La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Le deuil éditorial mis en récit dans la littérature française contemporaine

Table des matières

ANTHONY GLINOER

Corpus

Depuis Illusions perdues de Balzac, voire au-delà, la représentation de l’éditeur de livres par des écrivains a été tendanciellement pourvue d’une connotation négative. L’éditeur est souvent montré, dans les romans de la vie littéraire, comme mondain, hypocrite, dévoyé, vampirique, dangereux, et j’en passe, pour la création et le créateur. Dans les dernières décennies, toutefois, les discours littéraires sur la figure de l’éditeur se sont multipliés et ont déployé une axiologie complexe1, notamment parce que la parole des éditeurs eux-mêmes, d’entretiens en documentaires, de mémoires en romans, s’est davantage diffusée dans l’espace public. La mort de l’éditeur offre une occasion de rassembler des scripts biographiques dans un discours à saveur épidictique. À la mort de Jérôme Lindon, une déferlante d’articles lui a rendu hommage dans les journaux, plus probablement qu’à la mort de tout autre éditeur français avant lui. Il était toutefois inédit qu’un auteur de la maison d’édition en fasse un livre, publié par les Éditions de Minuit et portant simplement pour titre Jérôme Lindon. Les circonstances en sont connues : Echenoz l’a écrit puis adressé à Irène Lindon, fille et héritière de Jérôme Lindon. Le geste et le texte ont été tellement appréciés que la publication du texte a été décidée non pas comme une œuvre de circonstance mais bien comme un morceau de la bibliographie d’Echenoz. Après Echenoz, Jean-Philippe Toussaint et Benoît Peeters, notamment, ont rendu hommage à Jérôme Lindon. À la mort inopinée de Paul Otchakovsky-Laurens, dix-sept ans après celle de son illustre confrère, une véritable campagne a été organisée, par l’intermédiaire du site internet de l’éditeur, pour permettre à un certain nombre d’auteur.ice.s attaché.e.s à P.O.L., notamment Christian Prigent, Martin Winckler, Leslie Kaplan, Valérie Mréjean et Emmanuel Carrère, de rendre hommage au fondateur2. Si l’on voulait recenser les hommages aux éditeurs, il faudrait ajouter à ces textes brefs les nécrologies parues dans les journaux ou diffusées par les agences de presse, ainsi que les livres collectifs à vocation patrimoniale, souvent diffusés hors commerce, où sont recueillis des textes du fondateur, de ses collaboratrices et collaborateurs, ainsi que des hommages ou des études (par exemple Édouard Privat : cent années d’une librairie française 1839-1939 paru chez Privat en 1952, GLM paru chez Fata Morgana en 1982 et Christian Bourgois 1966-1986 paru chez Christian Bourgois en 1986).

Le corpus retenu dans la présente contribution est restreint à cinq récits publiés en volume après la mort d’un éditeur3 : Jérôme Lindon de Jean Echenoz (2001), Jean-Bark de Philippe Claudel (2013), La Mort de Jean-Marc Roberts de Jean-Marc Parisis (2013), Jibé. de Christian Garcin (2014) et deuil de Dominique Fourcade (2018)4. Malgré leur petit nombre, ces textes me semblent faire corpus. D’abord parce que les éditeurs qui y sont évoqués naviguaient dans les mêmes eaux littéraires : Otchakovsky-Laurens ne cachait pas son admiration pour Jérôme Lindon, lequel faisait modèle autant que P.O.L. pour Jean-Marc Roberts. Ensuite parce que, entre romans autobiographiques et autofictions, la figure de l’éditeur est devenue l’objet d’une lutte de concurrence symbolique : Claudel se demande « ce que d’autres de tes auteurs écriront sur toi, en te donnant le masque d’un personnage ou non5 ». Fourcade voit Otchakovsky-Laurens en « personnage de roman6 ». Il en parle même avec Emmanuel Carrère, lequel mettra en scène le même éditeur dans Yoga (P.O.L, 2020). Il y a bien un enjeu, à l’époque contemporaine, à faire de l’éditeur un protagoniste. Quels récits de vie et de mort rassemble ce corpus de textes ? Où commence le récit mémoriel et où s’arrête l’exploitation littéraire de son passé, et inversement ? 

Je ne dirai qu’un mot des auteurs : Jean Echenoz, né en 1947, est romancier, lauréat notamment du prix Goncourt pour Je m’en vais, publié comme ses autres œuvres par les Éditions de Minuit. Philippe Claudel, né en 1962, est écrivain, dramaturge, cinéaste et maître de conférences en littérature et anthropologie culturelle à l’Université de Lorraine ; il est membre de l’Académie Goncourt ; il a d’abord publié trois livres chez Balland avant d’être repris par Stock en 2002. Jean-Marc Parisis, né en 1962, est l’auteur de neuf romans, de cinq récits et de deux biographies, tout en menant une carrière de journaliste dans de nombreux quotidiens et hebdomadaires parisiens ; il a publié chez Grasset puis à la Table ronde ainsi que, à quatre reprises, chez Stock. Christian Garcin, né en 1959, est écrivain et traducteur ; il a publié chez Gallimard jusqu’en 2005, puis chez Champ Vallon et chez Verdier notamment. Enfin, Dominique Fourcade, né en 1938, est poète et critique d’art ; ses œuvres ont été publiées par GLM, Michel Chandeigne et P.O.L. surtout. Il s’agit donc de cinq hommes, âgés d’entre 50 et 80 ans au moment de la publication du récit, tous bien installés dans le champ littéraire parisien, sans exercer de fonction éditoriale eux-mêmes. 

Les éditeurs qui font l’objet ou à qui s’adresse l’œuvre : là encore des hommes, soit propriétaire (Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit), soit employé de la maison qu’il a fondée (Paul Otchakovsky-Laurens chez P.O.L.), soit directeur littéraire (Jean-Marc Roberts chez Stock), soit enfin directeur de collection (Jean-Bertrand Pontalis, dirigeait les collections « L’un et l’autre » et « Connaissance de l’inconscient » chez Gallimard). Les deux derniers ont laissé une œuvre considérable en tant qu’auteurs alors que les deux premiers ont peu publié et l’ont fait en marge de leur activité éditoriale. 

Le récit de Jean Echenoz, le seul du corpus à avoir suscité des études7, a fixé le modèle du micro-genre du récit de deuil éditorial : le retour sur une relation interpersonnelle et, inséparablement, sur une trajectoire éditoriale dont l’éditeur mort a été le guide. Les scènes sont narrées, chez Echenoz, avec une candeur affichée : « J’ai écrit un roman, c’est le premier » ; « si je pouvais trouver un éditeur, ce serait bien. Si cet éditeur pouvait être Jérôme Lindon, ce serait bien sûr encore mieux mais ne rêvons pas8. » Lui qui a essuyé refus sur refus apporte son manuscrit en main propre chez Minuit, « juste pour compléter ma collection9 ». Le récit se passe en quatre temps : l’adoubement par Jérôme Lindon, le rejet du deuxième roman – avec cette sentence : « Vous ne faites plus partie des Éditions de Minuit10 » –, le retour au bercail, enfin la mort de l’éditeur devenu proche avec les années, presque un ami. 

Jean-Bark de Philippe Claudel prend la forme d’une lettre à l’ami mort, une sorte d’adresse que Claudel n’a pas lu lors des funérailles de Roberts. Ces deux-là ont partagé une longue et intime amitié. Claudel constate que son écriture s’en ressent : 

Je m’aperçois que j’écris notre dernier livre comme j’ai écrit celui qui fut notre premier, Le Bruit des trousseaux, par courts paragraphes, brefs fragments. Cela nous ressemble peut-être. Notre amitié fut comme cela, de petits collages fréquents, des conversations au téléphone, deux, trois, quatre fois par semaine. Quelques déjeuners ou dîners dans l’année. De petites lettres11.

Le récit alterne les paragraphes adressés au défunt et les paragraphes racontant le deuil au jour le jour, par exemple : « Voilà deux jours que tu es mort et je ne cesse de penser à toi, à chaque minute du jour, à chaque minute de la nuit12. » Après avoir été rendu littérairement stérile par la maladie de Roberts puis par sa mort, un Claudel exténué retrouve le chemin de l’écriture : « Ce livre-là, c’est encore pour toi, grâce à toi que je l’écris. Mais c’est pour moi que je l’ai composé, pour prolonger notre conversation. Pour te faire durer13. »

Le titre choisi par Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Roberts, s’inscrit dans une tradition : le poème « La mort de Socrate » de Lamartine, les tragédies La Mort de Pompée de Corneille et La Mort de César de Voltaire. Derrière ce titre solennel se trouve le récit le moins intime, le moins introspectif du corpus, publié par un autre éditeur que Stock – je suppose parce qu’il est arrivé après celui de Claudel et émane d’un auteur qui n’était pas spécialement proche de Jean-Marc Roberts, malgré le prénom partagé qui leur servait de gimmick amical : « Jean-Marc, c’est Jean-Marc14 ». Au récit des semaines qui ont suivi la mort de Roberts s’ajoutent ici des sections critiques sur les livres de Marcela Iacub et de Christine Angot, également publiés par Stock, ainsi que des prises de position qui rapprochent ce livre d’un pamphlet anti-autofiction et contre l’édition « en voie de pasteurisation15 ».

Jibé. (avec son point) de Christian Garcin joue aussi sur la transformation du nom d’éditeur dans le cadre de la relation amicale. Particularités de cette relation par rapport aux autres ici présentes : la différence d’âge (Pontalis meurt à 89 ans) et « proximité chaleureuse et amicale16 » qui les unissait (ils se voyaient fréquemment et Garcin venait dormir chez les Pontalis). Le statut du texte offert n’en est pas moins incertain : « ce petit texte impromptu, qui coule au fil de mes pensées » n’est pas un hommage17, plutôt une « divagation » et « un « témoignage d’amitié posthume18 ».

Le deuil (sans majuscule) de Dominique Fourcade est le plus appuyé jusque dans le prière d’insérer : « non sans une pensée, non sans la pensée la plus respectueuse et la plus affectueuse pour les siens, deuil est dédié à tous ceux qui ont connu Paul Otchakovsky-Laurens et en garderont à jamais le souvenir19 ». La mort brutale (non précédée d’une longue maladie) de Paul Otchakovsky-Laurens a laissé le poète sans voix. Le travail du deuil se confond alors avec le travail littéraire : « je ne sais quelle forme donner à cela, mais je sens bien qu’il faut que je me tienne précisément là, où, en écriture, je suis perdu20 ». Le produit mêle prose poétique, fragments de souvenirs en une sorte d’élégie21 que l’auteur voulait adresser au défunt comme un contre-don : « toi qui m’as donné mes livres, et en échange moi jamais rien22 ».

Observations 

La position d’énonciation, le degré d’amitié affiché avec le défunt, la position dans le champ littéraire de chaque destinateur et de chaque destinataire de ces récits, tout cela diffère d’un texte à l’autre. Ils partagent, à des degrés divers, un certain nombre de traits. Je me propose d’en faire le relevé.

˗ Le nom de l’éditeur. L’appareil paratextuel joue un rôle clé dans le dispositif livresque du récit de la mort de l’éditeur. En particulier, la remontée du nom de l’éditeur du bas de la page de titre ou de couverture vers le cœur du titre modifie l’équilibre habituel sur l’espace de la page entre le nom d’auteur, le titre et le nom d’éditeur. Certains conservent le nom dans son entièreté (Jérôme Lindon, La Mort de Jean-Marc Roberts), d’autres le transforment pour afficher le lien intime qui unit les deux hommes (Jean-Bark, Jibé.). Toutefois, à la différence de Julliard, Pauvert ou encore Héloïse d’Ormesson, les éditeurs ici mis en texte ne dirigeaient pas une maison d’édition qui portait leur nom, à l’exception partielle de Paul Otchakovsky-Laurens et P.O.L. C’est bien le nom de l’éditeur comme médiateur, décideur sans être patron, editor et non publisher, qui fait sens ici. 

˗ La scénarisation. Dans ces œuvres brèves (de 60 à 120 pages), le récit rétrospectif se double d’un récit de deuil, suscitant dans plusieurs cas une alternance des registres. Quelques scènes reviennent chaque fois. C’est le cas de la première rencontre, à la fois entre deux individus qui vont développer une relation amicale, et entre deux acteurs sociaux du champ littéraire au statut différencié. « De cette première rencontre, j’ai un souvenir aussi confus que précis. Je suis terrorisé », écrit Jean Echenoz. Lindon lui fait signer trois contrats d’édition dans une scène qui ressemble à un adoubement : « Je les signe sans les lire, le plus vite possible de crainte qu’il change d’avis23 ». Claudel n’a aucun souvenir de ce qui s’est dit lors de la première rencontre avec Jean-Marc Roberts et le signale. Parisis se souvient d’une première rencontre chez Stock avec Roberts, lors de la remise du manuscrit puis, le lendemain, du coup de téléphone enthousiaste de l’éditeur. Garcin rencontre Pontalis chez Gallimard après envoi de son manuscrit. La suite varie mais tous évoquent aussi leur dernière rencontre ou du moins leur dernier contact : le sachant malade, Echenoz écrit une lettre à Lindon pour lui offrir de lui rendre visite, à la suite de quoi Lindon l’appelle. Claudel se revoit « en bas de chez toi, chez Bébé24 » avec la femme de Claudel. Fourcade ne se souvient plus si la fête donnée pour la sortie d’un livre intitulé Je te continue ma lecture a été l’occasion de sa dernière rencontre avec Otchakovsky-Laurens.

˗ La localisation. Ces scripts biographiques croisés sont particulièrement bien localisés. Les sacro-saints déjeuners ont lieu dans des restaurants où l’éditeur avait ses habitudes : au Sybarite pour Lindon, chez Lipp, à La Régalade ou à L’Ourcine pour Roberts. Le bureau de l’éditeur fait en outre l’objet des pèlerinages de Claudel et de Garcin. Le premier y voit la « photographie rimbaldienne d’Hervé Guibert. Tes petits cartons de visite. Les bouteilles offertes qui montaient la garde25 ». Le second retrouve l’odeur de cigarette du bureau de Pontalis chez Gallimard. Le cimetière sert aussi de chronotope, sauf chez Echenoz. Parisis raconte l’enterrement de Roberts au cimetière de Montmartre mais pas la fête qui a suivi chez Lipp, parce qu’il a passé son chemin, à la différence de Claudel qui raconte la scène. Fourcade, quant à lui, raconte sa déambulation dans les allées du cimetière du Père Lachaise lors de la crémation d’Otchakovsky-Laurens. Beaucoup d’interactions, cependant, ont eu lieu à distance, par la médiation du téléphone : Lindon téléphone souvent « le matin à la maison26 », il « appelle de temps en temps savoir où j’en suis de mon troisième livre27 ». Otchakovsky-Laurens aimait aussi décrocher le combiné : « il a appelé tant de fois28 ». 

˗ La figure de l’éditeur. Echenoz est le seul à dresser un portrait de son éditeur, encore ne prend-il que quelques mots : « long visage austère mais souriant, quoique pas toujours si souriant que ça, au regard aigu, bref c’est un homme très intimidant29 ». Fourcade et Garcin se passent de portrait. Chez Claudel et chez Parisis, il n’est pratiquement rien dit du physique de Jean-Marc Roberts. Il est plutôt question de son caractère grâce à des séries de substantifs et d’épithètes : « flambeur, contrebandier, doux voleur, changeant, arc-en-ciel30 », « excessif en tout31 », « secret, fier, malin32 », « plus mobile, plus acéré33 ». Roberts est sans doute celui qui correspond le mieux à la représentation dominante de l’écrivain-éditeur, celle d’un être biface : 

On l’aimait, on l’appréciait, on le respectait, on lui souriait, sous le prénom de Jean-Marc, on le détestait, on le craignait, on le dépréciait, on l’accusait sous le nom de Roberts. Jean-Marc, c’était l’éditeur efficace, généreux, présent, l’ami, le complice, un type unique en son genre, qui avait une sorte de grâce. Roberts, c’était l’inculte, l’équivoque, le faisan, le voyou, le tueur34

Il est longuement question de la conception que se faisait chaque éditeur de son rôle et, en particulier, de la relation à avoir avec ses écrivains. Chacun des auteurs de mon corpus n’est en effet qu’un auteur parmi d’autres pour l’éditeur. Il n’acquiert un statut privilégié que par sa prise de parole elle-même, a fortiori dans un volume vendu en librairie. Jérôme Lindon, selon Echenoz, refuse qu’on le prenne pour un « père substitutif, confesseur ou thérapeute, il déteste35 ». Pontalis, malgré la différence d’âge, se comporte en ami et non en père de substitution. Pas de relation filiale, donc, mais une relation d’autorité. L’image du démiurge éditorial revient chez Claudel et chez Fourcade : « Tu faisais exister l’autre36 ». « Tu étais un accoucheur37 ». Fourcade souligne le pouvoir unique de l’éditeur, celui de « nous dire, à nous ses écrivains, précisément, que nous étions des écrivains38 ». L’autorité de l’éditeur, seul maître de ses décisions dans la collection ou la maison d’édition qu’il anime, se renforce par le refus qu’il affiche des compromissions, de la fabrication du succès : Claudel parle ainsi de Roberts pestant contre les « faussaires », « ceux qui trichent », « ceux qui fabriquent39 ». Sur les questions d’argent, effleurées par certains auteurs du corpus, l’éditeur sait se montrer généreux, montrant que l’argent n’est pas une fin en soi. Lindon refuse les avances mais n’hésite pas à aider financièrement l’auteur, tandis que Roberts insiste pour augmenter le pourcentage des droits d’auteur. L’éthique personnelle et professionnelle de l’éditeur disparu est saluée.

˗ L’éditeur comme relecteur. Il est question des pratiques de lecture de l’éditeur dans deux cas seulement : Echenoz insiste sur l’économie des moyens chez Jérôme Lindon, qui se contente d’interventions ponctuelles : « Quand un de mes livres a l’air de plaire à Jérôme Lindon, il intervient donc très peu, n’impose ni ne propose presque aucun changement40 ». Roberts est plus empathique et plus intervenant, selon Parisis : après une « lecture TGV », les deux hommes se voient dans les jours qui suivent pour une séance de travail : « Le rite du rendez-vous dans son bureau vitré. Fichés dans un pot, les stylos-billes ou plume, les trucs à blanchir ou à surligner, une petite règle, ses « fournitures », comme il disait dans sa fraîche langue de cancre41 ». Une négociation commence sur certains éléments de style ou de récit, ainsi que sur les titres que Roberts aime modifier.

˗ La communauté des auteurs. Quand il s’exprime sur l’éditeur, surtout si c’est dans la même maison d’édition, l’auteur révèle des aspects qui d’habitude restent secrets pour le public et auxquels ne sont initiés que les auteurs de la maison, entre lesquels l’éditeur se partage. Parisis le perçoit bien, se souvenant de Roberts qui « se diffractait, s’atomisait en sincérités épiphaniques », distribuait des mots gentils qui « ne lui coûtaient rien mais valaient beaucoup42 ». Echenoz, issu d’une génération qui est venue après celle des grands auteurs maison (Beckett, Simon, Robbe-Grillet), n’évoque pas ses contemporains, à la différence de Claudel qui cite les prénoms Vassilis et Erik parmi « tous les auteurs que tu as publiés43 ». Autant, parmi « les deux cent cinquante-six écrivains de la maison44 » P.O.L., l’unité règne pour soutenir l’éditeur (on se souviendra que le documentaire d’Otchakovsky-Laurens, Éditeur (2017), contient des scènes drolatiques auxquelles plusieurs autrices et auteurs de la maison ont participé), autant la désunion est de mise chez les admis de la « Bleue » chez Stock : formant un « nous improbable », « ils se détestaient les uns les autres, mais ils t’aimaient toi45 ». C’est l’éditeur qui rendait possible le collectif, lequel devient une communauté du souvenir actif du disparu. 

˗ La temporalité du récit. Ces récits de deuil éditorial s’organisent sur deux plans. Le récit du souvenir de la relation personnelle et professionnelle se double du récit de l’écriture mise en péril par la disparition de son médiateur privilégié. Chez Echenoz, le dispositif est implicite mais l’excipit du livre, (« je décide de rebrousser chemin46 »), indique que parvenu au bout de la relation, l’auteur prend sur lui d’en retracer le parcours. Philippe Claudel et Jean-Marc Parisis font alterner la temporalité du souvenir et celle de l’écriture. L’un et l’autre se montrent précis : Claudel situe leurs dernières conversations entre « le 7 et le 10 mars47 » puis note : « Tu dors sous la terre depuis deux jours48 », tandis que Parisis achève son récit par : « Six jours plus tard, j’ai envoyé un mail à un ami49 », message auquel est attaché le manuscrit. Garcin retrouve dans son bureau une carte postale, qui ouvre l’écriture du souvenir. Le récit de Fourcade suit le narrateur dans ses premiers moments de deuil. Le livre s’ouvre sur l’annonce par un collaborateur de la mort de Paul. Après les premiers sanglots, le narrateur se rend au siège de P.O.L. et y rencontre les employés. Quelques dizaines de pages plus tard, le récit se termine quand le narrateur remet son manuscrit au nouveau patron, nommé par l’actionnaire majoritaire Antoine Gallimard : « vendredi je lui remets deuil, car deuil a besoin d’être remis à quelqu’un, qui est désigné50 ».

˗ Le rôle de la documentation. Il s’agit de reconstituer le fil de deux trajectoires qui s’alignent et de montrer ce fil. Les souvenirs sont faillibles alors quelles sources utiliser ? Claudel regrette de ne pas avoir gardé les petits mots que Roberts lui adressait : « Je crois que je n’ai rien gardé parce que je te croyais éternel51 ». Au contraire, Parisis a conservé « la plupart de ses messages écrits52 ». Christian Garcin, en plus des cartes postales, s’inspire de tableaux (dont l’un est reproduit en couverture de Jibé.), pour évoquer Pontalis. Parisis et Fourcade mettent en scène leur lecture de ce que d’autres ont écrit sur l’éditeur : « [j]’écoute ce qui se dit je lis ce qui s’écrit je retiens53 ». Il lit notamment, dans les journaux, les propos d’Olivier Cadiot, de Marie Darrieussecq et d’Emmanuel Carrère sur Otchakovsky-Laurens. Parisis confie au lecteur sa consultation du moteur de recherche de Google, de tweets de Bernard Pivot, d’un article de L’Express, de la notice Wikipédia de Roberts, d’une archive INA, etc. Il va jusqu’à s’interroger rétrospectivement sur l’adjectif « irremplaçable54 » qu’il a lui-même utilisé en réponse à une question du Figaro, avant de déplorer les mots choisis à la même occasion par Christine Angot et l’autre « Roberts’ girl », Marcela Iacub55. Décidément, Claudel tapait juste quand il écrivait que les auteurs de Stock se détestaient entre eux mais aimaient tous Roberts. Finalement, Parisis donne une « Bibliographie sélective » en fin de volume, où sont listés des articles et des entretiens donnés par Roberts. 

Récits de vie, de fin de vie, de retour à la vie par l’écriture, les œuvres ici rapidement commentées redistribuent les postures de l’auteur et de l’éditeur. Souvent par fragments, avec des niveaux de temporalité changeants (quoiqu’il n’y ait pas d’unanimité sur les moyens littéraires), ces textes mettent en scène la relation d’amitié féconde qui a uni leur auteur à un éditeur reconnu. L’intéressé est placé sur un piédestal et le texte semble lui faire offrande autant que témoigner de l’amitié admirative du narrateur. Parce qu’ils adoptent le point de vue de l’écrivain sur l’éditeur, ces textes braquent le projecteur, à l’heure de l’autopsie littéraire, sur des aspects peu connus de la personnalité de l’éditeur, au premier rang desquels l’on retrouve sa pratique de l’amitié durable dans un univers concurrentiel.
 

Notes

1 Je me permets de renvoyer à deux contributions précédentes : « Les éditeurs dans le roman français contemporain : au service ou au détriment de la littérature », dans Violaine François et Marceau Levin (dir.), Trajectoires du texte littéraire, Fabula / Les Colloques, 6 novembre 2021 ; « Les figurations de l’éditeur avant Illusions perdues », dans Sophie Abdela, Maxime Cartron et Nicholas Dion (dir.), Histoire de l’édition, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 23-44.

2 Voir Laurent Zimmermann, « Écrire sur Paul, écrire sur P.O.L. », dans Stéphane Bikialo et al. (dir.), P.O.L. futur ancien actuel, Paris, Les presses du réel, 2023, p. 41-52.

3 Le masculin sera utilisé. Il n’y a pas d’équivalent, à ma connaissance, pour une éditrice. La seule éditrice à avoir suscité des discours littéraires abondants, en France, a été Françoise Verny. 

4 Jean Échenoz, Jérôme Lindon, Paris, Éditions de Minuit, 2001 ; Philippe Claudel, Jean-Bark, Paris, Stock, 2013 ; Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Roberts, Paris, La Table ronde, 2013 ; Christian Garcin, Jibé., Paris, Arléa, 2014 ; Dominique Fourcade, deuil, Paris, P.O.L., 2018. Ils sont dorénavant indiqués dans le texte par le nom d’auteur, suivi de la pagination. 

5 Philippe Claudel, Jean-Bark, op. cit., p. 15. 

6 Dominique Fourcade, deuil, op. cit., p. 22. 

7 Olivier Bessard-Banquy, « L’édition selon Jean Echenoz », dans Christine Jérusalem et Jean-Bernard Vray (dir.), Jean Echenoz, Une tentative modeste de description du monde, Saint-Étienne, PUSE, 2006, p. 15-19 ; Maud Fourton, « L’écrivain et son trouble : l’éditeur – À propos de Jérôme Lindon de Jean Echenoz », dans Chevillard, Echenoz, Leiden, Brill, 2008, p. 63-71 ; Sylvie Ducas« Les « Vies majuscules » de Jérôme Lindon », Littératures, n° 67, 2013, p. 207-219.

8 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 9. 

9 Ibid., p. 10. 

10 Ibid., p. 25. 

11 Philippe Claudel, Jean-Bark, op. cit., p. 12. 

12 Ibid., p. 10. 

13 Ibid., p. 84. 

14 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 42. 

15 Ibid., p. 53. 

16 Christian Garcin, Jibé., op. cit., p. 29.

17 Ibid., p. 22. 

18 Ibid., p. 41.

19 Dominique Fourcade, deuil, op. cit., p. 61. 

20 Ibid., p. 20. 

21 Ibid., p. 13. 

22 Ibid., p. 29. 

23 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 14.

24 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 17. 

25 Ibid., p. 33. 

26 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 16.

27 Ibid., p. 32. 

28 Dominique Fourcade, deuilop. cit., p. 33. 

29 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 13.

30 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 45.

31 Ibid., p. 64.

32 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 9. 

33 Ibid., p. 63. 

34 Ibid., p. 43. 

35 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 37.

36 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 20.

37 Ibid., p. 54. 

38 Dominique Fourcade, deuilop. cit., p. 35.

39 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 46.

40 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 35. 

41 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 69.

42 Ibid., p. 46. 

43 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 11. 

44 Dominique Fourcade, deuilop. cit., p. 12.

45 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 55.

46 Jean Echenoz, Jérôme Lindon, op. cit., p. 63. 

47 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 20. 

48 Ibid., p. 64. 

49 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 121. 

50 Dominique Fourcade, deuilop. cit. p. 47. 

51 Philippe Claudel, Jean-Barkop. cit., p. 82. 

52 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 36. 

53 Dominique Fourcade, deuilop. cit. p. 14. 

54 Jean-Marc Parisis, La Mort de Jean-Marc Robertsop. cit., p. 37. 

55 Ibid., p. 41.

Pour citer ce document

Anthony Glinoer, « Le deuil éditorial mis en récit dans la littérature française contemporaine», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/le-deuil-editorial-mis-en-recit-dans-la-litterature-francaise-contemporaine