La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Sinuosités et retournements de la vie posthume d’Adélaïde Labille-Guiard (1803-2023)

Table des matières

SÉVERINE SOFIO

Le travail présenté ici est tiré d’une habilitation à diriger des recherches en cours de rédaction, sur la fabrique de l’oubli en histoire de l’art. Cette recherche, fondée sur une analyse de la vie posthume des artistes, se situe dans la suite directe de la publication de mon livre il y a six ans. Celui-ci proposait une étude de l’espace de production artistique au cours de la période 1770-1830 – période que j’ai appelée la « parenthèse enchantée » car elle constitue un moment particulier dans le monde des beaux-arts, marqué à la fois par un afflux massif et par une plus grande visibilité (c’est-à-dire une plus grande reconnaissance) des femmes parmi les professionnels de l’art1. Cette analyse était fondée sur la constitution et l’exploitation statistique d’une base de données composée d’un millier d’artistes femmes – peintres, sculptrices, graveuses – actives entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle ; cette étude quantitative était complétée par une reconstitution de l’univers professionnel des artistes dans toute sa diversité sur le demi-siècle concerné, ainsi que par des études plus fines consacrées à la trajectoire et à l’œuvre de plus d’une centaine de ces artistes. Or, à chaque présentation que je faisais du livre en public, il se trouvait toujours quelqu’un pour me poser la question des raisons de l’oubli dans lequel étaient tombées toutes ces artistes femmes, y compris les plus consacrées, dont aujourd’hui plus personne ne connaît le nom en dehors de quelques spécialistes. À cette interrogation, je répondais en évoquant les aléas sélectifs de la construction androcentrée de l’histoire de l’art. Cependant, j’ai peu à peu commencé à me poser sérieusement cette question : que s’est-il passé concrètement dans la vie posthume de ces centaines d’artistes pour que leurs noms aient été aussi systématiquement oblitérés de la mémoire collective ?

J’ai donc décidé d’observer ce phénomène de plus près et de la manière la plus empirique possible. Plusieurs ouvrages ont été consacrés à l’étude de carrières posthumes d’artistes, soit sous l’angle de la construction du mythe et de ses effets sur le public2, soit sous celui de l’histoire du travail de l’artiste pour constituer sa renommée3, soit sous celui de sa fortune critique4. Cependant ces études ne portent généralement que sur des cas individuels et, qui plus est, sur des artistes à la renommée acquise. Quelques études ont néanmoins été consacrées à l’analyse, sur le long terme, de la sélection opérée par l’histoire parmi les noms de celles et ceux qui créent5. Mais dans ces études qui portent sur une population d’artistes et leur taux de « survie » dans la mémoire collective après un ou deux siècles, l’analyse porte moins sur le processus de sélection lui-même (son histoire – singulière pour chaque artiste – et ses aléas) que sur son résultat, c’est-à-dire ses degrés (artiste connu des seuls experts vs. artiste connu du grand public), ses variations (déclassements, reclassements, etc.) et ses biais (de genre en particulier).

En parallèle de ces travaux, l’objectif de mon étude est de suivre pas à pas l’inscription d’un nom d’artiste dans l’histoire de l’art, c’est-à-dire la sédimentation biographique posthume d’un·e artiste, par couches successives depuis les premières nécrologies jusqu’aux catalogues d’exposition les plus récents. Il s’agit ainsi de se demander qui perpétue la mémoire de l’artiste et dans quel(s) contexte(s), mais il s’agit également de prêter attention au contenu des textes produits tout au long de ce parcours, de chercher à quelles sources puisent les biographes successifs et de s’interroger sur leur agenda6. Cette démarche, nécessairement comparative si l’on s’intéresse aux effets possibles du genre, implique à la fois d’être menée sur la longue durée et de s’intéresser à des artistes dont la renommée posthume n’est pas acquise pour voir comment, à l’échelle d’un individu, se succèdent différentes phases de maintien ou de sortie du « consensus culturel » d’une époque7, mais aussi comment et pourquoi certains biographèmes se constituent et persistent dans le temps.

Mon cas d’étude est un trio de peintres de la fin du XVIIIe siècle, purs produits de la « parenthèse enchantée » évoquée plus haut : François-André Vincent (1746-1816), Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803) et Marie-Gabrielle Capet (1760-1818), soit deux femmes et un homme dont les parcours sont étroitement imbriqués. 


Fig. 1 : montage de portraits et d’autoportraits de Vincent, Guiard et Capet. En haut : Adélaïde Labille-Guiard, Portrait de François-André Vincent, 1782, pastel, Paris, Musée du Louvre ; Marie-Gabrielle Capet, Portrait du peintre François-André Vincent, 1811, pierre noire et sanguine, collection particulière (vente fév. 2021). En bas : Adélaïde Labille-Guiard, Autoportrait, 1782, pastel, lieu de conservation inconnu ; Marie-Gabrielle Capet, L’atelier de Mme Vincent vers 1800, 1808, huile sur toile, Munich, Neue Pinakothek, détail (portrait de Guiard). Sur la droite : François-André Vincent, Portrait présumé de Gabrielle Capet, 1780-81, pierre noire, sanguine et craie blanche, Paris, Petit-Palais ; Marie-Gabrielle Capet, L’atelier de Mme Vincent vers 1800, 1808, huile sur toile, Munich, Neue Pinakothek, détail (autoportrait).

Vincent est un peintre d’histoire, protestant d’origine genevoise, académicien sous l’Ancien Régime, membre de la commission chargée pendant la Révolution de la transformation du Louvre en musée public, puis membre de l’Institut et chef d’école respecté. Guiard est une portraitiste, d’abord spécialisée dans le portrait en miniature puis au pastel, mais très vite elle se forme également à la peinture à l’huile de grand format ; c’est dans ces deux dernières techniques qu’elle se fait un nom en travaillant pour les élites parisiennes et la Cour. Amie d’enfance de Vincent qui lui apporte son soutien et ses contacts dans le monde académique, elle est reçue académicienne en 1783. Elle est à la tête d’un atelier de jeunes filles fort réputé à ce moment, dont Capet est issue. Portraitiste en miniature et au pastel, Capet a passé l’essentiel de sa carrière dans l’ombre de Guiard avec qui elle réside et travaille pendant plus de vingt ans. Les trois artistes s’installent ensemble à l’Institut dans la foulée du mariage tardif de Guiard et Vincent, alors quinquagénaires. Après la mort prématurée de Guiard, Capet reste quinze ans auprès de Vincent dont elle se considère comme la fille adoptive. Elle décède peu après lui.

Fait intéressant pour l’étude comparée des carrières posthumes : ces trois peintres ont vécu la Révolution, mais ont disparu dans des contextes politiques différents (1803, 1816 et 1818). Surtout, bien que deux d’entre eux aient été indéniablement consacrés de leur vivant, on peut les qualifier de « perdant·e·s » de l’historiographie face à deux de leurs contemporains, considérés comme leurs rivaux. En effet, François-André Vincent et Jacques-Louis David, issus du même atelier d’élèves, ont été mis en concurrence dès leur jeunesse lorsque chaque exposition était l’occasion, pour la critique, de comparer leurs travaux ; à la fin de leur vie, les deux peintres étaient encore considérés comme les deux chefs rivaux de l’école française. Pourtant, aujourd’hui, le nom de Vincent est totalement éclipsé par celui de David. Un phénomène équivalent s’est produit pour Guiard vis-à-vis de celle qui était sa concurrente pour la critique d’art dès le début des années 1780, Louise Élisabeth Vigée Le Brun dont la renommée posthume est indéniablement supérieure.

Suivre la carrière posthume de Vincent, Guiard et Capet consiste donc à se demander comment deux cents ans de production biographique (nécrologies, notices de dictionnaires, catalogues d’exposition, articles de recherche, etc. jusqu’à aujourd’hui) ont, au cours d’un processus dynamique complexe, intrinsèquement relationnel et marqué par autant d’avancées que de reflux, fini par installer ces trois peintres dans l’histoire de l’art, quoiqu’à des places et sous des étiquettes fort distinctes.

Pour illustrer cette démarche générale dont je ne peux ici, faute de temps, que donner un aperçu, je me concentrerai sur un seul épisode marquant de la vie de l’un des membres du trio, et j’en suivrai le traitement qui en a été fait tout au long de son parcours posthume pour montrer, à travers l’étude de 200 ans de biographies, les aléas d’un parcours mémoriel posthume d’artiste. Cet épisode est la réception de Guiard à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 31 mai 1783. À cette époque, et depuis la suppression de la corporation des peintres et sculpteurs en 1776, l’Académie royale est le principal lieu de consécration pour les artistes, d’autant qu’y entrer donne accès à l’exposition du Salon8. Les enjeux d’une réception à l’Académie sont donc absolument cruciaux pour les artistes, et il s’avère que les enjeux de cette réception en particulier sont également déterminants pour l’institution elle-même.

Ce samedi 31 mai 1783, en effet, dans les locaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture au Louvre, deux femmes sont reçues académiciennes au cours de la même séance : la première – Le Brun – sur ordre du roi, selon une procédure d’exception ; la seconde – Guiard – selon la procédure traditionnelle (qui implique la présentation de son travail aux académiciens assemblés puis un vote des seuls officiers de la Compagnie). La singularité de l’événement dans l’histoire de l’institution académique réside dans le fait que non seulement deux femmes sont reçues le même jour (première bizarrerie)9, mais qu’en outre l’une d’entre elles l’est par ordre royal et « sur la réputation de ses talents10 » (seconde bizarrerie). Ces deux formules signifient, d’une part, que Le Brun, portraitiste de la reine, a été reçue académicienne sans vote de ses pairs, c’est-à-dire en rupture avec le principe d’autonomie de l’Académie qui théoriquement sélectionne elle-même ses membres, et, d’autre part, que cette réception a eu lieu sans que les académiciens aient pu examiner et valider la qualité de son travail.

En dépit de son caractère extraordinaire à la fois dans l’histoire de l’Académie et dans l’histoire des (artistes) femmes, l’événement que constitue cette double réception a suscité étonnamment peu d’intérêt chez les historien.ne.s de l’art. Dans les biographies des deux peintres concernées, toutefois, l’importance de cet épisode dans leurs carrières respectives fait qu’il est impossible de ne pas le mentionner : c’est par ce biais qu’on peut donc en suivre les récits qui en ont été faits sur plus de deux cents ans. Je parle de récits au pluriel, car on va voir que l’événement a été narré selon des perspectives très différentes au cours du temps, et selon que l’on s’intéresse à l’une ou l’autre des académiciennes du jour.

Une carrière posthume qui s’ouvre sous le signe de la vertu

La première biographie de Guiard est une nécrologie, produite au lendemain de sa mort par un ami proche de l’artiste, Joachim Le Breton (1760-1819). Lorsque Guiard décède en 1803, Le Breton est membre de l’Institut et chef du Bureau des beaux-arts. 


Fig. 2 : Adélaïde Labille-Guiard, Portrait de Joachim Le Breton, 1795, huile sur toile, Kansas City, Nelson Atkins Museum.

Il est issu du groupe des animateurs de la revue La Décade philosophique, dont la plupart sont passés de révolutionnaires modérés à thermidoriens convertis au bonapartisme, avant tout attachés à l’idée que le progrès social repose en partie sur le développement de l’instruction, de la science et des arts. Pour ce groupe dit des « Idéologues », très intégré dans les cercles du pouvoir sous le Directoire, par conséquent, l’artiste a un rôle primordial d’éducation des masses et d’exemplarité morale11.

La courte nécrologie de Guiard par Le Breton est fondée sur des souvenirs partagés et des témoignages de proches. Surtout, l’auteur y pose les grands traits de ce qui sera la persona posthume de Guiard et ceux-ci se révèlent en conformité totale avec l’idéal-type de l’artiste pour les Idéologues. La portraitiste apparaît comme une peintre vertueuse, travailleuse et modeste. Dans cette première biographie, rien ne transparaît de la vie personnelle de la peintre (dont, pendant longtemps, on ne saura quasiment rien). C’est que, déterminée et soucieuse d’être toujours jugée sur ses seuls mérites, Guiard fait partie, pour Le Breton, de cette élite de créateurs qui ont choisi de sacrifier toute vie sociale et familiale pour l’art. Elle est l’incarnation de cette « noble ambition » qui doit mouvoir les artistes vers toujours plus de perfection esthétique12. À propos de l’événement qui nous intéresse, Le Breton mentionne qu’une autre peintre de talent aspirait alors aussi au titre d’académicienne, mais sans la nommer et surtout sans la présenter comme une concurrente pour Guiard. La double réception est présentée comme une simple coïncidence sur laquelle il n’y a pas lieu de s’étendre. Ce qui l’intéresse en revanche, c’est la campagne qu’elle mène auprès de l’Académie et le succès qu’elle y remporte : la stratégie mise en œuvre par la peintre fait l’objet d’une longue description ponctuée de commentaires sur sa persévérance et son mérite. La résonance de ce court texte est minime au moment de sa publication. Il faut pourtant noter que l’armature narrative de la nécrologie de Le Breton s’est maintenue à peu près intacte jusqu’aux biographies de Guiard les plus récentes.

Ambivalences de Le Brun vis-à-vis de l’Académie

Pour saisir les enjeux de la fortune biographique de cet épisode pour Guiard, il faut se pencher sur ce qui se passe parallèlement autour de Le Brun, seconde protagoniste de la double réception. En effet, émerge très tôt, de ce côté, une interprétation de la réception fort éloignée de celle qui est développée autour de Guiard. Dès après la réception sur ordre de Le Brun à l’Académie, l’événement est aussitôt présenté par les amis de la portraitiste comme la réparation d’une injustice. Cette perspective est notamment développée dans la biographie de Le Brun écrite par son époux dans le contexte particulier du début de 1793, quelques mois à peine après l’exécution de Louis XVI. En effet, la peintre ayant quitté Paris avec sa fille dès octobre 1789, son nom est ajouté en 1792 à la liste des émigrés dont les biens peuvent être légalement saisis par l’État. Resté à Paris et inquiet de cette menace, son mari, Jean-Baptiste Pierre Le Brun, dépose une pétition auprès des autorités pour (littéralement) sauver les meubles et faire en sorte que le nom de sa femme soit retiré de la liste. En appui de cette entreprise, il publie une brochure intitulée Précis historique de la vie de la citoyenne Lebrun dans laquelle il retrace le parcours de son épouse pour l’innocenter de toute collusion avec le pouvoir royal – ce qui, pour la portraitiste de Marie-Antoinette, est une gageure certaine.


Fig. 3 : couverture de la brochure de J.-B.-P. Le Brun, Précis historique de la vie de la citoyenne Lebrun, peintre (1793).

Dans cet opuscule, J.-B. P. Le Brun qualifie ainsi la réception du 31 mai 1783 de « triomphe [des] talents sur l’envie13 ». Selon lui, des esprits jaloux au sein de l’Académie avaient fait circuler la rumeur que les toiles de Le Brun étaient en fait réalisées par le peintre Ménageot qui était amoureux d’elle14. La portraitiste calomniée finit néanmoins par triompher des malfaisants en obtenant son statut d’académicienne. L’intervention royale est évidemment passée sous silence. J.-B. P. Le Brun use d’un motif qui était alors bien dans l’air du temps en faisant de l’Académie la vraie coupable dans ce récit. Régulièrement accusé d’iniquité, le système académique devait être supprimé quelques mois plus tard par la Convention. Cependant, par souci de cohérence, axer la défense de Le Brun sur la misogynie de l’Académie implique d’omettre la réception simultanée de Guiard. Si chez Le Breton, Guiard postule à l’Académie en même temps qu’une autre artiste dont il évoque la présence mais tait le nom, chez J.-B. P. Le Brun, l’existence de Guiard n’est pas même mentionnée. Les deux réceptions font désormais l’objet de deux récits distincts.

Car c’est la même option narrative que Le Brun elle-même reprend dans ses Souvenirs, publiés en trois volumes entre 1835 et 1837, qui sont un succès éditorial dont bénéficie la peintre qui meurt peu après, à l’âge de 87 ans, plus de quarante ans après Guiard. Comment y rend-elle compte de sa réception à l’Académie royale ? Fort rapidement : l’épisode, expédié en quelques lignes, semble un événement anodin. Elle y reprend le motif de l’injustice finalement réparée, passant sous silence, comme son époux en 1793, à la fois la protection du roi et l’élection concomitante de Guiard, mais elle pousse la logique plus loin en faisant de la faveur royale une calomnie de plus diffusée par ses ennemis pour ternir son prestige d’académicienne. Le Brun nie-t-elle l’intervention du roi dans sa réception pour souligner ce qu’elle doit à son propre talent ? Ou cet oubli est-il circonstanciel, dans la mesure où, pendant la rédaction des Souvenirs, le dernier frère de Louis XVI est renversé au profit de Louis-Philippe, fils aîné du régicide Philippe-Égalité ? Probablement un peu des deux… Quoi qu’il en soit, cette lecture faussée de l’événement est promise à un grand avenir, car les Souvenirs prennent ensuite, pour près de deux siècles, le statut inattendu de source historique à la fiabilité indiscutée.

L’oubli au temps des notices

Tandis que les mémoires de Le Brun occupent totalement l’espace mémoriel, imposant pour longtemps comme une vérité le récit de la portraitiste de Marie-Antoinette, le nom de Guiard s’efface. Il ne survit de fait que grâce à de brèves mentions dans les notices consacrées à Vincent au cours de la grande entreprise de « dictionnarisation généralisée » du second tiers du XIXe siècle15. Or Vincent, pourtant mort consacré en 1816, n’est lui-même pas en très bonne posture dans la fabrique de la postérité. Dans les décennies qui suivent sa disparition, non seulement ses œuvres sont mal comprises, mal attribuées, envoyées dans des musées de province ou accidentellement détruites16, mais il est surtout rapidement écrasé par la renommée posthume de son éternel rival, David, qui croît avec le temps17.

Le désintérêt pour les œuvres de Guiard à cette époque est illustré par la trajectoire de son tableau le plus frappant : L’autoportrait aux élèves, imposante toile de 2 m sur 1,50 m :


Fig. 4 : Adélaïde Labille-Guiard, Autoportrait aux élèves, 1785, huile sur toile, New York, Metropolitan Museum of Art.

Réalisé et exposé en 1785, le tableau est resté ensuite dans l’atelier de Guiard qui ne l’a jamais vendu. À sa mort, il est donc passé à son époux, Vincent, puis à la mort de celui-ci, à la famille Griois, des parents de Vincent, jusqu’à ce qu’une descendante propose de le léguer au musée du Louvre en 1878. L’œuvre est néanmoins jugée « sans valeur artistique » et refusée18. L’autoportrait aux élèves reste donc dans la famille Griois qui finit par le vendre en 1905 à une galerie d’art. Le tableau circule ensuite un temps sur le marché international de l’art avant d’être vendu en 1918 à Edward Julius Berwind, un riche industriel états-unien. À la mort de celui-ci, le tableau passe à sa sœur, Julia Berwind, qui en fait don au Metropolitan Museum de New York en 1953. On verra que ce don aura des répercussions importantes sur la carrière posthume de Guiard dans le monde anglophone.

Rares sont les personnes qui connaissent le nom de Guiard en France à ce moment, en dehors de quelques amateurs de pastels XVIIIe siècle, tandis que les années 1870-80 voient la formalisation de la discipline histoire de l’art. Composée en partie d’archivistes et de bibliothécaires issus de l’École des Chartes, la Société de l’histoire de l’art français est fondée en 187019. Rompant avec les récits biographiques individuels souvent teintés de romanesque, qui constituait l’approche majoritaire jusqu’alors pour parler de l’art et des artistes, plusieurs études majeures sont publiées par la Société de l’histoire de l’art français sur la population des artistes désormais considérés collectivement, comme une population plus ou moins homogène, confrontée à des conditions matérielles d’existence analogues, et évoluant dans des institutions spécifiques méritant d’être étudiées pour elles-mêmes. C’est dans ce contexte que paraît justement la première étude spécifiquement consacrée aux artistes femmes, où, après une éclipse mémorielle de plus de 80 ans, il est de nouveau question de Guiard.

Entrée de Guiard dans l’histoire (de l’art)

En 1885, est publié un court essai sur Les femmes artistes à l’Académie royale de peinture et de sculpture. L’auteur est Octave Fidière des Prinveaux (1855-1914), critique d’art formé à la peinture qui vient alors tout juste d’être nommé conservateur au musée du Luxembourg. Comme contributeur aux travaux de la toute jeune Société de l’histoire de l’art français, il s’était déjà intéressé aux artistes de l’Académie royale. C’est donc en bon connaisseur des archives de cette institution qu’il se penche sur les académiciennes – ce que personne n’avait fait jusqu’alors. 


Fig. 5 : couverture de O. Fidière, Les femmes artistes à l’Académie royale de peinture et de sculpture (1885) pour la Société de l’histoire de l’art français.

Dans la biographie qu’il propose de Guiard, Fidière reprend l’essentiel des éléments de la nécrologie de Le Breton sur la rigueur et le talent de la peintre, cependant il est le premier à introduire le motif de la concurrence avec Le Brun. Pour lui, face à ces deux femmes de grand talent, candidates à l’Académie au même moment, l’institution « trancha galamment la difficulté » en les recevant en même temps20. La double réception devient un effet de la courtoisie des académiciens et, en cohérence avec cette perspective inédite sur l’événement, l’intervention royale en faveur de Le Brun est, encore une fois, passée sous silence. Le récit de Fidière se trouve aligné avec celui des Souvenirs de Le Brun qu’il cite d’ailleurs abondamment. Les mémoires de la peintre avaient alors atteint un statut de source historique tel que l’ouvrage en arrive à primer le procès-verbal de la séance du 31 mai 1783 consigné dans les registres de l’Académie que Fidière avait pourtant forcément consultés pour les réceptions féminines précédentes.

Quelques années plus tard, le baron Roger Portalis (1841-1912), érudit, collectionneur et membre, lui aussi, de la Société de l’histoire de l’art français, inaugure une série d’ouvrages sur l’art du XVIIIe siècle. Après avoir rédigé la première monographie « scientifique » consacrée à Fragonard (1889), Portalis songe un temps à consacrer un ouvrage à Vigée Le Brun, mais jugeant sans doute le terrain suffisamment balisé, c’est finalement une monographie de Guiard qu’il publie en 190221. Il propose ainsi une longue biographie de 82 pages, associée à un premier catalogue de l’œuvre de la peintre.


Fig. 6 : première page de R. Portalis, Adélaïde Labille-Guiard (1902) pour la Société de l’histoire de l’art français.

Même si les données d’un catalogue raisonné sont vouées à devenir partiellement obsolètes en raison du mouvement constant des réattributions et des collections privées et publiques, voir son œuvre catalogué reste, pour une artiste, une étape significative dans sa carrière posthume : une telle publication est une sorte de point de non-retour dans l’ancrage d’un nom dans ce qu’on pourrait appeler le « consensus expert ». Étonnamment, Guiard a donc eu cet honneur avant Le Brun et avant Vincent22.

La biographie de Portalis est d’emblée présentée comme une entreprise de réhabilitation en faveur d’une artiste à qui « il est temps de rendre justice23 ». Dans son texte, l’auteur fait preuve d’une étonnante liberté narrative – ce que lui permet sans doute un rapport aux sources plus direct que les biographes précédents. Il bénéficie en effet de la publication de nombre d’études et d’archives (les registres de l’Académie royale, notamment), mais aussi de la mise à disposition de correspondances privées ou de témoignages recueillis auprès d’un vaste réseau de connaissances qui lui permettent de pister les œuvres de l’artiste. Portalis est ainsi le premier à véritablement prendre ses distances par rapport à la nécrologie de Le Breton, mais aussi par rapport aux Souvenirs de Le Brun.

Bien conscient de l’importance de l’événement qui nous occupe ici, Portalis ouvre sa biographie par la réception de Guiard à l’Académie royale dont il fait un récit détaillé. Le talent de la portraitiste était sûr, son élection évidente, ses soutiens solides, « la chose ne fit [donc] aucune difficulté ». Puis le biographe évoque le cas de Le Brun qui, bien que « soutenue par toute la haute société », échoue pourtant à se faire admettre à cause de la profession de son mari, jusqu’à ce que le problème soit contourné grâce à « un ordre exprès du roi24 ». Portalis est donc le premier à rappeler de manière argumentée que les deux portraitistes sont bien devenues académiciennes le 31 mai 1783 et qu’elles n’ont pas été reçues de la même façon.

Cette première biographie par un nom prestigieux de l’histoire de l’art la plus légitime installe alors Guiard parmi les artistes du XVIIIe siècle auxquel.les il convient de s’intéresser. Ainsi, en 1926, lorsqu’une exposition caritative est organisée sur les peintres femmes du XVIIIe siècle, même si Le Brun occupe toujours le premier rang, Guiard figure en vedette dans le catalogue en compagnie de ses élèves, parmi lesquelles on découvre la plus prolifique : Gabrielle Capet.

Capet, l’éternelle élève

J’ai encore peu parlé de Capet, la première des élèves de Guiard, qui est présente derrière son professeur sur L’autoportrait aux élèves. Dans la foulée de l’exposition de 1926, le comte Arnauld Doria (1890-1977), ancien officier pendant la guerre, collectionneur et amateur d’art, s’y intéresse. Ses études sur des artistes méconnus du XVIIIe siècle lui valent d’ailleurs d’être élu membre libre de l’Académie des beaux-arts en 1950. Il rédige ainsi la première biographie de Capet et la publie accompagnée d’un catalogue de son œuvre en 1934 dans la maison d’édition fondée par Georges Wildenstein (1892-1963), le célèbre galeriste25.


Fig. 7 : première page de A. Doria, Gabrielle Capet (1934).

Expert dans le domaine des arts graphiques et de la peinture du XVIIIe siècle, Doria dispose cependant de peu de documents sur Capet elle-même. La portraitiste, quoiqu’autrice d’un œuvre remarquable en particulier dans le domaine de la miniature et du pastel, était surtout connue pour son rôle d’élève et d’assistante de Guiard – dont, justement, le souvenir commençait à s’effacer. Ainsi, à sa mort en 1818, Gabrielle Capet, qui n’exposait plus depuis quatre ans, n’avait même pas eu les honneurs d’une nécrologie dans la presse. Dans sa biographie de Capet, Doria parle donc beaucoup de Guiard. Il en fait à la fois un parangon de vertu et un génie féminin de la peinture pour expliquer le dévouement absolu qu’entretient Capet à son égard, jusqu’à la fin de sa vie. Le biographe ne rechigne d’ailleurs pas à user du registre romanesque pour dramatiser un peu la carrière du maître et de l’élève. Son traitement de la réception de Guiard à l’Académie en est un exemple paradigmatique particulièrement inventif. Partant de la version épurée qu’en donne Le Breton, Doria propose une étonnante version de l’événement dans laquelle il intègre une Vigée Le Brun perfide et vindicative qui fait courir des rumeurs malfaisantes sur sa rivale. Évidemment, c’est avec l’aide de la fidèle Capet qu’après quelques retournements, Guiard « réussit […] à déjouer victorieusement les intrigues ourdies contre elle » et obtient sa réception à l’Académie26.

Deuxième catalogue raisonné : Guiard, artiste pour spécialistes

Avec la massification des études universitaires dans les années 1960-1970, l’histoire de l’art connaît une évolution notable. Les mémoires et les thèses sur des artistes oubliés se multiplient27. C’est dans ce contexte qu’est rédigée la deuxième monographie sur la portraitiste, après celle de Portalis au début du siècle. L’autrice en est Anne-Marie Passez, alors étudiante à l’École du Louvre, qui consacre son mémoire de fin d’études à la vie et l’œuvre de Guiard. Le mémoire est soutenu en 1970 et, grâce à un prix qu’elle remporte pour ce travail, Passez obtient de publier sa biographie et son catalogue raisonné en 1973 chez Arts et Métiers Graphiques, une maison d’édition au catalogue assez hétéroclite, rachetée par la suite par Flammarion28. Classique dans sa forme et dans son propos, le livre d’Anne-Marie Passez est épuisé mais téléchargeable gratuitement sur le Net, il demeure donc extrêmement cité en dépit de la relative obsolescence du catalogue et de plusieurs imprécisions dans la partie biographique29.

Comment Passez présente-t-elle la réception de Guiard à l’Académie ? De fait, son traitement de l’événement est emblématique de la démarche de l’ouvrage : le récit en est totalement calqué sur celui qu’en propose Le Breton, dans un rendu synthétique et neutre, conforme à ce qui est attendu de l’exercice de la monographie universitaire à cette époque. Aucune analyse critique des sources n'est proposée et aucune recherche historique ne permet sinon de mettre en lumière des faits nouveaux, du moins de recontextualiser le parcours de la peintre.

S’il n’apporte rien de neuf sur l’histoire de sa vie et de sa carrière, l’ouvrage de Passez a cependant le mérite de mettre à jour la publication de Portalis et de faire le point, en ce début des années 1970, sur les œuvres identifiées et leurs lieux de conservation.


Fig. 8 : une notice du catalogue d’A.-M. Passez (1973). Il s’agit de la notice n°136 consacrée au Portrait de François-André Vincent peint par Guiard en 1795.

Réservé aux spécialistes, il consolide ainsi la place de Guiard dans le consensus expert, sans en faire pour autant une figure connue du grand public. C’est de l’autre côté de l’Atlantique que la portraitiste se rapproche de ce statut, à la suite d’une grande exposition qui se tient peu après et marque l’histoire de l’histoire de l’art.

La redécouverte par les féministes

Comme on l’a vu plus haut, l’Autoportrait aux élèves est au Metropolitan Museum de New‑York depuis 1953. Cet imposant tableau, peint par une femme et mettant en scène la transmission au sein d’un atelier féminin, n’est évidemment pas passé inaperçu des premières féministes, telles que Linda Nochlin, native de New‑York et autrice du fameux article Pourquoi n’y a-t-il jamais eu de grands artistes femmes ? de 1971 que l’on considère aujourd’hui comme l’acte de naissance de l’histoire féministe de l’art. À la suite de la publication de cet article séminal dont les échos sont multiples, Nochlin poursuit son entreprise d’interrogation des préjugés de la discipline et de réintégration des femmes dans l’histoire de l’art. Avec Ann Sutherland Harris, Nochlin monte une grande exposition sur le sujet, Women Artists 1550-1950, qui ouvre au LACMA de Los Angeles en 1976, avant de tourner dans quatre autres grands musées du pays.


Fig. 9 : photo de l’exposition Women Artists 1550-1950 au Brooklyn Museum de New York en 1977 (source : https://en.wikipedia.org/wiki/Women_Artists:_1550-1950).

Il s’agit de la première exposition d’histoire féministe de l’art qui se revendique comme telle, et son ambition est immense : faire redécouvrir l’existence et l’œuvre d’une cinquantaine de créatrices, de l’Italie de la Renaissance aux États-Unis du XXe siècle. En cela, Women Artists fait date et le catalogue de l’exposition est longtemps resté le seul ouvrage illustré de synthèse sur la création des femmes en Occident30. Il est d’ailleurs traduit en français dès 1981 aux Éditions des femmes, dirigées par Antoinette Fouque, incarnation du courant différentialiste au sein du MLF.

Le catalogue est ainsi une compilation de courtes biographies pour toutes les artistes représentées à l’exposition par une ou deux œuvres à chaque fois. Les textes sont radicaux dans leur perspective, n’hésitent pas à critiquer l’aveuglement de grands noms, y compris contemporains, de l’histoire de l’art internationale, mais – gage du sérieux de la démarche – ils sont tous fort bien sourcés. La notice consacrée à Guiard est relativement brève, mais l’évocation de sa réception à l’Académie est par exemple l’occasion de rappeler que les soupçons dont la peintre avait été victime en 1785 (Vincent serait l’auteur de ses tableaux) étaient réitérés sous la plume d’un célèbre historien de l’art dans le catalogue de la grande rétrospective de peinture française qui s’était tenue à Paris à peine deux ans auparavant31. On note en revanche que, dans la notice de Guiard, il est fait mention de la réception de Le Brun le même jour, tandis que la réception de Guiard n’est pas précisée dans la notice de Le Brun. Encore une fois, la double réception du 31 mai 1783 est scindée en deux événements distincts qui ne sont pas mis en rapport.


Fig. 10 : première page de W. H. Helm, Vigée-Lebrun, 1755-1842. Her Life, Works And Friendships. With a Catalogue Raisonne of the Artist's Pictures, Londres, Hutchinson & Co, 1915 (adaptation de la monographie et du catalogue de P. de Nolhac et H. Pannier publiés en 1908 en français).

Le Brun, déjà assez connue dans le monde anglophone en raison de la parution de multiples traductions de ses Souvenirs depuis le milieu du XIXe siècle, est alors la figure la plus investie par les féministes dans le monde académique anglophone des années 1980-1990, suscitant une bibliographie considérable. Emblématique de cet engouement qui fait de Le Brun un parangon de l’empowerment d’une femme au temps des Lumières, l’ouvrage que lui consacre l’historienne de l’art Mary Sheriff, The Exceptional Woman, propose une interprétation inédite de la carrière et de l’œuvre de la portraitiste, dont Sheriff fait une femme indépendante et une stratège rouée et vindicative, travaillant à sa propre renommée, loin de l’image candide et policée que la peintre donne d’elle dans ses mémoires32.

Cependant, à la fin des années 1990, les historiennes féministes de l’art se détachent progressivement de la figure de Le Brun au profit d’autres artistes femmes de la période, et Guiard, éternelle seconde, commence à attirer l’attention académique. En 2000, une thèse de doctorat en histoire de l’art et Women Studies lui est consacrée à l’université de Columbia, l’autrice est Laura Auricchio33. Très centré sur l’analyse des œuvres, le livre tiré de cette thèse, est publié grâce à une subvention de la Fondation Getty en 200934. Il propose notamment un travail important de réactualisation du catalogue raisonné publié trente ans auparavant par Passez. En revanche, Auricchio s’intéresse peu à l’histoire sociale et sa biographie de la peintre est, en fait, relativement courte. Ainsi, elle rend compte en seulement quelques phrases de la réception à l’Académie royale de Guiard : l’événement n’a manifestement rien de crucial pour l’autrice. Le livre d’Auricchio est aujourd’hui la principale référence en anglais sur Guiard. D’ailleurs, l’autrice, devenue experte pour une grande maison de vente, est sollicitée à plusieurs reprises pour participer à des ouvrages ou des événements comme spécialiste de Guiard et son époque. Elle est par exemple mobilisée pour l’exposition Royalists to Romantics, organisée en 2012 par le National Museum of Women in the Arts de Washington (premier musée aux collections « non-mixtes », entièrement consacré à la création des femmes de toutes périodes et de tous pays) pour mettre en lumière la production des femmes autour de la Révolution française : Vigée Le Brun y apparaît entourée de ses consœurs et contemporaines, Guiard, bien sûr, mais aussi Marguerite Gérard ou Anne Vallayer-Coster35.

Guiard, héroïne romanesque

Tableau-star, L’autoportrait aux élèves est souvent mis en valeur, maintes fois étudié et, comme la carrière de Guiard, suscite beaucoup d’intérêt en ligne. La notice Wikipedia anglophone consacrée à la peintre a récemment pris une nouvelle ampleur36, de même que la toute nouvelle notice consacrée à L’Autoportrait aux élèves37. Indice de la popularité actuelle de Guiard et de son tableau-phare, on voit même apparaître un merchandising autour de cette image sur quelques sites de vente en ligne.


Fig. 11 : Horloge « Adélaïde Labille-Guiard ». Capture d’écran, https://www.clockworkcros.com/products/adelaide-labille-guiard, consulté le 12 janv. 2024.

Enfin, consécration ultime, Guiard devient officiellement un personnage romanesque avec la parution en 2022 de The Portraitist de Susanne Dunlap, autrice états-unienne d’une douzaine de romans historiques pour adultes et adolescents38The Portraitist est présenté comme un roman « based on a true story » et, à sa lecture, on ne peut s’empêcher de se dire qu’une adaptation cinématographique ne saurait tarder.


Fig. 12 :  capture d’écran du site Goodreads.com, consulté le 15 janvier 2023.

La romancière y fait de Guiard un personnage modeste, déterminé et attachant, qui pourrait être inspiré des traits de personnalité posés par Le Breton dès 1803… mais jusqu’à un certain point, puisque Dunlap imagine une Guiard amoureuse de Vincent, autrice de pastels érotiques pour gagner sa vie et prise dans des péripéties assez lointainement inspirées des données historiques. Dans une version tout à fait étonnante, par exemple, le récit de la réception à l’Académie royale reprend la ligne narrative des Souvenirs de Le Brun, mais en inversant les rôles. Chez Dunlap, c’est Guiard qui se retrouve sous la menace d’un refus injuste de la part d’une académie royale globalement hostile à son entrée et estimant qu’elle ne peut être l’autrice de ses œuvres. Face à elle, on découvre une Vigée Le Brun favorisée par le pouvoir et, pour cette raison, sûre d’être reçue. Les réinterprétations infinies de cet épisode n’ont décidément pas fini de nous surprendre…

Retour en France

En toute logique, la renommée gagnée par Guiard outre-Atlantique est en train de revenir en boomerang en France, dans le contexte d’un intérêt nouveau des musées pour la création des femmes39. De façon significative, L’autoportrait aux élèves est choisi pour illustrer la 4e de couverture de l’exposition Peintres femmes 1770-1830 du musée du Luxembourg en 2020. Sur le marché de l’art ancien aussi, la cote de Guiard a progressivement augmenté, avec plusieurs œuvres de sa main récemment réapparues dans les maisons de vente. Par exemple, le très beau Portrait de Marie-Jean Hérault de Séchelles, peint en 1794 par Guiard, a fait l’objet d’une vente en décembre 2020 à Drouot. 


Fig. 13 : Adélaïde Labille-Guiard, Portrait présumé de Marie-Jean Hérault de Séchelles, 1794, huile sur toile, collection particulière. Source : Gazette Drouot, 26 nov. 2020.

Acquis par un particulier, il a finalement été acquis par le musée des beaux-arts d’Orléans l’année suivante40. De même, un communiqué de presse du Château de Versailles de décembre 2022 nous apprend l’acquisition récente sur le marché d’un autre tableau de Guiard : son Portrait du duc de Choiseul, daté de 178641 – Versailles où a été organisée une rétrospective consacrée à la portraitiste en 2024. Parallèlement, un catalogue raisonné de l’œuvre de Guiard est en cours de rédaction par Sophie Join-Lambert pour Arthena : ce serait là le premier opus de cette prestigieuse maison d’édition consacré à une femme. Dois-je ajouter le fait que Guiard fait aussi, au même moment, l’objet d’une habilitation à diriger des recherches en sociologie ? Succès sur le marché de l’art, rétrospective grand public, mémoires universitaires, publications pour spécialistes… Adélaïde Labille-Guiard semble décidément bien partie pour entrer dans le consensus culturel des années 2020.


Notes

1 Séverine Sofio, Artistes femmes : la parenthèse enchantée, XVIIIe-XIXe siècles, [2016], Paris, CNRS éditions, Biblis, 2023.

2 Nathalie Heinich, La Gloire de Van Gogh : essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Éditions de Minuit, 1991.

3 Dans cette catégorie, les exemples sont nombreux – citons par exemple le récent ouvrage de Jan Blanc, Vermeer : la fabrique de la gloire, Paris, Citadelles & Mazenod, 2014, dont la 2e partie est consacrée aux stratégies commerciales et réputationnelles du peintre.

4 On peut mentionner ici la plupart des catalogues raisonnés produits en histoire de l’art, l’une des finalités de ce type d’ouvrage étant de documenter la réception critique de l’œuvre d’un artiste et son parcours sur le marché de l’art.

5 Par exemple : Daniel Milo, « Le phénix culturel : de la résurrection dans l’histoire de l’art. L’exemple des peintres français (1650-1750) », Revue française de sociologie, 1986, vol. 27, no 3, p. 481‑503 ou Gladys Engel Lang et Kurt Lang, Etched in Memory : the Building and Survival of Artistic Reputation, [1990], Urbana, University of Illinois Press, 2001.

6 Cette méthode s’inspire de ce qui a récemment pu être fait pour des figures historiques clivantes telles que Robespierre : voir Marc Belissa et Yannick Bosc, Robespierre : la fabrication d’un mythe, Paris, Ellipses, 2013 ; Jean-Clément Martin, Robespierre : la fabrication d’un monstre, Paris, Perrin, 2016.

7 L’expression est de D. Milo, « Le phénix culturel », art. cit.

8 Sur l’importance de l’Académie royale dans l’histoire des arts et des artistes au XVIIIe siècle en France, voir Christian Michel, L’Académie royale de peinture et de sculpture (1648-1793) : la naissance de l’École française, Genève, Librairie Droz, 2012 pour une perspective d’histoire institutionnelle ; dans une perspective relevant davantage de l’anthropologie de l’art, voir Hannah Williams, Académie Royale: A History in Portraits, Farnham & Burlington, Ashgate, 2015.

9 Quatorze femmes ont été reçues académiciennes depuis sa création en 1648 (voir Sandrine Lely, « Des femmes d’exception : l’exemple de l’Académie royale de peinture et de sculpture » dans Delphine Naudier et Brigitte Rollet (dir.), Genre et légitimité culturelle. Quelle reconnaissance pour les femmes ?, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 21‑36). Parmi elles, seules les sœurs Boullogne, Geneviève et Madeleine, l’ont été le même jour en 1669. Cependant, les règles d’entrée dans la Compagnie n’étaient pas encore fixées et la situation des deux sœurs, filles de l’un des fondateurs de l’Académie royale, était bien différente de celle de Le Brun et Guiard vis-à-vis de cette instance.

10 C’est la formule qui est utilisée dans le procès-verbal de la séance, reproduit dans Anatole de Montaiglon (dir.), Procès-verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture (1648-1793), Paris, J. Baur, 1889, vol. 9 (1780-1788).

11 Marc Regaldo, Un milieu intellectuel : La Décade philosophique (1794-1807), Paris, Lille, Honoré Champion, 1976 ; Marie-Claude Chaudonneret, « Être critique d’art et administrateur (le cas de la Décade philosophique, politique et littéraire, 1794-1807) », présentation au colloque La critique d’artde la Révolution à la monarchie de Juillet : enjeux et pratiques, Paris, INHA, 2013.

12 Joachim Le Breton, Nécrologie. Notice sur Mme Vincent, née Labille, peintre. [Signé  : Joachim Lebreton.], s.l., 1803.

13 Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, Précis historique de la vie de la citoyenne Lebrun, peintre ; par le citoyen J.-B.-P. Lebrun, Paris, Chez le Citoyen Lebrun Peintre, 1793.

14 Cette rumeur a effectivement circulé à cette époque, mais je n’en ai trouvé de trace qu’après la réception de la peintre à l’Académie. Notons au passage que le même soupçon est porté sur Guiard dans une brochure satirique de l’époque : Vincent serait le véritable auteur des œuvres de la portraitiste. Sur cet épisode et sa recontextualisation, voir S. Sofio, Artistes femmesop. cit., p. 109‑112.

15 Jean-Luc Chappey, Ordres et désordres biographiques : Dictionnaires, listes de noms, réputation des lumières à wikipédia, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2014.

16 Jean-Pierre Cuzin, « Introduction. Les malchances de Vincent », dans id.François-André Vincent, entre Fragonard et David, Paris, Arthena, 2013, p. 9‑11.

17 René Verbraeken, Jacques-Louis David jugé par ses contemporains et par la postérité : Suivi de la liste des tableaux dont l’authenticité est garantie par les écrits de l’artiste, des documents de son époque, ou par leur appartenance à ses descendants, Paris, L. Laget, 1973.

18 Lettre d’Eugène Guillaume, directeur des Beaux-Arts, 30 novembre 1878, reproduite dans Anne-Marie Passez, Adélaïde Labille-Guiard. 1749-1803, Paris, Arts et Métiers Graphiques, 1973, p. 314.

19 Elle est toujours active à ce jour : https ://shaf.hypotheses.org/ (dernière consultation le 14 mars 2025).

20 Octave Fidière, Les Femmes artistes à l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay frères, 1885, p. 43.

21 Sophie Raux, « PORTALIS, Roger (baron) » dans Claire Barbillon et Philippe Sénéchal (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale, INHA, 2008, en ligne : https://www.inha.fr/dictionnaire-critique-des-historiens-de-lart-actifs-en-france-de-la-revolution-a-la-premiere-guerre-mondiale/portalis-roger-baron-inha/ (dernière consultation le 14 mars 2025). 

22 Pour Le Brun, un premier embryon de catalogue est rédigé par Henry Pannier et annexé à la biographie de Pierre de Nolhac dans une réédition de 1912 chez Goupil. Pour Vincent, il faut attendre la monumentale monographie de Jean-Pierre Cuzin publiée chez Arthéna en 2013.

23 Roger (Baron) Portalis, Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803), Paris, impr. de G. Petit, 1902, p. 6.

24 Ibid., p. 20‑21. Le commerce d’œuvres étant interdit aux académiciens pour les distinguer des artistes membres de la corporation, la profession du mari de Le Brun, marchand d’art, était effectivement un obstacle à l’élection de la portraitiste.

25 Arnauld Doria, Gabrielle Capet, Paris, Les Beaux-Arts, Édition d’études et de documents, 1934. Il se trouve que Wildenstein était lui-même amateur de dessins et redécouvreur, au même moment, de l’œuvre graphique de François-André Vincent. Voir Georges Wildenstein, Œuvres romaines de François-André Vincent, peintre du roi : un essai de Liber veritatis, Paris, Les Beaux-Arts, Édition d’études et de documents, 1938.

26 A. Doria, Gabrielle Capetop. cit., p. 8‑9.

27 Lors de sa publication de La norme et le caprice dans les années 1970 en Grande Bretagne, Francis Haskell constate par exemple : « Pratiquement, il ne se passe plus de semaine sans qu’un étudiant ne propose d’entamer des recherches sur des sujets qui, il y a dix ans, auraient été rejetés comme futiles, parce qu’impliquant l’examen d’artistes alors victimes d’un mépris ignorant. » Francis Haskell, La Norme et le Caprice. Redécouvertes en art, aspects du goût, de la mode et de la collection en France et en Angleterre, 1789-1914, [1976], Paris, Flammarion, 1993, p. 177‑178.

28 A.-M. Passez, Adélaïde Labille-Guiardop. cit.

29 Des erreurs ont par exemple été mises en évidence par Neil Jeffares dans son Dictionary of Pastellists Before 1800. Online edition :http ://www.pastellists.com/articles/labilleguiard.pdf (dernière consultation le 14 mars 2025).

30 Ann Sutherland Harris et Linda Nochlin (dir.), Women artists: 1550-1950: exhibition catalog, 6th print, New York, NY, Knopf, 1984.

31 Ibid., p. 185. L’exposition en question est : De David à Delacroix : la peinture française de 1774 à 1830 [exposition, Paris], Grand Palais, 16 novembre 1974-3 février 1975, Paris, Éditions des Musées nationaux, 1974.

32 Mary Sheriff, The Exceptional Woman: Elisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago, University of Chicago Press, 1996.

33 Laura Auricchio, Portraits of impropriety: Adélaïde Labille-Guiard and the careers of professional women artists in late eighteenth-century Paris, PhD Diss., School of Arts and Sciences, Columbia University, 2000. Cette thèse fait suite à une autre, soutenue peu de temps auparavant en histoire de l’art à NYU, dans laquelle Guiard occupe une place importante : Margaret A. Oppenheimer, Women artists in Paris 1789-1814, PhD Diss., New York University, New York, 1996. Elle précède également la publication d’un ouvrage collectif sur les artistes femmes du XVIIIe siècle, qui contient un chapitre consacré au portrait que Guiard a peint pour l’une des tantes de Louis XVI : Melissa Hyde, « Under the Sign of Minerva: Adélaïde Labille-Guiard’s Portrait of Madame Adélaïde » dans Melissa Hyde et Jennifer Milam (dir.), Women, Art and the Politics of Identity in Eighteenth-Century Europe, Burlington, Ashgate, 2003, p. 139‑163.

34 Laura Auricchio, Adélaïde Labille-Guiard: Artist in the Age of Revolution, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2009.

35 Jordana Pomeroy, Laura Auricchio, Melissa Hyde, Mary Sheriff (dir.), Royalists to Romantics: Women Artists from the Louvre, Versailles and other French national collections; [National Museum of Women in the Arts Washington, D.C. February 24-May 27, 2012], London, Scala Publishers, 2012. C’est d’ailleurs un portrait de Guiard qui orne la page d’accueil de l’exposition sur le site du NMWA : https ://nmwa.org/exhibitions/royalists-romantics/ (dernière consultation le 14 mars 2025).

36 Voir, dans les statistiques proposées par Wikipedia, le décompte par année des modifications apportées à la notice sur Labille-Guiard anglophone, ainsi que l’évolution de sa taille, qui était de 3 760 bytes en 2005 pour atteindre 12 397 bytes en 2013, puis 20 812 bytes en 2023 : https ://xtools.wmcloud.org/articleinfo/en.wikipedia.org/Ad%C3%A9la%C3%AFde_Labille-Guiard#year-counts (le byte est l’unité mesurant la capacité de la mémoire informatique, c’est ainsi que sont mesurées les tailles des pages Wikipedia qui ne peuvent dépasser 2 millions de bytes. Dernière consultation le 14 mars 2025).

37 Cette notice n’a été créée qu’en 2017 et met à disposition du public une reproduction du tableau en très bonne résolution et une bibliographie conséquente : https ://en.wikipedia.org/wiki/Self-Portrait_with_Two_Pupils Pour l’évolution de sa taille et des modifications qui lui ont été apportées, voir : https ://xtools.wmcloud.org/articleinfo/en.wikipedia.org/Self-Portrait_with_Two_Pupils#year-counts

38 https ://www.susanne-dunlap.com/the-portraitist/ (dernières consultations le 14 mars 2025).

39 Séverine Sofio et Julie Verlaine, « Préface. Les artistes femmes seraient-elles devenues “bankables” ? » dans Marion Lagrange et Adriana Sotropa (dir.), Élèves et Maîtresses. Apprendre et transmettre l’art (1849-1928), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2023, p. 6‑9.

40 Sophie Reyssat, « Un Conventionnel peint par Adélaïde Labille-Guiard, une artiste royale | Gazette Drouot », gazette-drouot.com, 26 novembre 2020 ; « Un tableau d’Adélaïde Labille-Guiard pour les Beaux-arts d’Orléans | Gazette Drouot », gazette-drouot.com, 9 décembre 2021.

41 https ://www.chateauversailles.fr/presse/collections/portrait-duc-choiseul-acquis-chateau-versailles (dernière consultation le 14 mars 2025).

Pour citer ce document

Séverine Sofio, « Sinuosités et retournements de la vie posthume d’Adélaïde Labille-Guiard (1803-2023)», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/sinuosites-et-retournements-de-la-vie-posthume-dadelaide-labille-guiard-1803-2023