Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social

Max Réal dans Le Testament d’un excentrique de Jules Verne. Un personnage franco-américain en contrepoint

Table des matières

GÉRARD FABRE

Le Testament d’un excentrique est une œuvre tardive de Jules Verne, sa parution datant de 18991. Son seul personnage masculin entièrement positif est un Franco-Américain du nom de Max Réal. Il est intéressant à décortiquer dans la mesure où il constitue à la fois un contrepoint – un motif secondaire qui se superpose au thème principal – et un contrepoids – une figure de compensation ou de neutralisation des travers de la société américaine. Ce parti pris favorable nuance sensiblement la lecture pessimiste que l’on peut faire du roman : Jules Verne présente un point de vue nuancé, assez bienveillant somme toute, à l’égard d’une société très controversée en Europe2. Une telle interprétation peut être soutenue en dépit du canevas manichéen des récits verniens. Les personnages y sont « carrés », croqués délibérément sous des traits accentués. Ils prêtent volontiers à sourire, obéissant en cela aux règles du théâtre boulevardier, dont le modèle est prégnant à l’époque dans la création romanesque. Mais il importe de ne pas oublier que ce sont des figures stylisées, nécessaires à la narration, et qui incarnent des « types », sociaux, nationaux et culturels, à l’instar de Max Réal.

Nous examinerons pour commencer les raisons qui incitent Jules Verne à choisir comme cadre romanesque l’« Amérique », autrement dit les États-Unis. Elles résident surtout dans une conjugaison de l’originalité et de la richesse matérielle, qui peut donner libre cours à une imagination débridée. Une deuxième partie s’attache plus généralement aux traits distinctifs de l’américanisme, dont beaucoup relèvent sans doute d’interprétations abusives : cet ensemble culturel forme un coquetel détonant, de nature à pimenter un récit de fiction. Nous verrons dans un troisième temps comment la spiritualité française se retrouve dans la topographie et la toponymie nord-américaines : la circulation incessante des protagonistes permet de révéler un ensemble de « traces » qui attestent une présence française dans l’espace états-unien. Au bout de l’intrigue, la richesse matérielle est rendue légitime grâce à la générosité d’un personnage : le Franco-Américain Max Réal, dont les racines familiales dans la ville de Québec garantissent, pour Jules Verne, la transmission d’un héritage proprement français. Nous conclurons en associant ce personnage à celui de sa future épouse, Lissy, une jeune Américaine pleine de vie et de ressources : leur union annonce le meilleur futur possible des États-Unis, alternative à un scénario plus inquiétant.

À la fin du 19e siècle, le déclin des puissances européennes suscite un malaise en Europe3. En train de supplanter la Grande-Bretagne sur le plan de l’expansion industrielle, l’Amérique se caractérise, d’après le romancier, par un sens exacerbé de la compétition, qui explique ses succès, mais peut tourner à la folie collective. Le Testament d’un excentrique dresse en creux ce constat au goût amer, tout en dégageant quelques motifs d’espérance.

Les richesses redoutables de l’Amérique

Le Testament d’un excentrique est une œuvre de maturité : Jules Verne a derrière lui une expérience de trente-cinq années d’écriture. Il sait ce que la plupart des lecteurs français attendent d’un roman qui porte sur l’Amérique : ils aiment reconnaître le pays du roi dollar, de la démesure et de l’excentricité. Verne n’est pas né de la première pluie : il brodera bien à partir de ce canevas, mais non sans apporter sa touche personnelle. C’est pourquoi il entend présenter un visage ambivalent des États-Unis.

L’image de l’Amérique qui se dessine dans le roman est d’emblée équivoque : c’est celle de la terre de toutes les promesses et tous les excès. Elle semble minée par le jeu et l’affairisme. « L’ardeur spéculative des citoyens de la spéculante [sic] Amérique » (TE 1, p. 944) fait bon ménage avec les conduites les plus originales, les plus ludiques, de l’ordre du canular ou de la facétie. Celle d’un membre de l’Excentric Club va se révéler des plus insolites : à faire littéralement mourir de rire. Son nom est William J. Hypperbone. Friand d’onomastique et de sonorités insolites, Verne joue sur les noms propres de ses personnages : dans « Hypperbone », outre l’allusion grivoise possible à un usage vulgaire de l’anglais5, se trouve le mot signifiant « os », amplifié par le préfixe « hyper » ; utilisé comme synecdoque, c’est l’équivalent de la mort, de la mort physique, du stade final de la dégradation du corps. Mais « bone » signifie aussi « dé à jouer », « domino ».

À la suite de l’annonce de son décès, la ville de Chicago, puis tous les habitants des États-Unis, apprennent par la presse que William Hypperbone lègue son immense fortune à la personne qui sortira vainqueur d’un jeu de l’oie particulier : « le noble jeu des États-Unis d’Amérique ». Les cases recoupent l’intégralité physique du territoire états-unien. Sur la ligne de départ se trouvent six personnes, puis une septième : un candidat mystérieux, XKZ, s’ajoute en effet aux six autres, « l’homme masqué » dont la présence sert à pimenter le récit et à alimenter le suspense. Tous doivent être natifs et résidents de Chicago. Ils sont tirés au sort par un notaire – maître Tornbrock – devant une foule immense, laquelle envie la chance des élus, bien que le chemin soit long et semé d’embûches avant la désignation du vainqueur final. L’Amérique coïncide bien, dans l’univers romanesque de Verne, avec « ce pays des dollars » (TE 1, p. 289), de « l’époque de la fièvre de l’or » (TE 2, p. 127), de la spéculation, du jeu effréné sous toutes ses formes, jusqu’aux plus inattendues pour un lecteur français.

Quand l’action commence, le 3 avril 1897, son cadre est la principale cité de l’Illinois, Chicago, la ville de William Hypperbone et de l’Excentric Club. Tout y est possible dans l’ordre des « extravagances ultra-américaines » (TE 1, p. 22), y compris le fait improbable que « toute une ville est en joie » (titre du premier chapitre) à l’annonce du décès d’un homme respecté. Cette ville compte alors 1 million 700 000 habitants, dont 40 000 Canadiens français et 10 000 Français, mentionne Verne. Le cinquième seulement, ajoute-t-il, est né aux États-Unis. C’est un melting-pot grandeur nature : 500 000 résidents sont d’origine allemande, autant d’origine irlandaise, 50 000 d’origine anglaise et écossaise, 100 000 d’origine scandinave, autant pour les Bohêmes et les Polonais ; 15 000 Juifs, enfin. L’auteur ne cache pas la pauvreté qui gangrène cette cité cosmopolite, avec « ces misérables demeures des environs de Madison Street et de Clark Street, où pullulent les Bohêmes, les Polonais, les Italiens et nombre de Chinois échappés des paravents du Céleste-Empire » (TE 1, p. 5).

Concernant ces données démographiques comme d’autres qui seront égrenées tout au long du récit, la source principale, pour ne pas dire unique, de Jules Verne, est le géographe Élisée Reclus, cité à maintes reprises. On peut retourner à cet égard la proposition de Marc Angenot selon laquelle en lisant Reclus, on croirait lire Verne6. L’inversion n’est pas moins pertinente : à la lecture de la description vernienne de Chicago, on croirait lire Élisée Reclus7.

L’importance névralgique de Chicago est ainsi soulignée par le romancier :

Rien qu’à Chicago, il se fait un mouvement de trois cent mille voyageurs par jour, sans compter les dix mille tonnes de journaux et de lettres que les wagons y transportent annuellement. Il résulte de là que n’importe où le caprice des dés devait les envoyer à travers l’Union, aucun des sept partenaires ne serait embarrassé ni retardé pour s’y rendre. Et encore convient-il d’ajouter à ces multiples voies ferrées, les steamers, les steamboats, les bateaux des lacs, des canaux, des rivières. En ce qui regarde Chicago, il est facile d’y aller et non moins facile d’en partir (TE 1, p. 120).

L’agglomération abrite aussi l’Excentric Club, composé – cela va de soi – de personnes dans l’aisance, mais qui, comme son nom l’indique, affectionnent les excentricités et l’espièglerie. Hypperbone en est la preuve, non plus vivante, mais morte : décédé à cinquante ans, alors qu’« il jouissait d’une santé de fer » (TE 1, p. 23), il lègue tous ses millions à un (ou une) inconnu. Verne justifie son sens du jeu et de la compétition : « S’il trouvait que la vie a du bon, c’est qu’il était philosophe » (TE 1, p. 24). Il prévient ses lecteurs que son testament n’est sûrement pas aussi digne de foi qu’il y paraît : « il y avait lieu de s’étonner que William J. Hypperbone, pas même demi-centenaire, en pleine vie, en pleine force, fût allé rejoindre [sa bien-aimée défunte] dans un monde qu’il n’avait aucune raison de croire meilleur » (TE 1, p. 26). C’est donc un homme de peu de foi, comme le sont parfois les Américains revenus de tout, et qui cherchent désespérément à donner du sel à leur existence. La passion dévorante du jeu est un exutoire à cette recherche : en l’occurrence, il s’agit du Noble Jeu de l’Oie, avec trois majuscules, « renouvelé des Grecs » (TE 1, p. 27 et 87).

La parabole sur la passion du jeu et la spéculation en Amérique porte sur un phénomène urbain, tel qu’on le trouve par exemple à San Francisco, la ville des « trusts ». Mais il n’est pas proprement américain : ainsi, les enchères sur le gagnant de l’American Game of Goose, le jeu de l’oie imaginé par Hypperbone et popularisé par la presse, ne se limitent pas aux États-Unis ; elles se ramifient à toutes les grandes métropoles des Amériques, le Dominion du Canada compris, avec Québec, Montréal et Toronto notamment (TE 1, p. 316). La passion du jeu pourrait donc relever d’une pulsion anthropologique, commune à l’humanité.

Les traits distinctifs de l’américanisme

Verne achève néanmoins son œuvre par une notation culturaliste, qui distingue l’Europe de l’Amérique : si les faits apparaissent invraisemblables aux lecteurs, c’est qu’ils ont lieu en Amérique, continent où tout est possible, même l’impossible aux yeux des Européens (TE 2, p. 342). Le culturalisme vernien n’est pas seulement le produit des stéréotypes anti-américains en vigueur en Europe. Il nourrit l’imagination du romancier, lui permet d’inventer des personnages singuliers, au caractère bien trempé, dont Hypperbone est l’une des incarnations. Le recours à une gamme de marqueurs descriptifs, renvoyant à une culture donnée (nationale, régionale, professionnelle, bourgeoise, populaire, etc.), conditionne le « coup de force fictionnel » – apanage du romancier – contenu dans une œuvre comme Le Testament d’un excentrique. Sans la préexistence de traits culturels distincts et discriminants, dévolus à tel ou tel groupe social et déjà connus par la plupart des lecteurs, il serait tout bonnement impossible de camper une galerie de personnages typés, sinon de concevoir une histoire à rebondissements, à prétention morale.

Verne ne dédouane pas les Américains de leur passion inconsidérée du jeu, mais ne les accable pas non plus. Et ce, même si les deux joueurs les moins cupides et intéressés – Max Réal et Lissy – sont aussi les plus sympathiques. C’est que l’opulence matérielle est également à la source de l’originalité américaine, présentée sous un jour plutôt sympathique et bienveillant. Cette originalité est soulignée à maintes reprises dans un roman qui repose sur l’acceptation du principe de l’extravagance américaine. Il arrive néanmoins au romancier de s’en inquiéter : par exemple, quand il relate, non sans sarcasmes, l’organisation par des quidams, « à leurs frais », du « palpitant spectacle […] de la rencontre de deux trains lancés à toute vapeur » (TE 2, p. 284) : un « spectacle américain, s’il en fut jamais » (TE 2, p. 284). Monté par inadvertance sur l’une des locomotives qui doit entrer en collusion, le journaliste Kymbale court un risque mortel, que le lecteur est invité à partager avec lui.

D’autres traits propres à « l’américanité » – Verne n’utilise pas ce mot, bien sûr, mais il aurait pu dire « américanisme », néologisme formé par Ernest Renan en 1883 – sont développés tout au long du roman. Quatre d’entre eux sont mis plus particulièrement en avant.

En premier lieu, le romancier insiste sur la place considérable de la presse et des journalistes. Il cite le nombre de 2 500 périodiques pour se partager le vaste lectorat des États-Unis : ceux-ci constituent des rouages de transmission aussi bien idéologiques que financiers. Une longue liste de journaux, seulement pour la ville de Chicago, est dressée à l’occasion du tirage au sort des gagnants du concours. Pour suivre ce tirage qui a lieu à l’hôtel de La Salle Street, les reporters se muent en « reportiers » : ils longent le hall et les couloirs, sans cesser de gesticuler et de parler à voix haute (TE 1, p. 34). La vision de Verne n’est guère valorisante : le journaliste est « un fabricant de chroniques » (TE 2, p 87), finalement peu fiable ; les crieurs et les étalages de journaux défigurent les rues, sollicitent les passants et abusent de leur crédulité (TE 1, p. 99).

D’un autre côté, l’omniprésence de la presse permet à Verne d’user d’un procédé stylistique original : faire raconter plusieurs pans de l’histoire d’une autre façon que le ferait le narrateur omniscient. Il insère pour cela des articles et des dépêches envoyés par Harris Kymbale à son journal, la Chicago Tribune8. Il n’est pas indifférent que ce personnage soit l’un des sept concurrents en lice dans « le noble jeu des États-Unis d’Amérique », ce qui justifie l’explicitation de son rôle et de son travail de journaliste au cours récit.

En deuxième lieu, Verne souligne la vitesse avec laquelle le progrès technique pénètre la société américaine, à l’image édifiante de son immense réseau de voies ferrées, dont la gare centrale de Chicago constitue un pôle magnétique. Les véhicules pour particuliers ne sont pas en reste : ce sont d’abord les bicyclettes qui remplacent chevaux et mulets – lesquels sont désignés par le vocable précieux d’« hyppomoteurs »9 (TE 1, p. 144) ; puis, les automobiles, qui font sensation avant de se banaliser. La logique du progrès consiste à rendre les déplacements de plus en plus sûrs et rapides, suivant la formule bien connue « time is money ». Jouant comme un ressort métaphorique, le noble jeu de l’oie déclenche une course à travers les États-Unis, le gagnant héritant de la fortune de William J. Hypperbone. Les chances de succès dépendent du temps mis pour atteindre la case finale du jeu. Outre le rôle du hasard dans les coups de dés, les gains escomptés sont donc tributaires de la vitesse de déplacement de chaque concurrent.

Le troisième thème évoqué par Jules Verne est l’existence d’un « jingoïsme » (TE 1, p. 45), autrement dit d’un chauvinisme à la mode américaine. Le chauvinisme, en effet, n’est pas une exclusivité française. L’usage de ce terme, né en Angleterre, laisse penser que le jingoïsme américain descendrait, selon le romancier, du jingoïsme anglais, une glorification de l’impérialisme. Apparu en 1878 dans une chanson de music-hall exaltant la capacité unique des Britanniques à vaincre n’importe quel adversaire, le mot « jingoïste » désigne un chauvinisme outrancier, consistant notamment à inculquer un orgueil national à la classe ouvrière anglaise. En employant cette expression, l’auteur amiénois se montre attentif à la volonté d’affirmation nationale qui inspire les élites dirigeantes britanniques et américaines, mais fascine également les masses populaires des deux pays. À l’époque de Jules Verne, l’orgueil national n’est pas chose suspecte : c’est un sentiment considéré le plus souvent comme légitime et digne de respect. Le romancier partage cette vision positive de la nation : il est particulièrement sensible à l’éveil des nationalités, dont il fait la pierre angulaire de plusieurs de ses trames romanesques. C’est l’impérialisme qu’il dénonce, non pas le nationalisme, même s’il ironise sur ses manifestations exubérantes, tel que le déploiement festif de milliers de drapeaux dans Le Testament d’un excentrique.

Enfin, la volonté d’émancipation des femmes constitue un quatrième trait majeur de l’américanité. Jules Verne représente les personnages féminins américains comme de fortes personnalités, sûres de leurs droits, soucieuses de se faire une place dans la société et de s’y imposer – tout le contraire du « sexe faible », dont la définition prévaut encore en Europe (TE 1, p. 36). Certes, Lissy Wag fait en partie exception à cette règle, du fait de sa discrétion et de sa modestie. Mais un autre personnage récurrent, sa meilleure amie Jovita Foley, « pétillante de malice et d’esprit » (TE 1, p ; 76), est conforme au caractère ambitieux prêté à la femme américaine (TE 1, p. 74-78).

La spiritualité des résonances française en Amérique

Si l’Amérique annonce l’avenir de l’humanité, l’Europe en conserve le passé : il s’agit de l’Europe policée, bien sûr, dont la France est le parangon. La tradition française est loin d’être absente dans le roman : elle s’incarne dans le personnage de Max Réal, un jeune peintre paysagiste franco-américain, qui figure parmi les sept participants du jeu de l’oie. Âgé de vingt-cinq ans, natif de Chicago, ses origines sont françaises, puisqu’il descend d’une famille canadienne de Québec. Veuve, sa mère vit encore à Québec au début de l’histoire, avant de s’installer chez son fils, à Chicago, au  3997 de South Halsted Street. C’est un artiste en vogue. Ses toiles commencent à bien se vendre en Amérique. Il semble promis à un bel avenir, si bien que, contrairement à la plupart des concurrents, la victoire au jeu de l’oie ne l’obnubile pas : « Max Réal, lui, ne se préoccupait pas autrement de ces obligations financières [stipulées dans les règles du jeu de l’oie], qui se produiraient ou ne se produiraient pas. Il aviserait, le cas échéant » (TE 1, p. 108).

Au regard des autres œuvres nord-américaines de Verne, Max apparaît comme un personnage gigogne, à la fois Français de tempérament, Canadien de culture et Américain de cœur. Il présente exemplairement le visage vernien de l’Amérique francophone : « Il tenait de sa naissance la grâce, la distinction, l’élégance du type français » (TE 1, p.  61). C’est une figure éminemment sympathique, en décalage relatif avec les autres composantes ethniques de l’Amérique du Nord. En effet, Max fait contrepoint à l’avidité américaine : il « se conduisait de manière à s’enlever toute sympathie des parieurs » (TE 1, p. 117). Car, péché suprême, il prend son temps avant de se rendre dans les cases désignées par le sort. Ainsi fait-il preuve de son peu d’empressement à suivre les règles d’un jeu fondé sur la réactivité et la célérité. Son indolence apparente froisse les habitants d’un pays où le pari est devenu un sport national, et les bookmakers des faiseurs d’opinion : de même que sa réputation, le montant des sommes placées sur son nom en pâtit.

Par son romantisme, sa générosité et son insouciance, le Franco-Américain tranche sur la plupart de ses compatriotes étatsuniens, excités par les gains élevés que l’American Game of Goose est censé procurer. Son ascendance et son attachement familial le rendent marginal auprès d’adversaires ne pensant qu’à eux-mêmes : « Son père, un officier, n’avait laissé en mourant qu’un très mince patrimoine, et s’il prétendait conquérir la fortune, c’était plus encore pour sa mère que pour lui » (TE 1, p. 62).

De plus, pour couronner ce portrait élogieux, Max est galant, chevaleresque même :

En passant devant Lissy Wag, Max Réal s’inclina respectueusement et dit : « Mademoiselle, vous me permettrez bien de vous souhaiter bonne chance… ». « Mais c’est parler contre votre intérêt, monsieur » fit observer la jeune fille, un peu surprise.

« N’importe, mademoiselle, et soyez certaine que je fais des vœux pour vous… » (TE 1, p. 121-122).

Le Franco-Américain aime les jolies femmes, le beau sexe, signe de sa francité : « Max Réal observait insouciamment tout ce monde grouillant jusqu’aux cintres […] et, faut-il le dire, il regardait plus particulièrement cette charmante jeune fille [Lissy] assise non loin de lui, dont l’attitude gênée lui inspirait un vif intérêt » (TE 1, p. 83).

Mais les marques de la francité nord-américaine ne sont pas l’apanage d’un personnage : elles jalonnent le récit et forment, au total, un palimpseste de signes du passé, traces nostalgiques laissées par la France en Amérique. Tout au long du roman, on retrouve ces marques parmi des toponymes que Verne met scrupuleusement en valeur. Les noms donnés aux rues en témoignent : celui de La Salle Street, à Chicago, revient fréquemment dans le déroulement de l’histoire. Le nom de bourgades comme Calais, dans le Maine, en offre une autre illustration (TE 1, p. 167).

De même, Verne se plaît à évoquer les cités issues des fortins de traite établis par les Français, telle que Détroit, dont l’édification remonte à 1670 (TE 1,  p. 195). Il rappelle avec fierté la présence de cultivateurs franco-canadiens au Kansas (TE 1, p. 123), dans le Wisconsin, pays « reconnu et colonisé par les Franco-Canadiens, à une époque où on le désignait encore sous le nom de Badger State – l’État du Blaireau » (TE 1, p. 259), ou encore en Caroline du Sud, où l’on « rencontre un chiffre assez élevé de Français, descendants de ces Huguenots qui furent contraints de s’expatrier après la révocation de l’Édit de Nantes. » « Mais, ajoute-t-il, ainsi que le remarque Élisée Reclus, les noms de ces familles ont été anglicisés pour la plupart » (TE 2, p.87).

Le romancier natif de Nantes mentionne aussi l’Indiana, où « les colons français fondèrent plusieurs établissements » (TE 2, p. 96), d’où des toponymes tels que Terre-Haute ou encore Vincennes, ville « qui fut, pendant quelque temps, la capitale de l’Indiana » (TE 2, p. 296).

La Louisiane fait bien sûr l’objet d’une mise en perspective historique. Même après sa perte et sa cession en deux parties, l’est à l’Angleterre, l’ouest à l’Espagne puis aux États-Unis, Verne note qu’elle garda un statut à part : en 1821 encore, et pendant quelque temps, elle resta autonome dans l’Union. Avant cela, sous la monarchie française, l’entité appelée Louisiane était d’une étendue beaucoup plus considérable que l’État américain éponyme : par exemple, l’État du Missouri (avec son grand port fluvial, Saint-Louis) en était autrefois un district. « La fondation de Saint-Louis par les Français date, précise-t-il, de 1764 », aux lendemains de la conquête britannique de la Nouvelle-France (TE 2, p. 248)10. Une autre grande ville, La Nouvelle-Orléans, est un lieu de passage auquel Jules Verne consacre plusieurs pages du roman. Son quartier français est mis en exergue. Fondée en 1717, « la cité du Croissant » (TE 2, p. 205), telle qu’on la surnomme, est peuplée, à l’époque où se passe le roman, de 242 000 habitants (TE 2, p. 206), alors que l’État de Louisiane tout entier en compte 1 million 100 000 (TE 2, p. 198). Bâton-Rouge n’est pas oubliée dans ce vaste panorama géographique francophone, ni le fleuve Mississipi : « cette superbe artère dont la longueur dépasse quatre mille cinq cents milles » (TE 2, p. 194). Le romancier note les variations du toponyme : Cavelier de la Salle l’appela « Colbert », Joliet «  Buade », et Chateaubriand « Meschacebé » (TE 2, p. 194).

Plus au sud, au large de la Floride, Key West est dépeinte avec « les forts Mac Rae et Pickens, jadis construits par les Français et les Espagnols » (TE 1, p. 292). Bien d’autres traces françaises sont tangibles from coast to coast : les exemples cités par l’auteur vont de San Francisco, « depuis que l’élément français y a pris une certaine prépondérance [lors de la ruée vers l’or du milieu du 19e siècle] » (TE 2, p. 127), à « Bedloe’s Island, où se dresse la gigantesque statue de la Liberté éclairant le monde, de Bartholdi », érigée dans l’illustre quartier de Manhattan à New York (TE 1, p. 202).

De par sa spiritualité et son inventivité propres, la civilisation française accompagne la longue déambulation fictionnelle proposée par Jules Verne. Le classicisme artistique et culturel de l’Europe est pris implicitement pour modèle. Tournée vers un passé que d’aucuns jugent révolu, la civilisation française apporte néanmoins, et indéniablement selon l’auteur, un supplément d’âme à l’American way of life : c’est, en filigrane, l’une des entrées possibles du roman. Même le goût du café, servi à la française, est meilleur que celui des fades cafés du cru (TE 2, p. 73). La pérégrination des personnages permet à l’auteur de délivrer une leçon vivante de géographie qui révèle l’histoire de la présence française sur le continent nord-américain. Au gré des coups de dés, ces personnages se séparent, s’éloignent et se croisent parfois : ils traversent de long en large un immense territoire hanté par la mémoire obsédante de l’Amérique française.

Conclusion : Max et Lissy, une synthèse de la bonne Amérique

Max Réal fait office de contrepoint en qu’il apparaît comme un produit de synthèse de la tradition canadienne-française (qui trouve ses racines en Europe) et de l’efficacité américaine (un Nouveau Monde riche d’espoirs et de biens matériels). Et ce, d’autant plus que le roman s’achève sur son mariage avec une autre concurrente engagée dans la course, la douce Lissy Wag. L’action se clôt en effet le 29 juillet 1897, jour de la célébration du mariage de Max et Lissy. Cette union contrebalance in extremis les dérives mercantiles de l’Amérique : elle ménage une voie de conciliation entre la spiritualité française et le culte américain de la technique, de l’efficacité et de l’argent. Dès lors qu’une partie de la fortune d’Hypperbone tombe dans de bonnes mains, l’accumulation de richesses matérielles se révèle davantage un moyen qu’une fin en soi.

Les deux personnages convolent en justes noces non seulement pour les besoins de l’histoire, mais aussi pour la leçon de morale culturelle qu’elle contient. C’est un couple américain, qui pourrait annoncer le devenir de l’Amérique, une Amérique sans la rapacité ou la brutalité qu’on prête aux habitants de ce pays. Le personnage de Lissy démontre que le peuple américain est capable de discernement, de modération et de bon goût.

La prometteuse union de Max et Lissy possède donc une portée symbolique qui nuance la couleur dominante du roman, celle d’un peuple cédant à des passions délétères. Grâce à ce couple, le roman véhicule in fine une vision plutôt positive et bienveillante des États-Unis. Une telle lecture du roman est possible, à condition de ne pas oublier que c’est un personnage « français » qui autorise ce basculement final. Max et Lissy incarnent la transfiguration des traditions européennes dans le bouillonnant melting-pot : leur mariage atteste l’existence d’une Amérique qui ne succombe pas à l’auri sacra fames11.

Gérard Fabre

Centre d’étude des mouvements sociaux, CNRS/EHESS, Paris

Notes

1  C’est le trentième roman que Verne publie en feuilleton dans le Magasin d’éducation et de récréation.

2  Les États-Unis, où Jules Verne s’était rendu en 1867 avec son frère Paul, font en effet l’objet de représentations ambivalentes en Europe, souvent caricaturales de la part de ses contempteurs.

3  On peut mettre en relief le fait que Le Testament d’un excentrique a été rédigé en 1898, alors même que les États-Unis déclarent la guerre à l’Espagne et s’emparent de Cuba et des Philippines. Paul Valéry commence un article paru en 1919 (« La crise de l’esprit ») par cette phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » La défaite humiliante de l’Espagne est interprétée par Valéry comme un « traumatisme fondateur ».

4  Chaque citation de l’édition brochée en deux parties de ce livre sera désormais suivie, entre parenthèses, de la mention TE 1 (pour la partie 1) et TE 2 (pour la partie 2), ainsi que du folio, sans reproduire les autres éléments bibliographiques. L’édition originale de 1899 est disponible en version numérique : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111756v/f1.image

5  Voir, dans ce recueil, le texte de Thomas Carrier-Lafleur, « L’Espace étatsunien comme modèle ludique. Coups de dés et voyages labyrinthiques dans Le Testament d’un excentrique ».

6  Voir, dans ce recueil, le texte de Marc Angenot, « Les États-Unis de Jules Verne et ceux des autres ».

7  Voir le tome XVI de sa Nouvelle Géographie Universelle, consacré entièrement aux États-Unis, Paris, Hachette, 1892. Disponible en version numérique : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65437018

8  Un autre procédé du même type se caractérise par l’insertion d’extraits de lettres envoyées par Max Réal à sa mère. Ces deux formes de narration indirecte utilisées tout au long du roman donnent aux lecteurs l’impression d’une multiplication des sources d’information. Elles produisent, par conséquent, un effet d’objectivation du récit.

9  Les tramways hippomobiles sont d’ailleurs remplacés, à la fin du XIXe siècle, par des tramways électriques : les États-Unis et le Canada inaugurent ce changement décisif de motricité.

10  La ville fut fondée au sud du confluent du Missouri et du Mississippi par les commerçants et colons français Pierre Laclède et René-Auguste Chouteau. Elle doit son nom au roi Louis IX, dit Saint Louis. Elle comptait 575 238 habitants en 1900, ce qui en faisait alors la quatrième ville la plus peuplée des États-Unis.

11  Verne affectionnait cette locution latine qui signifie « l’exécrable faim de l’or ».

Pour citer ce document

Gérard Fabre, « Max Réal dans Le Testament d’un excentrique de Jules Verne. Un personnage franco-américain en contrepoint », Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, projet dirigé par Maxime Prévost et Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/jules-verne-representations-mediatiques-et-imaginaire-social/max-real-dans-le-testament-dun-excentrique-de-jules-verne-un-personnage-franco-americain-en-contrepoint