La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Introduction

Table des matières

OLIVIER BARA, MARCEAU LEVIN et MARIE-ÈVE THÉRENTY

La Fabrique médiatique des récits de vie constitue les actes d’un colloque, co-organisé par Olivier Bara, Marceau Levin, Nejma Omari et Marie-Ève Thérenty à l’université Lyon 2 en janvier 2023 dans le cadre de Numapresse1, projet qui visait à proposer une histoire littéraire et culturelle de la presse française du XIXe siècle au XXIsiècle, histoire fondée notamment sur des outils de lecture automatisée des corpus de presse numérisés. L’ensemble des travaux et des résultats de ce projet est consultable sur le site www.numapresse.org. Dans le cadre d’interrogations sur la production par la presse, depuis le XIXsiècle, d’un savoir sur les identités, les parcours et les récits de vie des acteurs de la vie publique (axe 1 du projet), Numapresse s’est interrogé sur la manière dont la presse gérait la production des récits de vie dans un contexte de démocratisation médiatique. Cet axe de réflexion a donné lieu en 2020 à un colloque organisé à Paris-Panthéon-Sorbonne par des spécialistes de cinéma2 et à une séance de séminaire autour de George Sand et l’acteur Bocage le 22 mars 2021 qui réfléchissait tout particulièrement à la manière dont circulaient certains biographèmes3. C’est à la suite de cette séance que le colloque La Fabrique médiatique des récits de vie a été programmé. 

La fièvre biographique

Dans le sillage de la période révolutionnaire, qui voit surgir dans l’espace public une foule d’hommes nouveaux, le XIXe siècle s’ouvre sur une recrudescence des parutions de dictionnaires biographiques, au premier rang desquels la Biographie universelle de Louis-Gabriel Michaud dont la publication débute en 18114. Jean-Luc Chappey a retracé les luttes idéologiques auxquelles ces dictionnaires ont donné lieu, chaque camp politique rédigeant « son » dictionnaire, destiné à promouvoir sa vision de la Révolution5. La production biographique se poursuit dans la première moitié du siècle et commence, pour partie, à se porter spécifiquement sur les vivants : la Biographie des hommes vivants de Michaud, publiée en 1816, en est un premier jalon. En 1826, paraissent près de vingt-cinq brochures in-32°, sans nom d’auteur ni d’éditeur, chacune biographiant une catégorie sociale : les hommes de lettres, les médecins, les chansonniers, jusqu’aux commissaires de police et aux limonadiers. Ce bref épisode de fièvre biographique présente des caractéristiques propres à la naissante sphère médiatique : effet d’entraînement des publications, circulation intermédiale (cette mode passagère est rapidement commentée dans plusieurs pièces de théâtre de la fin de 1826) et lien avec l’actualité, notamment politique. 

C’est toutefois dans les années 1850 que s’affirme le lien entre médiatisation et récits de vie. Retraçant inlassablement les vies des « hommes du jour », les biographies de contemporains se multiplient dans les dictionnaires et les journaux : Adolphe Thiers, par exemple, est biographié quinze fois entre 1850 et 1870. En 1858 paraît la première édition du Dictionnaire universel des contemporains, dirigé par Gustave Vapereau. « Le Vapereau », qui sert de terminus a quo à l’empan chronologique de ces Actes, réunit des milliers de notices biographiques concernant des personnalités de nombreux domaines, au motif qu’elles sont vivantes. Ainsi naît la catégorie de « contemporains », qui intègre la tradition de glorification des hommes illustres au tempo resserré de l’actualité médiatique. Le Vapereau est ainsi régulièrement réédité pour mettre à jour la liste des notabilités du temps. La publication de ce dictionnaire intervient à un point de bascule dans le devenir médiatique du récit de vie en France. La décennie 1850 s’ouvre en effet sur les premières expérimentations biographiques de Nadar dans la presse (Le Journal pour rire puis Le Journal amusant) ou dans le marché des estampes (le fameux Panthéon-Nadar en 1854, qui devait originellement comprendre des légendes biographiques). En 1856 s’invente le journal biographique à portrait-charge, avec la parution du Diogène, fondé par Étienne Carjat, Charles Bataille et Amédée Rolland. C’est à la même période qu’Eugène de Mirecourt défraye la chronique avec ses Contemporains (1853-1858), brochures scandaleuses qui expédièrent à maintes reprises leur auteur devant le tribunal correctionnel. Ainsi les journaux, et notamment la petite presse satirique, se font le relais de l’entreprise d’archivage du présent menée par Vapereau et ses équipes. À travers des rubriques biographiques, intitulées « Galerie contemporaine », « Portraits-cartes », « Le petit Vapereau » ou « Les Binettes contemporaines », la petite presse satirique met en scène les membres des réseaux artistiques de l’époque en retraçant leur parcours biographique. Parallèlement, de nombreuses entreprises éditoriales tentent de profiter de la vogue des portraits de « célébrités du jour » : dès le début des années 1860, les photographes, nouveaux venus du monde médiatique, s’adjoignent le concours d’hommes de lettres biographes pour écouler leurs portraits dans des éditions plus ou moins luxueuses, à l’instar de la Galerie des hommes du jour de Pierre Petit, de la Galerie des Contemporains d’Eugène Disdéri ou du Panthéon parisien d’Étienne Carjat. 

Généralement, les biographiés accueillent les sollicitations des biographes avec une complaisance de bon camarade. Il n’est d’ailleurs pas rare que le biographié de la veille devienne le biographe du lendemain, la biographie faisant office de monnaie d’échange dans une économie de la visibilité qui s’invente. Cette circularité est bien exprimée par un portrait-charge de Vapereau, dessiné par Hadol et paru dans Le Gaulois du 2 septembre 1860 (fig. 1) : on y voit le biographe tenant grand ouvert son dictionnaire, éclipsant le Panthéon derrière lui. Chacun cherche à accéder à la gloire en grimpant dans l’ouvrage : certains se font la courte échelle, un autre, à genoux, quémande une notice biographique, ses œuvres en pile à côté de lui. Sur la page de gauche du dictionnaire, on lit les noms de Charles Dell’Bricht (pseudonyme de Camille Delvaille), Étienne Carjat et Charles Bataille, principaux collaborateurs du Gaulois. La boucle médiatique est bouclée : le journal se représente au sein du dictionnaire, lui-même figuré dans le journal.

Fig. 1

Figure 1 : portrait-charge de Vapereau, dessiné par Hadol, Le Gaulois, 2 septembre 1860 (Source : BnF - Gallica)

À partir de 1860, le biographique s’insère partout : la production de notices voire de dictionnaires biographiques accompagne la structuration de partis politiques ou de corps professionnels : en 1870 paraît par exemple le Plutarque populaire contemporain illustré, ouvrage de circonstance publié par les républicains dans le sillage des élections législatives de 1869. Genre symboliquement plus valorisé que la biographie, le portrait littéraire devient une pratique répandue chez les écrivains6. Ann Jefferson a montré comment la forme biographique infuse la production littéraire du siècle7, jusqu’aux frères Goncourt, qui présentent leur Journal comme la biographie « parlée » de leurs contemporains. Accompagnant la naissante culture de la célébrité8, en participant à faire connaître la vie des personnalités du moment, la vogue des biographies se poursuit au sein des journaux (pensons aux Hommes d’aujourd’hui, dirigés par Champsaur et Gill, puis Léon Vanier entre 1878 et 1899) comme des dictionnaires (on peut citer le Dictionnaire national des contemporains de C.E. Curinier de 1901 à 1918 en 6 vol., ou le Dictionnaire de biographie française de Roman d’Amat, entamé en 1933). Cet engouement durable pour les récits de vie aboutit à Wikipédia, dont les notices synthétisent la double aspiration, médiatique et encyclopédique, de la biographie contemporaine depuis les années 1850. Tout en assurant une forme de panthéonisation des récits de vie, les notices Wikipédia sont sans cesse amendées, mises à jour, réécrites, voire supprimées.

Poétique des récits médiatiques de vie

La formule de la biographie médiatique s’inscrit dans une généalogie longue, celle de la tradition du portrait de presse, mise en place après la Révolution française, à un moment où « la France vit tout à coup une foule d’hommes inconnus aux autres et à eux-mêmes sortir de l’obscurité pour laquelle ils se croyaient nés, et occuper un rang qu’une imagination subite venait de créer pour eux9 », puis elle fut popularisée, notamment par Sainte-Beuve10. Ce dernier est l’un des premiers à assumer la publication régulière de portraits d’écrivains (d’abord des illustres disparus puis des contemporains) dans les revues et les quotidiens. La tradition ancienne de la nécrologie, récit de vie généralement hagiographique, s’ouvre aux contemporains et donc à des vies encore inachevées, en suspens, à vectoriser. La communauté des portraiturés, les écrivains, les comédiens de théâtre, les hommes politiques, objets privilégiés des portraits au XIXe siècle, s’élargit au XXe aux stars de cinéma, aux chanteurs et aux sportifs dont l’intimité est de plus en plus publicisée. Aujourd’hui, entrepreneurs et influenceurs ont aussi droit au récit de leurs trajectoires. Dis-moi de qui tu racontes la vie, je te dirai qui tu es. Ainsi, un des enjeux de la presse peut être aussi pour certains de proposer des récits de vie d’anonymes, d’exclus, d’invisibles. Jules Vallès est l’un des premiers à le faire de manière systématique avec La Rue en 1867 (« nous raconterons les petits mystères des métiers, quels sont ceux qui les honorent, typographes ou ébénistes, peintres en bâtiment, scieurs de long, typographes ou ébénistes11 ») mais cette pratique est très développée dans le journalisme littéraire ou narratif contemporain, comme le montrent les reportages de Florence Aubenas, dans la « France profonde12 », dans les hypermarchés13, ou dans les EHPAD14.

Quel est le rapport entre le récit de vie et le portrait ? Le récit de vie constitue souvent un élément essentiel du portrait quand ce n’est pas le contraire, le récit de vie prenant prétexte d’un rapide portrait pour démarrer. Quoi qu’il en soit les deux genres sont profondément liés, au point souvent de se confondre. Comme le portrait, la biographie médiatique est une matière providentielle pour la presse en raison de sa brièveté, de sa viralité, de son attractivité, de son caractère circonscrit qui garde la possibilité de former communauté par la collection. Le récit de vie obéit à une nécessité d’information dans notre régime médiatique, « nécessité pour les individus de s’échanger des informations sur les “je-nous” qui forment le champ propre de l’actualité15 ». Elle permet de mettre en évidence une vision du social qui s’incarne dans l’individu raconté. Les individus constituent ainsi des emblèmes sociaux et leur réunion forme une communauté cohérente et une représentation du social, « un instrument de soudure au service des collectivités qui en sont les commanditaires et les destinataires16 ». Par exemple lorsque Le Figaro publie du 22 au 27 juillet 2019 une série d’été intitulée « Les nouveaux bâtisseurs de Notre-Dame », les sujets et les anecdotes qui sont proposés ne sont pas choisis au hasard. Chacun des six articles dont la série est composée met en scène le récit de vie d’un personnage-clé de cette reconstruction, selon Le Figaro : « Le général en mission » alias Jean-Louis Georgelin (fig. 2) ; « L’architecte en chef et amoureux du monument », Philippe Villeneuve ; « Le recteur qui a vu sa maison partir en fumée », Mgr Patrick Chauvet ; « L’artisan devenu sauveur de la capitale », Didier Durand ; « Le chasseur de mécènes américain », Michel Picaud et « Le veilleur du grand orgue », Olivier Latry. Cette sélection et les récits qui lui sont attachés renvoient, de fait, à la représentation d’une société chrétienne et conservatrice. Ces récits de vie mettent en scène les vertus théologales de l’espérance et de la foi (les nouveaux bâtisseurs, l’architecte, le recteur, le général, sont tous de fervents catholiques), les vertus cardinales de Prudence, tempérance et force d’âme. À ces vertus chrétiennes traditionnelles Le Figaro conjoint des valeurs représentatives du libéralisme. Tous ces personnages sont représentés comme des chefs d’équipe, avec un vocabulaire emprunté à la sphère de l’entreprise. Surtout, le modèle du récit permet d’assurer le cadre profondément conservateur dans lequel ces valeurs trouvent à s’exprimer, à savoir la perpétuation d’une société sociale hiérarchisée et cloisonnée où chacun reste à sa place. Cette série de récits de vie est aussi intéressante par ceux qu’elle exclut : les femmes, les étrangers, les adeptes d’autres religions… Un an plus tard, Le Monde proposera une autre galerie de récits de vie autour la reconstruction de Notre-Dame intégrant des femmes, des ouvriers, des musulmans17.

Fig.2

Fig. 2 : Le Figaro, 22 juillet 2019, p. 18

Le récit de vie a été peu à peu codifié à partir d’architextes éditoriaux, véritables cadres d’énonciation autoritaires dont fait exemplairement partie dans le cadre de la biographie de presse le cartouche souvent inséré sous le titre de bio express.  Ils apparaissent par exemple dans chacun des récits de vie du Figaro (fig. 3). Ces cartouches proposent un concentré de temps biographique, non narratif et qui donne au lecteur une sorte de prêt-à-interpréter la vie du sujet avec une orientation largement téléologique, selon le mécanisme de l’illusion biographique mis en évidence par Pierre Bourdieu18

Fig 3

Fig. 3 : Exemple de cartouche biographique du Figaro

Le récit de vie, plus encore que d’autres genres journalistiques, court le risque d’être victime de petits arrangements avec la vérité. Cette menace sur le genre est dû à plusieurs facteurs : le mécanisme déjà évoqué de l’illusion biographique, la présence de scripts prérédigés (par exemple pour la star, celui de Cendrillon, pour l’entrepreneur, le mythe du self-made man) qui peuvent venir orienter l’écriture, la pluriauctorialité de ces récits portés par de multiples énonciateurs, la volonté du sujet lui-même de corriger son récit de vie (la date de naissance est notamment dans les récits de vie de vedette une variable mutante), la volonté du biographe de trouver sa place dans le récit, le protocole fuyant de ces récits de vie qui ne sont pas toujours dus à une rencontre entre biographe et biographé mais parfois, au recyclage sans prudence de biographèmes, l’hybridation fréquente avec les œuvres pour des écrivains ou des comédiens, la nécessité d’inventer des scoops dans une certaine presse…

L’écriture des biographies médiatiques répond aussi à un pacte de lecture esthétique. Traditionnellement, depuis le XIXsiècle, l’écriture de portrait est réservée aux grandes plumes du journal. « Quand un homme de lettres n’a plus rien dans la tête ni dans le ventre, il se fait biographe et vend au public les secrets de la vie de ses anciens confrères », écrit malicieusement le Journal amusant, le 6 février 1858. Aujourd’hui ces écritures en partie déconnectées de l’information participent, comme les longs formats, les mooks ou les livres de journalistes, de tentatives de relégitimation professionnelle par l’écriture, à rebours des injonctions de rapidité et de concision des réseaux sociaux et du journalisme web. Par la littérarisation attendue, ces collections de portraits transforment les personnes en personnages selon des protocoles littéraires : entrée in medias res ou sous la forme de l’énigme, description physique, insertion du discours direct, du discours indirect libre, mobilisation de focalisation interne, convocation d’intertextes littéraires…

Circulation des biographèmes

Dans le cadre général des récits de vie médiatisés par les journaux, les dictionnaires ou les encyclopédies en ligne, la spécificité de notre entreprise consiste à observer de près la mise en place, l’imposition et la circulation de séries de « biographèmes ». Ce sont ces unités élémentaires biographiques que Roland Barthes identifie dans sa préface à Sade, Fourier, Loyola

[…] si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des « biographèmes », dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la façon des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie trouée en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre […]19.

Les caractéristiques des biographèmes sont en effet leur brièveté, leur viralité et aussi une certaine capacité à, additionnés, composer des formes de vies, discontinues et morcelées, aptes à se fixer dans les mémoires. Échappant au régime narratif de la biographie, le sujet rêve ainsi d’échapper, après sa mort, à l’assignation d’une ligne de vie et d’un « destin » : sa vie, dé-narrativisée, serait soumise aux inflexions aléatoires de quelque clinamen. La « dispersion » et le « voyage » des « atomes » biographématiques semblent ainsi, sous la plume de Barthes20, se produire dans un milieu indéfini, dans une forme d’apesanteur, hors de tout support de transmission, par les seuls bons soins d’un « biographe amical et désinvolte ». Toutefois, hors du rêve barthésien, dans ses usages réels et sa circulation, le biographème ne risque-t-il pas de figer à son tour l’existence et de réduire le sujet humain à quelques traits ou faits ? Et le biographème ne finit-il pas par échapper à l’intention du biographe dans sa transmission virale, affranchie de toute garantie auctoriale ? Les travaux récents conduits sur l’édition, la presse, les médias invitent là comme ailleurs à prendre en compte les supports et à analyser la manière dont ils contribuent à reconfigurer les unités de sens et à les mettre en circulation. Les biographèmes n’échappent pas au processus. Aussi faut-il cerner ces canaux par lesquels transitent les éclats de vie figés, identifier les supports où ils sont fixés, configurés, avant d’être transmis et sans doute déformés encore. Ces espaces et ces médias où émergent des biographèmes peuvent être aussi bien une rubrique journalistique (un portrait, en mots et/ou en images, de personnalité publique, une interview, une nécrologie), qu’une brochure (les trop célèbres Contemporains de Mirecourt, sous le Second Empire), une notice de dictionnaire ou, aujourd’hui, une notice Wikipédia. (Trans)porté par de tels supports, un récit de vie transmédiatique, plus ou moins narrativisé, circule sur un temps long. Il est possible d’en suivre, pour une personnalité, le déroulé ou de se concentrer sur un ensemble de biographèmes attachés à une catégorie de personnalités (peintres, acteurs, scientifiques…), ou encore d’envisager l’élection soudaine d’une personne élevée par la viralité (trans)médiatique, hier ou aujourd’hui, au rang de « figure publique » ou métamorphosée en « figurine publique21 ». On s’interroge alors sur les raisons de l’élection d’une personne ou de la cristallisation de tels biographèmes autour de son être. Des réponses peuvent se trouver dans la relation particulière qui unit le biographe et le biographié : motivations ou affinités électives, transferts affectifs, intellectuels ou identitaires qui fondent la « relation biographique22 ». Cela ne doit pas détourner de la saisie des imaginaires sociaux dans lesquels se créent et se reçoivent tels biographèmes ou tels motifs biographémiques.

Il convient aussi de se pencher sur l’évolution des codes biographiques et, partant, d’embrasser une poétique des biographèmes. Leur sélection et leur fixation supposent en effet la mise en place insciente d’une poétique. Par celle-ci s’élaborent des modes d’organisation narrative où la linéarité chronologique peut façonner, n’en déplaise à Roland Barthes, un destin, lisible dans les épisodes proleptiques ou prophétiques. La ligne du récit, dessinant et orientant une existence, est alors ponctuée de moments décisifs qui sont de l’ordre de la révélation ou de l’épiphanie. Mais la narration biographique trouve aussi à se condenser dans des biographèmes par lesquels le récit semble s’enrouler sur lui-même dans la reprise de bribes narratives antérieures. On brise alors le déroulé d’une existence pour ne privilégier que ces moments dispersés, ces éclats évoqués par Barthes. Ces moments et ces éclats sont eux-mêmes créés par tout un jeu de variations et d’amplifications grâce auquel les biographèmes s’alimentent, se transmettent et se mémorisent. Sont repérables quelques procédés récurrents que l’on peut synthétiser en quatre actions : l’anecdotisation (réduction d’une vie à quelques anecdotes), la formulation (fabrication par le biographe de formules mémorables, voire d’appellations, de surnoms, de comparaisons), la citation (rappel de paroles du biographié censées condenser la vérité d’une existence à la manière des ultima verba), la falsification (production légendaire ou mythographique, mise en circulation de fausses informations). Telles sont les hypothèses qui furent mises à l’épreuve lors d’une séance du séminaire de Numapresse en mars 2021, où étaient croisés les récits médiatiques de vie Sand et de Bocage23. Il était apparu combien ces choix narratifs, qui sont la mise en œuvre d’une poétique à cerner comme telle, doivent être interrogés dans leurs implications cognitives et dans leur créativité symbolique.

Lorsque l’emporte la falsification, les récits de vie finissent par illustrer une série de phénomènes caractéristiques de la culture médiatique, y compris la tendance au sensationnalisme, à la peoplisation ou à la fabrique de contre-vérités ou de vérités dites alternatives24. Parmi ces phénomènes figurent la violation de la sphère intime ou de la propriété intellectuelle, le forçage de vérités dans l’absence de recoupement des sources, le glissement de l’information à la fiction voire à la blague ou au canular, l’installation dans un relativisme philosophiquement et politiquement dangereux (en ce qu’il est une entreprise de sape de la démocratie). Plus simplement, l’abandon passif à l’absorption d’anecdotes ou au culte des idoles par les « fans » entretient, face à une personne célèbre, un « désir d’intimité » voire une « fiction amoureuse25 ».

Composition

L’étude de la construction, de la circulation et de la pérennisation des récits de vie médiatiques, concentrés ou éclatés en biographèmes, suit ici un parcours en trois temps.

Dans « Biographèmes en personnes », nous sommes d’abord invités à suivre le devenir biographique d’un individu (trois femmes : la romancière Ann Radcliffe, la peintre Adélaïde Labille-Guiard, l’actrice Marie Dorval ; deux hommes : Roland Barthes et le mathématicien Alexandre Grothendieck). La perspective du temps long, le recours à plusieurs médias (journaux, nécrologies, dictionnaires biographiques et biographies publiées en volume, témoignages, catalogues d’exposition, romans, blogs) permettent de repérer les mécanismes de la construction mythographique à l’œuvre dans ces récits. Ceux-ci peuvent tourner à la « biofiction fantastique » (Filippos Katsanos), ou opérer une « sédimentation biographique posthume » (Séverine Sofio), surtout quand la personne biographiée s’est dérobée de son vivant à l’exposition publique de sa vie, suscitant à sa mort une œuvre de « mythologisation » (Fabio Libasci). Celle-ci peut s’enclencher du vivant de la personne, en particulier lorsqu’il s’agit d’un ou une artiste de la scène donnant lieu à toutes les confusions entre la vie jouée et la vie réelle (Marjolaine Forest). Lorsque la complexité d’une spécialité scientifique fait obstacle à la saisie d’une personnalité savante, est proposé au public un « biographème-pivot multifonctionnel » comme celui du « génie » (Odile Chatirichvili) permettant de l’appréhender.

Ensuite sont analysés des « motifs biographémiques » viraux, cristallisés autour d’une personne (Gustave Flaubert, Victor Hugo) ou d’un groupe (les écrivains pratiquant la collaboration littéraire d’un côté, les éditeurs de l’autre). Le refus de voir sa vie privée étalée dans les journaux amène Flaubert à contempler à distance les motifs biographiques forgés autour de sa personne, de son physique, de ses villégiatures, de ses pantoufles ou de son chien (Stéphanie Dord-Crouslé). Ce sont les motifs du « trône » et du « dais » attachés à l’image publique de Hugo qui constituent le « biographème intime » (Marie-Clémence Régnier) multifonctionnel et polysémique – stigmatisation d’une supposée mégalomanie ou célébration d’un sacerdoce. Un tel retournement caractérise le motif de la collaboration littéraire, « biographème omnibus » (Sarah Mombert), neutre quand il s’attache aux scientifiques, aux journalistes ou aux dramaturges, polémique quand il épingle le romancier. Inversement, le « micro-genre du récit de deuil éditorial » (Anthony Glinoer) éclaire par ses motifs récurrents la relation particulière nouée entre un auteur et son éditeur. 

Enfin, « Biographèmes en fabrique » étudie les supports et les processus de production, circulation, reprise et transformation des biographèmes. Ceux-ci peuvent se décliner, sous le Second Empire, en images et en textes et former une « bande-dessinée biographique » (Marceau Levin), sorte de « réclame biographique illustrée » au service de quelques personnalités du monde culturel. La ligne narrative brisée de la « photo-biographie » libère les biographèmes, ainsi que le rêvera Barthes. La « portraitomanie » préside à la « production des réputations fin-de-siècle » (Julien Schuh). Le système médiatique favorise la création sérielle de portraits dont la combinaison finit par engendrer des axiologies. De même, le fait divers court le long d’une « chaîne discursive » (Mélodie Simard-Houde) menant des débats judiciaires aux chroniques journalistiques et à la création fictionnelle. Ce sont alors des vies ordinaires qui accèdent à l’existence médiatique ou se voient réduites à quelques « biographèmes romancés ». Les vies ordinaires, à l’heure des réseaux sociaux, pointe avancée d’un long processus de démocratisation, accèdent à l’existence numérique par « l’autoconstruction de soi » (Alexandre Gefen). La fragmentation préside à la libre mise en circulation biographique, selon le modèle des biographèmes barthésiens. Fausse liberté, masquant les lois régulatrices et normatives du support, les logiques algorithmiques et les contraintes de l’économie de l’attention ? Ou inventivité de la « starification » de soi par « détournements créatifs » ? La fabrique numérique des récits de vie prolonge la culture médiatique mais rebat aussi les cartes. 

Notes

1 Le projet Numapresse (ANR-17-CE27-0014) a été financé par l’ANR entre 2017 et 2023. 

2 Ce colloque a donné lieu à une publication Anne Bléger et Myriam Tsikounas (dir.), La Fabrication des vedettes dans l’entre-deux-guerres : petits arrangements avec la biographie, Rennes, PUR, 2024. 

3 Voir Olivier Bara, Pierre-Carl Langlais, Marie-Ève Thérenty, « La fabrique médiatique des récits de vie : Sand et Bocage », séminaire Numapresse, 22 mars 2021. Captation en ligne : http://www.numapresse.org/2021/03/29/la-fabrique-mediatique-des-recits-de-vie-sand-et-bocage-22-mars-2021-replay-du-seminaire/ (dernière consultation le 14 mars 2025).

4 Il s’agit bien de la recrudescence d’un phénomène ancien : « C’est au XVIIe siècle, en effet, que s’invente la notice biographique et que se diversifient ses emplois : non seulement dans les dictionnaires, mais aux seuils des œuvres complètes ou en dernière page des ouvrages nouveaux […] ». Michèle Rosellini, « Introduction », dans Sarah Mombert et M. Rosellini (dir.), Usages des vies. Le biographique hier et aujourd’hui (XVIIe- XXIe siècle), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 2012, p. 19. Sur la perpétuation actuelle d’une « fièvre biographique », voir François Dosse, « Prologue. La fièvre biographique : un panorama éditorial », dans Le Pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 17-55.

5 Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms, réputation des Lumières à Wikipédia, Seyssel, Champ Vallon, 2013.

6 Voir à ce sujet le livre d’Hélène Dufour, Portraits, en phrases. Les recueils de portraits littéraires au XIXe siècle, Paris, PUF, 1997.

7 Ann Jefferson, Le Défi biographique. La littérature en question, Paris, PUF, 2012.

8 La notion de culture de la célébrité a été popularisée par Neal Gabler, dans sa biographie du journaliste à ragots Walter Winchell : Neal Gabler, Winchell: Gossip, Power and the Culture of Celebrity, New York, Knopf Doubleday, 1995.

9 Antoine-Vincent Arnault, Antoine Jay, Étienne de Jouy, Discours préliminaire à la biographie nouvelle des contemporains, tome 1, 1820, p. IV, cité par Loïc Chotard, La Biographie contemporaine en France au XIXe siècle : autour du Panthéon-Nadar, thèse de doctorat ès Lettres, université Paris IV, 1987.

10 Voir Adeline Wrona, « Le portrait » dans Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre (dir.), Le Monde à la une. Une histoire de la presse par ses rubriques, Paris, Anamosa, 2021, p. 308.

11 Jules Vallès, « La Rue », La Rue, 1er juin 1867. 

12 Florence Aubenas, En France, Paris, Éditions de l’Olivier, 2014. 

13 Florence Aubenas, « Au pays des hypers », Le Monde, à partir du 20 août 2019.

14 Florence Aubenas, « En Ehpad, la vie et la mort au jour le jour », Le Monde, 1er avril 2020.

15 Voir Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, coll. « Cultures numériques », 2012, p. 62

16 Ibid., p. 121.

17 Voir la série d’été du Monde publiée entre le 9 août et le 13 août 2020. 

18 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, n°62-63, p. 69-72, en ligne : https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1986_num_62_1_2317 (consulté le 14 mars 2025). C’est « le postulat du sens d’une existence racontée » que nourrit l’illusion (p. 69).

19 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola [1971], dans Œuvres complètes, édition établie et présentée par Éric Marty, t. III, Livres, textes, entretiens, 1968-1971, Paris, Le Seuil, 2002 [1993-1995], p. 706.

20 La notion de biographème, chez Barthes, est intégré au « processus de reniements, de remodelages et de glissements progressifs inauguré par le Contre Sainte-Beuve proustien, continué par l’émergence du paradigme freudien, thématisé par la vulgate bourdieusienne de l’“illusion biographique” […] et enfin redéployé dans les années 1980 par le débat des sciences humaines autour de la micro-histoire ». Martine Boyer-Weinmann, « Extension du domaine du biographique », dans S. Mombert et M. Rosellini (dir.), Usages de vies, op. cit., p. 95. 

21 Voir Antoine Lilti, L’Invention de la célébrité, 1750-1850, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2014 : « Au-delà des gravures, les visages des hommes et des femmes célèbres sont déclinés, vers la fin du [XVIIIe] siècle, sous toutes formes de supports, allant de la sculpture traditionnelle aux objets nouveaux de la culture matérielle : médaillons, figurines, tasses » (p. 87). A. Lilti parle alors de « première révolution médiatique ». 

22 Voir Martine Boyer-Weinmann, La Relation biographique : enjeux contemporains, Paris, Champ-Vallon, coll. « Détours », 2005.

23 Voir note 3.

24 Roy Pinker, Fake news et viralité avant Internet, Paris, CNRS éditions, 2020.

25 Antoine Lilti, L’Invention de la célébrité, op. cit., p. 65.

Pour citer ce document

Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty, « Introduction», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/introduction