La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

Droit de réponse : lettre apostolique et lettre polémique dans le journal féminin des années 1830

Table des matières

CATHERINE NESCI

Multiplication, voire publication, des correspondances privées des écrivains et des philosophes ; triomphe du roman épistolaire ; journaux de voyage, libelles satiriques et traités philosophiques : à l’époque des Lumières, la lettre devient la forme privilégiée de l'écriture et de l’exposition des savoirs1. Dans son ouvrage L’Épistolaire ou la pensée nomade, Brigitte Diaz commente le terme forgé par Barbey d’Aurevilly, « épistolature », pour désigner cet envahissement des lettres par la lettre. Elle montre ainsi comment la lettre s’affranchit progressivement des limites de la sensibilité pour s’imposer « comme l’outil d’une pensée dialogique en prise sur le monde » : « Tirant profit de l’heureuse disposition de la lettre à "papillonner", l’épistolier s’autorise toutes les digressions, tous les registres, toutes les postures énonciatives », écrit-elle2. Par cette liberté d’expression, l’écriture épistolaire des Lumières fait office de laboratoire expérimental où se repensent les fondements de la société et s’explorent tous les possibles littéraires.  

Si, dès le XVIIe siècle, se met en place la légende de la pseudo-féminité de la lettre privée comme forme la plus spontanée, la plus naturelle et la plus libre (on pense évidemment au jugement de La Bruyère ou de l’abbé Cotin)3, le XVIIIe siècle renforce la représentation rationalisée et sexuée des compétences qui attribuent au genre masculin la quasi-totalité des genres littéraires (y compris le roman et la forme épistolaire) pour restreindre la pratique féminine à certains domaines aux confins de la littérature, ce qui a pour effet de marginaliser l’écriture des femmes. Au début du XIXe siècle, un article intitulé « De l’esprit chez les femmes », publié dans le numéro du 8 septembre 1832 du Journal des femmes, reconduit le partage sexué de l’espace littéraire, sans vraiment l’accréditer : « Bien peu de femmes aujourd’hui ont l’ambition d’écrire, disons plus juste, de se faire imprimer ; elles n’en ont ni le temps, ni le goût, ni même la confiance, car elles s’exagèrent les difficultés » (p. 95)4. Et l’auteure de conclure : « L’esprit des femmes n’a donc que deux moyens pour se répandre dans le monde : la conversation ou la correspondance épistolaire » (p. 95). Cet article se fait donc le relais de l’interdit littéraire qui pèse sur la grande majorité des femmes auxquelles l’auteure offre Madame de Sévigné comme suprême modèle à imiter, tout en soulignant bien que la grande épistolière ne se voulait aucunement auteur, mais mère et femme avant tout.

Brigitte Diaz précise à juste titre que, pour la masse des femmes ordinaires, « l’épistolaire restera la seule tribune accessible, à mi chemin entre l’espace clos de la famille où elles sont confinées et la scène publique où la prise de parole leur est encore interdite5 ». Dans ce dossier de Médias 19, centré sur la manière dont la civilisation du journal, qui se développe au XIXe siècle, réinvestit la forme épistolaire et sa plasticité polymorphe, il m’a semblé important d’écouter quelques femmes sortant à peine de leur qualité ordinaire, pour écrire dans les journaux et y publier des lettres à travers lesquelles elles forgent un dialogue avec d’autres femmes et expriment leurs vœux de changement du monde et de la condition féminine. Je vais donc enquêter sur plusieurs usages de la lettre dans un périodique féminin des années 1830, notamment la lettre ouverte lue dans une situation décalée et publique par rapport à sa production privée ; et lettre qui implique la possibilité, voire l’obligation, d’une réponse. Le plus souvent, mais pas toujours, imprimées dans la rubrique « Extrait de la correspondance », de nombreuses lettres sous-tendent en effet le projet des prolétaires saint-simoniennes, qui créent en 1832 La Femme libre, titre vite abandonné pour d’autres : La Femme de l’avenir, puis La Femme Nouvelle, qui deviendra une sorte de surtitre coiffant le titre plus large de Tribune des femmes. Aux variantes du titre, changé en surtitre, correspond l’occurrence de divers sous-titres, qui prendront dès la 2e livraison l’aspect typographique d’un titre par leur placement centré en larges caractères : d’abord Apostolat des femmes, puis Affranchissement des femmes, enfin Tribune des femmes (coiffé de La Femme Nouvelle) lors de la 14e livraison en 1833. Tous ces termes affichent la mission émancipatrice de la brochure et en font un lieu de parole et d’expression pour les femmes6.  Dans cet essai, je m’interrogerai sur le double usage apostolique et polémique de la correspondance, et en particulier de la lettre ouverte, comme moyen de participation du lectorat à l’écriture du journal et comme outil de prise de conscience du genre. La lettre publiée dépasse le cadre intime pour servir le plus souvent deux enjeux complémentaires : l’apologie et la polémique7.

Un corpus réduit, mais révélateur  

Le corpus de lettres que je commenterai est réduit en ce qu’il représente surtout les lettres publiées dans le journal des prolétaires saint-simoniennes, organe ouvert aux femmes de toutes conditions, mais fermé aux hommes. Un travail plus approfondi exigerait de dépouiller toute la correspondance reçue par la Tribune des femmes, et d’en comparer la teneur, les formes et les signataires avec la correspondance reçue par d’autres journaux féminins de l’époque ou par des journaux à vocation réformatrice, tel Le Globe saint-simonien qui, au début des années 1830, se fait le relais d’une religion nouvelle préconisant l’affranchissement des femmes et des prolétaires. L’historienne Michèle Riot-Sarcey a publié 38 des 112 lettres conservées dans les archives saint-simoniennes de la Bibliothèque de l’Arsenal ; elle note que les bureaux du Globe répertorient soigneusement et annotent parfois toutes ces lettres venues de plusieurs régions et signées par des rédactrices de tous milieux sociaux8. Sur le plan synchronique, une recherche plus large sur les années 1830 et 1840 permettrait de mieux cerner les codes et l’efficacité de la correspondance, ainsi que les rites de la prise de parole que s’autorisent les femmes lectrices de journaux, que leurs lettres fassent ou non l’objet d’une publication dans l’une des rubriques du journal. Précisons que la mise en perspective publique d’une expérience intime ou singulière n’adopte pas la même stratégie et le même langage que la lettre ouverte publiée dans le but de renforcer une affiliation avec la ligne doctrinale d’un journal ou d’un mouvement de pensée, ou, inversement, d’exprimer des différends idéologiques. Mais dans les deux cas, on peut se demander de quelles représentations et de quels modèles disposaient les épistolières car l’écriture d’une lettre, qu’elle soit personnelle ou intime, ou plus ouvertement politique, n’est aucunement spontanée. De même, quelle connaissance des modèles culturels les épistolières et lectrices avaient-elles quand elles signaient des lettres visant à se rallier à une idéologie ou à un groupe social, surtout si ce dernier était fortement surveillé par les pouvoirs et faisait l’objet de vives critiques dans l’espace public des débats et de la presse, sans parler de procès déjà hautement médiatisés9 ?

Sur le plan diachronique, il serait aussi utile de comparer les écritures ordinaires des femmes, à la première personne, sur la vie intime, les mœurs et la condition féminine avec des modèles plus anciens, comme, par exemple, The Athenian Mercury, créé en 1691 par John Dunton. À l’instar de plusieurs journaux et gazettes de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, le journal anglais TheAthenian Mercury se construit entièrement sur un modèle épistolaire, adoptant le format de lettres anonymes envoyées par des lecteurs des deux sexes auxquels répondaient des experts restant eux aussi anonymes10. Bien qu’il ne parût que pour une brève période, un Lady’s Mercury voué aux questions féminines avait même vu le jour en 1693. Dépassant l’invitation de la rédaction, qui sollicitait l’envoi de questions à sa société d’experts (nommée Athenian Society), la grande majorité des scripteurs y écrivait à la première personne ; des femmes de diverses conditions (ou tout le moins, celles qui savaient écrire) y faisaient la peinture détaillée de leur vie, de leur histoire, de leurs problèmes, créant ainsi de véritables micro-récits autobiographiques par lettre, et se transformant dans le même geste de lectrices en auteures, lues non seulement par la société d’experts, mais aussi par tous les lecteurs du journal. Le Lady’s Mercury mettait donc en œuvre la dynamique de la lettre privée, la transcription d’une expérience personnelle adressée à un(e) correspondant(e), tout en la transformant en discours public. Un tel corpus relève d’une pratique éditoriale datant justement de la fin du XVIIe siècle, comme le rappelait Christine Planté, à savoir la lecture de lettres recueillies et publiées en volume, mais qui eurent d’abord « un caractère privé, voire intime […]11. » Les lettres publiées dans les périodiques firent sans doute l’objet du même travail de censure et de corrections que les recueils de lettres, que le lectorat découvrit le plus souvent dans des éditions édulcorées. N’ayant pu travailler sur les lettres manuscrites (ou du moins sur celles qui étaient disponibles), j’étudierai les lettres dans leur état final de texte journalistique.

C’est sur l’échange des rôles de lectrices et de rédactrices que portera mon enquête, et sur la promotion d’une culture de la participation et de la polémique au sein d’un périodique féministe engagée, qui gardera sa force novatrice et militante sous ses différents titres de Femme libre, Femme Nouvelle ou Tribune des femmes. Certaines de ces sources imprimées posent bien évidemment le même problème que les lettres envoyées au Lady’s Mercury : s’agit-il de vraies ou de fausses lettres ? Sans pouvoir toujours répondre clairement à la question de l’authenticité des lettres, je me pencherai surtout sur les lettres dont les signataires nous sont davantage connues, mais discuterai aussi quelques lettres de lectrices anonymes ou celles signées par des femmes qui identifient leur nom complet, telle Louise Dauriat, contrairement à la pratique de signature par le seul prénom féminin en usage dans la brochure saint-simonienne.

Les catégories de lettre dans le périodique saint-simonien

Un relevé rapide des quelque 30 livraisons de la publication montre la part croissante des lettres et de la correspondance dans l’écriture du journal12. Précisons tout de suite que la dernière livraison, datée d’avril 1834, se ferme quasiment sur la publication de deux lettres intimes envoyées par le mari de Suzanne Voilquin (la rédactrice du journal) avant son départ pour l’Amérique du Nord : l’une à son ami Ernest Javary (datée du 26 avril 1833) ; l’autre à Suzanne. Ces lettres personnelles font suite au long récit confessionnel de Suzanne, racontant son mariage avec Voilquin, puis son « divorce » qui, pour être non légal, est pourtant consommé dans les faits lorsqu’elle libère son époux de ses vœux conjugaux pour qu’il puisse vivre avec une autre femme. Au moment de quitter son poste de rédactrice de la Tribune des femmes, Suzanne Voilquin fait donc paraître, à titre exceptionnel, deux lettres explicitement rédigées par un homme – on verra plus bas que des extraits de lettre d’un correspondant non identifié apparaissent aussi dans ce second tome (on peut supposer toutefois qu’il s’agit de Voilquin).

L’exception est notable puisque, dès les débuts du périodique et par la suite, les rédactrices rappellent régulièrement que seuls les articles de femmes sont insérés dans le journal et que le seul courrier honoré par le journal doit servir la cause des femmes et le travail d’association. La première livraison se clôt sur l’avis suivant : « Nous recevrons aussi les lettres particulières relatives aux questions qui seront traitées dans nos publications » (I, p. 8). Dans la 9e livraison, une lettre suit un appel « Aux Femmes » (signé par Isabelle) pour les inciter à briser leurs chaînes ; la lettre, signée par Angélique et Sophie Caroline, est précédée de l’avis suivant (signé S…) : « Seule tribune des femmes, la Femme nouvelle se fera toujours un devoir, malgré sa faible voix, de publier toutes les réflexions que l’on nous fera parvenir, dès qu’elles pourront servir à former lien entre toutes » (I, p. 92).  Sous forme de lettre, les deux signataires justifient l’importance de l’association et les formes de sa mise en place, et se fondent de prime abord sur le récit d’une jeune fille de 16 ans violée par un voisin et sans défense devant la loi. Dans la 14e livraison du premier tome, Suzanne Voilquin rappellera par deux fois l’importance de l’ouverture de la brochure aux femmes de toutes conditions, tout en élargissant l’éventail des sujets abordés et en renouvelant la promesse de liberté de pensée et d’expression pour toutes : « Une place libre sera accordée à chaque opinion, à chaque pensée de femme. Chez nous, point de censure […] » (I, p. 170) ; « Notre esprit est trop éclairé pour songer encore aux catégories ; il ne doit plus y avoir parmi nous de parias […] » (I, p. 171)13.

De manière générale, on peut repérer deux catégories de lettres correspondant à deux usages épistolaires différents dans le premier tome de la brochure saint-simonienne. D’abord, des lettres ouvertes, publiées dans le journal et envoyées par les rédactrices mêmes du journal à d’autres correspondant(e)s ; ensuite, la publication de lettres envoyées au journal et souvent reproduites dans la section « Extraits de la correspondance », qui devient une rubrique régulière dans la 14e livraison du premier tome ; ces lettres seront souvent suivies de réponses. S’il faut attendre la 5e livraison de la brochure, en octobre 1832, pour découvrir la publication de lettres, la forme épistolaire jouera constamment, après cette première occurrence, un rôle majeur, à la fois structurant et fédérateur, dans l’écriture du journal. Le numéro d’octobre 1832 s’ouvre en effet par une lettre envoyée aux rédactrices du Journal des femmes (cette lettre sera étudiée plus bas) ; puis il se ferme par une lettre adressée à « Mademoiselle Jeanne Désirée, Fondatrice. » S’adressant d’entrée de jeu à ses correspondantes par un terme affectueux (« Mes chères enfans »), l’épistolière leur exprime son soutien en utilisant un code maternel, mais leur indique en même temps sa résistance à rejoindre les saint-simoniennes, dont elle dit regretter le grand désordre au niveau des idées. Si elle avoue ne pas savoir comment leur être utile sur le plan matériel ou moral, elle demande néanmoins la publication de son expression de soutien : « Voyez dans mes paroles, un témoignage de mon affection pour votre œuvre, pour vous et soyez assez fortes pour la publier dans votre journal » (I, p. 40). En conclusion, elle réitère l’expression de sa position maternelle (« Votre mère en expérience ») avant de signer « Juliette B*** ». Une note des rédactrices lance aussitôt le dialogue et annonce la réponse comme faisant partie intégrante de la double entreprise apostolique et journalistique : « Nous recevons avec reconnaissance les avis maternels de Madame Juliette B*** et nous nous proposons de lui répondre dans le prochain numéro » (I, 40), ce qui sera chose faite dans le numéro 6. Suzanne y saisit justement l’occasion qui se présente à elle : « En répondant à votre lettre je suis heureuse, Madame, de l’occasion toute naturelle que vous me donnez d’expliquer en termes généraux le but de notre apostolat. » (I, p. 51). Elle explique ainsi le but de la pensée saint-simonienne et la liberté que le chef de la religion saint-simonienne a donnée aux femmes, en finissant à nouveau par une note apostolique : « En attendant, Madame, ne craignez pas de vous approcher, vous êtes digne de travailler à notre œuvre […] » (I, p. 52)14.

Les liens que tissent les rapports épistolaires créeront dès lors un riche réseau d’interactions fondées sur l’échange de points de vue et le dialogue en assurant, par le même mouvement, la continuation du périodique. Il est n’est donc pas surprenant que la correspondance reçoive son statut de rubrique à part, car elle indique combien le journal a pu construire rapidement une familiarité entre les rédactrices et leur public. Les lectrices de province sont d’ailleurs intégrées assez tôt comme correspondantes dans le journal et présentent leurs lettres comme des témoignages directs sur la situation sociale et conjugale des femmes, telle cette correspondante qui écrit de Bordeaux et signe « Amanda M. » : « Madame, / Le cri magique de liberté a retenti dans mon âme […] » (I, p. 273). Elle peint ensuite l’atmosphère étouffante qui règne dans la ville, le poids d’une religion répressive et l’exercice rigoureux d’une séparation radicale des sexes ; elle évoque aussi la perte de réputation qu’encourent tout individu et sa famille en cas de transgression des interdits (I, p. 274). Dans une livraison précédente, toujours dans la  rubrique « Extraits de la correspondance », une disciple de province, signant Augustine, avait défendu l’importance de l’association et loué le journal pour son œuvre apostolique : « Votre apostolat, votre journal, me paraissent œuvres fort utiles, et qui doivent vous mériter la reconnaissance des femmes » (I, p. 228). Elle  critiquait elle aussi la petite vie provinciale et disait compter sur Paris pour changer la condition des femmes et du peuple.

Dans le second tome de la brochure, le rayonnement géographique et discursif du journal s’agrandit encore grâce à la publication de lettres en provenance d’Angleterre et de la Nouvelle Orléans15. Ainsi, la 4e livraison de décembre 1833, contient une longue lettre politique envoyée par une correspondante française, signant Jenny Durant et nouvellement établie à Londres. L’épistolière fait d’abord son autoportrait de femme accablée par la souffrance, puis se lance dans la description de ses contacts avec le mouvement de Robert Owen et les différentes personnalités acquises à la cause du peuple et des femmes ; la lettre décrit de manière détaillée son expérience, et parfois son immersion, dans la modernité technologique anglaise (II, p. 62-66). L’épistolière n’hésite pas à proposer un programme de réformes et d’associations fondées sur le mouvement fouriériste et saint-simonien, dont elle montre une connaissance sûre et intime.

Auparavant, toujours dans la 4e livraison de décembre 1833, quelques lignes extraites d’une lettre envoyée de la Nouvelle Orléans servaient de témoignage direct sur la condition abjecte des esclaves noirs, victimes de la discrimination raciale. Cette lettre, dans sa forme, fait exception par rapport aux autres lettres publiées dans la brochure, qui contiennent toutes une identification des partenaires de la communication épistolaire (les destinataires sont explicitées dans la formulation d’adresse et sont souvent rappelées dans la salutation de clôture ; l’émettrice ou les émettrices sont identifiées dans la signature, même si c’est par un simple prénom) et des indications spatio-temporelles assez précises. Le correspondant de la lettre dont est extrait le témoignage sur l’esclavage dans le sud des États-Unis (la « république américaine », II, p. 58) est identifié par le lieu de la rédaction et sa qualité comme « apôtre de la fraternité universelle », mais non par son nom ou prénom, anomalie qui semble liée à son genre, puisque la publication d’un texte d’homme représente une exception à la pratique de la brochure saint-simonienne. L’effacement des marques de l’émetteur joue au profit de la destinataire (et des lectrices du journal) grâce à la formulation d’adresse qui est incorporée dans deux phrases : « chère sœur », puis « chère amie » (II, p. 57). Le témoignage de l’interlocuteur, cependant, a une valeur extraordinaire, si l’on pense que dans toute la brochure, les rédactrices, saint-simoniennes de la mouvance prolétarienne, comme certaines de leurs correspondantes sollicitent l’analogie entre femme et esclave pour dénoncer la « subalternité des femmes » ; mais elles n’abordent que très rarement la question du racisme et ne critiquent pas la condition des esclaves dans le Nouveau Monde. Dans cette livraison de la brochure, la lettre-témoignage fait donc exception en dénonçant le servage des Afro-américains et en décrivant succinctement mais précisément les sévices, les violences et les mesures discriminatoires dont souffrent les hommes des « races noires » et des « races mélangées » (II, p. 58). La critique de la république américaine est sans appel, et s’oppose au changement que mettent progressivement en œuvre les Anglais et les Français, selon un article du Galignani’s Messenger – quotidien anglophone qui paraissait à Paris –  cité dans la brochure (II, p. 57).  Par le recours à la forme épistolaire, le second tome intègre donc un contenu plus ouvertement politique.

Deux autres lettres de ce second tome, également données comme des témoignages directs, arrivent dans les pages de la Tribune des femmes par le biais de plusieurs relais et instances médiatrices ; elles représentent une troisième catégorie de lettre, répondant à un troisième usage épistolaire dans la brochure des saint-simoniennes : la publication de lettres parues dans d’autres journaux, en l’occurrence deux journaux anglais (la Crise, de Robert Owen ; le Man, présenté comme journal prolétaire). La rédactrice (Suzanne) en fait un usage à la fois polémique et apologétique. D’une part, il s’agit de souligner l’incompétence des hommes à comprendre « l’état de subalternité » dans lequel les femmes sont retenues par le « sexe masculin » et la nécessité de défendre le même but, à savoir l’émancipation complète de la femme (II, p. 111). D’autre part, il faut corriger les fausses perceptions sur l’action des saint-simoniens et les multiples distorsions de leurs pensées que véhiculent les journaux anglais (II, p. 134-136)16.  

Les trois catégories de lettres susmentionnées démontrent donc la richesse des réseaux d’échange et de rayonnement de la pensée saint-simonienne, et les stratégies mises en œuvre par les rédactrices de la Tribune des femmes, qui écrivent des lettres ouvertes à des correspondants (sans que leurs lettres soient pour autant présentées comme des réponses), publient les lettres envoyées par des lectrices du journal et s’efforcent presque toujours d’y répondre, même (ou surtout) si les correspondantes ne se réclament pas du saint-simonisme. Si l’on ajoute à ces deux catégories la publication de lettres reprises d’autres journaux anglophones, on voit combien la brochure saint-simonienne s’efforce de créer certaines formes de polyphonie en mettant en scène diverses voix énonciatives. Essayons à présent d’éclairer la manière dont les rédactrices utilisent la lettre ouverte.Nous verrons pour finir comment elles pratiquent de manière systématique le droit de réponse.

La lettre ouverte

La lettre ouverte, remplissant une finalité externe au discours, est une forme de correspondance qui nourrit souvent un débat et vise à agir non seulement sur un destinataire, mais sur l’espace public ; ce type de lettre à double énonciation décline fréquemment dans le journal féminin toutes les variantes du discours polémique. Forme de parole contestataire, la lettre ouverte devient, pour les saint-simoniennes, le support privilégié d’échanges tantôt pacificateurs, tantôt antagoniques17. Selon Ruth Amossy, le Robert fait remonter à 1835 l’acception du terme de lettre ouverte, ainsi défini : « un article de journal rédigé en forme de lettre et généralement de caractère polémique ou revendicatif »18. Dans ses usages par les femmes journalistes de la Tribune des femmes, la lettre ouverte articule publiquement les prises de position d’une lectrice ou d’une rédactrice, ou même d’un groupe collectif, sur un débat en cours dans le journal. De plus, la lettre ouverte a véritablement partie liée à la presse moderne, et se distingue des autres formes épistolaires par son « canal de transmission », pour reprendre la formulation de Ruth Amossy19. Le support matériel de la lettre ouverte est, en dernier lieu, l’impression et la diffusion dans le journal. Le format de réception et les destinataires visés caractérisent également la lettre ouverte publiée dans le journal. Ruth Amossy rappelle que, selon Dominique Maingueneau, « la lettre ouverte s’adresse à un allocutaire singulier ou collectif tout en visant derrière lui un public qui, pour n’être pas désigné, n’en est pas moins déterminant20. » Ainsi, la lettre ouverte dédouble et démultiplie ses allocutaires directs et indirects.

Pour illustrer mon propos, je me pencherai sur un exemple révélateur de cette « mise en scène publique de la relation épistolaire privée21 » : l’ouverture du numéro 5, daté du 8 octobre 1832, de La Femme Nouvelle, Apostolat des Femmes. La signataire de la lettre est « Suzanne », c’est-à-dire Suzanne Voilquin, qui occupe donc des fonctions importantes dans le journal et dans la mouvance des prolétaires saint-simoniennes. Le souci de dialogue et le cadre participatif sont mis en valeur par la séquence phatique d’ouverture et par la graphie, qui affiche en grosses capitales centrées la destinataire visée et, au dessous, en petites capitales centrées, la locutrice :

A Madame la Directrice du Journal des Femmes
par une des Rédactrices de La Femme nouvelle22.

Derrière l’allocutaire directe, c’est l’ensemble des lectrices du Journal des femmes et de La Femme Nouvelle qui sont visées. À ces allocutaires indirectes s’ajoutent les lecteurs et lectrices non prévus de prime abord, sans que leur participation ou leur lecture s’interprète comme une transgression ou un acte illicite (les saint-simoniens, les républicains, ou même les autres journalistes). On se rappelle que, dans son analyse des interactions verbales, Catherine Kerbrat-Orecchioni avait proposé l’expression de « trope communicationnel » pour décrire le type de situation dans laquelle le destinataire direct ne constitue en fait qu’un ou une destinataire secondaire23. Dans le cas de la lettre ouverte, on se trouve donc devant une sorte de « trope épistolaire » en ce que le véritable allocutaire de la lettre est en réalité celui ou celle qui a le statut de destinataire indirect et qui en est son destinataire principal, et même collectif.

Dans sa lettre du 8 octobre 1832, la locutrice, Suzanne, représente un groupe social et sexué, ainsi qu’un courant d’opinion et d’action en faveur de l’émancipation du peuple et des femmes ; d’un autre côté, l’allocutaire directe incarne une instance sociale, celle d’intellectuelles, de femmes instruites de la bourgeoisie et de femmes auteurs qui militent pour l’éducation des femmes, telles Eugénie Foa, Clémence Robert, Alida de Savignac, Anaïs Ségalas, Elise Voïart et Mélanie Waldor, dont les œuvres seront parfois citées dans la brochure saint-simonienne. La prise de parole de la locutrice de La Femme Nouvelle se veut inscription dans une controverse, dans un débat, qui agitera aussi un peu plus tard Le Journal des femmes, c’est-à-dire celui du statut civil des femmes. Dès l’amorce de la lettre intervient la tierce non-personne dans la communication, qui est à l’origine de la missive : en l’occurrence une certaine Laure Bernard, qui avait fait paraître, dans Le Journal des femmes, un article au titre provocateur par son conservatisme outré, « Gardons notre esclavage tel qu’il est ».  Le dialogue par voie de presse, ouvertement médiatique, permet à sa signataire, Suzanne, qui parle en son propre nom et au nom de la famille saint-simonienne, d’établir un réseau de correspondances entre femmes de toutes classes et d’investir l’ethos du prophète, du père fondateur, du « chef » qui, écrit-elle, « a fait faire silence ; pour entendre notre parole ! » (I, p. 35), ce qui signifie, pour l’allocutaire de la classe privilégiée : entendez donc ma parole de femme prolétaire. La construction de la figure de la locutrice dépend bien entendu d’un « éthos préalable24 », c’est-à-dire l’image que la destinataire se fait déjà d’elle et de son groupe de femmes, image que la locutrice va s’employer à corriger et à réajuster. Suzanne Voilquin fait ainsi usage de toutes les virtualités de la lettre : exemple concret de l’esclavage des femmes, témoignage direct sur ce que les saint-simoniens appellent la « subalternité » de la femme, paroles rapportées, modalisation du discours, autoportrait collectif des femmes, portrait parallèle des femmes privilégiées et des femmes prolétaires. La lettre construit d’abord la femme prolétaire comme non sujet, comme esclave privée de parole, pour la transformer ensuite en sujet écrivant à partir d’une expérience unique, d’une souffrance liée à l’identité sexuée et à la position sociale, que la lettre permet de transcrire, d’exprimer et de dépasser.

La lettre à la rédactrice du Journal des Femmes n’a pas entamé de véritable interaction car elle n’a pas débouché sur un échange alterné entre les deux rédactrices ; elle est restée lettre isolée, « monogale25 ». Pourtant, et malgré la périodicité irrégulière de leur journal, les saint-simoniennes de La Femme Nouvellen’ont cessé de pratiquer la lettre ouverte et le droit de réponse.

Le débat inauguré de manière tout à fait cordiale par Suzanne Voilquin avec Le Journal des femmes se poursuit par une réponse dans le journal saint-simonien, signée cette fois de deux initiales (M.F.). Dans la 7e livraison, la locutrice s’adresse directement aux deux correspondantes du Journal des femmes (Laure Bernard et Jeanne-Justine Fouqueau de Pussy) et se présente comme venant de la même classe privilégiée que celles-ci26. Cette fois, la réponse est violente, satirique ; elle met en œuvre un double arsenal rhétorique et pathétique, une forte modalisation du discours, des arguments ad hominem, le stéréotypage des deux allocutaires, le tout pour construire une défense du mouvement saint-simonien et de ses leaders. Apologie et polémique se combinent à nouveau en ce qu’il s’agit d’une réponse aux articles parus dans les numéros des 15 et 29 septembre (1832) du Journal des Femmes, dans lesquels, selon la signataire, les rédactrices attaquaient les saint-simoniens et leur matérialisme. Par son engagement passionnel, l’épistolière saint-simonienne met fortement en lumière les clivages sociaux entre les rédactrices du Journal des femmes et les femmes du peuple (I, p. 61).

Droit de réponse

Comme le montre cet usage de la polémique, les rédactrices de la feuille saint-simonienne se peignent volontiers comme lectrices d’autres journaux et pratiquent de manière systématique le droit de réponse dans leur propre brochure, qui sert donc leurs visées apologétiques. Prenons comme autre exemple la réponse que Marie-Reine (Reine Guindorf) rédige à propos d’un article du Bon Sens du dimanche 14 octobre ; les rédacteurs y avaient publié une lettre d’ouvrier sur le système de Fourier, tout en l’accompagnant d’une critique sur le mysticisme de la lettre ouvrière. Mise en valeur par le statut de rubrique que reçoit le genre de la réponse par la typographie en capitales centrées et imprimées en gras, la réponse de Marie-Reine s’ouvre par sa réaction affective de lectrice, une fois rappelé le contexte de son intervention : « Cette lettre a fait battre mon cœur, car moi, fille du peuple, j’ai vu avec bonheur que parmi mes frères, il en est qui sentent ce qu’ils valent […] »(I, p. 48). Prenant alors la défense de l’épistolier ouvrier et du système fouriériste, Marie-Reine écrit ensuite un texte satirique sur la pensée libérale vis-à-vis du peuple, et se moque des discussions sur la liberté de la presse et les droits politiques pour ceux qui meurent de faim et sont sans travail. Mais elle précise bien qu’elle écrit en tant que femme jouissant d’une position d’observation externe au discours politique : « nous qui ne sortons jamais du milieu de nos familles, nous sentons bien mieux que les hommes, ce qu’il faut pour remédier aux douleurs qui viennent, chaque jour, y porter la désolation » (I, p. 50). Encore une fois la polémique, nouant argumentation et engagement passionné, fait partie d’une double stratégie de témoignage direct sur la condition ouvrière et de défense des mouvements associatifs (comme le saint-simonisme ou le fouriérisme).

Les prolétaires saint-simoniennes publieront par la suite des réponses au Figaro et à L’Industriel, et souvent avec beaucoup d’humour. La rubrique « Variétés » contiendra également de nombreuses critiques d’articles parus dans d’autres journaux et périodiques, comme La Gazette de France, La Revue des deux mondes, l’Europe littéraire, Le Corsaire, La Quotidienne ou Le Constitutionnel. Les traces de lecture d’autres journaux sont d’autant plus importantes que Suzanne fait à plusieurs reprises le même constat d’évaluation du mouvement saint-simonien dans la presse, qui accorda pourtant une étonnante publicité à la brochure, que ce soit par la dérision ou par les distorsions : « la presse sera pour nous encore long-temps silencieuse et glacée […] » (I, p. 118)27.  

Aux réponses qui font référence à un texte externe à la brochure, publié dans d’autres journaux, s’ajoutent les nombreuses réponses internes qui établissent un dialogue au sein même du journal. Les lettres représentées comme authentiques, comme le travail des lectrices qui dialoguent avec les rédactrices, entretiennent l’image d’un échange épistolaire entre les rédactrices et leur public. La lettre est bien sûr instrumentalisée, car elle vise avant tout la conversion des lectrices par la conversation et l’échange épistolaire, et l’action en faveur des femmes et du peuple par la communication. Les dispositifs d’interaction et de complicité entre lectrices et rédactrices sont multiples, développant parfois les facettes d’un pacte épistolaire entre le journal et son lectorat. On peut repérer essentiellement deux dispositifs, dans le premier tome de la brochure : ou bien le texte-source, sous forme de lettre, est reproduit dans le journal, qui annonce souvent la réponse à venir ; ou bien une longue réponse groupe des réponses fragmentées à un ensemble de questions et sert de prétexte à un long développement sur la condition féminine et l’émancipation des femmes, sans que la correspondance initiale soit pour autant reproduite. Par le réseau qu’ils construisent, les échanges épistolaires renforcent ainsi les interactions entre les rédactrices et leurs lectrices, en compensant tant soit peu les disjonctions d’ordre spatio-temporel et les clivages idéologiques séparant les femmes. Malgré l’épisode de l’échange manqué avec le Journal des femmes, qui signale la limite de l’apostolat, les lettres et leurs réponses réussirent à créer des liens socio-affectifs entre les femmes, ce qui représente un début d’accomplissement des visées associatives que poursuivent les prolétaires saint-simoniennes.

Cet essai débutait par le triomphe de la lettre au XVIIIe siècle qui, pour reprendre les analyses de Marie-Claire Grassi, est celui « de la prise de conscience du moi, de la crise de l’appartenance communautaire et de l’obéissance aveugle à une société hiérarchisée28. » La mise en œuvre de la démarche épistolaire, chez les rédactrices de la Tribune des femmes, témoigne de la prise de parole de femmes qui osent affirmer une nouvelle individualité dans une période de changements des comportements et des mentalités, période durant laquelle progressent aussi l’alphabétisation et l’apprentissage de la lecture et des savoirs. L’observation de quelques usages du discours épistolaire dans la brochure saint-simonienne fait donc apparaître l’un des modes par lesquels les rédactrices de la Tribune des femmes et leurs abonnées ont défendu leurs croyances et leurs buts. La multiplication des lettres, intégrées sous plusieurs formes dans le périodique, révèle ainsi une dimension fortement relationnelle dans la composition du journal. En adoptant la forme épistolaire comme un élément clé de leur publication, les saint-simoniennes ont-elles eu conscience qu’elles enregistraient, dans une mise en scène polyphonique, un épisode marquant de la cause des femmes et du peuple ? C’est peut-être ce qu’indiquent les derniers mots de la brochure que Suzanne imagine inscrits, en lettres d’or, au fronton d’un « Panthéon des femmes » : « À la Femme, l’humanité reconnaissante » (II, p. 184).

(Université de Californie à Santa Barbara)

Notes

1  À ce sujet, voir l’ouvrage d’Anne Chamayou, L’Esprit de la lettre (XVIIIe siècle), Paris, PUF, 1999, notamment le chapitre II, « Une forme des Lumières » ; Anne Léon-Miehe, « Lettre philosophique et littérature épistolaire au XVIIIe siècle : enjeux philosophiques de la lettre dans les Lumières françaises », conférence disponible en ligne sur : http://philosophie.ac-rouen.fr/archives/miehe.htm (archive consultée le 3 mai 2010).

2  Brigitte Diaz, L’Épistolaire ou la pensée nomade. Formes et fonctions de la correspondance dans quelques parcours d’écrivains au XIXe siècle, Paris, PUF, 2002, p. 40.

3  Pour la spontanéité de l’écriture et l’expression de la sensibilité chez les épistolières du XVIIe siècle, je renvoie à l’article de Roger Duchêne, « La lettre : genre masculin et pratique féminine », dans Christine Planté (dir.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 27-50.

4  L’article est signé par Mme de Choiseul-Meuse qui, selon les chercheurs, serait décédée en 1824. Rappelons que ses romans érotiques, parus au début du siècle, furent censurés par l’Empire et la Restauration ; elle publia ensuite des romans sentimentaux et des œuvres à l’usage des jeunes filles.

5  Diaz, L’épistolaire ou la pensée nomade, op. cit., p. 20-21.

6  Le fonds Enfantin de la Bibliothèque de l’Arsenal regroupe sous l’intitulé de Tribune des femmes toutes les archives relatives aux périodiques parus sous les différents titres mentionnés. Pour un essai bibliographique sur les titres successifs du journal, voir Evelyne Sullerot, Histoire de la presse féminine en France des origines à 1848, Paris, Armand Colin, 1966, p. 147-149. Ce périodique a fait l’objet de passionnantes études : Evelyne Sullerot, op.cit, p. 143-163 ; Laure Adler, À l’aube du féminisme : les premières journalistes (1830-1850), Paris, Payot, 1979, p. 19-73 ; Christine Planté, « Les féministes saint-simoniennes, possibilités et limites d’un mouvement féministe en France au lendemain de 1830 », dans Jean-René Derré (dir.), Regards sur le saint-simonisme et les saint-simoniens, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1986 ; Claire Goldberg Moses et Leslie Wahl Rabine, Feminism, Socialism, and French Romanticism, Bloomington, Indiana University Press, 1993 ; Michèle Riot-Sarcey, La Démocratie à l'épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994 ; Christiane Veauvy et Laura Pisano, Paroles oubliées. Les femmes et la construction de l’État-Nation en France et en Italie 1789-1860, Paris, Armand Colin, 1997, p. 31-40 et p. 177-202.

7  Shoshana Felman rappelait justement que la polémique est surtout un acte et un faire, et pas seulement un dire, un discours : « Le discours polémique (propositions préliminaires pour une théorie de la polémique) », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, no 31, mai 1979, p. 192. Sur le discours polémique, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », dans Nadine Gelas et Catherine Orecchioni (dir.), Le discours polémique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1980, p. 3-40 ; Marc Angenot, La Parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982 ; voir aussi la bibliographie annotée de l’ADARR, préparée par Maria Brilliant et Dominique Garand : http://www.tau.ac.il/~adarr/index.files/bibliographies/discourspolemique.htm.

8  De la liberté des femmes. « Lettres de Dames » au Globe (1831 -1832), textes réunis et présentés par Michèle Riot-Sarcey, Paris, Côté-femmes, 1992, p. 11.

9  Les livraisons du premier tome de la brochure des prolétaires saint-simoniennes ont comme arrière-plan politique le procès du Père Enfantin et d’autres disciples les 27 et 28 août 1832 en Cour d’Assises de la Seine, puis le procès en police correctionnelle le 19 octobre 1832. Marie-Reine et Joséphine-Félicité s’en font les commentatrices passionnées et remettent en cause l’accusation d’immoralité portée contre les saint-simoniens.

10  Pour ce périodique épistolaire, on se reportera aux ouvrages anglophones suivants : Helen M. Berry, Gender, Society, and Print Culture in Late Stuart England. The Cultural World of the “Athenian Mercury”, Aldershot, Hampshire et Burlington, Vermont, Ashgate Publishing, 2003; Kathryn Shevelow, Women and Print Culture. The Construction of Femininity in the Early Periodical, Londres et New York, Routledge, 1989, en particulier le chapitre 3, p. 58-92.

11  Christine Planté, « Introduction », dans Planté (dir.), L’Épistolaire, un genre féminin ?, op. cit., p. 12. Cette nouvelle pratique éditoriale constitue ainsi un nouveau genre littéraire, « ou du moins un ensemble d’écrits relevant de la littérature et suscitant comme tels des discours critiques ».

12  Les livraisons ont été recueillies en deux tomes, chacun paginé de manière continue d’une livraison à l’autre. Je citerai l’édition numérisée, disponible à présent sur Gallica (www.gallica.bnf.fr), en deux volumes, sous le titre d’Apostolat des femmes que lui avait donné sa fondatrice Jeanne Désirée (Désirée Véret). Les numéros de page seront précédés de la tomaison, donnée en chiffres romains.

13  Une formulation encore plus claire apparaît dans la première livraison du second tome : « L’impartialité promise à toute pensée de femme me fait un devoir d’insérer la lettre suivante » (II, p. 17). La lettre, signée Camille de G***, critique ouvertement l’une des séances de la rue Taranne et le silence imposé à la parole des femmes, mais montre toutefois une complicité avec le journal des saint-simoniennes.

14  Dans cette sixième livraison, on peut lire aussitôt une autre lettre signée par Suzanne. Cette fois, le lectorat entre in medias res dans un échange entre la rédactrice et une jeune correspondante : « À Mademoiselle Élisa de M*** ». Aucun contexte n’est donné, de prime abord ; les lecteurs partagent en tiers l’échange entre Suzanne et sa correspondante, dont Suzanne cite des extraits. Suzanne s’adresse à elle par des mots affectueux tels que « ma chère enfant », et insiste sur la continuité de l’échange épistolaire entre elle et sa jeune correspondante : « je me hâte de répondre à ta dernière lettre » (I, p. 51). Si la lettre se veut dialogue et guide moral, elle prend aussi des allures de satire des hommes, des codes et de la loi qui accrédite et perpétue l’infériorité des femmes. Suzanne y fait preuve de beaucoup d’humour et prend même la place du prêtre qui marie les époux.

15  L’horizon élargi de la correspondance découle de l’exil des saint-simoniens, frappés par l’attaque des autorités contre leur association. Certains des leaders et des apôtres partent pour l’Egypte et abandonnent « Paris aux femmes » ; d’autres choisissent le Nouveau Monde, comme l’ex-mari de Suzanne. Certaines femmes s’exileront en Angleterre.

16  La lettre reprise de la Crise est envoyée à Robert Owen par une femme signant Concordia (II, p. 112-117) ; la lettre envoyée au Man, dont des extraits sont republiés dans la Tribune des femmes, est écrite par « une jeune Française », selon la signature en fermeture, qui est précédée comme souvent par une pré-clôture sous forme de requête de publication dans le journal.  

17  Dans la 12e livraison, consacrée à l’anniversaire d’Enfantin et à l’importance de l’instruction publique, Suzanne envoie une lettre ouverte à Béranger. Elle demande au poète du peuple de prêter sa voix aux femmes et de demander l’affranchissement moral, intellectuel et matériel des femmes (I, p. 148-150). Cette lettre n’a pas de visée directement polémique.

18  Ruth Amossy, « La lettre d’amour du réel au fictionnel », dans Jürgen Siess (dir.), La lettre entre réel et fiction, Paris, SEDES, 1998, p. 73.

19  Ibid., p. 74.

20  Ibid.

21  Selon la formule éclairante de Dominique Maingueneau, « Scénographie épistolaire et débat public », dans Siess (dir.), La lettre entre réel et fiction, op. cit., p. 59.

22  Le Journal des femmes est une revue hebdomadaire, formée en 1831 par le biais d’une société en commandite, dont la gérante jusqu’en 1834 sera Fanny Richomme. Cet élégant in-4o affiche sa vocation éducatrice pour les femmes. Voir Sullerot, Histoire de la presse féminine, op. cit, chap. XII, p. 164-176.

23  Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, 3 vols, Paris, Armand Colin, 1990, vol.1, p. 92.

24  Amossy, « La lettre d’amour du réel au fictionnel », op. cit., p. 77.

25  Sur cette notion, voir l’article de Dominique Maingueneau cité plus haut, et celui de Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L’interaction épistolaire », dans Siess (dir.), La lettre entre réel et fiction, op. cit., p. 19.

26  Rappelons que le 15 septembre 1832, dans la rubrique « Correspondance » du Journal des Femmes, une locutrice conservatrice, qui signait « Laure Bernard », exhortait les femmes à respecter le Code Civil : « Gardons notre esclavage tel qu’il est », clamait-elle, en repoussant l’idée même d’émancipation pour les femmes. La réponse apparaît quinze jours après, signée Mme Fouqueau de Pussy : elle reprenait un à un tous les arguments, en italiques, mais en justifiant le rétablissement du divorce, et le droit de pouvoir agir et prendre des décisions à l’intérieur du couple conjugal.

27  Pour une étude des polémiques que les journalistes saint-simoniennes entretiennent avec les journaux contemporains, je renvoie à l’ouvrage d’Evelyne Sullerot, op. cit., p. 153-155. L’une des polémiques dépasse le cadre saint-simonien puisqu’il s’agit de défendre Dumas des accusations de plagiat. Dans la septième livraison du second tome, une correspondante signant F. Dazur écrit ainsi « Un mot de réponse au nouvel article des Débats sur Alexandre Dumas » ; la défense de Dumas fait suite à un compte rendu élogieux du drame Angèle par Suzanne, dans la sixième livraison.

28  Marie-Claire Grassi, L’Art de la lettre au temps de « La Nouvelle Héloïse » et du romantisme, Genève, Ed. Slatkine, 1994, p. 217. Rappelons que l’enquête de Grassi porte sur un large corpus des lettres de la noblesse.

Pour citer ce document

Catherine Nesci, « Droit de réponse : lettre apostolique et lettre polémique dans le journal féminin des années 1830», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/droit-de-reponse-lettre-apostolique-et-lettre-polemique-dans-le-journal-feminin-des-annees-1830