La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Emblématique biographique : mécanismes de production des réputations fin-de-siècle

Table des matières

JULIEN SCHUH

À la fin du XIXe siècle, les mécanismes de production de la réputation qui ont été développés aussi bien dans les grands journaux que dans la "petite presse" font l’objet d’une transposition dans l’écosystème médiatique des avant-gardes symbolistes et décadentes, qui mettent en place leurs propres dispositifs de régulation de la valeur des personnes. Parmi ces mécanismes, on trouve en particulier les portraits, les récits de vie et les notices biographiques qui fleurissent dans les « petites revues » littéraires et artistiques de la fin du XIXe siècle. L’Hydropathe, Le Décadent, Écrits pour l’Art, La Vogue, La Plume publient des micro-biographies de manière régulière, parfois dans chacune de leurs livraisons1. Ces récits de vie entrent en dialogue avec la masse de productions biographiques publiées au XIXe siècle dans la grande presse (qui offre souvent des séries de portraits, en particulier dans les suppléments hebdomadaires), la presse magazine illustrée, les périodiques biographiques (Les Hommes d’aujourd’hui), les dictionnaires et recueils de portraits (Portraits du prochain siècle et son exposition, le Petit Bottin des Lettres et des Arts), les souvenirs, aussi bien en France qu’à l’étranger.

Je ne reviendrai pas sur les aspects génériques et les caractéristiques de ce type de textes, peu informatifs, remplis de clichés, relevant d’une « complicité exhibée », fondée sur une « culture médiatique commune2 », et d’une fusion entre les plans biographiques et esthétiques. Je m’intéresserai ici aux portraits considérés en série et dans l’écosystème médiatique global : c’est moins l’effet de chaque portrait et sa fonction locale qui importent, que la manière dont ces textes et ces images font système, en s’intégrant plus largement dans les mécanismes de production de valeurs, et les fonctions qu’ils remplissent dans l’écosystème culturel.

Le genre du portrait, à travers les divers formats dans lesquels il peut se réaliser (chroniques, anecdotes, descriptions, souvenirs, illustrations), peut être considéré comme une matrice extrêmement puissante de production d’identités médiatiques. C’est un outil de reconfiguration des fragments culturels qui circulent dans une communauté donnée. Il fonctionne par combinaison et articulation d’éléments, au sein de dispositifs plus larges (le périodique, le dictionnaire, la galerie). Cette forme procède de plusieurs traditions (panégyrique, notice de dictionnaire, vie des hommes illustres depuis l’Antiquité). Elle trouve dans l’écosystème médiatique, suite à des séries de transformations, de raffinements, de recalibrages, une sorte d’équilibre et une efficacité redoutable.

Les portraits créent ainsi des formes de souvenirs collectifs en agrégeant de manière répétitive des éléments, formant des emblèmes modernes ou des contextures. Ils contribuent à la production et la réorganisation constante des valeurs dans le système réputationnel que constitue le champ médiatique.

Un décadent idéal : portrait et parodie

Pour montrer le fonctionnement de cette matrice du portrait dans les périodiques fin‑de‑siècle, le plus simple est encore d’en observer les parodies. Comme souvent, caricatures et pastiches permettent de réduire les objets qu’ils ciblent à leurs éléments essentiels et à leur fonctionnement fondamental.

On peut s’intéresser par exemple à la figure du mystérieux poète Owen Stirck. Émile Goudeau, qui préside les Hydropathes, écrit fin 1891 à Deschamps pour lui proposer des poèmes posthumes d’un jeune écrivain décadent anglais. On repère déjà, dans cet envoi, des éléments biographiques qui s’inscrivent parfaitement dans les clichés de l’époque, et font d’Owen Stirck un décadent idéal :

Je vous envoie ci-inclus pour La Plume un court poème d’un Anglais Owen Stirck. On m’en a adressé plusieurs, ravissants. La personne qui les traduit me conte que Owen Stirck est un jeune poète anglais mort récemment à Florence d’une maladie de langueur et qui a laissé dans ses cartons d’admirables vers d’un sentiment exquis. J’ai pensé tout de suite à La Plume. Je vous amènerai d’autres poèmes après la publication de celui-ci. Des amis qui en ont pris connaissance en parleront dans les quotidiens3.

On voit que Goudeau sait vendre son objet à un directeur de revue, et met en avant la mise en branle de la machine médiatique autour de ce personnage comme argument pour publier « en bonne place » ce texte, rappelant le lien essentiel entre revues et quotidiens dans l’écosystème médiatique. Des périodiques comme La Plume ne peuvent survivre que par la réclame que peuvent leur faire les quotidiens, assurant quelques ventes.

La Plume publie effectivement plusieurs textes signés Stirck4, textes accompagnés d’un récit de sa vie, des « Notes sur le Poète anglais Owen Stirck » signées par « Le traducteur des œuvres d’Owen Stirck » :

C’est à Rome en 1886 que je connus Owen Stirck. Je le rencontrai d’abord fréquemment, soit errant à la tombée du jour sous les grands ombrages de la villa Borghèse, soit assis dans un des coins les moins fréquentés du jardin Pamphile, soit au Colosséo, les soirs où éclairées par la lune, les ruines apparaissent gigantesques et fantastiques. Je l’avais remarqué, mais j’ignorais son nom. Une sympathie irrésistible me poussait, moi très triste, très désespéré, vers ce jeune homme toujours seul, cheminant avec lenteur comme absorbé par une intense méditation. Un visage beau quoique d’une excessive pâleur, et toute la personne infiniment distinguée. Mais ce qui le rendait suggestif au dernier degré, c’était ses yeux d’une couleur indécise, très grands sous des paupières lourdes, et d’une profondeur de rêve si saisissante, si particulière, qu’on avait à les entrevoir le frisson que vous donne une chose inconnue et la subite impression d’abîmes mystérieux, d’où montaient de très loin, des ombres et des lueurs changeantes. La première fois qu’il fixa sur moi ses extraordinaires prunelles, je ne pus me défendre d’une vive émotion, tandis qu’attiré par le magnétisme qui venait d’elles je me rapprochai de lui5.

On apprend qu’il est né en Écosse en 1862, qu’un drame familial l’a conduit à 10 ans avec sa mère en Italie où il se languit des brumes nordiques, menant une vie d’errance avant de mourir d’une fièvre en tenant la main de son traducteur. Ce récit est accompagné d’un portrait dont on connaît l’original par Louise Abbéma (Figure 1 et Figure 2). Mais ce poète semble n’avoir laissé aucune autre trace que ces fragments publiés dans La Plume : absent des sommaires des revues anglo-saxonnes, son nom n’apparaît que dans L’Ermitage et le Mercure de France, qui renvoient aux publications de la revue de Léon Deschamps6.

Portrait

Fig. 1. : Louise Abbéma, « Owen Stirck », La Plume, n° 77, 1er juillet 1892, supplément hors texte, p. 303. Source : BnF Gallica, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15596m/f326.


Fig. 2. : Louise Abbéma « [ Portrait d’Owen Stirck ] », dessin au crayon, 1891, INHA NUM OE A (71 b), Source : Bibliothèque de l’INHA, coll. Jacques Doucet, recueil de dessins originaux de La Plume, URL : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/21571-portrait-d-owen-stirck.

La genèse du portrait graphique est éclairée par une lettre, passée en vente et signée Louise Abbéma, qui reprend des éléments biographiques :

Lettre de Mademoiselle Louise Abbéma

Mon cher Goudeau – À mon dernier voyage à Venise j’eus l’occasion de faire un croquis du pauvre Owen Stirck, l’auteur du beau poème Le Cimetière, dont la « Plume » a publié une si excellente traduction.

Owen Stirck était de passage à Venise, se rendant à Florence d’où il ne devait pas revenir… Sa physionomie si suggestive me frappa, et je fis d’après lui le portrait que je vous envoie pensant qu’il vous intéressera.

Mes meilleures amitiés.

Louise Abbéma

Le billet porte des indications typographiques préparant à sa publication, mais il n’apparaît pas dans le numéro de La Plume7. Comme en fait l’hypothèse Bernard Gineste, qui a édité cette lettre, il s’agit de toute évidence d’un billet fictif, destiné à renforcer l’effet du portrait8 – le billet, comme le dessin, n’étant sans doute pas de la main de Louise Abbéma, mais plutôt de celle du destinataire affiché, Émile Goudeau. La présence de son nom aurait été un clin d’œil aux lecteurs de la revue et lui aurait permis de signer implicitement ce canular. Notons par ailleurs que ce dessin est inséré au milieu de caricatures de tableaux du Salon de 1891 par Christophe, extraites du Comic-Salon qu’il publie alors avec Willy9, ce qui renforce la lecture parodique qu’on peut en faire : Owen Stirck est un Adoré Floupette anglo-saxon.

Matrices médiatiques et contrôle de la circulation des portraits

Pourquoi s’attarder sur ce personnage sans existence ? Cet épisode anecdotique est révélateur des conditions de production des identités et des valeurs dans les « petites revues » de l’époque : si le canular fonctionne (et fonctionne même un peu trop bien, personne ne relevant dans la presse le caractère comique du récit de vie ni le style parodique des textes de Stirck10), c’est parce qu’il entre parfaitement dans la matrice médiatique du portrait des « petites revues », à la fois d’un point de vue thématique, la figure du poète anglais décadent renvoyant à une contexture particulière, un conglomérat de représentations partagé par les lecteurs de ces périodiques, et d’un point de vue formel, cet assemblage de citations manuscrites, de descriptions textuelles et de portraits graphiques représentant un modèle multimodal très présent dans la presse.

Le journal L’Hydropathe propose ainsi, dans la tradition des Trombinoscopes et autres séries de portraits d’illustres, caricatures et descriptions de ses membres. Lutèce publie une série de « Têtes de Pipes » présentant l’éreintement comme une forme de réclame11. Les portraits qu’on retrouve ensuite dans La Plume et dans la plupart des périodiques symbolistes et décadents continuent une tradition bien ancrée. Léon Deschamps est particulièrement attentif à la standardisation de cette matrice, qui participe à l’identité de La Plume et qui livre un cadre structurant permettant de présenter de manière similaire tous les auteurs introduits dans la revue12. En avril 1893, il demande ainsi à Rachilde de compléter les éléments d’un portrait à paraître (Figure 3) :

J’ai oublié de vous dire qu’habituellement, lorsque nous donnons un portrait, il faut quelques lignes inédites du portraituré (ou de la…). Vous seriez bien aimable de nous faire remettre un conte court (de 1 à 2 col.), inédit si possible, – et cela le plus tôt que vous pourrez car le n° est à la composition pour paraître le 15 mai.

Frappez-vous le cerveau et… pardonnez mon inconcevable négligence13 !


Fig. 3. : portrait de « Madame Rachilde », La Plume, n° 98, 15 mai 1893, p. 227. Source : BnF Gallica, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15597z/f234.item.

Pour exister dans la constellation des auteurs de La Plume, l’image de Rachilde doit se couler dans cette matrice, mise en place dès les premiers numéros de la revue. Ces portraits existent en effet avant tout en série et fonctionnent dans une économie des signes de déférence, qui participent à la création collective des réputations.

Les écrivains sont invités à participer à la construction de leur propre identité, de leur posture littéraire14. La mise en scène de soi est une nécessité pour exister sur la scène littéraire. Toutes les informations biographiques qui circulent sur les écrivains font l’objet d’une attention particulière de leur part. Francis Jammes s’implique ainsi particulièrement dans le contrôle des détails sur sa vie dévoilés par ses biographes, tel Adolphe van Bever, auteur en collaboration avec Paul Léautaud de l’anthologie des Poètes d’aujourd’hui, « Morceaux choisis accompagnés de notices biographiques et d’un essai de bibliographie », qui représente, à travers ses diverses éditions, une légitimation d’un canon poétique alternatif où les écrivains du Mercure de France sont largement représentés. Jammes écrit en mai 1907 à Vallette :

P.-S. Voulez-vous je vous prie vous charger de dire à Ad. Van Bever

1° Qu’il y a une erreur capitale dans la notice bibliographique au début. C’est mon aïeul paternel et non pas maternel qui a été à la Guadeloupe.

2° Veuillez le prier pour les autres modifications, ajoutements [sic], renseignements etc… d’écrire [mots barrés] à mon excellent ami Charles Lacoste, peintre, 35 boulevard Pasteur qui [mots barrés] est en train de mettre en ordre ces documents pour la biographie que va publier Pilon chez Sansot.

Le mieux serait que Van Bever voit Lacoste mais je n’ose le déranger<Van Bever>. Qu’il lui écrive alors, et lui fasse un questionnaire15.

En désignant un biographe « autorisé », il s’assure que les informations qui seront au fondement de son image pour la postérité (ces biographies faisant l’objet de reprises de manière massive dans la presse puis dans les dictionnaires biographiques et les manuels d’histoire littéraire) correspondent à un récit canonique qu’il met lui-même en place.

Les écrivains contrôlent également en partie la circulation de leur image, par la possession ou le contrôle de l’utilisation des matrices d’impression permettant de tirer leurs portraits. La correspondance de Léon Deschamps comprend ainsi de nombreuses lettres d’écrivains négociant avec lui l’envoi et la récupération de photographies ou de clichés sur zinc de leurs portraits pour faire connaître leur visage dans la presse nationale, voire internationale16. Le 13 mars 1890, René Ghil lui écrit pour s’occuper des détails pratiques concernant la diffusion de son portrait, qui doit être reproduit avec une esquisse biographique de Stuart Merrill dans La Plume du 1er avril 1890, mais que lui réclame au même moment un autre périodique (Figure 4) :

Mon cher Deschamps,

J’espère que vous avez reçu le Cliché et l’article17.

Je vous envoie ce mot pour y joindre un mandat de 2 frs, pour 8 nos, s’il vous plaît, que vous m’adresserez.

Pour le Cliché : une Revue locale du Midi, apprenant que je l’avais, me le demande pour le publier en avril.

S’il vous plaît, donc (on est pressé, me dit-on, car on doit préparer d’avance toujours un n°) — si mon portrait se tire à Parthenay, donnez ordre qu’on m’envoie le cliché par poste ici, aussitôt tirage fait (Je vous rembourserai le port, naturellement). S’il se tire à Paris, alors expédiez-le directement (mêmes conditions), à l’adresse suivante :

M. Achille Ronquet

Rédactr en chef de la Revue Méridionale

3, rue Victor Hugo

à Carcassonne (Aude)

Vous me rendrez service.

Je vous remercie toujours, mon cher ami, et suis votre dévoué

René18.

Ghil précise les circonstances de cette publication dans un article des Écrits pour l’art d’août 1891, écrit à l’occasion d’une polémique avec la rédaction de La Plume :

J’ai écrit deux ou trois fois à la plume, éclectique. M. Deschamps me le demanda dès le début, et me demanda également de publier en avril 90 mon portrait. J’achetai à cette occasion, pour le lui prêter, le cliché que possédait M. Deman, éditeur à Bruxelles. M. Deschamps me doit merci19.


Fig. 4. :  « René Ghil », portrait photographique, La Plume, n° 23, 1er avril 1890, p. 55. Source : Retronews, URL : https://www-retronews-fr.faraway.parisnanterre.fr/journal/la-plume/1-avril-1890/4082/5378240/7.

La portraitomanie du XIXe siècle s’appuie ainsi sur des pratiques matérielles impliquant les écrivains, les éditeurs, les imprimeurs, et rendues possibles par des conditions techniques (progrès des méthodes de reproduction photomécanique) et socio-économiques (l’existence d’un réseau de postes et communications permettant la circulation rapide de ces matrices d’imprimerie) qu’il faut prendre en compte pour comprendre ces phénomènes.

Ces auteurs ont tous une conscience aiguë de l’importance de la circulation de ces portraits pour leur réputation dans l’espace public. Mais les « postures » qui sont construites à travers ces objets ne relèvent pas simplement des actions des intéressés : les mécanismes de mise en scène publique des personnes sont le produit de pratiques collectives. Ces portraits et leur dissémination font l’objet d’une cocréation par les portraiturés, les auteurs, les dessinateurs, les comités de rédaction, les éditeurs et les journalistes. Ces acteurs contribuent à travers ces objets à la curation d’un vaste marché de la réputation qui permet au champ littéraire d’exister. Les hiérarchies et positions que Bourdieu repère dans ce champ sont les produits de ces processus dynamiques qui rééquilibrent sans cesse les réputations et leurs relations. L’analyse par champ fournit un état de la distribution des représentations dominantes. De la même manière qu’une loi existe certes comme un texte auquel on peut se référer, mais surtout comme une série de pratiques et d’habitudes, un champ n’existe qu’à travers ses traces mais surtout la manière dont sa représentation transforme les actions des acteurs qui s’y considèrent comme situés. Cela signifie également qu’il y a une multitude de représentations contradictoires et qui font l’objet de négociations constantes. L’existence du « champ littéraire » comme représentation dominante largement partagée s’appuie sur un ensemble de discours, de réactions, d’institutions, d’acteurs qui produisent ces représentations et contribuent à leur diffusion et à leur ancrage culturel.

Il faut penser ces objets biographiques et ces iconographies (qui fonctionnent de concert et représentent des objets réticulaires multimodaux) comme une production collective, fruit du travail de repérage, de sélection, de diffusion et d’interprétation de l’ensemble des acteurs qui participent à ces publications.

Par ailleurs, ces objets ne prennent sens que par leur mise en série, par les effets de hiérarchisation, de comparaison, de réinterprétation produits par leur réception au sein d’un ensemble préexistant de portraits graphiques et textuels qui forment un cadre interprétatif20. La table annuelle des matières de La Plume en 1892 montre par exemple l’importance de la section « Portraits, études, biographies » dans l’économie de la revue : elle permet d’un coup d’œil synthétique de donner un certain état du canon artistique défendu par la rédaction à un moment donné (Figure 5). Aux effets de valorisation périodique produits par la sélection, à chaque numéro, d’un individu mis en avant (et produisant au fur et à mesure des parutions des effets de contrastes, de continuité, de surprise qui influencent la lecture des portraits), la table annuelle ajoute, par son caractère panoptique et récapitulatif, un effet de légitimation et d’unité puissant.


Fig. 5. : Table annuelle de La Plume pour l’année 1892, p. 537. Source : BnF Gallica, URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15596m/f564.item.

Les portraits en série deviennent ainsi des dispositifs visant à faire exister non seulement des individus, mais des groupes. On connaît l’importance des Portraits du prochain siècle, lancés par l’écrivain Paul-Napoléon Roinard en 1892, projet qui prit la forme d’une exposition de portraits graphiques d’une nouvelle génération d’auteurs par une nouvelle génération d’artistes, puis d’un ouvrage de portraits textuels où les écrivains se croquaient entre eux, lancé au sein des Essais d’art libre. Pierre Pinchon, qui a étudié cet épisode, souligne l’importance de cette « esthétique relationnelle » produite par ces portraits21. Le texte d’appel à contribution du volume des Portraits du prochain Siècle expose la fonction de mise en scène collective de l’ouvrage :

But de l’Œuvre : En une série de synthétiques portraits – de quinze à vingt lignes – donner, par le groupement d’éparses individualités (précurseurs, militants et nouveaux venus), la physionomie générale des esprits et du mouvement qu’anime l’espérante grandeur de délivrer la prochaine humanité par l’individualisme artistique et social22.

C’est la même fonction qu’on peut donner aux séries médiatiques de portraits qu’on retrouve dans les petites revues de l’époque, signalées par Yoan Vérilhac23 : les « Croquis littéraires » de Cazals et les « Silhouettes décadentes » d’Anatole Baju dans Le Décadent (1886), les « Médailles » de Léo d’Orfer dans La Vogue (1886), le « Musée de L’Ermitage » de Gli Eremitani (1891-1893), les « Petits portraits » dans La Plume (1891-1892), auxquels on peut ajouter les « Têtes de pipes littéraires et artistiques » de Mostrailles dans Lutèce (1885), les « Silhouettes de jeunes » de Léo d’Orfer dans Le Scapin (1886), la série de portraits dans les Écrits pour l’Art de Ghil (1887). La presse est un lieu privilégié pour non seulement reproduire des portraits graphiques et textuels, mais aussi pour les lister et affiner l’iconographie autour de chaque personnalité. Paul Adam, dans une série d’articles sur les « Symbolistes et Décadents » dans La Vie moderne en 1886 et 1887, propose ainsi une série de croquis de « personnalités symbolistes » qui reprend, de manière synthétique, des éléments épars dans diverses revues (Revue indépendante, La Vogue, etc.) et incite par ailleurs les lecteurs à compléter ces détails en allant consulter ces sources par eux-mêmes. Ainsi de l’iconographie de Rimbaud, mystérieux jeune poète dont l’image a cependant été fixée à plusieurs reprises, dont Adam emprunte les détails à un article de Félix Fénéon :

Pourtant des gens l’ont vu, vers 1870. Des portraits le perpétuent : M. Verlaine rappelle celui de M. Fantin dans Coin de table et en promet un de M. J.-L. Forain. La photographie même l’immobilisa, et d’après elle, M. Blanchon [sic, pour Blanchet] grava le portrait enclavé dans les Poètes maudits. Le masque est d’un ange, estime M. Verlaine : il est d’un paysan assassin. Pour clore cette iconographie, voici, au mur de la Revue Wagnérienne, une graphie non encore signalée, d’Édouard Manet : un louche éphémère, debout, appuyé à une table où un verre de cabaret et une tête d’ivrogne24.

Pour analyser ces phénomènes, il faudrait les examiner dans toute leur complexité, qui est en réalité presque impossible à reconstituer aujourd’hui. La circulation des portraits graphiques et textuels s’inscrit dans une économie des marques de déférence : ils fonctionnent non seulement comme des traces contribuant à fixer certaines caractéristiques des personnalités publiques, mais aussi comme des formes de dons ou de contre-dons. Il faut considérer la position de l’auteur du portrait par rapport au portraituré : un maître adoubant un disciple, un jeune auteur reconnaissant une dette envers un aîné, un camarade tirant le portrait d’un pair ne produisent pas les mêmes effets, sur les lecteurs comme sur les relations entre acteurs. L’auteur peut chercher à retirer un bénéfice symbolique du portraituré, ou transférer son propre crédit à ce dernier, produisant du capital symbolique par l’affichage de leur relation. La publication d’un portrait dans une revue implique par ailleurs à la fois l’auteur du portrait et celle du collectif (la rédaction de la revue). Sa signification est transformée selon sa place dans le sommaire (au début ou à la fin, dans la partie principale ou dans les chroniques), sa taille (croquis ou portrait détaillé), sa facture et sa technique, son inscription dans une série ou son caractère singulier. Chaque portrait doit également être pensé en relation avec les autres mentions contemporaines de la personnalité concernée, aussi bien dans la « petite presse » que dans les journaux à grand tirage : des portraits laudateurs peuvent par exemple être produits pour compenser une série de critiques dans l’espace public, ou en réponse à une indifférence ou un silence à l’occasion de la sortie d’un ouvrage. La publication d’un portrait doit enfin être prise en compte d’un point de vue attentionnel : les périodiques n’ont qu’une place restreinte à accorder à ce type de contenus, et la taille et la fréquence de ces portraits pour une personne tend à marquer une attention collective (et à inviter le public à porter son attention sur cette personne, au détriment des autres).

Tous ces objets participent à la construction collective d’une hiérarchie des personnes : il ne faut pas les considérer de manière locale, mais globale, comme des actions dont la mise en série participe à une vaste computation sociale qui génère de manière dynamique des axiologies partagées.

Notes

1 Sur le genre du portrait, analysé dans une perspective trans-médiatique, voir la synthèse d’Adeline Wrona, Face au portrait : de Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2012.

2 Yoan Vérilhac, « Portraits et culture médiatique dans les petites revues symbolistes : hermétisme, clichés et vie littéraire », dans Evanghelia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860-1930) : réseaux et circulations des modèles, Paris, PUPS, 2018, p. 548.

3 Lettre d’Émile Goudeau à Léon Deschamps, fin 1891, BLJD, MNR bêta 803/2, retranscrit dans Philip Leu, Les Revues littéraires et artistiques 1880-1900. Questions de patrimonialisation et de numérisation, Thèse de doctorat, UVSQ, 2016, p. 123-124.

4 Owen Stirck, « Le Cimetière », La Plume, n° 65, 1er janvier 1892, p. 4 ; « Le Lac noir », La Plume, n° 67, 1er février 1892, p. 68 ; « Amour », La Plume, n° 77, 1er juillet 1892, p. 295.

5 Le traducteur des œuvres d’Owen Stirck, « Notes sur le Poète anglais Owen Stirck », La Plume, n° 77, 1er juillet 1892, p. 297-299.

6 « Journaux et revues », Mercure de France, n° 32, août 1892, p. 368.

7 Il a pu être publié sur les pages de couverture, que je n’ai pas pu consulter.

8 Bernard Gineste, « Envoi à Émile Goudeau d’un portrait d’Owen Stirck (billet destiné à l’impression, 1892) », Corpus Étampois, 2020, URL :  http://www.corpusetampois.com/cae-19-abbema139.html

9 Voir J.-L. Croze, « Comic-Salon », illustrations de Christophe, La Plume, n° 77, 1er juillet 1892, p. 301-307.

10 L’Ermitage félicite même La Plume de cette découverte : « Est-ce l’effet des voyages circulaires, nous commençons à regarder hors de chez nous, et les belles œuvres étrangères semblent nous agréer mieux que les médiocrités nationales ; chaque revue s’annexe un pérégrin, la Revue blanche Ola Hansson, le Mercure Bierbaum, la Revue Jeune Novalis, le Banquet Dante Gabriel Rossetti, la Revue de l’Évolution Multatuli, la Plume Owen Stirck que parrainent Merrill et H. Swan. » (Bernard L’Ermite, « À travers les revues », L’Ermitage, n° 8, 15 août 1892, p. 127).

11 Voir Noël Richard, À l’aube du symbolisme : hydropathes, fumistes et décadents, Paris, Librairie Nizet, 1961, p. 154 : « À presque tous les numéros, le journal continue sa publicité pour les Têtes de Pipes qui s’impriment, paraissent en volume, le 30 août 1885, tiré à 95 exemplaires et mis en vente à 12 francs, chez Léon Vanier. »

12 Voir Yoan Vérilhac, « Images de Verlaine à La Plume. Mise en abyme d’un support médiatique et d’une âme collective », dans Catherine Pascal, Marie-Ève Thérenty et Trung Tran (dir.), Image, autorité, auctorialité du Moyen Âge au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2021, p. 297‑311.

13 Lettre de Léon Deschamps à Rachilde, Paris, 28 octobre 1893, BLJD, Ms 9969.

14 Voir Daniel Oster, L’Individu littéraire, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1997 ; Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2004 ; José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographie auctoriale à l’époque romantique, Champion, 2007 ; Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007 ; Bernard Lahire, La Condition littéraire : la double vie des écrivains, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2006 ; Clément Dessy, « Postures du rapport à l’œuvre. Les cas de Gide et de Jarry vers 1895 », COnTEXTES, 15 janvier 2011, n° 8, mis en ligne le 28 décembre 2010, URL : https://journals.openedition.org/contextes/4713 (dernière consultation le 14 mars 2025) ; Yoan Vérilhac, « Hoc signo vinces : le pur poète symboliste comme marque ? », dans Marie-Ève Thérenty et Adeline Wrona (dir.), L’Écrivain comme marque, Paris, Sorbonne Université Presses, 2020, p. 175‑186.

15 Lettre de Francis Jammes à Alfred Vallette, Burgos, 21 mai 1907, IMEC, MDF 10.10.

16 Voir mon article « Circulation des idées, circulations des images entre les revues françaises et italiennes au tournant du siècle. La Revue encyclopédique, La Plume et Emporium », dans Alessandra Marangoni et Julien Schuh (dir.), Écrivains et artistes en revue. Circulations des idées et des images dans la presse périodique entre France et Italie (1880-1940), Turin, Rosenberg & Sellier, coll. « Biblioteca di Studi Francesi », 2022, p. 3-19.

17 Voir Stuart Merril, « René Ghil », La Plume, n° 23, 1er avril 1890, p. 51-53, et le portrait photographique reproduit en supplément p. 55.

18 René Ghil, « lettre à Léon Deschamps », Melle, 13 mars 1890, reproduite dans Librairie William Théry, catalogue Autographes Historiques & Littéraires, avril 2023, n° 46.

19 René Ghil, « L’agonie Décadente-Symboliste », Écrits pour l’art, n° 5, août 1891, p. 158.

20 Sur les portraits graphiques et leur circulation entre périodiques et recueils, voir l’exemple des portraits de Rouveyre analysés dans Evanghelia Stead, Sisyphe heureux : les revues artistiques et littéraires, approches et figures, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2020, chap. 4, « Visages des contemporains d’André Rouveyre de la revue au recueil », p. 129-174.

21 Pierre Pinchon, « Exposer un réseau : le cas des Essais d’art libre (1892-1894) et des Portraits du prochain siècle », dans Evanghelia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860-1930) : réseaux et circulations des modèles, Paris, PUPS, 2018, p. 567. Voir également Anne-Marie Bouchard, « L’Art polémique du Panthéon : Le Cas de l’exposition des Portraits du prochain siècle (1893) », Belphégor. Littérature populaire et culture médiatique, novembre 2008, vol. 8, n° 1, URL : https://DalSpace.library.dal.ca//handle/10222/47761(dernière consultation le 14 mars 2025).

22 Edmond Girard et Paul-Napoléon Roinard, « “Portraits du prochain siècle (Le livre)” », Essais d’art libre, vol. IV, n° 23, décembre 1893. p. 124-126.

23 Yoan Vérilhac, « Portraits et culture médiatique dans les petites revues symbolistes : hermétisme, clichés et vie littéraire », dans Evanghelia Stead et Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues II (1860-1930) : réseaux et circulations des modèles, Paris, PUPS, 2018, p. 544.

24 B. de Moncomps [Paul Adam], « Symbolistes et Décadents : Les personnalités symbolistes », La Vie Moderne, n° 48, 27 novembre 1886, p. 758. Adam cite Félix Fénéon, « Les Illuminations d’Arthur Rimbaud », Le Symboliste, n° 1, 7 octobre 1886, p. 2‑3.

Pour citer ce document

Julien Schuh, « Emblématique biographique : mécanismes de production des réputations fin-de-siècle», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/emblematique-biographique-mecanismes-de-production-des-reputations-fin-de-siecle