La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Contraintes médiatiques et créativité biographique en régime numérique

Table des matières

ALEXANDRE GEFEN

L’émergence en deux décennies des réseaux sociaux numériques est un fait anthropologique massif dont les conséquences sur la socialité, la vie politique, la psyché et les comportements humains ne cessent d’être scrutées. Dans l’histoire de la renommée, ces réseaux marquent un tournant en proposant une privatisation du récit de vie, une autoconstruction publique de soi accessible à chacun. Présentés comme des espaces transparents d’une écriture ordinaire originale de la vie immédiate, les réseaux sociaux numériques orientent et configurent en réalité les expressions autobiographiques selon les schémas du capitalisme créatif et de ses impératifs d’adaptabilité et d’industrialisation de la singularité : les affordances, ces prescriptions discrètes sur la manière d’utiliser les interfaces et les modes relationnels des réseaux numériques sont conçues pour collecter et emprisonner les voix et les traces en valorisant certaines formes discursives et certaines aptitudes à l’expressivité dans une concurrence attentionnelle organisée par des algorithmes. Les médias sociaux numériques ont pour point commun une segmentation et une condensation de l’expérience en des micro-récits narratifs, photographiques ou filmiques. Ils invitent à une chronique en temps réel et multimédia de la vie ordinaire (Vlogging destiné à YouTube ou Twitch par exemple), à la documentation visuelle de soi et du monde (Instagram), à la production de capsules micro-cinématographiques (TikTok), à l’expression des humeurs (Twitter), à la capture de l’histoire personnelle ou professionnelle du sujet (Facebook ou Linkedin), qui viennent la transformer de manière expressive, créatrice et ludique.

Sur les réseaux sociaux numériques, cette manière d’arraisonner la narration directe ou indirecte de soi a été l’objet d’une intense critique politique – pensons en particulier à Shoshana Zuboff pour qui le capitalisme contemporain a fait de « l’expérience humaine personnelle […] le nouveau bois vierge, la nouvelle forêt, la nouvelle prairie inexploitée – pouvant être monétisée et transformée en marchandise fictionnelle1 ». Les dangers d’un profilage généralisé et d’une gouvernementalité algorithmique post-étatique ont été à juste titre dénoncés et il suffit d’avoir été bloqué de Facebook pour avoir posté la photographie d’une photographie prise dans un musée dévoilant un sein pour saisir les potentiels de censure des plateformes et les nouvelles normativités qu’elles façonnent directement ou accompagnent. Les technologies de capture de l’attention et de production d’une addiction narcissique nous apparaissent au grand jour tout comme leurs effets pervers (dépression numérique, enfermement dans une bulle de confirmation et effet de radicalisation), entraînant en retour des invitations à l’invisibilité ou à la furtivité, des personnages des romans de Pascal Quignard à ceux d’Antonio Damasio, qui sont le revers des guides et des coachs en visibilité médiatique. Derrière l’hyperindividualisme, les algorithmes et leur formatage des conduites et des rêves pourraient sanctionner une fin de l’individu, pour emprunter une expression à Gaspard Koenig2, individu dont les comportements seraient prédits par ses traces numériques et encadrés de manière subtile par des nudges, ces invitations douces à se conformer à une norme. La performance biographique numérique s’exerce dans des cadres algorithmes qui en prescrivent la pertinence et les formats et en régulent par des règles inaccessibles la diffusion et le succès. Cela n’interdit en rien d’en mesurer l’importance culturelle et la créativité potentielle, qu’on ne peut comprendre qu’en saisissant la variété des espaces d’écriture de soi et des usages de ces espaces : des challenges pré-scriptés de TikTok à l’histoire de la littérature en capsules vidéo de l’écrivain François Bon en passant par les plaisanteries virales vues plusieurs millions de fois sur Twitter il y a loin.

Si Internet « recâble » peut-être différemment nos cerveaux autant que nos mœurs, il n’en demeure pas moins que l’émergence du récit numérique de soi comme pratique ordinaire de milliards d’individus s’inscrit dans une tendance culturelle longue : celle du développement d’un individualisme occidental développant la légitimité d’une variété de formes de vies et le droit de celle-ci à accéder à l’expression dans le présent et à l’inscription dans la mémoire. Le sacre de l’authenticité, pour reprendre l’expression de Gilles Lipovetsky3, qui revient sur un concept dont l’importance a été soulignée par Charles Taylor notamment, s’accompagne de pratiques expressivistes dans lesquelles la quête d’un accomplissement du sujet passe par la découverte et la mise en scène de découvertes singularisantes de ces « quelques détails, à quelques goûts », ces « quelques inflexions » à valeur de « distinction » notait Barthes dans sa définition des « biographèmes4 », concept qui introduisit dans les années 1970 l’idée que le continuum biographique était destiné à être fragmenté et que sa valeur se définit dans sa circulation.

De fait, la conversion numérique globale de la vie dans les réseaux sociaux numériques systémiques accompagne une démocratisation mondiale de l’écriture de soi. Celle-ci s’inscrit dans une très longue durée : l’accession des choix autonomes de l’individu à la valeur et à la reconnaissance est un processus définissant notre modernité. L’autonomie morale de l’individu, norme déterminante des sociétés occidentales libérales, s’accompagne d’une demande de visibilité – on se souvient que c’est en 1968 qu’Andy Warhol annonce que chaque individu aura droit à « quinze minutes de célébrité mondiale ». Cette aspiration à la visibilité s’accompagne d’une démocratisation des écritures de soi et plus largement de l’écriture : chacun veut être auteur de sa vie et auteur tout court, suscitant dès 1979 l’ironie de Kundera : « tout homme sans exception porte en lui sa virtualité d’écrivain en sorte que toute l’espèce humaine pourrait à bon droit descendre dans la rue et crier : Nous sommes tous des écrivains5 ! » Et alors que les sociétés se laïcisent de manière accélérée, la littérature vient offrir une réponse à une demande d’inscription et de mémoire universelle : en se faisant biographe des minuscules, pour reprendre la célèbre expression de Pierre Michon en 1984, la littérature vient proposer des tombeaux. Son horizon serait une sorte de résurrection intégrale de l’humanité par la littérature : « au total quatre-vingts milliards d’humains vécurent et moururent depuis l’apparition d’homo sapiens. C’est peu. Le calcul est simple : si chacun d’entre nous écrivait ne serait-ce que dix “Vies” au cours de la sienne aucune ne serait oubliée. Aucune ne serait effacée. Chacune atteindrait à la postérité, et ce serait justice6 » suggère Patrick Deville, qui généralise un programme mis en circulation par Pierre Michon depuis la parution des Vies minuscules : « ce que je ressens presque comme un devoir d’écriture, c’est peut-être de rendre justice à certains petits bonshommes, de leur donner une autre chance, posthume – d’en faire, l’espace d’un texte, de grands hommes7 ». L’apparition des réseaux sociaux numériques est donc indissociable d’attentes sociales et culturelles. Comme pour chaque innovation technologique, il est impossible de savoir si c’est un contexte culturel qui a conduit à l’émergence d’une technique ou le contraire, rendant un peu courtes les explications faisant des GAFAM les instigateurs de l’injonction contemporaine au récit de soi. L’adhésion massive de milliards d’individus n’est pas qu’une manipulation cognitive. Il suffit également de réfléchir aux pratiques d’exposition autobiographique, d’« extimité » si l’on veut, telles que Philippe Artières en a fait l’histoire dans sa récente Histoire de l’intime8, pour comprendre que l’ère de l’extraversion du « moi je », avec les risques de contrôle auxquels conduit une telle transparence, est née dans les années 1980.

Le formatage des vies

Il n’y a pas de narration humaine qui ne soit déterminée par des modèles, des scripts – il en va de même du récit de soi, quelles qu’en soient les circonstances, rédaction scolaire, CV, autobiographie intellectuelle de l’habilitation universitaire à diriger des recherches, récit aux proches dans des circonstances sociales, etc. Toute une tradition philosophique, que l’on pourrait qualifier d’anti-herméneutique, de Nietzsche à Clément Rosset, qui déniait la consistance de toute identité personnelle, a souligné la dimension fortement sociale de l’identité, qui ne serait donc jamais indépendante des cadres réflexifs dans lesquels elle se loge – je passe sous silence la thèse naturalisante et radicale de Dennet pour laquelle la conscience d’être soi est juste une illusion permettant la survie de l’espèce9. Sans aller jusqu’à une position radicale et en adoptant par exemple la judicieuse tripartition de Nathalie Heinich nourrie par Erwin Goffman (« Désignation [par autrui], présentation [pour autrui], autoperception [de soi à soi])10, on ne peut manquer de remarquer qu’il n’y a pas d’autoperception de la continuité et de la cohérence du soi en dehors de cadres narratifs acquis et socialement partagés : loin de s’opposer à l’évidence intérieure, les dispositifs de présentation de soi la constituent tout en la formatant. Facebook, « livre des visages » est un dispositif numérique particulièrement encadrant : l’année de naissance y est demandée, les anniversaires y sont rappelés, les événements professionnels (éducation, nouveaux postes) sont mis en valeur par la « timeline » qui représente le parcours de vie d’un individu et qui devient après la mort une page mémorielle. En 2070, il y aura plus de morts que de vivants sur Facebook et le site garde en mémoire les vies des disparus, tout un rituel de messages troublants adressés aux morts notamment pour leurs anniversaires venant s’y dérouler. Dans son roman La Théorie de l’information, Aurélien Bellanger fait à ce titre de Facebook le premier visage du transhumanisme : « Les milliards de pages Facebook offraient un résumé complet de l’humanité, et garantissaient, dans l’hypothèse de son extinction soudaine, sa restitution complète11. »

Les affordances de Facebook accompagnent les voyages par une visualisation particulière tout autant que les visites de lieux que le site va documenter avec le passage de ses utilisateurs. Les affects et les événements ordinaires sont non seulement décorés par une collection de pictogrammes, mais accompagnés narrativement : à partir de l’icône « humeur activité » on aboutit à des choix limités « en train de fêter/de manger/d’assister/de penser à/soutient/cherche etc. » dont la syntaxe est pré-complétée (ou pour les affects « heureux/chanceux/aimé/triste/cool etc.). On peut reconnaître dans les réseaux sociaux l’expression très affective et personnalisée d’une vie transformée en « “biographèmes” » : la « vie “trouée”12 » continue, mais jamais exhaustive imaginée par Barthes fait évidemment écho à nos inscriptions sur les fils des réseaux sociaux, marqués par la fragmentation, le recours à la photographie, la prééminence du sensible au profit d’une quête infinie de traits propres dans l’univers commun. Les écritures autobiographiques numériques du sujet sur Facebook ou Twitter, possèdent de fait des caractéristiques originales d’ouverture et d’entrelacement, une logique affective et associative, une prééminence de la photographie, qui permettent de les rapprocher du modèle influent du Roland Barthes par Roland Barthes : « J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation13 », écrivait le critique français dans une étonnante anticipation des chroniques égocentrées de nos humeurs agrémentées de selfies comme Barthes agrémente son autobiographie de portraits. Mais cette vie « trouée » de la Timeline de Facebook est une vie quadrillée par des affordances numériques, potentiellement analysée par des outils de profilage et de surveillance et tout aussi potentiellement utilisable pour apprendre à une intelligence artificielle de quelle trame la vie humaine est faite. Si les plateformes très américaines défendent une approche inclusive des genres et des races, les formes de vie qu’elles accueillent sont cadrées par des formes de censure sur les représentations possibles de la sexualité comme par de nombreux avertissements générés par une modération algorithmique, par exemple à propos du suicide (un bouton permet sur Facebook de signaler un contenu de nature suicidaire).

Certes, la narrativité prescrite sur Facebook s’oppose à des sites où la « storification » de soi est en apparence plus libre, à commencer par l’espace « stories » de Facebook lui-même, qui est de plus en plus mis en avant pour faire pièce aux concurrents Instagram et TikTok. Les « stories » sont des micro-narrations vidéo de quelques dizaines de secondes maximum, qui ne restent en ligne que 24 h, encourageant fortement des séquences autobiographiques brèves, prises sur l’instant et non montées, en se situant aux antipodes de la transcription décantée des biographèmes écrits de Facebook. On retrouvera le même principe sur Twitch, qui diffuse en instantané des expériences de vie – en général des parties de jeux vidéo commentées. Les réseaux sociaux numériques ne prescrivent pas directement des contenus, mais ils en modulent les styles, qui correspondent à une adaptation des formes aux âges de la vie ou du moins aux générations médiatiques (les « boomers » sur Facebook vs la « Gen-Z » sur Snapchat). Si l’on observe de près les dispositifs de publications sur ces plateformes, on s’aperçoit que les outils de facilitation des contenus contribuent à un certain formatage des esthétiques de vie : les effets de montage sur TikTok ou les filtres et les formats d’image sur Instagram contribuent à produire des univers visuels homogènes malgré leur dimension mondiale. Le rôle désormais très marqué des outils de retouche d’image appuyés sur l’IA qui tendent à aligner les représentations de soi sur des stéréotypes sexuels contribue à cet effet, entraînant au demeurant des réactions féministes.

Malgré une mondialisation qui tend à se défaire et un possible éclatement de l’internet entre les plateformes occidentales, les plateformes chinoises et quelques plateformes tierces comme celles de l’Internet russe, on est frappé par le caractère parfois limité et stéréotypé de la gamme des biographèmes produits par ces plateformes : les affordances logicielles conditionnent les styles et la grammaire des formes de vies autant que les effets d’entraînement des influenceurs et des communautés. Un défi TikTok peut être repris des milliers de fois avec la même musique, un type de vidéos ou de photos peut faire l’objet de modes puissantes. Pour ne prendre qu’un exemple qui m’est accessible, les vidéos des « Booktubers », genre que les communautés ont inventé par elle-même sans antériorité culturelle ni prescription de la culture élitiste, possèdent des caractéristiques très similaires : on a affaire à une booktubeuse d’une vingtaine d’années, jamais très jolie, légèrement « intello », sélectionnant en général les mêmes types de livre (de la romance anglo-saxonne par exemple), se filmant devant son canapé dans un studio et adoptant pour décrire les œuvres un vocabulaire et des expressions souvent idiolectales (par exemple la « PAL » : Pile À Lire). Toute une sociologie, voire une ethnologie des codes culturels des réseaux sociaux, mimétiques sur les contenus ou sur la forme, est à faire ; ses effets sur la socialité réelle sont à produire, tant on peut supposer que la nécessité de produire en permanence un récit valorisant invite à chercher des activités et des formes de vie « instagrammables ». Dans un texte assez méchant, Lydie Salvayre a fait récemment le portrait de « L’influenceuse bookstagrameuse » :

Le regard velouté, fort mamelue après une intervention chirurgicale à Dubaï (destination tendance), avantageusement nantie d’un derrière houleux dont les dimensions sont inversement proportionnelles à celles de son esprit, elle dispose d’un potentiel érotique hors du commun, sans doute accentué par une moue boudeuse qu’elle cultive à souhait.

S’évertuant à plaquer sur son visage la profondeur qui manque à son cerveau, elle laisse glisser, de ses lèvres refaites, de grandes déclarations fertiles en évidences, ou se lance, avec l’apparence de la plus grande affliction, dans des discours vibrants de sentiments compassionnels et de propositions réconfortantes14.

La contrainte à exister sur les réseaux sociaux, à extérioriser numériquement les coordonnées, à afficher une spécificité dans un cadre prédéfini, en s’exposant à une concurrence attentionnelle féroce mesurée par des likes, est indissociable de transformations économiques (le capitalisme créatif), sociologiques (le redéploiement de la distinction entre le public et le privé), voire anthropologiques (la transformation du corps en vue de la performance) coproduits par les sociétés et les algorithmes et enregistrés par la bibliothèque numérique contemporaine de biographèmes circulant sur les réseaux sociaux – pensons au portrait prémonitoire qu’en fait Aurélien Bellanger dans sa Théorie de l’information :

Alimenter sa page Facebook était vécu comme une activité sérieuse, la plus sérieuse de toutes. Entre affirmation identitaire et relâchement narcissique, les éléments postés acquirent très vite une importance déterminante. La sélection naturelle des qualités morales opérée par le réseau était impitoyable15.

Standardisation des plateformes et pluralisme créatifs

Les critiques formulées par les contempteurs du numérique dénoncent la mainmise des plateformes américaines capitalistiques sur la mémoire et les pratiques de vie ou la déhiérarchisation par le numérique des systèmes d’intermédiation culturelle et d’interconnaissance. Elles soulignent les effets de viralité qui s’opèrent comme les effets de retour des pratiques numériques sur les corps et les sensibilités incarnées dans le monde hors ligne – le numérique colonise nos quotidiens non seulement en nous enfermant dans le métro dans des bulles créées par nos smartphones, mais en redéfinissant ce qui est important et intéressant, qu’il s’agisse de lieux cinématographiques, de formules puissantes sur Twitter, des modules biographiques spectaculaires pour Facebook, de success stories scriptées sur LinkedIn, entraînant au passage une hiérarchie de la célébrité selon les talents numériques parfois disjoints de statuts sociaux-économiques. Ces critiques font néanmoins peu de cas de la diversité des propositions existentielles et des biographèmes dont les réseaux sociaux numériques témoignent. En pensant de manière critique la critique du numérique, on peut défendre trois hypothèses : la première, c’est que les cadres socio-numériques n’ont rien de plus contraignant que les cadres communs de présentation de soi – est-il plus facile de raconter une rupture à un avocat ou durant un dîner que sur un réseau social ? Sommes-nous moins libres dans une carte de vœux ou dans un faire-part de naissance numérique ? Pour avoir connu l’époque où l’on s’envoyait des cartes postales, je n’ai pas souvenir que les photos des cartes postales et les textes que nous écrivions au dos étaient plus inventifs que ceux de nos selfies de vacances contemporains. Deuxième idée : l’ensemble des formes expressives artistiques s’étant toujours nichées dans des contraintes, il n’y a pas de raison de penser que les créativités contemporaines puissent être définitivement incompatibles avec les formats des plateformes, qui abondent en normes matérielles autant qu’en propositions de « challenge » créatif. Savoir « storifier » une anecdote biographique pour la rendre mémorable sur Facebook est une bien vieille compétence littéraire (pensons à Jules Renard ou à Félix Fénéon, amateur de formes brèves et ultra-brèves) tout autant que la capacité à produire un bon mot sur Twitter (pensons à l’art épigrammatique et aux moralistes classiques en particulier). Troisième hypothèse : la nécessité de vivre nos vies en pensant à la narration que nous allons en faire est peut-être une névrose contemporaine, mais sa source est aussi ancienne que l’écriture autobiographique – ses formes modernes sont transverses aux réseaux sociaux numériques et aux écritures littéraires issues de sa tradition, pensons simplement à cette notation d’Annie Ernaux : « si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues16 ».

Partant, on gagne à être attentif aux usages et détournements créatifs des réseaux sociaux numériques, produisant des formes de hacking biographique. Les Facebook de la souffrance, ceux d’une jeune femme atteinte d’un cancer et qui mourra véritablement sous les yeux de ses lecteurs (Lauriane Renaud17) ou les méditations sur la vie d’Axel Kahn, lui-même mourant de la même maladie, ne correspondent pas plus aux « narratifs » attendus sur la plateforme que le dernier message de Dominique Kalifa sur Facebook et Twitter avant son suicide18. Les récits d’avortement sur Twitter (Janet Ni Shuilleabhain en Irlande ou Marie-Coquille Chambel en France) offrent un contrepoint saisissant aux faire-part de naissance qui abondent ordinairement sur le réseau. Les parcours identitaires deviennent porteurs d’interrogations existentielles ou politiques bien éloignées du bavardage souvent décrié des réseaux et permettent à des causes de s’incarner dans des récits ordinaires – c’est encore le cas lorsque le réseau par exemple est utilisé pour raconter la vie ordinaire de malades atteints de maladie rares et orphelines19. Lorsque les réseaux sociaux numériques participent à la vie politique et contribuent à des mobilisations, c’est non seulement par la diffusion de slogans et d’appels, mais aussi par des photos et des témoignages pris sur le vif et à la puissante force émotive20, qui rappelle le pouvoir politique des images. Des actions militantes cherchent fréquemment à renverser le narcissisme des corps idéalisés, pensons par exemple au compte antiraciste et antigrossophobie @Corpscool pour ne prendre qu’un compte français. À côté de ces biographèmes engagés, on peut noter des détournements proprement documentaires des réseaux sociaux numériques à commencer par les Facebook du passé, ainsi du compte de Léon Vivien, une initiative du Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux ayant relaté l’histoire d’un poilu mort en 1915 à l’aide de témoignages fictionnalisés et de photos d’époque21. Le projet Eva.Stories a cherché à « storifier » par de brèves vidéos la Shoah sur Instagram en mettant en scène une jeune femme assassinée à Auschwitz en 1944 et écrivant jusqu’aux derniers jours avant sa mort un journal retrouvé et publié en 197422.

On ne compte plus les usages littéraires de Twitter, haïkus ou romans23, ni ceux de YouTube où a fleuri une « littératube » qui des œuvres de Milène Tournier à Gracia Bejjani a commencé à être étudiée24. On connaît les très nombreuses tentatives de produire des fictions hypertextuelles et Facebook a été investi de projets artistiques similaires : Nouvelles de la colonie, écrites par un collectif autour d’Alexandra Saemmer et Un monde incertain de Jean-Pierre Balpe détournent Facebook pour construire des univers imaginaires ouverts. Un espace comme Instagram est massivement investi par des photographes d’art, qui non seulement exposent leurs travaux, mais créent parfois uniquement pour Instagram. Les dynamiques de reconnaissance en jeu sont ici très complémentaires, le travail sur le réseau social pouvant être aussi bien la cause que la conséquence de la réputation monétisable dans le monde non numérique de la photographie. Comme l’Instagram des photographes, le YouTube des Booktubers, la poésie sur Facebook, ou le journalisme amateur sur Twitter, les réseaux sociaux sont vus comme des tremplins potentiels où les talents s’essayent en quête de reconnaissance autant que comme des lieux où les artistes consacrés expérimentent de nouveaux formats, la part de création artistique sur les réseaux sociaux ayant toujours été consubstantielle à ceux-ci, qui ne se contentent donc en rien d’enregistrer des lieux communs biographiques, tant la reconnaissance est corrélée à l’inventivité créative, renforçant un phénomène que l’on a pu décrire comme une esthétisation de la société25 : toute promenade sur les réseaux sociaux numériques rend visible à quel point chaque utilisateur possède un style d’écriture de soi, tenant à la fois au type de contenu biographique qu’il expose, du quotidien personnel au fait divers rapporté depuis l’autre bout du monde, à la manière dont il utilise les ressources photographiques ou vidéo, au style dans lequel ses biographèmes sont écrits, qu’il s’agisse de préférer l’humour ou le constat analytique. Pour prendre quelques exemples de ma communauté d’« amis » Facebook, tel écrivain poste un décor industriel en noir et blanc (Sébastien Rongier), un autre relève des perles dans la presse (l’écrivain Hédi Kaddour), un troisième met en scène avec autodérision ses amours (Pierre Michon), tel collègue transpose son quotidien depuis des années dans la vie de Juliette Drouet, tel autre poste des photos de personnes surprises en train de lire, tel autre encore utilise sa culture de l’âge classique pour faire des bons mots.

Ce qui est vrai pour mon cercle d’intellectuels privilégiés est vrai pour toutes les communautés : à une étape avancée d’un capitalisme mondialisé misant sur la valeur des créativités individuelles, cette fameuse économie de la connaissance et de la créativité, correspond une valorisation directe par le système d’appréciation générale des réseaux sociaux de la créativité biographique. Plus les biographèmes sont intéressants, plus ils reçoivent de « likes », la force de leur intérêt potentiel tenant autant à l’intérêt des expériences qu’à la capacité à narrativiser ou à photographier celle-ci, la vie ordinaire étant supposée, par exemple grâce à l’humour, devenir aussi visible que des stars de la télévision, les exemples de célébrité inattendue étant innombrables26 – dans un article sur la démocratisation de la célébrité, Joshua Gamson propose de parler de « microcélébrité27 ». Le modèle de réussite sur les réseaux sociaux se calque au final sur la méritocratie de la réussite par le génie artistique, les modes sociales et les contraintes médiatiques des plateformes étant la contrepartie des contraintes de l’édition traditionnelle et des modes littéraires du monde littéraire.

On remarque ici que la créativité artistique se retrouve évaluée en termes de capture de l’attention. L’art est à la fois étendu aux pratiques biographiques quotidiennes de ces réseaux et redéfinies comme une capacité de maîtrise cognitive du lecteur ou du spectateur sur les réseaux. Sa diffusion se dit en termes de viralité, d’habileté dans l’ingénierie sociale comme de maîtrise des algorithmes numériques secrets des plateformes qui font et défont la visibilité des biographèmes.

Quelques mots pour conclure. Les interrogations critiques de Barthes que Barthes exprimait dans ses « biographèmes » sur l’autonomie du sujet, sur sa fermeture, sur sa continuité, sur la propriété et la consistance de l’intime se trouvent ainsi redéployées dans les réseaux sociaux numériques. Est-ce à dire que notre biographie y serait définitivement atomisée en biographèmes médiatiques dont nous serions dépouillés ? Les philosophies dites « narrativistes » et celles de Paul Ricoeur en particulier, affirment que ce sont nos narrations de nous-mêmes qui forment le substrat de nos identités, en quête d’une continuité. Cette thèse a été contestée par les « anti-narrativistes28 », pour qui nous n’avons pas besoin d’un récit de nos vies et du sentiment de la continuité pour agir, tradition qui tire depuis les travaux récents de Serena Cirana29 d’une analyse de réseaux sociaux l’idée que ceux-ci renforcent une sensibilité à la part de discontinuité et d’instantanéité de l’expérience, le flux continu et interactif interdisant la construction narrative du sujet : nos biographèmes se disperseraient dans le flux présentiste d’une actualité toujours à relancer et à faire circuler. Une manière de critiquer la thèse continuiste de l’identité personnelle est de considérer que nous avons peut-être des rapports différenciés à nous-mêmes, certains d’entre nous s’inscrivant facilement dans une sensibilité instantanéiste ou rhapsodique, d’autres cherchant au contraire des facteurs de continuité et d’héritage. Ces styles biographiques différents peuvent trouver des incarnations dans les manières d’être différenciées des différents réseaux et des différentes manières de les habiter. Du flux de longue durée de Twitch à la longue ligne narrative de Facebook dont remontent des souvenirs choisis par un algorithme en passant par la capsule de quelques secondes sur TikTok ou la notation biographique indélébile sur Twitter, les rapports au temps et à la possibilité d’archive diffèrent, engendrant une infinité de styles existentiels qui sont autant de manières de dire l’expérience – si la construction de soi et l’accès à la visibilité se jouent désormais sur Internet, les réseaux sociaux numériques sont riches de mille et une versions du monde, de formes de vie et de sensibilité, ne sous-estimons pas les capacités inventives des acteurs à résister aux affordances des logiciels et des modes.


Notes

1 Entretien avec Yves Citton, AOC, en ligne : https://aoc.media/entretien/2020/10/23/shoshana-zuboff-nous-avons-besoin-de-nouveaux-droits-pour-sortir-du-capitalisme-de-surveillance/ (dernière consultation le 14 mars 2025).

2 Gaspard Koenig, La Fin de l’individu (Voyage d'un philosophe au pays de l'intelligence artificielle), Paris, Éditions de l’Observatoire, 2019. 

3 Gilles Lipovetsky, Le Sacre de l’authenticité, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2021. 

4 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, dans Œuvres complètes, t. II, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Le Seuil, 1993-1995, p. 1045. 

5 Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, trad. du tchèque par François Kérel, nouv. éd. revue par l’auteur, Paris, Gallimard, 1985, p. 178. 

6 Patrick Deville, Peste & Choléra, Paris, Le Seuil, 2012, p. 91.

7 Pierre Michon, Le Roi vient quand il veut, Paris, Albin Michel, 2007, édition numérique non paginée. 

8 Philippe Artières, Histoire de l’intime, Paris, CNRS éditions, 2022.

9 Voir D.C. Dennett, Consciousness explained, Boston, Little, Brown and Co, 1991. 

10 Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard, coll. « Le Débat », 2018, édition numérique non paginée. 

11 Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information, Paris, Gallimard, 2012. 

12 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 1045. 

13 Roland Barthes par Roland Barthes, dans Œuvres complètes, t. IV, édition établie et présentée par Éric Marty, Paris, Le Seuil, 1993-1995, p. 692. 

14 Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Paris, Le Seuil, 2023, édition numérique non paginée. 

15 Aurélien Bellanger, La Théorie de l’information, op. cit., édition numérique non paginée. 

16 Annie Ernaux, Le Jeune homme, Paris, Gallimard, 2022, « exergue », édition numérique non paginée. 

17 Voir Le Figaro, 28 août 2022, « La romancière Irulaane est morte après avoir partagé son cancer pendant dix mois sur les réseaux sociaux », en ligne : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/la-romanciere-irulaane-est-morte-apres-avoir-partage-son-cancer-pendant-dix-mois-sur-les-reseaux-sociaux-20220825. 

18 Voir Mathieu Deslandes, « “Cette mort, c’est tout lui” : comment les journaux parlent du suicide », en ligne https://larevuedesmedias.ina.fr/necrologies-comment-les-journaux-parlent-du-suicide. 

19 Voir par exemple https://www.facebook.com/LeCombatDeTomContreLaMaladieDePompe/ 

20 Voir David M. Faris, « La révolte en réseau : le “printemps arabe” et les médias sociaux », Politique étrangère, no 1, 2012, p. 99-109, en ligne : https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2012-1-page-99.htm   

21 Voir Bruno Texier, « Léon Vivien, un poilu sur Facebook ! », en ligne : https://www.archimag.com/archives-patrimoine/2014/05/23/leon-vivien-poilu-facebook  

22 Voir « Eva.Stories ou comment “storifier” la Shoah sur Instagram », en ligne : https://amp.rts.ch/info/culture/10416555-evastories-ou-comment-storifier-la-shoah-sur-instagram.html 

23 Voir mon article « Une création littéraire collective ? L’écriture par statuts sur Facebook et Twitter », dans Alexandra Saemmer et Sophie Lavaud-Forest (dir.), E-FORMES 3 : les frontières de l'œuvre numérique, Saint-Étienne, PUSE, 2015, p. 39-48.

24 Voir Gilles Bonnet, Erika Fülöp et Gaëlle Théval, Qu’est-ce que la littéraTube ?, Montréal, Ateliers [sens public], 2023.

25 Voir par exemple Andreas Reckwitz, « Soyez créatifs ! Esthétisation et créativité à l’âge du capitalisme esthétique », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 28, no 2, 2021, p. 27-40, en ligne : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2021-2-page-27.htm (dernière consultation le 14 mars 2025).

26 Voir par exemple cette recension d’un site indien : https://www.socialsamosa.com/2016/10/ordinary-people-social-media-celebrities/ (dernière consultation le 14 mars 2025).

27 Joshua Gamson, « The Unwatched Life Is Not Worth Living: The Elevation of the Ordinary in Celebrity », PMLA, October 2011, vol. 126, no 4, p. 1061-1069 

28 Voir mon article « L’éthique est-elle un récit ? le récit est-il une éthique ? retour sur la querelle du « narrativisme » https://www.fabula.org/colloques/document1352.php

29 Voir Serena Ciranna, « L’autre numérique : les objectivations des usagers en ligne et l’émergence d’une identité personnelle épisodique » (thèse), https://www.theses.fr/2022EHES0144. L’émergence en deux décennies de ces réseaux sociaux numériques est un fait anthropologique massif dont les conséquences sur la socialité, la vie politique, la psyché et les comportements humains ne cessent d’être scrutées. Dans l’histoire de la renommée, ces réseaux marquent un tournant en proposant une privatisation du récit de vie, une autoconstruction publique de soi accessible à chacun. Présentés comme des espaces transparents d’une écriture ordinaire originale de la vie immédiate, les réseaux sociaux numériques orientent et configurent en réalité les expressions autobiographiques selon les schémas du capitalisme créatif et de ses impératifs d’adaptabilité et d’industrialisation de la singularité : les affordances, ces prescriptions discrètes sur la manière d’utiliser les interfaces et les modes relationnels des réseaux numériques sont conçues pour collecter et emprisonner les voix et les traces en valorisant certaines formes discursives et certaines aptitudes à l’expressivité dans une concurrence attentionnelle organisée par des algorithmes. Les médias sociaux numériques ont pour point commun une segmentation et une condensation de l’expérience en des micro-récits narratifs, photographiques ou filmiques. Ils invitent à une chronique en temps réel et multimédia de la vie ordinaire (Vlogging destiné à YouTube ou Twitch par exemple), à la documentation visuelle de soi et du monde (Instagram), à la production de capsules micro-cinématographiques (TikTok), à l’expression des humeurs (Twitter), à la capture de l’histoire personnelle ou professionnelle du sujet (Facebook ou Linkedin), qui viennent la transformer de manière expressive, créatrice et ludique. 

Pour citer ce document

Alexandre Gefen, « Contraintes médiatiques et créativité biographique en régime numérique», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/contraintes-mediatiques-et-creativite-biographique-en-regime-numerique