La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia

Une bande dessinée biographique ? La Photo-biographie des contemporains de Carlo Gripp, des biographèmes en images

Table des matières

MARCEAU LEVIN

Autour de 1867 – la datation est floue –, le caricaturiste Charles Tronsens fait paraître, sous son pseudonyme habituel de Carlo Gripp, une série de planches illustrées, intitulée La Photo-biographie des contemporains. Sur une mince feuille cartonnée est collée une estampe de 15 x 10 cm, au centre de laquelle est disposé un portrait photographique au format carte de visite, tiré sur papier albuminé ou, dans certains cas, reproduit à l’aide d’un procédé photomécanique. Le portrait est celui de différentes célébrités du moment ; l’estampe raconte la vie des mêmes célébrités, à l’aide d’une série de petites vignettes caricaturales légendées et dessinées par Carlo Gripp : photo-biographie. Chaque planche est vendue au prix d’1,50 franc. Témoignage de l’inventivité des publications commerciales sous le Second Empire, mariage heureux de l’affiche, de la photographie et de la caricature, cette tentative aussi ancienne que méconnue de bande dessinée biographique manifeste une conception très médiatique du récit de vie. On peut s’interroger sur l’application de la notion barthésienne de « biographème » à un récit qui mêle texte et image. Nous voulons montrer que l’entreprise de Carlo Gripp offre un exemple particulièrement frappant de la conception du récit de vie qui se déploie sous l’ère médiatique, caractérisé par la discontinuité et la juxtaposition de biographèmes. Les techniques de composition de l’image ainsi que les effets de séquentialité générés par la juxtaposition des vignettes déploient un langage graphique qui n’a rien à envier aux biographies médiatiques écrites. Autrement dit, on voudrait montrer par cet exemple que la notion de biographème telle que l’envisage le présent dossier est une catégorie qui ne doit pas se concevoir du seul point de vue textuel.

Pour commercialiser ses planches imprimées qui associent « le crayon à l’objectif, et, pour ainsi dire, le collodion à l’encre d’imprimerie1 », Carlo Gripp s’associe avec Pierre Durat, un photographe portraitiste qui a installé son atelier au rez-de-chaussée du théâtre de l’Alcazar d’hiver, 10, rue du Faubourg-Poissonnière. C’est dans cet atelier que sont vendues les Photo-biographies. Les planches étaient vraisemblablement exposées à la vue des passants depuis les vitrines de l’atelier photographique. Une réclame du Hanneton décrit ainsi l’« attroupement considérable en station devant deux cadres d’une grande dimension, contenant la première série des Photo-biographies des contemporains, d’après les dessins de Carlo Gripp, l’amusant dessinateur2 ». L’exposition vise autant à faire connaître la série biographique qu’à attirer une clientèle nouvelle, rendue curieuse par ces petites affiches illustrées. L’entreprise dans son ensemble est un moyen de réclame pour Pierre Durat : son nom et celui de son entreprise, « Photographie de l’Alcazar », s’étalent en lettres d’imprimerie sur chaque planche. Par contraste, le nom de Carlo Gripp n’apparaît que dans la signature, noyée parmi les vignettes. Il est difficile de dire précisément combien de planches ont paru. La Bibliothèque nationale de France en conserve trente-trois et le prospectus de la publication laisse entendre qu’au minimum cinq planches supplémentaires ont été mises en vente.


Fig. 1. : Carlo Gripp, Pierre Durat, Photo-biographie des contemporains, « Jules Janin », gravure par gillotage et tirage sur papier albuminé. Cliché de l'auteur.

L’entreprise biographique de Carlo Gripp et Pierre Durat est bien de son temps. En 1867, il y a déjà une quinzaine d’années que la mode des biographies de contemporains bat son plein. En germe durant les années 1840, elle connaît son heure de gloire dans les années 1850, avec la parution des Contemporains d’Eugène de Mirecourt (1853-1858) et du Dictionnaire universel des contemporains de Gustave Vapereau (1858). Au même moment, des dizaines de publications biographiques voient le jour,  les unes, comprenant des notices fort sérieuses sur des notables (les Archives des hommes du jour de Louis Tisseron, par exemple), les autres, satiriques et orientées vers les acteurs du monde culturel. Au début des années 1860, le succès du portrait-carte popularisé par Eugène Disdéri propulse l’industrie biographique dans une nouvelle dimension. Entre 1860 et 1863 paraissent trois galeries biographiques assorties de portraits photographiques (à moins que ce ne soit l’inverse) : la Galerie des contemporains, de Disdéri et Zacharias Dollingen ; la Galerie des hommes du jour, de Pierre Petit et Théodore Pelloquet ; le Panthéon parisien, d’Étienne Carjat et alii. À partir de 1865 et du lancement de La Lune de François Polo, le genre de la petite biographie de contemporains connaît un nouvel essor dans les journaux illustrés à portraits-charges. Le succès de La Lune et des caricatures d’André Gill fait des émules. Des dizaines de petits journaux sont fondés entre 1866 et 1867, qui reprennent la formule du portrait-charge à la une : Diogène, Le Bouffon, Le Hanneton, Le Masque, Le Géant, Le Monde illustré, etc. Avec leurs Photo-biographies, Carlo Gripp et Pierre Durat font ainsi la synthèse entre les trois vogues éditoriales du moment : la biographie de contemporains, le portrait photographique au format carte de visite et la caricature.

Qui est biographié dans La Photo-biographie des contemporains ? Voici une liste, pour mémoire : Paul Avenel ; Théodore de Banville ; Champfleury ; Jules Claretie ; Alfred Delvau ; Édouard Dentu ; Gustave Doré ; Alexandre Dumas ; Erckmann-Chatrian ; Paul Féval ; Théophile Gautier ; Emmanuel Gonzalès ; Constant Guéroult ; les frères Guidon ; Arsène Houssaye ; Victor Hugo ; Jules Janin ; Alphonse Karr ; Gabriel de La Landelle ; Lassouche ; les frères Lionnet ; Adrien Marx ; Eugène de Mirecourt ; Nadar ; Jacques Offenbach ; Alexis Ponson du Terrail ; Henri Rochefort ; George Sand ; Albéric Second ; Jules Simon ; Thérésa ; Alphonse Thiers ; Frédéric Thomas ; Timothée Trimm. Le graphique ci-dessous rend compte de la répartition socio-professionnelle des biographiés.


La catégorie « lettres » est de loin la plus représentée puisqu’elle comprend 23 biographiés sur 34, soit plus de deux tiers du total. Le monde du spectacle, qui réunit des comédiens et des chanteurs, vient ensuite avec 5 biographiés. Il n’y a qu’un éditeur biographié dans La Photo-biographie, Édouard Dentu, et un avocat, Frédéric Thomas. Dans le cadre de notre thèse de doctorat3, nous avons réalisé un tableau analogue pour un corpus de 52 recueils de biographies contemporaines, sur la période 1854-1864. Les résultats de cette enquête montrent que la part dévolue aux personnalités politiques est considérablement réduite dans La Photo-biographie, en comparaison de ce qui se fait à la même période – et ce, malgré la censure qui pèse sur l’expression publique.


Une conclusion s’impose : l’affaire de Carlo Gripp et de Pierre Durat est le monde culturel. Les personnalités politiques, si elles intéressent le public, sont trop clivantes et risquées. Les censeurs exigent du reste une preuve écrite du caricaturé stipulant qu’il autorise la publication de sa charge. Seuls Jules Simon et Adolphe Thiers, deux républicains aux tendances bien différentes, sont présents. Cette quasi-disparition du politique dans La Photo-biographie en fait un produit qui fonde sa stratégie marketing sur le divertissement consensuel, ce que confirme l’étude des récits de vie eux-mêmes. Mais le monde de la culture représenté par La Photo-biographie témoigne-t-il de choix quelconques, de partis pris ? En ce qui concerne les lettres, le devant de la scène est occupé par le journalisme (Alfred Delvau, Jules Claretie, Constant Guéroult, Jules Janin, Alphonse Karr, Adrien Marx, Henri Rochefort, Timothée Trimm) et surtout par les auteurs de romans-feuilletons : Erckmann-Chatrian, Paul Féval, Emmanuel Gonzalès, Ponson du Terrail, Albéric Second. Ces classifications ont une part d’arbitraire, dans la mesure où les littérateurs du xixe siècle sont quasiment tous à la fois journalistes, romanciers et dramaturges. Quant au monde du spectacle représenté par La Photo-biographie, il se ressent de l’influence du café-concert, qui connaît le succès depuis le décret de 1864 : les frères Guidon, les frères Lionnet, Lassouche et surtout Thérésa sont d’éminents représentants de ce nouveau type de spectacle, dont l’épicentre se situe au niveau des boulevards des Italiens et Poissonnière. À cette liste, il faut ajouter Paul Avenel, auteur de chansonnettes de café-concert, au premier rang desquelles le célèbre « Pied qui r’mue ». De façon attendue, La Photo-biographie n’a pas pour seul objectif publicitaire l’entreprise photographique de Pierre Durat ; elle vise aussi à conférer à l’Alcazar et à ses acteurs et actrices visibilité et notoriété.

Que contient, précisément, cette réclame biographique illustrée ? Ce qui attire l’œil d’abord, c’est la photographie placée au centre. Sa sobriété et sa gravité contrastent avec le fourmillement de détails dans la frise illustrée qui l’encadre. Dans la tension propre à la confrontation de deux régimes visuels distincts se dévoile une première prise de parti biographique : l’appréhension de l’individu célèbre comme un tout, une figure publique singulière, peut aller de pair avec une approche fondée sur la parcellisation d’informations multiples et éclatées. Autrement dit, l’unité du portrait photographique est complémentaire de l’éparpillement de la caricature. Concrètement, le spectateur remarque d’abord la photographie avant d’être invité à s’approcher pour regarder chaque vignette individuellement. La frise illustrée prolonge du reste cette double compréhension de la vedette comme tout et comme ensemble : dans la planche consacrée à Champfleury (fig. 2) comme dans de nombreuses autres, le bas de la feuille (parfois, le haut, comme pour Alfred Delvau, Nadar ou Constant Guéroult, par exemple) est occupé par une scène qu’on pourrait qualifier de résomptive ou synthétique : détaché de toute narration biographique, le personnage s’y présente entouré de ses attributs les plus représentatifs. Champfleury est en train d’écrire, environné par ses œuvres principales, tandis que sa muse lui tend une loupe, emblème d’une esthétique réaliste. Paul Féval aussi est à sa table de travail : ses œuvres en l’encadrant dessinent une lyre – sans doute une moquerie à l’égard d’un feuilletoniste bien peu poète. Rarement légendées, ces scènes résomptives visent à donner une image globale du biographié. Il peut s’agir d’illustrer ce que le dessinateur perçoit comme une dynamique de vie primordiale : le journaliste républicain Henri Rochefort, plume et lanterne en main4, marche sur le fil de la liberté de la presse ; « Il tombera ! Il ne tombera pas ! » hésitent des spectateurs. Le reste des vignettes est souvent séparé clairement de ces synthèses. Dans la planche sur Ponson du Terrail, une bordure distingue clairement la représentation du feuilletoniste en gloire, auréolé de ses personnages et de ses œuvres, des autres vignettes.


Fig. 2. : Carlo Gripp, Pierre Durat, "Champfleury", Photobiographie des contemporains, ca. 1867.

Celles-ci correspondent le plus à une approche biographique de l’individu – si l’on entend celle-ci comme le récit ou le résumé des différentes étapes principales d’une existence. En 1867, ce qui ne s’appelle pas encore la bande dessinée, mais l’histoire en estampes, existe déjà. Rodolphe Töpffer est généralement considéré comme l’inventeur de ce nouveau langage visuel dans les années 1830, suivi par Cham – bien qu’on puisse remonter bien plus avant pour trouver les premières histoires par images5. Toutefois le genre est encore loin d’être parvenu à maturité, et son langage n’est pas fixé. De fait, les planches de La Photo-biographie manifestent une certaine labilité dans la mise en page. Hormis l’opposition des grandes scènes résomptives et des petites vignettes, laquelle n’a rien de systématique, aucune aide n’est fournie au lecteur-spectateur pour déchiffrer la planche. Les vignettes ne sont pas disposées dans des cases (ce que font Töpffer, Cham et Nadar), elles ne sont pas de la même taille et leur nombre n’est pas identique d’une planche à l’autre. Spontanément, le lecteur est amené à lire l’image de haut en bas et de gauche à droite, mais la plupart du temps, aucun indice ne vient confirmer qu’il s’agit là de la bonne façon de faire. Le portrait photographique au centre gêne d’ailleurs cette approche, puisque l’œil est forcé de sauter par-dessus pour lire l’image suivante. Sans doute, il faut conclure que lire les planches deLa  de notre œil moderne de lecteur de bandes dessinées est un anachronisme risqué. Carlo Gripp a improvisé, adaptant ses procédés graphiques en fonction de son biographié et de ses envies. Même si le caricaturiste ne joue pas volontairement avec les codes de la bande dessinée, pour la bonne raison qu’ils n’existent pas encore, on pourra rapprocher les planches de La Photo-biographie de la « lecture affolée » dont parle Benoît Peeters6 à propos des bandes dessinées qui déroutent les habitudes de lecture.

Mais peut-on seulement parler de bande dessinée au sujet de La Photo-biographie ? Sans entrer dans une discussion théorique approfondie sur une telle définition, on admettra que la bande dessinée se distingue par son caractère narratif : agrémentées ou non de textes, les différentes images racontent une histoire. Les vignettes juxtaposées tirent leur sens d’être disposées ainsi : elles construisent une séquence graphique narrative. Dans son ouvrage à succès L’Art invisible, Scott McCloud avance le concept de closure pour rendre compte de l’activité cognitive exigée du lecteur de bande dessinée. Il l’emploie d’abord pour qualifier l’opération d’encodage et de reconnaissance d’une image peu figurative. Mais il l’utilise également pour rendre compte de la séquence graphique. Soit deux vignettes côte à côte : au lecteur revient de reconstituer le lien narratif qui unit ces images, autrement dit de boucler ou de clore la séquence – d’où le terme closure, imparfaitement traduit par ellipse7. McCloud propose une typologie des différentes espèces de transitions – donc de closures – entre vignettes. Cette typologie s’est vu critiquer à différentes reprises8 et on lui préfèrera celle de Chris Gavaler, qui distingue quatre cas de figure : la closure spatiale, qui établit un lien d’ordre physique ou géographique entre les images ; la closure temporelle, qui relève d’une ellipse entre les images ; la closure causale, qui construit un rapport de conséquence d’une image à l’autre ; enfin la closure associative, qui crée un rapport métaphorique entre des images différentes9. Désireuse de raconter (ou plutôt de résumer) des vies, La Photo-biographie a souvent recours à la successivité temporelle. Dans la planche consacrée à Thérésa, la première vignette, en haut à gauche, la montre nourrisson, « fille d’un musicien ». La vignette immédiatement à droite la présente « à trois ans, chantant les chansons en vogue ». Ces deux vignettes sont prises dans une succession chronologique aisée à repérer. Viennent ensuite sa période de travail comme modiste, ses « premières amours » et sa « passion pour le théâtre ». Ici, les choses se compliquent : la chronologie est plus difficile à établir. La planche consacrée à George Sand est l’une des rares à respecter de façon précise une progression chronologique. Il semble qu’il faille lire de haut en bas chaque colonne, en commençant par la gauche : l’engagement en 1848 précède les œuvres dramatiques, elles-mêmes antérieures à l’image de la confiturière berrichonne. Ainsi l’ordre de lecture se présente selon le schéma suivant :



Fig. 3 : Carlo Gripp, Pierre Durat, Photo-biographie des contemporains, « George Sand », gravure par gillotage et tirage sur papier albuminé. Cliché de l’auteur.

Les vignettes numérotées 4 à 8 correspondent à des moments climatériques de la carrière littéraire et politique de l’autrice de Lélia – bien que la vignette 5 ne fasse pas à proprement parler partie du déroulement biographique de la vie de Sand mais relève davantage d’une forme de critique littéraire, où la supériorité du talent de l’écrivaine est rendue visuellement par sa taille, deux fois plus grande que celle de ses confrères. Quant aux vignettes 1 à 3, elles relèvent d’un fonctionnement légèrement différent. S’attachant aux origines de Sand et retraçant son émancipation vis-à-vis de Casimir Dudevant, elles semblent former une véritable micro-séquence narrative. Dans la première vignette, Sand petite fille, qui descend un escalier (par un jeu de mots sur le verbe descendre), semble se diriger vers la vignette à droite, où on la retrouve mariée et ménagère. La ponctuation des légendes, dans les vignettes 2 et 3, souligne leur fonctionnement commun : le parcours de vie de Sand est résumé par ce changement de nom, de posture et d’activité. Cet exemple est représentatif de la façon dont Carlo Gripp utilise les procédés de l’histoire en estampes, moins pour raconter par le menu la vie de ses biographiés que pour produire un récit de vie distrayant. Le procédé graphique du jump-cut (plan sur plan) qui oppose, pour Sand, un avant aliéné à un après glorieux, renvoie à une conception de la biographie qui rejette la linéarité du récit au profit d’un jeu d’opposition entre deux « moments » : la souffrance, puis la gloire. Théophile Gautier en donne la formule à propos des vies de peintres dans une biographie d’Ingres : « luttes obscures, travaux dans l’ombre, souffrances courageusement dévorées, renommée discutée d’abord, reconnue enfin, plus ou moins récompensée, de grandes commandes, la croix, l’Institut10 ». Aussi, la closure temporelle se double dans ces vignettes 2 et 3 d’une closure causale : l’ennui domestique de la baronne Dudevant est le ferment de son génie littéraire. Ces relations créées d’une image à l’autre participent d’une approche médiatique de l’histoire de vie des célébrités : celle-ci est décousue, fragmentée, réduite à quelques étapes simplifiées dont la successivité se mue en causalité. La notion de biographème a ici toute sa place : le recours à l’image légendée semble en renforcer la pertinence. La Photo-biographie ne cherche pas véritablement à raconter la vie de ses biographiés, mais entend plutôt recenser les traits de leur figure publique – leurs biographèmes11.

Parler de biographème trouve encore plus de pertinence lorsque les planches n’élaborent pas de relation perceptible entre les vignettes. Barthes a recours à l’image des atomes pour définir le biographème. La linéarité du récit de vie est récusée au profit d’une approche fragmentaire et « trouée » – atomisée – de l’existence, définie par des « goûts », des « inflexions », des « détails12 » : les biographèmes, qui échappent à tout destin. Nombreuses sont les planches de la Photo-biographie à respecter un tel programme : des vignettes juxtaposées, mais indépendantes les unes des autres, concourent à donner du biographié une image éclatée, kaléidoscopique. D’Alphonse Karr, on apprend ainsi qu’il est jardinier à Nice, ancien professeur au collège Bourbon, patron d’embarcation à Étretat, propriétaire d’un chien, Freyschütz, et écrivain lorsqu’il est fatigué d’arroser. On découvre aussi qu’il a courroucé les femmes en publiant un livre à leur sujet ; qu’il a sauvé de la noyade un carabinier et livré des bouquets de fleurs à l’impératrice de Russie ; qu’il est l’ami du harpiste Léon Gatayes ; qu’il a eu du succès avec son premier livre, Sous les tilleuls, lâché ses « Guêpes » sur ses contemporains et écrit un peu de théâtre. Bien habile celui qui, muni de telles informations, serait capable de raconter la vie d’Alphonse Karr. Cet ensemble aux contours flous debiographèmes forme une grappe de traits médiatiques susceptibles de migrer sur d’autres supports et de se recombiner. Carlo Gripp n’invente rien : il récapitule une grande partie des lieux communs et des anecdotes courantes concernant Alphonse Karr. De même, la photo-biographie de l’acteur Lassouche est une galerie de ses rôles les plus célèbres ; l’éditeur Dentu est défini par les ouvrages qu’il a publiés. Bien souvent les vignettes présentent un aspect de la personnalité ou de l’activité sociale du biographié. Ainsi, dans la planche d’Adolphe Thiers, on trouve une vignette montrant l’homme politique en train d’accrocher des gravures au mur, une autre le représentant en costume d’académicien, à côté de son fauteuil. Les informations biographiques transmises par ces vignettes (où les légendes jouent le rôle redondant d’explications de l’image) ne sont pas situées géographiquement ni temporellement. Que Thiers aime les gravures ne fait pas partie de son histoire. Ce type d’informations sur la personnalité ou les goûts des biographiés trouve une expression particulièrement vive dans les vignettes qui représentent le biographié en train de se livrer à une activité quelconque. L’emploi du participe présent dans les légendes indique que les scènes décrites prennent place dans un présent aux contours indéfinis. Ponson du Terrail est dessiné « écrivant quatre romans à la fois » ; Arsène Houssaye « disant aux grands hommes méconnus : “Veuillez vous asseoir” » (par référence à son ouvrage Le 41e fauteuil de l’Académie française) ; Jules Janin « assaisonnant son feuilleton de citations latines ». Même lorsque la scène décrit un événement passé, le recours à l’image et au participe présent élabore l’illusion d’un passé recréé par le crayon. Thérésa est montrée « chantant devant les huissiers pour éviter une saisie » ; Thiers, « brisant le crayon des caricaturistes politiques » en 1835. Dans ces exemples particulièrement, le caractère autonome de chaque vignette ressort : l’élaboration de séquences graphiques entre vignettes est délaissée au profit du modèle de la revue, courant dans les journaux illustrés. En même temps qu’il produit sa Photo-biographie, Carlo Gripp met d’ailleurs sa formule graphique au service de « revues comiques de la semaine » ou d’affiches commentant un événement d’actualité, telle que l’ascension du Géant, le ballon de Nadar. En définitive et par un jeu de métonymie, le modèle de la galerie biographique se retrouve à l’intérieur des biographies elles-mêmes, qui se construisent autour d’une succession de tableaux illustrant un aspect de la vie du biographié.

Quels sont ces aspects ? Comment Carlo Gripp choisit-il ce qui doit intégrer ses Photo-biographies ? Les planches incarnent l’ambivalence de la pratique médiatique de la biographie à l’époque, écartelée entre une ambition satirique, propre à la caricature, et la logique promotionnelle, qui pousse à privilégier le consensuel et l’inoffensif. Faire rire sans se faire d’ennemis : tel est le défi que doit relever Carlo Gripp. Avec Eugène de Mirecourt, connu pour son agressivité et sa verve, il reste prudent. À propos de la série d’articles intitulés « Les Vrais Misérables », réponse réactionnaire de l’auteur des Contemporains au roman de Victor Hugo13, Carlo Gripp se contente d’une légende fort circonspecte : « Pas du même avis ». En haut de l’affiche, Mirecourt est représenté en « justicier » fouettant à l’aide de ses petites brochures des Contemporains les célébrités du moment, parmi lesquelles on reconnaît Alphonse Karr, Jules Janin, Alexandre Dumas et Émile de Girardin. Le succès de scandale des biographies de Mirecourt et ses nombreuses péripéties judiciaires disparaissent de ce compte rendu très policé de la vie du pamphlétaire. Quand il s’en prend à des personnalités moins sensibles, Carlo Gripp s’autorise un ton plus hardi. Le petit journaliste Adrien Marx est dessiné entrant par les fenêtres « quand il ne peut pas entrer par la porte » ; agenouillé devant une femme qui déclare qu’il est « trop indiscret » ; prêt à faire imprimer tous les bavardages récoltés au détour d’une conversation. Surtout, il est montré en train d’écrire assis sur les genoux d’un massif Hippolyte de Villemessant, dans son « cabinet de directeur » du Figaro, avec une légende équivoque : « Enfant gâté ». Qu’Adrien Marx soit indiscret, cela n’a rien d’étonnant pour un lecteur : il écrit des « Indiscrétions parisiennes » dans L’Événement, un autre journal de Villemessant, qui seront publiées en volume en 186614. Qu’il fasse l’objet de favoritisme de la part de son patron, en revanche, paraît une information autrement plus mordante. Ce ne sont là que des conjectures : il est difficile de savoir ce qu’Adrien Marx a pensé de sa planche. De même, relève de l’hypothèse la raison pour laquelle il existe deux versions différentes de la planche consacrée à Gustave Doré. L’une est plus moqueuse que l’autre : celle-là présente Philipon comme « l’inventeur » de Doré, insiste sur sa prolixité (il dessine nourrisson, il dessine en dormant, il s’attriste de « n’avoir fait, à 33 ans, que 100 000 dessins ») et sur les bénéfices symboliques (une pluie de médailles) et financiers qu’il tire de son travail d’illustrateur. Celle-ci, plus élogieuse, ne laisse pas de place à la satire ni à l’équivoque. Par exemple, la mention des 100 000 dessins est reprise, mais on voit cette fois deux hommes discutant, l’un déclarant à l’autre : « Quelle fécondité ! On trouve plus de cent mille dessins de Doré à la bibliothèque impériale ». La planche elle-même est moins chargée, plus ordonnée. En lieu et place du « Mont Doré » de la première planche (jeu de mots sur le Mont-Dore), montagne débordant de livres illustrés au sommet de laquelle émerge Doré, la deuxième planche présente simplement plusieurs de ses titres, assemblés autour d’un étendard dont le manche est un pinceau et dont l’oriflamme porte la mention « Livres illustrés par Doré ». Quelle explication donner à ce doublon ? On peut faire l’hypothèse que, la première planche ayant déplu à Doré, Carlo Gripp en a fait une deuxième, plus consensuelle. De façon générale toutefois, le biographe caricaturiste ne pousse jamais loin la satire. Son ambition, et celle de Pierre Durat qui vraisemblablement le finance, sont d’abord promotionnelles. Mais contrairement aux apparences, innocuité ne rime pas avec trivialité. Le but est d’être original, ainsi que le souligne une lettre que Carlo Gripp écrit à Nadar concernant sa Photo-biographie. Le caricaturiste demande son portrait à l’auteur du Panthéon Nadar. Puisque ce dernier a « sous la main instruments et opérateurs », rien ne lui sert d’aller se faire photographier chez Pierre Durat : il peut tout simplement envoyer à Carlo Gripp son portrait photographié. Carlo Gripp ajoute cependant une condition :

Je viens […] te prier de me faire hommage d’un cliché de toi préparé à mon intention, en ayant le soin de ne pas endosser la veste blanche que l’on remarque dans tes portraits livrés au public. Auras-tu égard à ma prière, ô mon noble ami15 !

Une telle demande manifeste que Carlo Gripp cherche à élaborer un produit inédit dans la forme. Il faut éviter la publication de clichés éculés. Faut-il préciser que Nadar n’a pas tenu compte de la prière de son biographe ? Sur son portrait, il arbore sa veste blanche.

S’appuyant sur son idée innovante en matière d’édition16, Carlo Gripp ne s’est pas soucié d’apporter du nouveau en termes de faits. À propos de la planche consacrée à Gustave Doré, Philippe Kaenel écrit que « Carlo Gripp propose une vision de l’artiste qui résume les traits essentiels de son image publique17 ». Ce propos peut être appliqué à toutes les biographies produites par Carlo Gripp : le dessinateur ne prend pas parti, mais réunit, dans un pot-pourri médiatique et biographique, l’ensemble des biographèmes de ses sujets. Pour trouver ce que signifie au juste La Photo-biographie, il ne faut pas porter son attention sur les biographies en elles-mêmes, mais plutôt sur un détail, une récurrence. Chacune des trente-trois planches conservées à la Bibliothèque nationale de France comprend la représentation d’au moins un imprimé (livre, estampe, partition) et celle d’un public, quel qu’il soit : spectateurs d’opéra (Offenbach), lecteurs de journaux (Ponson du Terrail, Constant Guéroult…), étudiants dans un amphithéâtre (Jules Simon), badauds dans la rue (G. de La Landelle, Nadar…). Ce sont là de véritables tics graphiques. Les livres, disproportionnés pour qu’on puisse en lire les titres, envahissent les images et sont souvent représentés comme un flux : sortant d’une hotte dans la biographie d’Arsène Houssaye, ils se répandent sur le bas de l’image, brisant les frontières entre les vignettes. De la boutique d’Édouard Dentu surgissent de même deux flots d’imprimés : les brochures politiques et la littérature. Chez Dumas, en revanche, les œuvres, rangées sur les rayons d’une bibliothèque géante, forment un mur qui bloque le regard : pour les visiter, il faut emprunter un « train de plaisir ». Les biographiés sont souvent à moitié cachés derrière des livres, en train de les porter comme Erckmann et Chatrian, engoncés entre deux ouvrages comme Gustave Doré. Dans la biographie de George Sand, les livres de l’écrivaine prennent la place des humains sur les fauteuils de l’Académie française.

Quant au public, il est fréquent qu’il apparaisse de dos, lisant ou contemplant les œuvres ou les performances des biographiés, nous dissimulant parfois des parties de ce qu’il contemple. Ainsi Delvau présente-t-il grand ouvert son Dictionnaire de la langue verte, et trois personnages dont nous ne voyons que les nuques le regardent. Les vies racontées dans la Photo-biographie se déroulent entièrement sous le regard d’autrui. La mise en abyme construite par ces spectateurs dessinés prolonge et redouble notre propre expérience de lecteur et de spectateur des Photo-biographies, tout en nous forçant à prendre conscience de notre geste de regardeur, et ultimement de notre propre appartenance à un public. En outre et à l’instar des livres, les petits spectateurs des planches de Carlo Gripp sont partout, dans tous les coins de l’image : ils procurent visuellement une sensation de densité, de surcharge. Il n’y a pas de solitude envisageable dans la Photo-biographie. En définitive, la Photo-biographie des contemporains, qui se présente comme un produit de consommation idéal-typique, bénin et distrayant, ne cesse de nous remettre sous les yeux, d’une façon saisissante et non dénuée d’angoisse, l’effet de la médiatisation croissante de la société. D’une certaine façon, la Photo-biographie produit de l’émergence de l’ère médiatique une définition empirique particulièrement sobre et efficace : de plus en plus d’imprimés, de plus en plus de publics.

Notes

1 Jules Claretie, Prospectus de La Photo-biographie des contemporains, s.d., s. éd.

2 « L’exposition de Carlo Gripp », Le Hanneton, 4 avril 1867, p. 4.

3 Marceau Levin, La fabrique des hommes du jour : les biographies contemporaines en France (1850-1870), Université Lumière Lyon 2 et Université de Sherbrooke, 2023.  

4 Il est le fondateur et le principal rédacteur d’un journal intitulé La Lanterne.

5 Voir Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Töpffer. L’invention de la bande dessinée, Paris, Hermann, 1994.

6 Benoît Peeters, Case, planche, récit. Comment lire une bande dessinée, Paris, Casterman, 1991, p. 48 et suiv.

7 Scott McCloud, Understanding Comics, New York, HarperCollins, 1993. La traduction française de Dominique Petitfaux publiée en 1994 chez Delcourt est parue sous le titre L’Art invisible

8 Voir par exemple Thierry Groensteen, La Bande dessinée et le temps, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2022, en part. p. 14-17. 

9 Chris Gavaler, « What It Really Takes To Get From Here to There », billet de blog, 11 janvier 2016, URL : https://thepatronsaintofsuperheroes.wordpress.com/2016/01/11/what-it-really-takes-to-get-from-here-to-there-analyzing-comics-101-closure/(consulté le 29 février 2024). Gavaler précise et étoffe la typologie de ce qu’il appelle « inférences juxtapositionnelles » dans un livre récent : The Comics Form: The Art of Sequenced Images, London, Bloomsbury Academics, 2022.

10 Théophile Gautier, « Ingres », Portraits contemporains, Paris, Charpentier, 1874, p. 280.

11 Nous entendons ici « biographème » au sens où l’ont défini Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty dans un séminaire de l’ANR Numapresse en 2021. Voir Olivier Bara, Pierre-Carl Langlais, Marie-Ève Thérenty, « La fabrique médiatique des récits de vie : Sand et Bocage », séminaire Numapresse, 22 mars 2021. Captation en ligne : http://www.numapresse.org/2021/03/29/la-fabrique-mediatique-des-recits-de-vie-sand-et-bocage-22-mars-2021-replay-du-seminaire/ (consultée le 21 octobre 2023).

12 « Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des “biographèmes” dont la distinction et la mobilité́ pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie “trouée”, en somme. » (Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Paris, Le Seuil, 1994, t. II, p. 706).

13 Pour Mirecourt, les « vrais misérables » sont… les socialistes (Eugène de Mirecourt, Les Vrais Misérables, Paris, Humbert, 1862).

14 Adrien Marx, Indiscrétions parisiennes, Paris, Achille Faure, 1866. 

15 BnF mss, Naf. 24272, f° 432, s. d. Lettre à en-tête de « Pierre Durat, Photographie de l’Alcazar ».

16 Le prospectus de l’entreprise lui-même en tempère du reste la nouveauté : il s’agit moins d’une « invention nouvelle » que d’une « combinaison ingénieuse ».

17 Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880 : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2004, p. 462.

Pour citer ce document

Marceau Levin, « Une bande dessinée biographique ? La Photo-biographie des contemporains de Carlo Gripp, des biographèmes en images», La fabrique des récits de vie. Circulation des biographèmes de Vapereau à Wikipédia, sous la direction d'Olivier Bara, Marceau Levin et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2025, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-fabrique-des-recits-de-vie-circulation-des-biographemes-de-vapereau-wikipedia/une-bande-dessinee-biographique-la-photo-biographie-des-contemporains-de-carlo-gripp-des-biographemes-en-images