet doit beaucoup au travail pionnier de Sylvain Simard, Mythe et reflet de la France. L’image du Canada en France 1850-1914 (Ottawa, 1987), qui a relevé un grand nombre de sources pour étudier les représentations du Canada en France. Si les analyses de ce travail demeurent assez sommaires, l’approche bibliométrique révèle des éléments intéressants : le Canada gagne nettement en popularité en France à partir des années 1870, ce qui nous permet d’inscrire sur cette toile de fond le premier roman canadien de Verne, publié en 1872 dans Le Magasin. « De 1875 à 1900 surtout, écrit Simard, une partie non négligeable du public français est sortie de son indifférence à peu près totale à l’égard du Canada » (p. 15). Mais Simard n’a pas une réflexion particulièrement étoffée sur le médiatique et c’est ici sans doute que notre projet, nourri des développements plus récents en histoire littéraire de la presse, en sociocritique et sur la notion d’imaginaire social, s’est proposé d’aller un peu plus loin.
Notre projet entend donc étudier tout particulièrement le discours médiatique, sans perdre de vue l’ensemble des sources qui ont présidé à la constitution du Canada imaginaire ni cette plus large « Amérique » bien étudiée par Paul Bleton dans Western, France. L’une des hypothèses centrales de notre démarche est que l’ère médiatique engendre un renouvellement majeur des représentations. L’Amérique livrée sous la forme de l’épopée homérique, avec ses déserts romantiques, la solitude de ses forêts, les Amérindiens dépositaires d’une sagesse préservée comme l’exposait Lafitau au XVIIIe siècle2 et chantée par Chateaubriand dans Les Natchez et le Voyage en Amérique, s’infléchit ainsi rapidement sous la pression de la modernité des communications ; les récits de voyage vont se transformer en reportages, soucieux du contact avec les populations locales, de l’enquête sociale, et de l’étude de la société américaine. Autre hypothèse centrale, la « médiatisation » de l’Amérique engendre une forme de particularisation, d’autonomisation, des représentations du Canada. Le Canada se détache du toponyme « Amérique » et s’autonomise progressivement ; une imagerie canadienne va se mettre en place, tenace, stéréotypée, reproduite à grande échelle et mondialisée. Le Canada est un pays inventé par les médias, produit à la chaîne, distribué largement, mis en marché entre le texte et l’illustration : forêts profondes, immenses étendues glacées, bêtes sauvages, mœurs des amérindiens, tout cela entremêlé à la modernité industrielle et à la conquête achevée d’un territoire surdimensionné.
Un exemple montre de façon emblématique cette invention médiatique du Canada et les circulations internationales de l’imaginaire. L’origine en est située à Montréal. Il s’agit du photographe William Notman, émigrant écossais dont les studios, fondés rue de Bleury en 1856, vont inonder le marché international de scènes présentées comme typiquement canadiennes. À partir des années 1860, de nombreuses photographies circulent à travers les réseaux de l’information et sont prises pour modèles par des dessinateurs et des graveurs, que l’on retrouve dans notre corpus médiatique français et dans les journaux illustrés européens3. Notman réalise donc des séries de clichés qui contribuent à fixer la typologie d’un Canada de l’ère médiatique. Si on laisse de côté les nombreuses prises de vues réalisées en extérieurs (paysages urbains et naturels, prouesses technologiques comme celle de la construction du pont Victoria ou du chemin de fer transcanadien), l’espace du studio est le lieu de conception par excellence de cet imaginaire canadien. Dès le début des années 1860, Notman s’entoure de collaborateurs et notamment de peintres, qui réalisent les décors de ses clichés, et d’assistants chargés de faire du studio une scène théâtrale canadienne et nord-américaine4. C’est Notman qui effectue en 1885 la plus fameuse photographie de Sitting Bull et de Bufallo Bill, alors que le grand spectacle international du Wild West Show fait escale à Montréal (Figure 1).
Figure 1: Sitting Bull et Buffalo Bill, 1885. W. Notman, Musée McCord, II-83124
De la même manière que Notman contribue à inventer l’Indien qui hante les imaginaires, il reproduit des scènes de vie nordique (patinage, glissades en luge, portraits réalisés sous une tempête de neige, vie forestière) et de scènes typiques comme celles de la chasse au caribou – toutes réalisées en studio (Figure 2).
Figure 2 : Chasse au caribou, 1866. W. Notman, Musée McCord, I-20499-0
On ne s’étonnera guère de voir que cette scène de chasse au caribou, élaborée en studio à Montréal, constitue la matrice d’une illustration de l’un des récits de voyage canadiens les plus célèbres publiés à Paris (Figure 3), celui que le reporter Henri de Lamothe fait paraître en deux livraisons dans Le Tour du Monde, en 1875 et 1878, intitulé « Excursion au Canada et à la Rivière Rouge du nord ». Les illustrateurs européens vont ainsi faire circuler à large échelle dans les périodiques ce Canada de l’ère de la reproduction technique, ce Canada reconstitué en studio et dont la force d’imprégnation sera si grande que tout cela va finir par former la « nature » même de ce pays vu de l’étranger.
Figure 3 : Chasse au caribou, Le Tour du Monde, 1875, p. 108.
On pourrait donc affirmer que le Canada, pays « neuf », fondé sur les différentes phases du mouvement colonial français et britannique, émerge comme nation au XIXe siècle à travers un processus particulièrement décisif de représentations médiatiques, peut-être plus important qu’ailleurs. C’est ce que montre bien le cas des photographies de Notman et leurs circulations, dans un jeu fascinant d’aller-retour, d’exportations et d’importations de représentations qui empruntent l’axe atlantique et qui, entre illustration et mise en récit, se nourrissent les unes les autres.
Afin de mettre l’accent sur le Canada médiatique, notre dépouillement a donc porté sur certains journaux et périodiques, tel que le fameux Tour du Monde, dont Verne est un abonné de la première heure, dès l’année de son lancement par Hachette en 1860 : il s’agit – sauf exception – de l’an 1 de notre campagne de dépouillement. Nous avons compilé sur Médias 19 un assez grand nombre de sources, qui se trouvent rassemblés sur la page consacrée à notre projet, et qui continue d’être régulièrement alimentée5.
Depuis la Nouvelle-France des récits de voyage circulent sur le Canada, et notre inventaire se situe dans le sillage de cette tradition. Le premier canal de diffusion de ces récits de voyage est religieux. Il existait ainsi des Relations en provenance du Canada depuis les années 1630, ralenties après la Conquête, mais les missions catholiques connaissent une forte relance à partir du XIXe siècle, et elles s’adaptent à leur nouvel environnement médiatique. L’écriture de la correspondance investit en effet des périodiques catholiques fondés dans les années 1820 : à Lyon Les Annales pour la propagation de la foi, à Paris Les Missions catholiques. Nous avons effectué un dépouillement exhaustif des Annales depuis les années 1830 et la matière est abondante : véritables « correspondants » étrangers, les missionnaires proposent un proto-reportage qui participe de la mondialisation médiatique. On trouve des relations en provenance du Canada dans chacun des numéros des Annales, beaucoup de descriptions des peuples Amérindiens et de leurs mœurs, des forts de la compagnie de la Baie d’Hudson et de la traite des fourrures, des conditions de vie difficiles, des rigueurs du climat, tous les ingrédients du Pays des fourrures sont là. Dans les Annales de 1872 par exemple on peut lire le récit d’un missionnaire vers les postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson, exact contemporain de la prépublication du roman de Verne dans le Magasin d’éducation et de récréation ; dans le volume de 1873, la suite d’un récit assez haletant d’un missionnaire dans l’Ouest, qui raconte sa progression difficile en canot, d’un fort à l’autre ; en 1874 le récit progresse encore vers l’Ouest, le père Lecorre se trouve en Colombie-Britannique, il remonte vers le Yukon et l’Alaska, allant de fort en fort, rencontrant les Esquimaux, avec scène de « kaïak », de chasse, d’aventures en forêt, etc. L’un de ces missionnaires, le père Petitot, dont les lettres sont souvent citées dans les Annales, produit une abondante documentation sur la vie au Canada, des articles et des ouvrages dont les titres sonnent comme des romans de Verne : En route pour la mer glaciale en 1889, Autour du Grand lac des Esclaves en 1891. De façon générale les correspondances canadiennes des Annales constituent une documentation extrêmement fournie, qui dépasse par son ampleur toute celle que nous avons relevé dans les autres périodiques : nous avons identifié plus de 80 reportages catholiques jusqu’au début du XXe siècle.
Le « reportage canadien » émerge ainsi peu à peu dans l’ensemble de notre corpus médiatique de quelques traits récurrents dont les missionnaires fixent très tôt certains traits fondamentaux : la familiarité retrouvée des vieilles mœurs françaises au cœur de l’Amérique et leur cohabitation avec le monde anglo-saxon, le contact avec les peuples amérindiens dont il s’agit d’appréhender la langue, les coutumes et le mode de vie, la transformation rapide des grandes villes – notamment Montréal – sous la pression d’un développement économique calqué sur des pratiques capitalistes importées des États-Unis, entre autres. Dans l’ensemble de notre corpus, la transition vers le reportage proprement dit, le siècle avançant, donne lieu moins à un récit d’exploration qu’à une enquête sur l’organisation sociale et politique6. On pourrait voir en 1885 une année charnière dans les transformations de la mise en scène médiatique du Canada : l’événement militaire et politique que constitue l’écrasement de la rébellion des Métis et l’exécution de Louis Riel, d’un côté, l’inauguration de la ligne transcanadienne de chemin de fer de l’autre, qui constitue un jalon important dans l’histoire des transports (et donc de la communication), se conjuguent en effet pour faire de 1885 une année importante dans l’histoire de la médiatisation du Canada en France. Comme vous le savez bien, en 1889 Verne publie Famille-sans-nom, qui met en scène un jeune canadien-français qui résiste au pouvoir britannique et organise le soulèvement populaire (de 1837-1838) : on pourrait y lire un certain écho aux événements du Nord-Ouest.
Enfin, au tournant du XXe siècle, les Français qui s’y intéressent disposent désormais d’une image assez complète du Canada, en bonne partie composée grâce à une bibliographie qui s’est étoffée dans les décennies précédentes. On peut poser l’hypothèse que l’espace canadien suscite alors un peu moins de rêveries aventurières, tout en intéressant davantage les visiteurs pour sa modernité et son organisation sociale proche des États-Unis ; à cette nuance près que l’aventure semble se déplacer nettement du centre vers l’ouest, alors que la ruée vers l’or au Klondyke est amorcée à la toute fin du siècle, dont s’inspirera Verne pour son dernier roman canadien. Mais les textes tendent à montrer que c’est bien à partir de la seconde moitié des années 1880, notamment sous l’action d’Hector Fabre et de la revue Paris-Canada, ainsi que par diverses actions publicitaires qui encouragent l’immigration, que les représentations font du Canada un pays presque « normal », tourné vers des enjeux de développement économique7. « Résignons-nous, romantiques que nous sommes ! s’exclame ainsi le reporter Jules Huret qui, en visite dans un village iroquois de la région de Montréal, constate que même les Amérindiens sont entrés dans la modernité. Il n’y a plus de sauvages, ajoute Huret. L’ouïe d’Oreille-de-Renard s’atrophie aux récepteurs du téléphone, et Œil-ouvert porte des verres isométropes8 ! »
Nous avons donc résumé jusqu’ici la matière médiatique de notre enquête. Au fond, tout le récit canadien s’y trouve, mais sous une forme largement bricolée, parcellisée, circulant d’un texte, d’un titre à l’autre ; rien dans cela ne s’impose, ne fait masse aux yeux des lecteurs et ne sera directement inscrit dans la postérité. Or, c’est ici qu’à notre sens les œuvres de Jules Verne doivent entrer en scène, puisqu’elles constituent des interprétations romanesques de ce que l’on peut repérer dans le dépouillement du corpus médiatique et elles portent la permanence d’un imaginaire canadien : la sauvagerie d’un territoire à conquérir et à exploiter dans le Pays des fourrures, la lutte et l’émancipation politique dans Famille-sans-nom, la stabilisation de la frontière avec les États-Unis dans le Volcan d’or.
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Après ce tour d’horizon médiatique, dans lequel se dessine ce que l’on pourrait appeler le «Verne avant Verne», concentrons-nous brièvement sur le Canada de Jules Verne, celui qu’il institue littérairement, et qui, au moins partiellement, lui survit : «Verne après Verne», si l’on veut. Jules Verne est un observateur presque maniaque du discours social, dans la mesure où il passe tous ses après-midis en bibliothèque à lire l’ensemble de la presse quotidienne et périodique française, notant rigoureusement tout ce qui pourra lui servir dans ses romans : le cotexte des Voyages extraordinaires est ainsi énorme. Mais, auteur en prise directe sur les discours du dernier tiers du xixe siècle, Verne est encore et surtout un formidable façonneur et relayeur de représentations déterminantes, qui seront avalisées au fil des générations par ce que Cornelius Castoriadis appellerait le «collectif anonyme». Ce projet de recherche était ainsi dès l’origine conçu pour réfléchir aux notions théoriques d’imaginaire social et plus précisément d’imaginaire géographique et ethnologique.
Les étudiants nous demandent souvent si Jules Verne était un grand voyageur. La réponse à cette question est que, comme Phileas Fogg, il était un grand voyageur par la lecture, et que toute sa poétique est résolument conçue comme une forme d’anti-reportage. À un journaliste qui l’interroge en 1886 sur sa méthode de travail, Jules Verne confie :
Je pense qu’une lecture attentive des ouvrages les plus documentés sur n’importe quel sujet vaut mieux que l’expérience concrète, du moins lorsqu’il s’agit d’écrire des romans. Un bon livre sur les coutumes et mœurs d’un pays ne peut être écrit qu’après des années de séjour, alors que moi, au mieux, je ne pourrais y effectuer qu’un rapide voyage, et, de toutes façons, mes livres se réduiraient à un très petit nombre de volumes9.
À ce sujet, Jean-Paul Dekiss observe avec à-propos :
Le réel ne lui offre pas le plaisir qu’il recherche en littérature. Il n’est pas chroniqueur, il n’est pas journaliste, il ne participe pas à la revue Le Tour du Monde que vient de créer Édouard Charton. Il sent que la réalité mouvante et multiple, que la richesse des diversités, que le réel immédiat n’offrent pas le vrai support de l’œuvre qu’il désire. Il cherche pour ce qu’il veut écrire un autre lien à la géographie que celui de la contemplation des lieux et des peuples10.
Ainsi, le Canada de Verne est né dans la presse et l’historiographie (notamment canadienne, car, comme nous le verrons demain, Verne connaît François-Xavier Garneau) contemporaines. Mais une fois intégré aux Voyages extraordinaires aux côtés de ses nombreuses représentations des États-Unis, il fait image (pour utiliser le terme qu’affectionne Sylvain Simard) et date. Ainsi, il me semble possible de contester, du moins partiellement – du moins sur le long terme – , cette observation de Simard :
Si tous les Français avaient lu le même livre ou quelques livres seulement, l’image perçue du Canada correspondrait aux diverses présentations de l’auteur de ce livre ou des auteurs de ces livres dans tous leurs particularismes. Mais tel n’est pas le cas : au cours de la période étudiée, aucun livre sur le Canada n’a connu un tirage pouvant justifier à lui seul une perception définie du Canada en France11.
Or, les romans canadiens de Jules Verne constituent peut-être (au moins partiellement), ce texte central, ce texte instituant par lequel, pour le dire comme Castoriadis, le «phantasme privé» d’un «individu exceptionnel» s’institue en imaginaire social12. Nos recherches verniennes nous incitent à croire que Verne a été remarquablement influent, même par ses romans les plus obscurs, son rayonnement ne pouvant en aucune façon être réduit au simple tirage de ses livres. On observera en effet que même les moins rayonnants parmi les romans de Jules Verne sont parvenus à instituer de l’imaginaire collectif, et ce pour plusieurs raisons : 1) Jules Verne est un écrivain souvent lu à un jeune âge, et les premières lectures laissent des marques durables ; 2) ses livres étaient souvent offerts en étrennes, ou sous forme de prix scolaires, mode d’acquisition assurant l’intégration et la survie à long terme d’un volume dans une bibliothèque personnelle ou familiale ; 3) les livres des éditions Hetzel étaient conçus pour durer et passer de génération en génération ; 4) Jules Verne est un auteur qui suscite enthousiasme et fidélité chez maints lecteurs, de sorte que nombreux sont ceux qui, de la Troisième République à aujourd’hui, ont lu l’intégralité des Voyages extraordinaires ; enfin, 5) Verne est un écrivain pour écrivains, apprécié tant d’Apollinaire que de Raymond Roussel, tant d’Edgar P. Jacobs et Ian Fleming que d’Alan Moore, tant et si bien que son imaginaire – à savoir les représentations qu’il a relayées ou, parfois même, créées – a migré directement de ses œuvres à celle de plus d’un successeur.
L’imaginaire nord-américain de Jules Verne fait une grande place au Canada et aux premières nations. Verne se distingue comme l’un de rares Français de sa date qui a une opinion positive, au moins partiellement, des États-Unis, mais aussi comme l’un des seuls auteurs majeurs du xixe siècle post-Chateaubriand à s’être intéressé au Canada à distance (mention honorable à Alfred de Vigny). Disons, pour faire vite, que sa représentation des États-Unis est très souvent comique, alors que celle du Canada est utopique, puis tragique. Par utopique, je parle de la conception du Canadien qui se fait jour dans Vingt Mille Lieues sous les mers (1869) avec le personnage de Ned Land, le harponneur québécois épris de liberté par lequel Verne tente une synthèse symbolique entre l’élément français et l’élément anglais, voyant le Canada de l’immédiat après-confédération comme le lieu où coexisteront les descendants de nations ennemies. Dans les deux décennies qui séparent Vingt Mille Lieues sous les mers de Famille-sans-Nom (1889), Verne a manifestement cessé de croire à la réconciliation des nations ennemies, et voit le Canada comme un lieu tragique où l’élément français est injustement malmené par l’anglais; il demeure toutefois utopique dans la mesure où le roman Famille-sans-Nom propose une grande réconciliation symbolique entre les Français et les Amérindiens, qui s’unissent pour lutter contre l’Anglais et fondent ce faisant une culture inédite. L’utopie n’est plus celle de la réconciliation France-Angleterre, mais plutôt celle de la coexistence féconde entre les Canadiens et les nations autochtones. Pour désigner ces diverses tendance à l’œuvre chez le Verne canadianiste, Dominique Laporte a proposé de terme bien trouvé d’«utopie à rebours de l’histoire13».
On peut ainsi se demander si le personnage de Ned Land, notamment (mais pas seulement) ne continue pas à informer la conception que les Français se font des Québécois, si Ned Land n’est pas à l’origine de la passion de Charlus pour les aviateurs canadiens dans Le Temps retrouvé ou, plus près de nous, à l’origine des vigoureux campeurs canadiens des Particules élémentaires de Michel Houellebecq; de manière plus globale, on pourrait aussi se demander si le Canada des Voyages extraordinaires n’est pas le pays à la rencontre duquel s’est lancé Louis Hémon.
On pourrait en outre se demander si les Amérindiens que les touristes français espèrent trouver au Canada ne sont pas ceux du Pays de fourrures et de Famille-sans-Nom, romans qui, dans le domaine français, ont à la fois relayé et infléchi la «mythologie de l’Indien» instituée par les romans de James Fenimore Cooper. Si Jules Verne a écrit trois romans se déroulant au Canada, c’est parce qu’il considérait le Nord-Est des États-Unis, la région des grands lacs et la vallée du Saint-Laurent comme «le pays de Cooper, mon pays de prédilection14», ainsi qu’il l’écrit en 1887 à son éditeur Louis-Jules Hetzel. Les deux premiers de ces trois romans (Le Pays des fourrures, 1873 et Famille-Sans-Nom, 1889) s’intéressent de près à la réalité autochtone, interprétée à la lumière des romans de Cooper, à savoir celle d’une civilisation en disparition, constituée de nations migrantes devant fuir l’avancée de la colonisation et le «bruit des marteaux».
Le personnage de Hawkeye, protagoniste des cinq romans du cycle des Leatherstocking Tales,était sociogrammatique, pourrait-on dire (c’est-à-dire, pour parler comme Claude Duchet, que ses caractéristiques procèdent d’«un ensemble flou, instable, conflictuel de représentations partielles en interaction les unes avec les autres, centré autour d’un noyau lui-même conflictuel15»), dans la mesure où il se trouve au centre de tous les habitus représentés; en lui viennent s’opposer les modes de vie des Européens, des coureurs des bois et des amérindiens. Un peu comme la figure mi-historique, mi-mythologique de Daniel Boone, avec laquelle se personnage tend à se confondre, il est à la fois Indien et Euro-Américain; il est à la fois civilisé et sauvage, chrétien et païen. Il est en somme un Indien qui n’en est pas un, et un Américain qui n’en est pas un non plus. C’est dire que ce personnage est le déclencheur d’une réflexion sans doute largement inconsciente chez plusieurs lecteurs : que serait-il arrivé si les colons avaient décidé de s’adapter au mode de vie des populations autochtones? Une autre forme de civilisation était-elle possible? L’est-elle encore?
De tels questionnements sont aussi à l’œuvre dans Famille-sans-Nom de Jules Verne, mais de manière inversée, dans ce qui procède d’une forme de renversement humoristique. Le grand personnage amérindien de Jules Verne, celui qui dans son œuvre représente les autochtones de l’Amérique du Nord face au Thalcave des Enfants du capitaine Grant, représentant de l’Amérique du Sud, est maître Nick, le notaire de Famille-sans-Nom, «excellent homme» qui, contrairement aux membres de sa famille élargie, a choisi de s’intégrer à la société européanisée du Nouveau-Monde. Ce notaire huron est une image inversée du Hawkeye de Cooper : non pas un Américain qui s’assimile aux premières nations, mais bien un autochtone qui s’américanise à tel point que «les instincts ataviques s’étaient modifiés en lui, car, jusqu’alors, il n’avait jamais senti se réveiller les velléités guerrières de sa race. Il n’était que notaire – un parfait notaire, placide et conciliant» (I, iii, p. 49-50). Et maître Nick n’est en rien le dernier des Hurons.
Une note d’ensemble sur l’anthropologie nord-américaine de Jules Verne : alors que les Américains, dans des romans comme De la terre à la lune, Le Tour du monde en quatre-vingts jours et Le Testament d’un excentrique, sont généralement représentés sur le mode comique, les Canadiens de Famille-sans-Nom le sont sur le mode tragique. En ce qui a trait aux populations amérindiennes, toutefois, on observe une forme de renversement du modèle américain : les Hurons de Verne sont fondamentalement comiques face aux Mohicans tragiques de Cooper. Encore faut-il observer que ce renversement humoristique n’est en rien dégradant; il participe plutôt d’une forme d’utopie, de ce qu’il faut bien appeler l’utopie canadienne de Jules Verne, dans laquelle se côtoient paisiblement les éléments européens et amérindiens, comme l’aurait voulu, dès les origines de la Nouvelle-France, le «rêve de Champlain» que décrit l’historien David Hackett Fischer16. Dans cette utopie coexistent les arts de vivre européens (la société canadienne qu’il représente, lui comme la presse qui lui est contemporaine, étant constituée de cultivateurs traditionnalistes tout droit sortis de l’Ancien Régime) et amérindiens (à savoir l’occupation du territoire et des espaces sauvages, mais avec acceptation du modèle de sédentarisation français; car, en effet, les Amérindiens de Jules Verne profitent du modèle agricole européen).
(Cette représentation des premières nations est l’un des grands points d’intérêt des romans canadiens de Verne, et a pour nous constitué une forme de révélation : tout porte à croire que nos prochaines aventures, à Guillaume et moi, nous lanceront sur la piste des représentations de l’Amerindia dans l’imaginaire atlantique du xixe siècle.)
Jules Verne est l’un des rares auteurs français à avoir mis en scène le Canada dans son œuvre, du moins de ceux que la postérité et l’histoire littéraire ont retenus; par la richesse de son œuvre, il constitue une porte d’entrée importante sur l’imaginaire du Canada qui circule depuis le xixe siècle, à condition de ne pas le considérer comme un auteur passif, ne faisant «qu’écouter» le discours social, mais aussi d’étudier comment il invente un certain Canada et construit un récit particulièrement suggestif du rôle qu’y jouent les premières nations. Je pense ici à la notion de la géographe littéraire Sheila Hones, celle de «text event» ou de «text as event17», faisant du texte, notamment du roman, un phénomène collectif et transhistorique : collectif parce qu’il est le résultat d’un amalgame de lectures (d’un cotexte) et d’un travail dépassant celui de l’auteur (éditeur, illustrateurs, traducteurs, journalistes, professeurs, etc.) et transhistorique parce que sa réception – si le texte est vraiment un événement – se déroule sur le long terme, auprès de plusieurs générations de lecteurs dont l’imaginaire aura été façonné par le texte, et qui, en retour, investiront le texte de nouvelles potentialités heuristiques.
Verne crée, en série, ce que Jean Gaudon (parlant de Hugo) appelait des «effets de savoir», lesquels peuvent devenir influents. Son savoir sur le Canada, comme son savoir en toute chose, est à la fois solide, parce que très bien documenté, et fantaisiste, parce que l’écrivain travaille vite et construit toujours son œuvre à partir de matériaux recyclés. Mais cette fantaisie même est porteuse : qu’il représente les États-Unis ou le Canada, Jules Verne se révèle, tout comme James Fenimore Cooper avant lui, un auteur tout désigné pour réfléchir à l’imaginaire géographique et, plus précisément peut-être, à l’imaginaire ethnologique : sa volonté de conciliation symbolique entre les Canadiens et les Amérindiens procède ainsi non seulement d’une «utopie à rebours de l’histoire», mais encore et surtout d’un programme qui, par des voies détournées, mystérieuses, dont les filiations, les échos et les relayeurs seraient à retracer d’une manière plus systématique, est devenu celui du Canada actuel, c’est-à-dire celui de la reconnaissance et de la réconciliation, symbolique du moins.
Maxime Prévost
Université d’Ottawa
et
Guillaume Pinson
Université Laval
Notes
1 Voir Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, 2011.
2 Lafitau, Mœurs des Sauvages américains comparés aux mœurs des premiers temps, 1724. Le motif est repris tout au long du siècle : « Pourquoi Athènes et Lacédémone de renaîtraient-elles pas un jour dans l’Amérique septentrionale? » (Raynal, avec la coll. de Diderot, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, tome 9, 1781, p. 83, cité par Bernier, p. 15).
3 Thierry Gervais, « D’après photographie. Premiers usages de la photographie dans le journal L’Illustration (1843-1859 », Études photographiques, no 13 (juillet 2003), p. 56-85.
4 Sarah Parsons, « Le studio Notman comme lieu de performance », dans Hélène Samson et Suzanne Sauvage (dir.), Notman, photographe visionnaire, Paris, éditions Hazan et Montréal, Musée McCord, 2016, p. 76-83.
5 Voir la page http://www.medias19.org/index.php?id=23888.
6 On sait que l’enquête sociale est l’une des grandes sources fondatrices du reportage ; voir Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013, p. 107 et suiv. ; Sylvain Venayre, Panorama du voyage, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 280 et suiv.
7 Voir Philippe Garneau, La revue Paris-Canada (1884-1909) et les relations franco-canadiennes à la fin du XIXe siècle, Médias 19, en ligne, 2013, notamment le chapitre 3 : http://www.medias19.org/index.php?id=12758#tocto1n2.
8 Jules Huret, En Amérique. De San Francisco au Canada, Paris, Fasquelle, 1905, p. 428.
9 Repris dans un article nécrologique du Evening Post de Chicago le 25 mars 1905. Voir Daniel Compère et Jean-Michel Margot (éd.), Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998, p. 232.
10 Jean-Paul Dekiss, Jules Verne l’enchanteur, Paris, Éditions du Félin, 2002, p. 55.
11 Sylvain Simard, Mythe et reflet de la France, Presses de l’Université d’Ottawa, 1987, p. 47.
12 Voir L’institution imaginaire de la société, Paris, Éditions du Seuil, «Points», 1975, p. 217-218.
13 Dominique Laporte, «Une échappatoire aux rébellions du Bas-Canada : le rêve de métissage dans Famille-Sans-Nom», dans Philippe Mustières et Michel Fabre (dir.), Rencontres Jules Verne : Science, crises et utopies, Nantes, Coiffard libraire éditeur, 2013, p. 148.
14 Lettre du 31 mai 1887; voir Correspondance inédite de Jules et Michel Verne avec l’éditeur Louis-Jules Hetzel, t. I (1886-1896), éd. d’Olivier Dumas, Volker Dehs et Piero Gondolo della Riva, Genève, Slatkine, 2004, p. 57 («Merci pour les livres sur le Canada que vous m’avez envoyés. C’est parfait, et il ne m’en faut pas plus. Je suis là dans mon pays de prédilection, le pays de Cooper, et si le public a autant de plaisir à lire ce nouvel ouvrage que j’en ai à le faire, ça ira»).
15 Claude Duchet & Patrick Maurus, Un cheminement vagabond, Paris, Honoré Champion, 2011, p. 52.
16 Voir David Hackett Fischer, Champlain’s Dream, New York, Simon & Schuster, 2008, p. 7: «This war-weary soldier had a dream of humanity and peace in a world of cruelty and violence. He envisioned a new world as a place where people of different cultures could live together in amity and concord. This became his grand design for North America».
17 Sheila Hones, «The Event of the Novel», dans Literary Geographies. Narrative Space in "Let the Great World Spin", New York, Palgrave Macmillan, 2014, p. 19-34 (p. 23; «fiction can be usefully understood as a geographical event, a dynamic unfolding collaboration happening in space and time»).