La boîte aux lettres du Mousquetaire, journal d’Alexandre Dumas (1853-1857)
Table des matières
SARAH MOMBERT
Dans le débat complexe suscité par les rapports entre la lettre et la presse au XIXe siècle, on trouve souvent exprimée l’idée que le journal, forme nouvelle de la circulation des idées et des discours dans l’espace public, a rendu obsolète la lettre, qui constituait l’un des piliers les plus solides de la communication salonnière dans la société d’ancien régime. Ce processus structure par exemple l’histoire de l’épistolaire retracée dans l’article « Lettre » de la Grande Encyclopédie de Marcellin Berthelot :
L’échange des idées littéraires, philosophiques, scientifiques, se faisait souvent par lettres aux XVIIe et XVIIIe siècles sous une forme familière et courante ; c’est ce qui donne aux correspondances de cette époque tant de charme et tant d’intérêt. Au XIXe siècle, la presse, les journaux ont tué la correspondance1.
S’il est indéniable que, dans le dernier quart du XIXe siècle, la transmission des nouvelles et la publication des idées se fait directement dans la grande presse d’information, sans l’intermédiaire de l’épistolaire, le constat doit cependant être nuancé pour les décennies précédentes et pour la petite presse. Pendant presque tout le siècle, les petites feuilles périodiques ont prolongé la sociabilité salonnière ou cénaculaire bien plus qu’elles ne l’ont remplacée, par l’usage massif qu’elles font des lettres, qu’il s’agisse de lettres authentiques publiées dans les colonnes du journal ou d’articles rédigés sous forme épistolaire.
Je souhaiterais mettre cette hypothèse à l’épreuve de l’étude d’un cas, celui du petit journal quotidien d’actualité littéraire et artistique dirigé par Alexandre Dumas entre 1853 et 1857, Le Mousquetaire. Cette feuille, typique de la presse des personnalités sous l’Empire autoritaire2, permet de saisir de façon précise la nature de l’échange épistolaire par voie de presse, à travers la rubrique « Correspondance », qui est pour une grande part consacrée aux lettres de lecteurs, célèbres ou anonymes, et aux réponses que leur adresse Dumas par la voie du journal, mais aussi à travers les lettres insérées dans les causeries du directeur, publiées en tête de la plupart des numéros.
Dans Le Mousquetaire comme beaucoup de journaux contemporains, une partie des lettres publiées est constituée d’articles sous forme épistolaire, relevant de la correspondance journalistique, dans laquelle un journaliste rend compte, par lettres, de la vie culturelle dans le pays ou dans le champ social dont il a été spécialement chargé. Dans les journaux politiques, la lettre sert aussi de canevas aux articles de fantaisie, permettant de camoufler la publication de récits fictionnels qui risqueraient de tomber sous le coup du timbre Riancey3. Mais Le Mousquetaire, petit journal non-politique, exempt de timbre et de cautionnement, n’a nullement besoin d’emprunter le masque de la lettre pour publier du roman ; au contraire, le roman-feuilleton, souvent signé de Dumas, nourrit abondamment son rez-de-chaussée et constitue son meilleur argument publicitaire auprès des abonnés. La place inédite accordée par cette feuille aux courriers pose donc, de façon très différente de celle de la grande presse, la question des rapports entre le réel et la fiction dans le journal.
Contrairement aux habitudes éditoriales des journaux du temps qui, lorsqu’ils concèdent une place aux lettres de lecteurs, les relèguent généralement en page 3 ou 44, Le Mousquetaire leur donne la première place, en les publiant fréquemment à la une. Dumas indique l’importance cruciale qu’il accorde à l’échange familier avec ses lecteurs, dans sa causerie du n°2 :
Il faut, mon cher lecteur, que vous me passiez une fantaisie , — c’est de mettre sous vos yeux toutes les lettres qui me sont écrites, les unes avec leurs complimens, les autres avec leurs injures,— tout ce que je puis vous promettre, c’est qu’il n’y aura pas de cabinet noir entre vous et moi, — et que toutes les lettres qui arriveront à mon adresse seront décachetées par vous5.
La lettre prend la place du « Premier-Paris », que Dumas appelle volontiers « Premier-Mousquetaire », entérinant le remplacement de l’actualité politique par le dialogue avec les lecteurs. Aux antipodes des ambitions éditoriales généralement affichées par les rédacteurs en chef qui occupent la une, il transforme donc l’article de tête en une simple boîte aux lettres destinée à rendre publique la correspondance du journal, qu’il identifie à son directeur.
Une lettre de Dumas à Théodore Boulé, l’imprimeur du journal, témoigne de la réticence des compositeurs de cet atelier, pourtant habitués à la composition de presse, à se plier à une promotion si inhabituelle de l’épistolaire à la une du journal :
[Paris, 29 novembre 1854]
Comment dois-je faire cher ami pour que vos imprimeurs suivent mes instructions. Aujourd’hui, ils mettent dans le corps du journal deux lettres que j’avais recommandé de mettre en 1er Mousquetaire6.
La question de la place de la lettre dans la mise en page du journal souligne un point fondamental des rapports entre presse et épistolaire : l’hétérogénéité de la lettre, en tant que document brut, doit nécessairement être réduite pour que celle-ci devienne un texte de presse, par l’insertion d’un chapeau, par le montage ou l’assignation à une rubrique spécialisée, telle la rubrique « Correspondance ». Car, contrairement à ce qu’on imagine depuis la conversion de la presse à l’information, en particulier à l’information brute, directement venue des agences de presse, telle que nous la connaissons par exemple aujourd’hui avec les journaux gratuits, le statut documentaire de la lettre, son rapport avec le réel, pose problème dans un journal littéraire tel que Le Mousquetaire. Censée émaner directement de lecteurs en chair et en os, la lettre ne se soumet que malaisément au régime d’auctorialité journalistique dans lequel, même publié sous pseudonyme, tout texte émane d’un homme du métier, se soumettant aux règles implicites d’un code rédactionnel partagé.
Témoins de cette gêne, de nombreuses lettres publiées dans le journal de Dumas jouent de l’équivoque, en laissant entendre à demi-mot qu’elles relèvent de la mystification. C’est le cas d’une série de trois lettres signées d’un prétendu M. Benjamin Château, rue de Paradis, 32, qui écrit pour faire des suggestions, inspirées par Mme Château, sur la critique musicale du Mousquetaire et se plaindre des articles dans lesquels Octave Feuillet et Paul Bocage ont successivement dénigré les bourgeois :
Je suis un bourgeois, Monsieur, comme feu mon père, comme feu mon grand-père, comme tous mes aïeux […] Je n’ai pas d’esprit, mais j’ai, trésor plus précieux, peut-être, une forte dose de bon sens, de jugement si vous voulez7.
Ce nouveau Jérôme Paturot achève ainsi sa lettre, modèle d’épître bourgeoise trop parfait pour ne pas être un pastiche :
P.-S. Il va sans dire, monsieur, que n’étant pas littérateur, je serais au désespoir de trouver ma lettre imprimée dans les colonnes de votre journal. Puis, s’il faut tout vous dire, j’ai un beau-père bonnetier à Montmartre, qui ne me pardonnerait pas d’avoir compromis notre nom en le mettant dans une feuille publique8.
La deuxième lettre développe comiquement le thème du post-scriptum, en brodant sur l’attrait ambigu du bourgeois pour la publicité offerte par le journal :
Qu’avez-vous fait, monsieur ? Eh quoi ! après ma prière, vous avez publié ma lettre ; mon nom et ma prose vont parcourir la France, l’Europe, l’Amérique ! Mon épître va faire le tour du globe entier ! Avant six mois, je serai peut-être la fable du Connecticut ou de l’Abyssinie ! […] Qu’avez-vous fait, monsieur9 !
Incompatible avec la modestie bourgeoise, la publication de sa lettre dans le journal déclasse l’épistolier et le met en contact avec le monde des lettres et des arts, opérant sur le mode comique son apothéose artistique :
Ma vie, d’ailleurs, ne va plus ressembler désormais à celle de tout le monde, ou du moins je vais être un bourgeois à part, un bourgeois d’élite, un être privilégié […] Depuis que je suis sorti de mon comptoir, depuis que j’ai vu des artistes, depuis surtout que j’ai eu l’honneur de correspondre avec vous, je ne suis plus le même, j’ai dépouillé le vieux Château10 !
Ce topos du bourgeois transfiguré par la littérature révèle la mystification, et le but pragmatique de la fiction épistolaire ne tarde pas à se dévoiler : il s’agit d’annoncer la publication d’une série de chroniques artistiques écrites par un prétendu bourgeois de Paris11, derrière lequel se cache probablement l’un des critiques habituels du journal.
La mystification littéraire, qui travestit l’identité de l’épistolier, s’apparente à une autre pratique intéressante, celle de la lettre volée, où le journal détourne la situation de communication épistolaire. Le premier degré du vol de lettre consiste à publier une lettre envoyée au journal dont l’auteur demandait à ce qu’elle ne soit pas publiée. C’est le cas de la lettre de Juliette Dillon, organiste et compositrice, qui propose de composer une ode à Balzac, en guise de contribution au concert destiné à financer son monument funéraire12 :
Je ne sais si de près ou de loin j’ai l’honneur d’être connue de vous, mais ce qui est certain, c’est que je hais par caractère tout ce qui a l’air d’une réclame, tout ce qui ressemble à une recherche d’exhibition. Je vous supplie donc, si par hasard cette idée malicieuse vous venait, de ne pas me donner le chagrin de la publication de cette lettre dans le Mousquetaire13.
Relevant plus nettement du vol caractérisé, une lettre de Michelet, publiée sans autorisation de son auteur, paraît le 30 décembre 1853 :
Correspondance.
Nous avions conçu, sur la santé de notre illustre historien et cher ami Michelet, quelques inquiétudes que nous n’osions communiquer à nos lecteurs. […] Par bonheur, nous recevons aujourd’hui seulement la lettre suivante. Nous nous empressons d’en faire part à nos lecteurs comme d’un bulletin de sa santé.
A. D.
Piémont.— Nervi, près Gènes, 6 décembre 1853
Cher et très-cher ami,
J’ai été fort malade en arrivant, et j’ai cru un moment donner le faible engrais de ma dépouille aux orangers de Nervi […] Tout cela coupé vivement par des retours à la France, aux amitiés que j’y laisse, que je croyais quelquefois laisser pour toujours. J’y eusse eu regret, croyez-le, et je ne me serais pas consolé de ne pas savoir ce que deviennent vos travaux, ceux de mon gendre, où en est votre grande et difficile entreprise. Oh ! oui, difficile en ce temps ! J’assiste en esprit à vos luttes de toute espèce, et si je suis frappé de votre indomptable talent, qui se plie, replie à tant d’exigences absurdes, je ne le suis pas moins de votre héroïque persévérance.
Je vous serre la main et vous aime de cœur.
MICHELET.
Dumas omet de préciser que cette lettre ne lui est pas adressée, mais bien à Paul Meurice, l’un de ses collaborateurs réguliers, qui la lui a sans doute montrée, peut-être en l’autorisant à la publier. Les journaux de province, qui la reproduisent sans mettre en doute l’implicite de la situation de lecture du journal, la présentent comme adressée à Dumas, preuve que le lecteur identifie naturellement « votre grande et difficile entreprise » aux débuts du journal Le Mousquetaire et « votre indomptable talent » à son rédacteur en chef. Michelet, qui a la surprise de lire sa lettre ainsi détournée, s’en étonne14. Mais le mal est fait, et le texte publié, avec ses équivoques qui, initialement, relevaient simplement du mensonge par omission, se prête à toutes les interprétations légendaires. On lit ainsi, dans les souvenirs de Philibert Audebrand, journaliste du Mousquetaire, une véritable affabulation sur la signification politique de cette lettre, mêlée à des citations arrangées du texte publié dans Le Mousquetaire :
Il est regrettable que la crainte d’un procès politique ait forcé Alexandre Dumas à en retrancher le passage le plus caractéristique. [...] Ici, un paragraphe détruit sur Alexandre Dumas Ier, le jeune et brillant général noir de la première République. — Ces lignes, comme vous le pensez bien, étaient d’une très haute éloquence. — Pourquoi ne les avoir pas conservées ?
L’historien exilé termine avec une simplicité touchante
Mon cher Alexandre, je vous serre la main et vous aime de cœur.
Michelet15.
Le témoignage de Philibert Audebrand, rédigé à partir des exemplaires du Mousquetaire que le mémorialiste avait sous les yeux, peut être qualifié de mensonger et sa transcription du texte publié en 1853 de forgerie. Nulle part dans le journal, qui se contente de gommer la situation de la communication épistolaire, il n’est écrit « Mon cher Alexandre, je vous serre la main ». Mais la réécriture du document dans les souvenirs du journaliste illustre parfaitement l’une des caractéristiques principales de l’épistolaire dans Le Mousquetaire, à savoir la présupposition d’une identité parfaite entre le journal et son rédacteur en chef.
Une seconde preuve de l’identification du périodique à son patron est apportée par l’observation de la fréquence de parution des lettres dans les colonnes du journal. On observe que les rubriques de correspondance sont régulières et très nourries dans les périodes où Dumas est actif au journal, mais qu’elles tendent à disparaître pendant qu’il voyage ou qu’il s’occupe à d’autres tâches, par exemple pendant l’été 1854, où il délaisse son journal pour se consacrer à des travaux plus rémunérateurs. Lorsque le « maestro » est parti, la boîte aux lettres du Mousquetaire se tait.
Non seulement la correspondance privée de Dumas et celle de son journal ne font qu’une, mais encore il arrive que les lecteurs écrivent au Mousquetaire dans le but exclusif de contribuer à l’histoire personnelle de Dumas qui, au même moment, publie ses mémoires dans les colonnes du journal. C’est ainsi qu’un abonné lui envoie un document susceptible de nourrir son récit autobiographique. Il s’agit d’une lettre de recommandation et de demande d’augmentation, rédigée en 1824 par Oudard, chef de service des bureaux du duc d’Orléans, au profit d’Alexandre Dumas, alors âgé de 22 ans, employé surnuméraire aux écritures :
Nous ignorons le nom de l’ami qui nous fait le précieux cadeau que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs ; c’est une pièce à l’appui de mes Mémoires, et qui, ayant un grand intérêt pour moi, en aura peut-être un petit pour le public.
ALEX DUMAS.
Cher Dumas,
Je vous envoie un souvenir de votre jeunesse que j’ai trouvé parmi de vieux papiers en bouquinant sur le quai Saint-Michel. Puisse-t-il vous faire le plaisir que j’ai de vous l’offrir.
Un passager du Léonidas (en juin 1842)16.
La présentation du document envoyé par la poste souligne le double intérêt de la publication : contribuer à l’entreprise journalistique du Mousquetaire, en offrant un « précieux cadeau » à ses abonnés et participer à l’édification du monument autobiographique de son directeur. La situation de communication, aussi complexe que l’imbrication des textes dans la page du journal, témoigne de la création d’une nouvelle communauté autour de la lettre : celle des « amis » dont « nous ignorons le nom », qui communient dans le « plaisir » et « l’intérêt » d’une relation qui se nourrit de son propre affichage.
La teneur informative des lettres parues dans Le Mousquetaire est quasiment nulle au regard de l’actualité et, si l’on lit la correspondance du journal pour savoir ce que ses lecteurs pensent du monde qui les entoure, quelles sont leurs opinions et leurs goûts, on ne peut qu’être déçu. Car la rubrique de correspondance contient avant tout la chronique du journal en train de se faire. C’est pourquoi elle exhibe les lettres, y compris les plus insignifiantes, des membres de la rédaction, voire des administrateurs, tel Edmond Viellot, le secrétaire de rédaction, dont les lettres, non destinées à la publication, dévoilent les coulisses du journal :
A MONSIEUR ALEXANDRE DUMAS
Cher maître,
Nous recevons cette assignation de M. Buloz tendant à insertion ; quand faut-il insérer ?
A vous,
E. VlELLOT.
Mon cher Viellot,
Insérez d’abord, — publicité avant tout — Je n’ai pas le temps de lire la prose de M . Buloz, mais je la lirai, qu’il soit tranquille […]
A vous,
ALEX. DUMAS17.
La consigne donnée au secrétaire de rédaction par Dumas est parfaitement claire : la publication dans le journal sert à prendre date de la réception d’une lettre hostile18, à scander le temps de la vie du journal, même et surtout – « publicité avant tout » – lorsque le rédacteur en chef n’a pas le loisir de la lire. Parfois même, elle figure une sorte d’équivalent de temps réel, comme dans cette lettre de l’acteur Laferrière, qui répond à la sollicitation que Dumas lui a adressée de quêter au bénéfice de Mme Saqui, la célèbre danseuse de corde qui, à 80 ans, meurt de faim dans une mansarde :
Ranelagh, lundi, 10 heures du soir.
Cher Dumas,
Nous sommes au troisième acte de L’honneur et l’Argent, on me remet le Mousquetaire. Merci d’avoir songé à moi. La salle est remplie, le public chaud, et tout disposé, je crois, à nous venir en aide pour la pauvre Saqui. […] A tout à l’heure le résultat.
11 heures et demie.
Victoire ! nous avons CENT douze francs ! Je viens de les déposer entre les mains du propriétaire du Ranelagh, M. Ernie. Vous pouvez donc envoyer prendre cette somme avec l’autorisation que je joins à ma lettre. […]
Mon bien affectueux dévouement.
AD. LAFERRIERE19.
L’actualité, temps du quotidien journalistique, ne mime donc pas, dans Le Mousquetaire, le temps du monde extérieur, de la politique ou des affaires, mais celui du remplissage du journal lui-même, auquel l’épistolaire contribue avec une efficacité toute particulière. Dans un article écrit depuis le train de Bruxelles et rédigé à la vapeur, Dumas avoue cette valeur quantitative de la lettre, vue comme « de la copie toute faite » :
Tenez, je vous donne la lettre où [Cochinat] me raconte l’aventure de notre Mousquetaire. Vous comprenez. Je suis pressé. Je vous écris de la station de Valenciennes.
Vingt minutes d’arrêt.
La lettre de Cochinat est de la copie toute faite20.
Puisque la lettre participe activement à la fabrique du journal, elle joue un rôle essentiel dans le développement d’un imaginaire, voire d’une mythologie du périodique de presse. Dans la rubrique de correspondance du Mousquetaire, on fait ainsi connaissance avec le personnel de la rédaction, en particulier avec le jardinier Michel, homme à tout faire du journal, censé jeter dans les oubliettes du journal, ajoutées tout exprès au bâtiment par l’architecte, les textes qu’apportent à la rédaction des importuns, ou avec le responsable de la distribution, dont l’irrégularité vaut à Dumas de nombreuses lettres de réclamation.
Les abonnés ont leur place, et non des moindres, dans cette auto-représentation mythologique du journal. C’est ainsi que les rédacteurs, secondés par des journaux amis, comme le Figaro, orchestrent, par le biais de la rubrique de correspondance, une sorte d’héroïsation épique des abonnés. Au début de l’année 1854 paraissent dans le journal de Dumas, puis à partir d’avril dans le Figaro qui vient de renaître, plusieurs lettres émanant de proches de ces deux feuilles21, dont les auteurs s’affrontent dans une compétition burlesque à qui sera reconnu comme le premier abonné du Mousquetaire :
A MONSIEUR ALEXANDRE DUMAS
(Pour remettre à M. Château)
Non, monsieur Château, non, vous n'êtes pas le premier abonné du Mousquetaire. Je réclame, comme artiste, et je puis vous en donner la preuve à l'instant même.
Vous dites que vous vous êtes abonné le 20 novembre, — mais je me suis abonné le 10 de ce mois, à midi un quart, le spécimen n'ayant paru qu'à midi. Il n'y avait pas encore de registre ; on a inscrit mon nom sur une feuille volante […]
Je proteste donc, au nom de l'art, contre votre assertion.— Un artiste devait naturellement être le premier abonné du journal d'Alexandre Dumas.
LÉOPOLD AMAT22.
Il s’agit à l’évidence d’une campagne épistolaire collective et orchestrée, à visée publicitaire, qui feint la polémique et produit des lettres, au risque de la mystification, pour alimenter la création d’un véritable imaginaire collectif de l’abonné.
Si donc le réel est à peu près absent des lettres publiées dans Le Mousquetaire, qui parlent essentiellement de la fabrique du journal, si l’auctorialité épistolaire est mise en doute par la publication dans la presse, si la parodie ou la mystification guettent tout courrier transcrit dans ses colonnes, quelle peut bien être la valeur de témoignage de l’épistolaire dans le journal ? On associe traditionnellement, en effet, l’épistolaire à l’intime, à la confession et à la transmission de nouvelles privées : ainsi perçue, la lettre s’oppose à la « publicité » donnée par le journal aux nouvelles qu’il diffuse et, plus généralement, au système de la communication médiatique. Dans le cas du Mousquetaire cependant, l’épistolaire ne reflète pas l’intime, du moins pas dans le corps des lettres envoyées par les lecteurs. Au contraire des rédacteurs, qui ont très souvent recours à la forme littéraire de la confession ou du récit épistolaire comme modèle énonciatif de leurs fictions, les lecteurs ne se confient guère dans leurs courriers, mais ils y révèlent de nombreux aspects de ce que, à l’instar de Judith Lyon-Caen, on pourrait appeler les « usages » du journal23. A défaut de registres d’abonnement, qui n’ont pas été conservés, les lettres constituent le meilleur moyen de comprendre par qui, pourquoi et comment est lu le journal.
Comme pour d’autres feuilles publiant du roman-feuilleton, la correspondance du Mousquetaire témoigne en particulier de l’appropriation par les abonnés de la fiction publiée dans les pages ou au rez-de-chaussée du journal. Les lecteurs écrivent ainsi à la rédaction pour tenter d’infléchir la suite d’un roman-feuilleton en cours de parution, par exemple les Mohicans de Paris :
27 juillet.
Je lis, que dis-je, je dévore vos Mohicans. Colomban et Carmélite m’intéressaient au-delà de toute expression ; j’espérais qu’une circonstance imprévue empêcherait la consommation du suicide de ces amans. […] De grâce, rendez-leur la vie. Rien n’est impossible à votre génie […].
A. COUPART.
Mon cher Coupart,
Vous voyez que j’ai accompli à moitié votre vœu. Colomban est mort, mais Carmélite survit. Une autre fois je tâcherai de vous satisfaire plus complètement.
Bien à vous, A. D24.
En disant comment on lit, on dit aussi qui l’on est. La lecture de la même feuille fait naître une communauté de lecteurs, dont la correspondance montre qu’elle se construit volontiers en miroir de la communauté d’artistes, du cénacle ou du salon journalistique sous les traits desquels se représente Le Mousquetaire. Conscients du lien spécifique que le journal établit entre eux, destinataires du périodique, et les artistes que leurs abonnements font vivre, les épistoliers se font acteurs de la vie artistique contemporaine en prenant la plume pour écrire au journal. Cette implication des abonnés dans leur journal et, au-delà, dans la vie littéraire, apparaît très clairement à l’occasion de la publication des listes de soutien à George Sand, en 1854. Le 15 février paraît à la une du journal (voir figure 1 ci-bas) une lettre de la romancière à Eugène de Mirecourt, où elle réfute les erreurs de la biographie qu’il vient de lui consacrer25. La lettre est suivie d’un billet collectif de la rédaction adressé à Sand :
Cher confrère,
Nous saisissons cette occasion de vous témoigner, une fois de plus, notre dévouement, notre estime et notre admiration.
ALEXANDRE DUMAS.
ALEXANDRE DUMAS FILS.
Comtesse DASH.
PAUL BOCAGE.
ROGER DE BEAUVOIR.
GEORGES BELL.
ASSELINE.
PHILIBERT AUDEBRAND.
EIMANN.
LÉON GATAYES .
CASIMIR DAUMAS.
ARMAND BASCHET.
DUBREUIL.
MAX DE GORITZ.Paris, 15 février 185426.
Fig. 1. Le Mousquetaire, no 87, 15 février 1854
À l’évidence, la liste des signatures, reproduites en majuscules d’imprimerie, est plus importante que le texte du message lui-même, et cette forme fait florès dans les jours qui suivent, puisque d’autres billets collectifs de soutien sont publiés, émanant parfois de cercles d’abonnés a priori fort éloignés des milieux artistiques ou journalistiques :
A GEORGE SAND.
Madame,
Lorsque nous lisons vos ouvrages, tous nos bons sentimens sont en fête, et nous nous sentons devenir meilleurs.
Croyez à notre profonde admiration, à notre sincère estime et à notre entier dévouement.
CH. AUBRY, dessinateur industriel, 6, boulevard Saint-Denis.— BENEZ, sculpteur sur ivoire.— CLÉMENT, releveur.— GORJUX, menuisier.— RÉDERS, ponceur.— CHAMPLOIS, tourneur.— VIDAL, ouvrier en pianos.— GEORGES, graveur. — PARISOT, mécanicien.— VAVASSEUR, dessinateur industriel.— NAVIÈRES, imprimeur sur étoffes.— FAURER, charpentier.— CHEVALIER, dessinateur.— A. MATRE, piqueur à la mécanique.— HÈRES, coloriste.— MARCHAND, artiste industriel.
P. S. Le temps nous manque pour faire signer plus d’amis, qui seront bien chagrins de n’avoir pu manifester leurs sentimens.
CH. A27.
La communication valant participation en régime médiatique, les abonnés se font eux-mêmes journalistes. La lettre adressée au journal, qui leur permet d’écrire aux artistes qu’ils admirent, devient un formidable outil d’identification socio-culturelle et leur permet d’afficher fièrement leur condition d’ouvriers ou d’artisans ― pour certains d’artisans d’art ― face à celle de la femme écrivain. La lettre publiée, parce qu’elle donne l’initiative de l’action à l’abonné, tend à bouleverser les hiérarchies sociales, par exemple en faisant d’un ouvrier le protecteur d’un artiste. On lit ainsi, en réponse à une souscription charitable lancée par Dumas en faveur de Léon Reynier, jeune musicien prometteur tombé à la conscription28 :
Mon cher Mousquetaire,
Il faut que mon cœur s’épanche ; merci, très-cher ami, de tout le bonheur que tu me donnes.
Que Dieu te rende le bien que tu fais.
Un ouvrier qui t’aime bien
A. R.
Voila 4 fr. 35 c. qui restent dans ma poche, prends-les pour M. Léon Reynier. Bah ! c’est demain samedi.
19 mai29.
Cet ouvrier qui attend le jour de la paie hebdomadaire pour compenser le don de 4,35F (plus d’un mois d’abonnement au Mousquetaire !) dit tout de la valeur que prend l’échange épistolaire aux yeux des lecteurs du journal. « Il faut que mon cœur s’épanche », écrit-il, alors que sa lettre ne contient pas de confession. Celle-ci se trouve remplacée par un système de don et de contre-don que l’on peut schématiser ainsi : s’abonner à un journal qui publiera les lettres qu’on lui envoie donne au lecteur l’occasion d’être généreux et lui revoie une image embellie, glorieuse, héroïsée de lui-même en ouvrier charitable, en industriel ami des artistes ou en bonnetier capable d’écrire de la critique. Le petit journal transcende alors la fonction de divertissement et de maintien de l’ordre social que lui imposent les lois de l’Empire autoritaire pour devenir un véritable opérateur de promotion culturelle et sociale.
Plus qu’une fenêtre ouverte sur le monde extérieur vu par les lecteurs, ou sur l’intimité de leurs vies ou de leurs opinions, les lettres publiées dans Le Mousquetaire doivent donc être lues comme un miroir dans lequel l’abonné et son journal se reflètent à l’infini. La boîte aux lettres du Mousquetaire n’est donc pas, contrairement à ses semblables ordinaires, le réceptacle dans lequel tombent des courriers qu’on lit ou qu’on jette sans les ouvrir : elle est le moyen le plus direct pour l’abonné qui détache la bande de son journal favori à l’heure du dîner de trouver sa propre prose imprimée.
(École Normale Supérieure de Lyon, Université de Lyon)
Notes
1 Grande Encyclopédie, Lamiraut, volume 22, article « Lettre », p. 110, 1896. Référence citée par Marie-Claire Hoock-Demarle, « L’épistolaire ou la mutation d’un genre au début du XIXe siècle », Romantisme, n° 90, 1995, p. 39.
2 Voir sur ce point Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2004, p. 83 et suivantes.
3 L’amendement Riancey à la loi sur la presse votée le 16 juillet 1850 imposait aux journaux politiques, déjà soumis au payement d’un timbre de 5 centimes par numéro, un timbre supplémentaire de 1 centime s’ils publiaient du roman-feuilleton.
4 C’est ce que fait par exemple le Figaro de Villemessant, journal très proche par biens des aspects du Mousquetaire.
5 Le Mousquetaire, n° 2, 21 novembre 1853.
6 Lettre d’Alexandre Dumas à Théodore Boulé du 29 novembre 1854, publiée sur le site des journaux d’Alexandre Dumas, http://jad.ish-lyon.cnrs.fr/Documents.php?ID=7.
7 Le Mousquetaire, n° 90, 18 février 1854.
8 Ibid.
9 Le Mousquetaire, n° 93, 21 février 1854.
10 Ibid.
11 Un seul épisode sera publié, le compte rendu de la première représentation du drame pour marionnettes de Maurice Sand Contre le destin rien ne peut (Le Mousquetaire, n° 99, 27 février 1854).
12 L’initiative de Dumas de financer le monument de Balzac lui valut un procès de Mme Balzac. Voir l’article de Claude Schopp, « Le tombeau d’Honoré de Balzac », L’Année balzacienne, 1981, p. 241-253.
13 Le Mousquetaire, n° 115, 16 mars 1854.
14 Lettre à Paul Meurice : « Nervi, Piémont, 22 janvier 1854. Le désert est tellement sevré de communications humaines que c’est seulement hier que j’ai appris, cher ami, par un numéro du Phare de la Loire, que ma lettre adressée à Paul Meurice l’était au directeur du Mousquetaire, enfin que vous aviez pris la direction de ce journal », Correspondance Générale, sous la direction de L. Le Guillou, Paris, Champion, 1997, T. 7, p. 693, n° 6470.
15 Philibert Audebrand, Alexandre Dumas à la Maison d’or, Paris, Calmann Lévy, 1888, p. 168.
16 Le Mousquetaire, n° 18, 7 décembre 1853.
17 Le Mousquetaire, n° 37, 26 décembre 1853.
18 Sur la campagne du Mousquetaire contre François Buloz, voir Firmin Maillard, La Cité des intellectuels, Daragon, 1905, p. 79 et Pascal Durand et Sarah Mombert (dir.), Entre Presse et Littérature, le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 2009, p. 89 et suivantes.
19 Le Mousquetaire, n° 263, 16-17 août 1854.
20 Le Mousquetaire, n° 72, 31 janvier 1854.
21 On y trouve les signatures de Benjamin Château, le prétendu bourgeois de Paris, du musicien Léopold Amat, du dramaturge Léon Brunswick ou d’Hippolyte de Villemessant, le directeur du Figaro.
22 Le Mousquetaire, n° 95, 23 février 1854.
23 Judith Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
24 Le Mousquetaire,n° 251, 2 août 1854.
25 Eugène de Mirecourt, George Sand, J.-P. Roret, 1854. La lettre de George Sand est parue la veille dans La Presse et sera reprise en placard chez Dubuisson.
26 Le Mousquetaire, n° 87, 15 février 1854.
27 Le Mousquetaire, n° 97, 25 février 1854.
28 Sur ces opérations charitables, voir le chapitre « Dumas dans ses bonnes œuvres » par Claude Schopp, dans Entre Presse et Littérature, op. cit., p. 179-195.
29 Le Mousquetaire,n° 181, 22 mai 1854.