La collaboration littéraire. Un motif médiatique viral et ses variants
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SARAH MOMBERT
Au XIXe siècle, écrire la biographie d’un écrivain c’est toujours un peu faire l’histoire du génie et des obstacles qu’il a dû surmonter pour advenir. Mais une réalité de la moderne république des lettres vient parfois contrarier le mythe romantique de l’artiste solitaire et inspiré ou du poète maudit : les artistes ne vivent pas dans une tour d’ivoire et souvent, ne travaillent pas seuls. Au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle, l’écriture en collaboration apparaît de plus en plus fréquemment dans les récits des carrières littéraires, au point de devenir un lieu commun des biographies universelles, des pamphlets satiriques, des comédies à clefs et des souvenirs d’hommes de lettres.
Deux situations archétypales reviennent avec une fréquence remarquable. La première est celle du débutant que la dure nécessité pousse à louer sa plume au lieu de travailler à sa propre œuvre. Dans Illusions perdues, Balzac imagine les deux issues possibles de cette épreuve des débuts littéraires : Daniel d’Arthez, courageux et vertueux, la vit comme un apprentissage qui le promet à un bel avenir, tandis que Lucien de Rubempré gaspille son talent dans les ateliers d’écriture des journaux. Le pendant du collaborateur débutant, c’est l’industriel de la plume qui exploite ses confrères en monopolisant le marché éditorial : ce type, né à l’époque de l’explosion du roman-feuilleton, est incarné par Alexandre Dumas dont, encore aujourd’hui, aucune biographie ne s’écrit sans rappeler qu’il travaillait avec de nombreux prête-plumes.
Reproduits à l’infini, d’un pamphlet dans une comédie, d’une autofiction dans une notice biographique, ces deux motifs complémentaires décrivent moins des pratiques professionnelles partagées et réglées par des usages qu’ils ne tendent à être de purs biographèmes, porteurs d’un imaginaire de la littérature industrielle, de la décadence de l’art et de la médiocrité démocratique. Ils manifestent une efficacité narrative et une charge morale si puissantes qu’on oublie généralement de les examiner à la lumière des pratiques réelles du milieu littéraire. Je propose ici de réévaluer le mythe à la lumière des faits, pour retracer de façon cursive l’histoire des représentations de la collaboration littéraire au cours du XIXe siècle.
La collaboration heureuse
Les premiers emplois du mot « collaborateur » dans le vocabulaire professionnel des lettres émergent dans le contexte de la rédaction de l’Encyclopédie. Le Dictionnaire critique de la langue française signale son apparition en 1787 : « Ce mot est tout nouveau. S’il passe, on dira coopérateur pour les affaires, les fonctions, et collaborateur pour les ouvrages. Ce mot peut être utile ; il sera même nécessaire s’il paraît toujours un grand nombre d’ouvrages faits par une Société de Gens de Lettres1. »
Dans cette acception neutre, qui domine jusqu’aux années 1830, le terme est fréquemment utilisé dans le domaine scientifique, où il décrit le mode de travail habituel des savants. Pour mener à bien leurs expériences, compulser les documents ou mettre au net les résultats de leurs travaux, ils ont besoin de s’entourer de collaborateurs, parfois leurs élèves ou leurs enfants, dont l’aide bienvenue est mentionnée dans leurs biographies. Ainsi, lorsque le Moniteur universel raconte, en 1823, les dernières années de la vie de l’archéologue d’Aix-en-Provence Alexandre de Fauris de Saint-Vincens, le rédacteur de la biographie souligne que « les yeux et la main de son fils, son collaborateur, suppléaient à son affaiblissement graduel qui n’atteignait aucune de ses facultés intellectuelles2 ». Dans les grandes entreprises éditoriales de la libraire romantique, les collections de mémoires historiques et d’œuvres complètes nécessitent le concours de plusieurs générations. On lit ainsi encore en 1845 dans Le Siècle une réclame vantant la collaboration en matière de traduction :
« M. C.-A. Defauconpret continue avec succès les traductions de son père, dont il avait été souvent l’heureux collaborateur, et malgré de graves occupations, il vient de traduire les nouveaux ouvrages de Cooper À bord et à terre et Lucie Hardinge3. »
Les épouses et les filles des savants sont elles aussi évoquées positivement dans ce contexte d’érudition où, acceptant le rôle d’aides anonymes qui ne cherchent pas à signer une œuvre en leur nom propre, elles échappent au soupçon de bas-bleuisme4. Dans certains cas, leur rôle discret et efficace leur vaut l’emploi, censément gratifiant, de désignations au masculin. Ainsi, lorsque la presse salue l’achèvement de la publication de L’Histoire naturelle de Lamarck, on comprend que, sans le travail de sa fille, ce monument scientifique n’aurait pas vu le jour :
Pourrait-on s’imaginer qu’une entreprise si vaste, et dont l’idée seule est effrayante, vienne d’être terminée par un savant presque octogénaire, privé totalement de la vue depuis quelques années, et affligé de plusieurs autres infirmités, suites de son âge et de ses longs travaux ? Mais il a eu pour secours […] les talens et la tendresse de sa fille aînée, qui ne semble vivre que pour lui, et qui, après l’avoir d’abord aidé comme secrétaire, a fini par être pour lui un précieux collaborateur5.
Les récits de vie identifient un deuxième domaine d’exercice courant de la collaboration : la presse périodique. Dans le vocabulaire journalistique, on désigne comme collaborateur d’un périodique un homme de lettres qui publie dans un journal ou une revue sans nécessairement en être un rédacteur régulier. Là encore, la prosopographie emploie le terme sans connotation négative, en l’associant à des qualificatifs laudatifs dans des expressions telles que « notre illustre collaborateur6 », « le sincère et savant collaborateur7 » ou « ses zélés collaborateurs8 ». La revue Le Lycée français fait ainsi l’éloge funèbre de l’un de ses fondateurs, Charles Loyson, en regrettant d’avoir perdu « non seulement un collaborateur, mais un ami9 ». Les femmes qui écrivent dans les ouvrages collectifs et les périodiques sont désignées comme « collaboratrices » : La Gazette de France félicite en 1826 la biographie Michaud d’avoir recruté « une collaboratrice aussi distinguée et aussi célèbre que Mme de Genlis10 », tandis que Le Commerce fait en 1844 la réclame d’un ouvrage de sa « spirituelle collaboratrice Mme Marie de L’Épinay11 ».
La collaboration théâtrale
Le théâtre constitue le troisième domaine où l’écriture en collaboration est habituelle parce que, jusqu’au début des années 1840, c’est l’activité où les chances de gain financier sont les meilleures pour un homme de lettres : la demande de la part des directeurs de salles étant soutenue, il apparaît comme normal de se mettre à plusieurs pour composer rapidement des pièces en phase avec l’actualité et les goûts du public. L’écriture collective est une pratique si courante qu’on lui consacre des livres, par exemple l’Histoire anecdotique de la collaboration au théâtre de Joseph Goizet12, qui décrit plusieurs situations typiques. Les plus favorables sont la collaboration « avouée et avouable de deux hommes à peu près égaux en talent », où il est parfois impossible de distinguer l’apport de chacun, comme dans le cas des frères Coignard, et la collaboration entre talents de nature différente, comme celle d’un librettiste et d’un musicien à l’opéra. Mais Goizet évoque aussi de nombreuses situations moins équilibrées, par exemple la collaboration anonyme, où le nom d’un auteur disparaît au profit de l’autre. Enfin, dans la collaboration forcée, un directeur de théâtre force un auteur dont la pièce a été reçue à corrections à la retoucher avec l’aide d’un auteur de la maison, ou confie à ce dernier la pièce destinée à être remaniée sans l’accord de son premier auteur. Une pièce étant parfois récrite pour s’adapter au public d’une nouvelle salle, reprise sous un titre distinct ou publiée chez plusieurs éditeurs dans les œuvres respectives des collaborateurs, les situations conflictuelles abondent :
Arrêtons-nous ici, nous en aurions trop à dire s’il nous fallait citer toutes les collaborations imposées ou forcées, si nous devions nommer tous les auteurs qui ont dû laisser mettre sur l’affiche, avant leur propre nom, un nom qu’ils n’avaient ni choisi, ni désiré, mais simplement subi13.
Le livre de Goizet propose essentiellement une typologie de la collaboration théâtrale et liste de façon cursive les exemples de vaudevillistes écrivant à plusieurs, sans analyser en profondeur le rôle de cette pratique dans le déroulement des carrières. Cet aspect est en revanche abordé en détail dans les souvenirs d’Ernest Legouvé, où l’écrivain et pédagogue retrace ses années de collaboration avec le dramaturge Eugène Scribe. Son récit présente la collaboration comme l’apprentissage délivré par un maître à un dramaturge débutant :
Qu’on ne s’étonne pas de mon ardeur à défendre la collaboration, je lui ai dû trois amis : Goubaux, Scribe, Labiche, et si les pièces que j’ai faites seul, Médée, Par droit de conquête, Un jeune Homme qui ne fait rien, n’ont pas moins bien réussi que les autres, c’est que je m’y suis souvenu de ce que j’avais appris dans la collaboration14.
Les phases du travail à quatre mains décrites par Legouvé suivent un schéma commun à tous les récits de collaboration. Le récit archétypal commence par la visite au « carcassier » – on l’appellerait aujourd’hui scénariste – du débutant apportant, parfois à l’instigation d’un directeur, une idée qu’il est incapable de développer lui-même. Le maître imagine ce qu’il pourrait faire du matériau qu’on lui propose : « Tout le temps que dura la lecture du premier acte, [Scribe] se grattait la tête, et l’acte fini : “Ça n’y est pas du tout ! me dit-il. Voyons le second acte”15. » Pendant l’étape du travail en commun, les collaborateurs élaborent le plan de la pièce, numérotent les scènes, définissent les caractères, inventent le dénouement et se répartissent la rédaction. Puis chacun s’enferme pour faire sa part du travail. À propos de son collaborateur Goubaux, l’un des trois coauteurs de la pièce Richard Darlington (1831), Legouvé reprend le récit donné par Alexandre Dumas dans Mes Mémoires16. Goubaux et Beudin ont chargé Dumas, dramaturge plus expérimenté qu’eux, d’imaginer comment le héros, un cynique arriviste, pouvait se débarrasser de sa femme devenue gênante pour son ascension sociale :
À Goubaux, l’idée première, l’invention du caractère principal, la scène si originale des élections, l’entrevue si saisissante du roi et de Richard. À Dumas, le prologue, un grand nombre des situations les plus dramatiques et le dénouement.
Ce dénouement embarrassait fort les deux collaborateurs. Il fallait faire disparaître la jeune femme de Richard, mais comment ? Un matin, Goubaux, toujours cherchant, arrive chez Dumas.
Il sonne, il entre. Dumas était encore couché. En voyant Goubaux, il se dresse tout debout sur son lit, ses longues jambes noires sortant des pans de sa chemise blanche, et, agitant frénétiquement les mains au-dessus de sa tête, il s’écrie d’une voix tonnante : « Mon cher… je la f… par la fenêtre, je la f… par la fenêtre ! » La, c’était la femme de Richard, c’était Jenny. Ceux qui assistèrent à la première représentation se rappellent encore le frisson d’horreur et la terreur qui courut dans toute la salle quand Richard reparut livide sur le bord du balcon d’où il avait jeté sa femme dans le précipice17.
Outre les trouvailles scénaristiques, un autre épisode récurrent des récits de collaboration est l’enfermement d’un collaborateur paresseux, qu’il faut forcer à faire sa part du travail. Legouvé raconte ainsi comment Scribe fut séquestré amicalement par un collaborateur et mécène dans sa maison de campagne pendant tout un été pour l’obliger à écrire18. La dernière étape du récit canonique de la collaboration théâtrale consiste dans la révélation publique du travail en commun. Si la première représentation a du succès, on proclame les noms des auteurs sur la scène et ils remplacent les étoiles sur les affiches à la porte du théâtre. La sortie de l’anonymat est l’épreuve glorifiante du collaborateur théâtral, comme le raconte Legouvé : « Le 6 juin, à minuit, le nom de Goubaux et le mien, jetés au public par Firmin, furent salués d’unanimes applaudissements. J’avais pris ma revanche. J’étais auteur dramatique19. »
Ces éléments topiques circulent couramment dans les autobiographies des hommes de scène quand, suite à l’immense succès de la publication en feuilletons des Mystères de Paris d’Eugène Sue en 1842, la demande éditoriale augmente et, pour tenir le rythme effréné de la publication dans les journaux quotidiens, la pratique de la collaboration théâtrale est importée du théâtre au roman. À partir de ce moment, les modèles de la communauté encyclopédique et de l’apprentissage formateur cèdent la place à un imaginaire beaucoup plus polémique et les biographèmes de la collaboration prennent une valeur infamante.
Les fabriques de romans
Dès que la production romanesque se voit affectée par la collaboration, sous l’effet de la forte demande de feuilletons par les journaux quotidiens, les critiques et biographes dénoncent cette pratique comme une nouvelle victoire du mercantilisme moderne sur l’art. Le régime de la « littérature industrielle20 » décrit par le critique Sainte-Beuve impose dans les esprits l’idée d’une production collective de romans par des ouvriers anonymes, sous le nom de marque d’un écrivain célèbre, pour répondre à l’attente d’un public avide de lectures divertissantes mais peu regardant sur le style. Les noyaux narratifs du récit de collaboration sortent donc des souvenirs de dramaturges pour essaimer dans les journaux, dans les mémoires et souvenirs, dans les dictionnaires biographiques et les fictions de la vie littéraire. Seuls les poètes, censés vivre en tête-à-tête avec la Muse dans leur tour d’ivoire21, incarnent la résistance aux sirènes de la littérature collective. Les représentations de la vie littéraire sont de plus en plus polarisées : elles opposent la figure anachronique du poète solitaire et génial à l’industrialisme triomphant, qui règne sur les lettres après avoir conquis le travail, la consommation, la politique et toute la vie sociale de la monarchie de Juillet.
La comédie en un acte et en vers de Louis-Étienne Jousserandot Les Collaborateurs, jouée au théâtre du Vaudeville en 1847, illustre parfaitement cette nouvelle centralité du motif de la collaboration dans les représentations des carrières d’hommes de lettres. Dans une intrigue peu inventive, elle rassemble tous les éléments topiques de la collaboration littéraire autour de Florensac, chef d’atelier littéraire. On voit le personnage de l’auteur, lié par de multiples contrats qui le contraignent à une production à flux tendu, épuisé par ses efforts pour répondre aux demandes incessantes des éditeurs, des directeurs et des journaux. Sous son nom travaillent plusieurs collaborateurs, chacun spécialisé dans un secteur d’activité : le roman pour l’un, le théâtre pour l’autre et le journalisme pour le troisième. Les jeunes collaborateurs restent anonymes, car seul le nom de l’auteur signataire présente une valeur commerciale aux yeux des commanditaires de l’atelier :
Nos livres ont besoin d’un passeport illustre ;
Le nom de Florensac sait leur donner du lustre.
Vous m’aidez, je vous aide, un grand nom ouvre tout.
La serrure, c’est nous, vous le passe-partout22.
Le personnage de Varembel, qui dépeint le partage des rôles au sein de l’atelier, se présente comme un polygraphe, de tout temps destiné à la carrière de prête-plume :
J’ai fait in partibus la version latine,
Les thèmes qui glaçaient ma jeunesse mutine […]
Plus tard, quand, échappé de la philosophie,
Je cherchai par ma plume un chemin dans la vie,
Pauvre, souvent battu, mais quelquefois battant,
Je devins, un beau jour, d’un pasteur protestant
Le collaborateur, je puis le dire, intime ;
Car il me payait peu…, par colonne, un centime ! […]
Ensuite je devins orateur politique,
Car un député lourd, esprit paralytique,
Me choisit pour béquille, et grâce à mon secours,
Courut même, à cheval sur un de mes discours,
Par le monde ébranlé de son galop sonore,
Au point que les journaux en dissertent encore !
Enfin, j’étais formé quand notre illustre auteur
M’a pris, et j’en suis fier, pour collaborateur23.
Outre l’organisation de l’atelier Florensac, la pièce mobilise d’autres motifs récurrents de la collaboration littéraire, par exemple la pratique généralisée du plagiat, qui permet aux collaborateurs de produire rapidement en puisant dans les œuvres des auteurs oubliés. Varembel pille les bouquinistes à la recherche d’idées pour ses romans et son collègue Roger utilise pour le décrire toute une série d’images peu flatteuses :
On peut le comparer, sans erreur, aux requins.
Il s’en va sur les quais chercher de vieux bouquins
Qu’il refait, qu’il refond, qu’il arrange à sa guise,
Avec sa soif d’argent, que le succès aiguise.
Il livre avec aplomb, comme des nouveautés,
Tous ces haillons poudreux par lui rapiécetés.
Son esprit bigarré, qui sur les quais mendie,
Du manteau d’Arlequin semble la parodie24.
Parmi les métaphores qui reviennent incessamment dans les récits de collaboration, on trouve les images du vol, du pillage et de la piraterie, revendiquées par le personnage de la pièce :
J’ai quelquefois pillé, sans rougir, je l’avoue,
Des auteurs qu’à l’oubli depuis longtemps on voue.
Il a pu m’arriver même qu’un coup de vent
Me jetât dans les eaux de quelque auteur vivant.
Mais je sais peindre à neuf mes bâtimens corsaires25.
Ces métaphores appartiennent au même registre que celle de l’esclavagisme, très répandue dans l’imaginaire de la collaboration romanesque. Dès 1845, l’utilisation de cette image a été associée au racisme dans les accusations portées contre Alexandre Dumas par le pamphlétaire Eugène de Mirecourt dans sa brochure Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et Cie. Probablement dépité d’avoir vu ses offres de collaboration refusées, Mirecourt accuse dans sa brochure Dumas d’être un « nègre » négrier d’autrui et nourrit ses accusations d’allusions à l’origine familiale de l’écrivain dont le père, le général Dumas, était né en esclavage à Saint-Domingue26. Dumas proteste auprès de la Société des Gens de Lettres, attaque son détracteur en diffamation et obtient la condamnation de Mirecourt27. Mais la brochure est bien diffusée et son auteur comprend que la biographie-charge peut devenir un genre lucratif, qu’il va exploiter de façon systématique en épinglant l’un après l’autre tous les hommes et les femmes de lettres de son temps dans une série de fascicules périodiques, Les Contemporains28. Ces publications, qui recueillent les ragots en circulation dans les journaux satiriques, visent moins à la vérité historique qu’ils ne remplissent une fonction de chantage ou de publicité. En effet, se voir consacrer un volume des Contemporains peut, selon la façon dont les anecdotes biographiques ont été sélectionnées, faire office de réclame ou jeter le discrédit sur une carrière.
Même démenties, les insinuations malveillantes de Mirecourt à propos de Dumas se retrouvent rapidement dans les notices des dictionnaires, par exemple dans Les Supercheries littéraires dévoilées de Quérard29 et dans les fictions à clefs, comme la pièce de Jousserandot. Il est possible de voir dans le portrait de Florensac, l’industriel de la littérature mis en scène dans Les Collaborateurs, une transposition des caricatures de Dumas qui paraissent dans la petite presse satirique. Ainsi, l’actrice Séraphine, venue demander un rôle à Florensac, brosse son portrait en écrivain à plusieurs mains :
Mais vraiment, n’est-ce pas merveilleux, inouï,
Qu’après tant de romans, qu’après tant de volumes,
Dont vingt rapides doigts armés de quatre plumes,
Chez l’écrivain public ne pourraient voir le bout,
Quand même à la vapeur ils griffonneraient tout,
Oh ! n’est-il pas bouffon que mon lecteur stupide
Avec sa bonne foi, sa candeur intrépide,
N’ait pas encore jeté les yeux au fond du sac,
Que Scapin, moins heureux, envie à Florensac30 !
Séraphine semble décrire très exactement une caricature de Dumas par Quillembois31, qui montre Dumas en marionnettiste tirant les ficelles de plusieurs mains équipées de plumes, en train d’écrire un feuilleton interminable porté par deux sacs humanoïdes. Parue dans le Charivari du 25 décembre 1845, au plus fort de la polémique lancée par Mirecourt, la caricature est légendée « Feuilletons, romans, drames et autres produits mécaniques », reprenant l’imaginaire industriel du titre de Mirecourt.

Fig. 1 : « Revue de l’année 1845 » par Quillembois, Le Charivari, 25 décembre 1845
À force de circuler d’un pamphlet à une caricature, d’un dictionnaire à une comédie, les motifs biographiques de la collaboration perdent leur spécificité et s’universalisent. Ils deviennent des lieux communs du discours sur le monde des lettres, auxquels on fait appel pour raconter sa propre carrière, pour dénigrer celle d’autrui, ou pour se plaindre d’une exploitation subie. La collaboration littéraire n’est plus seulement un motif servant à accuser les chefs d’ateliers, elle devient un biographème omnibus, circulant d’une vie d’homme de lettres à l’autre, pour dénoncer une maladie invasive symptomatique de l’industrialisation de la littérature en registre médiatique.
En 1857, l’un des collaborateurs de Mirecourt, Pierre Mazerolle, publie un pamphlet intitulé Confession d’un biographe. Fabriques de biographies. Maison E. de Mirecourt et compagnie par un ex-associé32, dans lequel il accuse son ancien patron d’avoir pillé son propre travail. L’ancien secrétaire raconte comment Mirecourt l’a recruté dans la librairie où il travaillait comme commis et l’a chargé de rassembler le matériau de la série des Contemporains. Mazerolle affirme avoir rédigé une trentaine des fascicules de la collection et il en établit précisément la liste. Il dit ne pas regretter ce travail subalterne, pour lequel il a été correctement payé, mais il dresse un réquisitoire contre Mirecourt, qu’il dépeint comme un plagiaire malveillant et ignare. L’ancien collaborateur prend l’exploiteur à son propre piège en dévoilant ses sources : les anecdotes biographiques ayant nourri Les Contemporains proviennent essentiellement de la petite presse satirique, du Charivari, de la Silhouette, du Corsaire et du Journal pour rire. Selon lui, la véracité des anecdotes n’importe nullement à Mirecourt, qui n’a pas pour but de publier des biographies véridiques, mais seulement d’amuser ses lecteurs, au risque que ses livraisons ressortissent à la « pure blague33 ». À l’universalité du mensonge et du pillage, Mazerolle oppose les armes mêmes du biographe : ayant pris la précaution de garder ses manuscrits pour se prémunir contre le vol, il peut comparer les textes des biographies qu’il a écrites et celui des brochures publiées par Mirecourt34. Le réquisitoire aboutit ainsi au retournement complet de l’imagerie de la collaboration, puisque le dénonciateur apparaît lui-même comme un pirate littéraire.
Avec la querelle entre Mirecourt et Mazerolle, la collaboration est désormais devenue un motif purement infamant, totalement vidé des connotations valorisantes héritées de l’esprit encyclopédique. Les dictionnaires de langue enregistrent cette évolution vers des acceptions exclusivement péjoratives. En 1873, le Littré utilise ainsi une restriction qui montre que le recours à la collaboration ne peut que déparer de belles œuvres :
COLLABORATEUR, TRICE kol-la-bo-ra-teur, tri-s’ s. m. et f. Celui, celle qui travaille avec un autre à un même ouvrage, à une même publication littéraire. Ouvrages charmants à voir, charmants à lire, où le soin d’une exécution toute littéraire s’allie heureusement à la vivacité du mouvement théâtral, et qui font grand honneur à M. Ancelot, quoiqu’il les ait composés en grande partie avec des collaborateurs35.
Le collaborateur, avatar de l’artiste maudit fin-de-siècle
L’étape ultime de l’évolution des biographèmes de la collaboration au XIXe siècle s’observe dans les représentations fin-de-siècle de la malédiction littéraire. La collaboration n’y est plus dépeinte comme le symptôme du mode de production littéraire moderne, mais comme la marque d’élection paradoxale des écrivains maudits. Ainsi dans le conte d’Octave Mirbeau « Un raté36 », publié dans un journal quotidien en 1882, le narrateur raconte sa triste histoire et montre que pour lui, la collaboration n’a pas été un apprentissage formateur, mais un piège qui l’a enfermé dans l’obscurité et l’échec :
Vivant dans cette bohème tapageuse et pillarde que vous connaissez, j’étais la chose du premier venu. L’un me demandait de lui écrire des vers, l’autre me suppliait de le remplacer pour une chronique ; pour tous j’ai fait des romans, des études d’histoire et de critique, j’ai replâtré des comédies et des drames […] Et tandis qu’ils s’élevaient au-dessus de la foule, tandis que le souffle qui leur arrivait de moi les poussait au succès ou à la fortune, moi bien souvent, le soir, je rentrais dans mon misérable logis sans feu, insulté par le concierge à qui je devais trois francs, le ventre et la poche vides, la cervelle bourdonnante37 !
Véritable malédiction, l’anonymat de la collaboration condamne Jacques Sorel au néant en tant qu’artiste et en tant qu’individu :
« Je voudrais aujourd’hui reprendre mon bien ; je voudrais crier : “Mais ces vers sont à moi ; ce roman publié sous le nom de X… est à moi ; cette comédie est à moi.” On m’accuserait d’être fou ou un voleur38. »
Faute d’un mouvement collectif par lequel les collaborateurs exploités se révolteraient pour décréter la Commune littéraire, le « raté » de Mirbeau, condamné à l’échec et à la solitude, meurt à l’hôpital. Ce récit doloriste fixe en destin tragique le motif de l’écrivain débutant exploité par les célébrités du moment, qui était encore signalé comme exceptionnel quelques années plus tôt :
Mais un des faits les plus singuliers de la littérature de notre époque, et qu’un journal de théâtre a signalé, en 1846, est le suivant. Un jeune homme part un jour de sa province pour Paris, léger d’argent, mais riche d’espérances : il avait dans son sac une douzaine de pièces de théâtre, sur lesquelles il fondait un avenir. De déceptions en déceptions, personne ne lui avait tendu une main secourable, et ses petites ressources s’étant épuisées, il dut se trouver heureux de la rencontre d’un industriel qui acquit à vil prix tout son bagage littéraire. Quelque mois après la vente, on donnait la première représentation d’une de ses pièces ; son nom ne figurait pas sur l’affiche, et l’acquéreur ne lui envoya pas même un billet pour assister à la représentation39 !
À l’époque de Mirbeau, la condition de prête-plume n’apparaît plus comme une exception scandaleuse, mais comme le stigmate porté par l’artiste maudit. La prostitution littéraire40 est devenue une identité fatale et non plus une situation temporaire, justifiée par la misère et dont on peut sortir à force de travail, comme l’affirmait quelques décennies auparavant Roger, le collaborateur honteux de la comédie de Jousserandot :
[…] Oui, je suis un infâme
Pour quelques pièces d’or de vendre ainsi mon âme,
D’apporter chaque jour cet ignoble tribut
De papier griffonné ! […]
C’est infâme, vous dis-je ! Et lorsque je m’accuse
Comme vous, dans mon cœur j’ai du moins une excuse :
Le cerveau vit de gloire et l’estomac de pain !
En nous créant, Dieu dit : Mortels, vous aurez faim !
Quand la misère est là, fatale, impitoyable,
Celui qui vend sa plume est-il donc si coupable41 ?
De Roger à Jacques Sorel, la condamnation morale de la collaboration littéraire s’est donc accusée, achevant la métamorphose d’un motif biographique né dans l’enthousiasme des Lumières. Entre-temps, toutes les biographies d’écrivains ont intégré la collaboration comme un passage obligé de la carrière littéraire moderne, preuve de l’exploitation des faibles par les célébrités de la littérature industrielle puis marque de la malédiction des artistes fin-de-siècle.
Proclamant l’universalité du mythe du génie forcément singulier, voire solitaire, cette façon d’écrire la vie des artistes ne dit pas grand-chose de la réalité des pratiques littéraires, mais elle projette sur le récit biographique une axiologie qui ne se dévoile jamais au grand jour. Alors que nous sommes, aujourd’hui plus que jamais, dans le plein régime des industries culturelles, alors que nous acceptons parfaitement la notion d’œuvre collective au cinéma, dans le design ou dans la musique, la littérature semble être le refuge d’une vision de la création forgée dans le creuset médiatique du XIXe siècle.
Notes
1 Dictionnaire critique de la langue française par M. l’abbé Féraud, Marseille, J. Mossy, 1787, t. I, article « collaborateur ».
2 « Institut royal de France. Académie des Inscriptions et Belles-lettres. Notice historique sur la vie et les ouvrages de M. de Saint-Vincens, lue à la séance publique du vendredi 25 juillet 1823 par M. Dacier, secrétaire perpétuel », Gazette nationale ou le Moniteur universel, 2 août 1823, p. 928.
3 Le Siècle, 7 mars 1845, p. 4.
4 Voir Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2015 (1989).
5 « Histoire naturelle des animaux sans vertèbre, par M. le chevalier de Lamarck », Gazette nationale ou le Moniteur universel, 25 septembre 1822. L’auteur de la biographie distingue l’usage du terme « collaborateur » de celui de « secrétaire », venu du vocabulaire politique et lui aussi habituellement employé au masculin au XIXe siècle.
6 Journal des débats politiques et littéraires, 20 septembre 1834, p. 2.
7 Journal du commerce et de l’industrie, 4 novembre 1820, p. 2.
8 À propos du Mémorial universel de l’industrie française, Gazette nationale ou le Moniteur universel, 10 novembre 1820, p. 4
9 « Nécrologie », Le Lycée français ou Mélanges de littérature et de critique, 8 juillet 1820, p. 63.
10 Gazette de France, 8 mai 1826, p. 3.
11 Le Commerce, 1er avril 1844, p. 4.
12 Joseph Goizet, Histoire anecdotique de la collaboration au théâtre, Paris, Bureau du Dictionnaire du théâtre, 1867.
13 Ibid., p. 111.
14 Ernest Legouvé, Soixante Ans de souvenirs. Première partie. Ma Jeunesse, Hetzel, 1886, t. II, p. 47.
15 Ibid., p. 178.
16 Alexandre Dumas, Mes Mémoires, Robert Laffont, « Bouquins », éd. Claude Schopp, 1989, vol. 2, chap. CCIX et CCX, p. 540-559.
17 Ernest Legouvé, Soixante Ans de souvenirs…, op. cit., p. 32.
18 Ibid., p. 165.
19 Ibid., p. 69.
20 Charles-Augustin Sainte-Beuve, « De la littérature industrielle », Revue des Deux-Mondes, tome 19, 1839, p. 675-691.
21 Voir par exemple la « Préface » de Théophile Gautier à Émaux et Camées (1852) : « Comme Goethe sur son divan/ À Weimar s’isolait des choses/ Et d’Hafiz effeuillait les roses,/ Sans prendre garde à l’ouragan/ Qui fouettait mes vitres fermées,/ Moi, j’ai fait Émaux et Camées. »
22 Louis-Étienne Jousserandot, Les Collaborateurs, comédie en un acte et en vers, théâtre du Vaudeville, 2 mars 1847, Paris, Tresse, 1847, sc. 1, p. 6.
23 Ibid., sc. 5, p. 10.
24 Ibid., sc. 5, p. 9.
25 Ibid., sc. 5, p. 10.
26 Voir à ce sujet « Dumas, écrire noir ou blanc », Cahiers Alexandre Dumas n° 50, Julie Anselmini et Daniel Desormeaux (dir.), 2023.
27 Voir Claude Schopp, Alexandre Dumas, Paris, Mazarine, coll. « Biographie », 1985, p. 360 et suiv.
28 Voir Marceau Levin, La Fabrique des hommes du jour : les biographies contemporaines en France (1850-1870), thèse de doctorat, université Lyon II et université de Sherbrooke, 2023.
29 Joseph-Marie Quérard, Les Supercheries littéraires dévoilées, Paris, chez l’auteur, 1865.
30 Louis-Étienne Jousserandot, Les Collaborateurs, op. cit., sc. 9, p. 15.
31 Charles-Marie de Sarcus, dit Quillembois (1821-1867), peintre, caricaturiste et archéologue.
32 Pierre Mazerolle, Confession d’un biographe. Fabriques de biographies. Maison E. de Mirecourt et compagnie par un ex-associé, Paris, chez l’auteur, 1857. Mazerolle reprend la structure du titre du pamphlet de Mirecourt contre Dumas de 1845.
33 Ibid., p. 60.
34 Ibid., p. 98.
35 Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, t. 1, 1873, article « collaborateur ». C’est moi qui souligne.
36 Octave Mirbeau, « Un raté », Paris-Journal, 19 juillet 1882. Voir Pierre Michel, « Les “impostures” d’Octave Mirbeau », dans A. Bouloumié (dir.), L’Imposture dans la littérature, Angers, Presses de l’université d’Angers, 2011.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Joseph-Marie Quérard, Les Supercheries littéraires dévoilées, op. cit., p. 98.
40 Voir Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie. La Littérature publique, Paris, CNRS Éditions, 2016.
41 Louis-Étienne Jousserandot, Les Collaborateurs, op. cit., sc. 1, p. 5.