La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

Le double jeu du journal, entre communication médiatique et correspondance privée

Table des matières

ALAIN VAILLANT

Toute étude historique de la presse moderne s’inscrit naturellement dans la perspective théorique tracée par Jürgen Habermas dans L’Espace public1 et déjà esquissée dès 1901, en France, par les intuitions de Gabriel Tarde réunies dans L’Opinion et la Foule2. Pour l’un comme pour l’autre, la presse a joué un rôle déterminant dans la constitution de l’espace public politique, indispensable à l’établissement du système parlementaire qui s’est progressivement imposé en Europe au cours des XVIIIe et XIXe siècles. C’est elle en particulier qui, offrant des lieux d’échange infiniment plus ouverts et plus étendus que les formes privées de sociabilité aristocratique ou bourgeoise (salons, cafés, etc.), a créé les conditions d’émergence d’une opinion publique et d’un débat réellement contradictoire. Cette vocation politique de la presse s’est spectaculairement imposée à l’occasion de la Révolution française, dont tous les acteurs ont été à la fois des journalistes engagés et des orateurs d’assemblée. Le rôle historique dévolu à la presse, pendant la décennie révolutionnaire, explique aussi que, tout au long du XIXe siècle, le journalisme politique français a pu servir de modèle pour les mouvements de contestation républicaine ou libérale, en Europe et en Amérique latine ; par ailleurs, il a sans doute contribué au prestige incontesté de l’éloquence délibérative dans l’écriture journalistique : celle-ci règne dans le Premier-Paris, rubrique phare du journal, mais aussi dans les articles de fond et dans les comptes rendus parlementaires.

Cependant, il ne faut jamais oublier que, pour Habermas, ce qu’il nomme l’espace public n’est qu’une des deux composantes du domaine privé, par opposition au domaine public, qui, lui, est limité à la sphère de l’État et du pouvoir. Le domaine privé est donc scindé en deux espaces : l’espace privé, réservé au cercle intime et familial ou aux échanges économiques, et l’espace public, où l’individu laisse de côté et neutralise l’ensemble de ses intérêts personnels pour entrer en communication et en débat avec autrui. Autrement dit, l’espace public médiatique n’est rien d’autre qu’une excroissance, une sophistication de cette sociabilité privée, rendue nécessaire par l’accroissement continu de la bourgeoisie, donc du nombre de participants à cette agora immatérielle du domaine privé. Tout se passe comme si le journal avait servi de relais, de prolongement à l’échange interpersonnel effectif, tel qu’il se déroulait d’abord dans les salons puis, à partir du XVIIIe siècle, dans les cafés et autres lieux semi-publics.

Il est donc capital, pour que le journal puisse jouer le rôle culturel mais aussi politique qui est le sien, qu’il continue à témoigner, de la façon la plus visible possible, de ce lien génétique et consubstantiel qui le rattache à la sociabilité privée. Concrètement, ce lien se manifeste selon deux modalités principales. D’abord, bien sûr, par ce style conversationnel qui caractérise la presque totalité de tous les articles non politiques de la presse et qui envahit la chronique, le feuilleton, mais aussi, en grande partie, les faits divers et l’ensemble des « microformes » journalistiques (blagues, nouvelles à la main, bigarrures, etc.)3. Selon un poncif de l’époque, le journal est l’équivalent moderne et post-révolutionnaire du salon aristocratique : le lecteur ne peut pas engager la conversation avec le journaliste, mais il a du moins l’illusion séduisante d’assister, de sa table de café ou de son intérieur bourgeois, à un dialogue (qui se doit alors de donner un sentiment gratifiant de familiarité et de complicité ironique). Cependant, il est une autre modalité qui, fonctionnellement, est peut être plus importante que la première : l’épistolaire. En intégrant des lettres dans son tissu textuel, le journal fournit en effet la preuve qu’il n’est pas clos sur lui-même, qu’il existe toujours des flux d’échanges entre l’espace médiatique et le monde extérieur – ou, du moins, il en donne l’impression – ; en fait, c’est grâce à la lettre, publiée comme telle et distincte de la masse des articles, qu’il joue vraiment son rôle de média, qu’il assume sa mission médiatrice entre la surface publique de l’imprimé et ses lecteurs. Ainsi, ces lecteurs ne sont plus seulement les spectateurs, même favorisés, de l’échange conversationnel ; mais ils ont en outre la possibilité, il est vrai très virtuelle, d’être invités à passer de l’autre côté du miroir pour engager effectivement le dialogue et entrer eux-mêmes dans le journal.

Dans son principe, l’épistolaire est ainsi une condition nécessaire du fonctionnement médiatique. Les premiers journaux n’étaient d’ailleurs rien d’autre que des lettres. Soit, dans le cas de la Gazette de Théophraste Renaudot, des lettres, principalement reçues de l’étranger, mais réunies et publiées ensemble pour faciliter leur diffusion ; soit, par exemple pour les journaux d’opinion de la Révolution, une longue lettre écrite par un seul rédacteur et simplement imprimée à destination du public. Puis, ce modèle épistolaire a été concurrencé par l’apparition progressive de rubriques proprement journalistiques, au XIXe siècle. De fait, entre l’absence et l’excès d’épistolarité, il est pour chaque époque un juste milieu à trouver. Si le média paraissait totalement fonctionner en circuit fermé, sans s’ouvrir aux discours qui lui sont adressés du dehors, il se condamnerait lui-même comme média. Mais, à l’inverse, s’il n’était plus qu’une boîte aux lettres servant à réguler un échange épistolaire ayant sa dynamique hors de lui, il perdrait toute utilité proprement médiatique. On sait combien, aujourd’hui, la numérisation des médias et la communication interactive générée par internet imposent avec une acuité presque angoissante ce dilemme qui, à moyen terme, risque de remettre en cause la viabilité même des médias d’information.

Si nous n’en sommes évidemment pas là au XIXe siècle, le problème est identique sur le fond. De même que, dans le cas des démocraties représentatives qui se mettent alors en place, l’électeur délègue son pouvoir d’action à l’élu, il faut bien admettre que le lecteur exerce aussi un pouvoir de délégation de la parole, dont il fait bénéficier le média. Il est alors normal que le journal public se substitue à la lettre privée. Néanmoins, ce même lecteur s’attend de temps à autre à trouver, dans les colonnes du journal qu’il lit, des lettres qui lui prouvent qu’il pourrait, lui aussi, intervenir dans le jeu médiatique. Même si, d’ailleurs, il ne le souhaite pas : rappelons-nous en effet que, dans ce XIXe siècle où la liberté d’expression est presque toujours peu ou prou réprimée, le journal offre le plaisir de lire ce que, précisément, on s’interdit de dire soi-même à voix haute, et a fortiori d’écrire.

Le phénomène dont il sera ici question est donc, on l’aura compris, la présence de lettres dans les périodiques du XIXe siècle. Par « lettres », il faut entendre les lettres réelles, qui ont vraiment été envoyées par la poste ou qui, du moins, veulent passer pour telles. La question qui est ici posée n’est pas celle du style épistolaire, qu’on retrouve dans les articles de politique étrangère (du type « on nous écrit de Janina », comme dans Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas) et dans les chroniques sous formes de lettres (par exemple, les inévitables « lettres de Paris », ou « courrier de Paris ») : ces signes d’épistolarité relèvent du même phénomène que le style conversationnel, à savoir de la volonté mimétique de reproduire les usages de l’éloquence privée, afin de créer un sentiment de connivence et de proximité avec le lecteur. Les lettres réelles, elles, peuvent être soit des lettres que le journal lui-même (sous la signature de son directeur ou son rédacteur en chef) adresse à un correspondant – généralement pour informer le public de problèmes liés au fonctionnement du journal –, soit, le plus souvent, de lettres reçues par le journal. Celles-ci sont alors de trois natures : ou des lettres de simples lecteurs (isolées ou insérées dans une rubrique ad hoc comme le « courrier des lecteurs »), ou des lettres de professionnels de la presse (journalistes, illustrateurs, etc.), ou des lettres de personnalités (hommes politiques, écrivains célèbres, etc.). À partir de ce cadre de classification, il a fallu répondre à deux questions : 1) y a-t-il des évolutions historiques sensibles, au cours du XIXe siècle, dans l’usage que la presse fait des lettres ? 2) Y a-t-il des disparités significatives entre les trois principaux types de périodiques (revues, quotidiens, presse culturelle hebdomadaire). Comme il n’était évidemment pas question de lire tous les journaux du XIXe siècle, la procédure adoptée, inévitable dans les recherches non monographiques sur la presse, a été celle de sondages aléatoires, qui ont permis de repérer quelques tendances générales particulièrement significatives.

La lettre dans le journal : esquisse d’une périodisation

Du point de vue de l’histoire de la presse du XIXe siècle, on sait qu’on peut distinguer grossièrement trois grandes périodes : la presse de l’Empire et de la Restauration (de nature essentiellement politique et délibérative), la presse correspondant à l’entrée dans l’ère médiatique (monarchie de Juillet et Second Empire), la presse de l’ère républicaine (la fin de siècle). Si l’on regarde la présence relative de lettres au cours de ces trois phases, on arrive en effet à des résultats assez tranchés.

Dans l’ère prémédiatique, la séparation entre le discours public et la parole privée est encore très nette et le journal, qui relève de la publication, est naturellement intégré à la sphère publique. Sauf exceptions, les lettres sont totalement absentes (hormis les lettres à caractère administratif ou officiel, notamment sous l’Empire). Il s’agit d’une presse très contrôlée, dont tous les mots sont pesés, où l’adresse au lecteur est systématiquement solennisée et qui joue systématiquement de la responsabilité particulière incombant à l’écrit public (au contraire de la lettre). La logique communicationnelle qui préside à cette presse pénétrée de sa dignité intellectuelle et politique exclut donc en principe l’effet de polyphonie et d’hétérogénéité qu’implique, ipso facto, l’intrusion de lettres dans le discours journalistique.

En revanche, le contexte politique et culturel a totalement changé à la fin du siècle. Nous sommes entrés dans l’ère démocratique et les journaux, collectivement diffusés à des centaines de milliers, voire à des millions d’exemplaires, appartiennent à l’univers familier de leurs lecteurs. La presse recherche désormais la proximité avec son public – ce que traduit, notamment, la généralisation du courrier des lecteurs. Hors même du cadre de cette rubrique spécialisée, il devient habituel pour les lecteurs d’écrire aux journalistes et, pour ces journalistes, d’utiliser ces lettres comme témoignages de leur propre capacité d’écoute et de dialogue. Ainsi, le critique Francisque Sarcey, connu pour avoir théorisé sa soumission à l’égard du goût du public (« Nous sommes les moutons de Panurge de la critique ; le public saute et nous sautons ; nous n’avons d’avantage sur lui que de savoir pourquoi il saute et de le lui dire4 »), n’hésitait pas à utiliser dans ses propres critiques les remarques et les avis épistolaires des abonnés du Temps. Bientôt, les comiques s’en mêlent et la parodie de courrier des lecteurs devient un classique de l’humour – et il l’est resté jusqu’aujourd’hui. Les fausses lettres, pastichant sur le mode burlesque toutes les lois du genre, ponctuent régulièrement les textes d’Alphonse Allais, chroniqueur vedette du Journal. Telle cette dernière, publiée sous le titre « Sauvetage d’âmes », censée commencer par des compliments « assez capables d’assommer, du coup, un essaim de rhinocéros adultes » et s’achevant, comme il se doit, par « une formule admirative et déférentielle à faire rougir une génération de langoustes » [A]5. Il est en effet frappant que, contrairement à l’usage actuel, le journal n’extrait pas de la lettre les seuls passages susceptibles d’intéresser le public, mais la reproduit intégralement, texte et paratexte compris, en y incluant l’en-tête, la date et les formules de politesse. Tout se passe comme si l’essentiel était de produire un effet de réel, garantissant et pour ainsi dire théâtralisant l’authenticité de l’envoi [B et C].

Pour autant, on se gardera d’exagérer l’importance médiatique de ce foisonnement épistolaire, qui a surtout le mérite d’introduire dans le journal de la variété et, souvent aussi, des occasions de sourire. En réalité, lorsque le journal recherche réellement le contact avec le public, il se déplace vers lui, en envoyant ses reporters – qui, ensuite, pourront rapporter dans ses colonnes des entretiens ou des interviews qu’on suppose alors sténographiés. Globalement, on peut considérer que ce n’est plus la lettre, mais le reportage (avec les autres moyens d’investigation de la presse de masse) qui fait entrer le monde extérieur dans l’espace médiatique. D’où un changement fondamental : la lettre, appartenant à la tradition rhétorique, instaurait de l’hétérogénéité discursive ; le reportage, lui, est au contraire un genre strictement médiatique et le journal est désormais totalement maître du jeu polyphonique. À l’exception du courrier des lecteurs et de ses variations parodiques, les lettres interviennent en fait peu dans les journaux  – essentiellement, soit comme preuves ou témoignages, en marge des polémiques ou des grandes affaires judiciaires (comme pendant l’affaire Dreyfus, [D]), soit, alors que la mode des autographes se répand, comme document à valeur historique (d’écrivain, d’artiste ou de personne publique, [E]). Pour être complet, il faut cependant ajouter que, entre le reportage et la lettre, il existe un genre hybride, l’enquête, qui est une sorte de sondage mené sur un sujet d’actualité auprès de personnalités en vue et dont la vogue médiatique est extraordinaire dans la presse d’avant 1914 : en effet, les réponses écrites à ces enquêtes prennent parfois la forme de lettres qui sont envoyées à l’enquêteur et dont les auteurs jouent alors du modèle épistolaire.

En fait, la période où l’épistolaire paraît jouer un rôle réellement central dans l’économie globale de l’espace journalistique est donc le mitan du siècle (disons de la monarchie de Juillet au Second Empire). La société bourgeoise post-révolutionnaire, venant après l’effondrement de l’aristocratie d’Ancien Régime, provoqué par la révolution de 1789 et confirmé par celle de 1830, repose sur une culture, notamment parisienne, où les sphères publique et privée sont profondément imbriquées l’une dans l’autre. La Comédie humaine de Balzac ne cesse d’en fournir les illustrations romanesques : la ville (avec ses lieux fétiches : le théâtre, le Boulevard, le restaurant, le bal, etc.) fonctionne comme un univers mixte où, pour ainsi dire, la sociabilité privée développe ses réseaux à l’intérieur de l’espace public. La structure du journal reflète cette mixité spatiale – par exemple en juxtaposant lettres et articles. Cependant, le journal ne dispose pas encore des moyens ni des instruments dont la presse se dotera à la fin du siècle (on pense notamment à tout ce qui relève de l’enquête et du reportage, voire à la photographie). Dans cette période de mutation de la presse (qui passe du débat délibératif à la culture de masse), la lettre est un outil très simple et très commode qui, tout en étant très traditionnel, fait pénétrer à moindres coûts les voix du dehors à l’intérieur du journal. Enfin, la presse bénéficie d’un contexte très particulier. D’un côté, elle peut s’appuyer, grâce à la pratique générale de l’abonnement et à l’homogénéité sociale de ses lecteurs, sur un public stable ; de l’autre, le monde des journalistes, qui, à titre ou à un autre, rassemble en fait la presque totalité des écrivains et des intellectuels, est à la fois nombreux et soudé par de puissants liens de connivence et de camaraderie. Un journaliste écrit toujours à destination de deux publics très différents (voire antagonistes), pour ses abonnés et pour ses confrères – de là, d’ailleurs, l’ironie structurelle de l’écriture journalistique, dans la presse de l’époque. Or cette ironie textuelle est, sur le plan communicationnel, redoublé dans le cas où le journaliste décide de donner à un journal non pas un article, mais une lettre – puisque la lettre, écrit privé, est intégrée à un imprimé public. La lettre intéresse alors le destinateur et le destinataire originels, mais aussi, bien entendu, le public anonyme des lecteurs du journal, puis encore, davantage peut-être, tous ceux qui, comprenant le double-sens de cette stratégie de publication, sont capables de deviner et d’apprécier ses implications réelles, donc de jouir de l’effet d’ironisation. Car la lettre permet souvent de dire ou de faire entendre ce qui serait impossible d’écrire dans un article de journal : de là l’intérêt pragmatique de la « lettre ouverte », qui permet à un écrivain de revendiquer une liberté de parole qu’il n’aurait pas comme journaliste. L’histoire littéraire en offre un exemple bien connu, qui n’est d’ailleurs pas à l’honneur de son auteur, Baudelaire : ce dernier publie dans le Figaro du 14 avril 1864 une lettre, anonyme de surcroît, où il dénonce avec une stupéfiante virulence un banquet organisé par le clan Hugo pour le tricentenaire de Shakespeare – un banquet où il ne voit qu’une opération publicitaire pour le William Shakespeare de Hugo (toujours en exil) et qui d’ailleurs, peut-être à la suite de cette lettre ouverte, sera finalement interdit [F].

Pratique épistolaire et typologie des périodiques

Passons vite sur la revue, qui est le type de périodique le plus réfractaire à la lettre. Non seulement la revue revendique la solennité du livre auquel elle reprend son format et sa mise en page, mais elle se veut même en surplomb du livre, comme une sorte d’instance judicatrice, qui joue de la distance qu’elle instaure avec son public et de la distinction qu’elle lui confère en retour. Hormis les lettres qu’on peut trouver, dans les revues fin de siècle, à l’occasion des enquêtes qui y sont menées sur des questions d’actualité (intellectuelle, littéraire ou artistique), l’épistolaire est le plus souvent absent de la revue. C’est encore plus vrai pour les petites revues d’avant-garde, qui sont dans les faits l’œuvre commune d’un groupe d’amis ou de camarades et qui ont d’autant plus besoin de s’abriter derrière la dignité de la publication et de fuir l’impression de complicité et de proximité qu’induirait immanquablement le recours à la lettre.

La situation du quotidien est plus complexe. Bien sûr, on trouve de tout dans un journal, et notamment des lettres : des lettres de journalistes, d’hommes politiques (notamment sous la Troisième République), d’experts ou de personnalités mises en cause – la lettre jouant à cette époque le rôle de nos actuels « communiqués » à la presse ou aux agences. Pour autant, la lettre occupe une place quantitativement négligeable et il n’existe pas encore, par exemple, ces pages entières de « courrier des lecteurs » que nous trouvons dans les journaux actuels. Les quotidiens, qui sont les entreprises de presse à la fois les plus lourdes et les plus rentables, sont aussi celles qui tendent le plus à se professionnaliser et à revendiquer leur spécificité médiatique. Or, la publication de la lettre reste la manière la plus économique mais aussi la plus rudimentaire de noircir du papier ; un journal sérieux évitera d’en abuser et, au gré des sondages effectués dans cette presse quotidienne, on ne peut qu’être frappé par la rareté des lettres, toutes périodes confondues (et à l’exception de moments de crise et de débat public comme pendant l’affaire Dreyfus).

Tout bien considéré, c’est dans la presse hebdomadaire qu’on trouve le plus de lettres, et cette fois en très grand nombre. Il faut ici distinguer deux types de périodiques (et, par voie de conséquence, deux types de lettres).

Le premier englobe les journaux visant soit une catégorie sociale donnée (les femmes, les demoiselles, les enfants, etc.), soit une profession particulière (les instituteurs, les curés, les gendarmes, etc.). La stratégie du média consiste alors à donner l’illusion d’une communauté de lecteurs dont il occuperait le centre et assurerait loyalement l’animation. Ce type de périodique sollicite les lettres – comme autant de contributions à une publication pour ainsi dire collective et interactive avant la lettre – et prodigue à son tour les conseils et les avis. À l’opposé du quotidien qui respire l’air de la place publique, il vise à susciter un sentiment d’intimité voire de confidentialité. La lettre publiée y a aussi valeur d’exemplarité et, en particulier, elle est un instrument d’édification morale dans la presse catholique. Le courrier des (jeunes) lecteurs est ainsi de règle dans la presse enfantine catholique [G]. Mais il peut s’agir aussi d’une correspondance purement littéraire. Thomas Grimm, seul rédacteur de la Revue pour tous, se fait une règle de publier, non pas les lettres de ses correspondants, mais ses réponses lapidaires, où il prodigue les remontrances littéraires aux apprentis poètes [H]. Par exemple, le 14 novembre 1869, à « M. D. B. à Caen » (« Ce qui nous est le plus antipathique en littérature, c’est l’imitation. Soyez médiocre, mais soyez vous. »), ou à « M. D. B., à Laon » (« Rien d’embarrassant pour la critique comme l’honnête médiocrité. Votre poésie n’est ni bonne ni mauvaise ; elle n’a ni défauts ni qualités, et c’est ce que je lui reproche. La publication dans la Revue de ces bons petits vers de serre tempérée ne ferait plaisir qu’à vous ; – ce ne serait pas assez. ») – auquel fait suite une brutale fin de non recevoir, adressée à qui voudra le prendre pour soi (« Même réponse à MM. A., B., C., D., E., F., F., G., H., etc., qui m’inondent de leurs hexamètres, et auxquels je n’ai pas le temps de répondre un non possumus quelque peu courtois. »). On finirait par croire à un simple exercice de style, où le rédacteur s’inventerait des correspondants pour le plaisir d’aligner ses réponses en trois lignes, si l’on ne lisait, à la date du 26 décembre 1869 : « M. Rim…, à Charleville. – La pièce de vers que vous nous adressez n’est pas sans mérite et nous nous déciderions à l’imprimer, si par d’habiles coupures elle était réduite d’un tiers. – Et puis revoyez donc ce vers qui vous a échappé : le cinquième du paragraphe III ». Or, M. Rim…baud fera bien les modifications demandées et la Revue pour tous fera paraître une semaine après, le 2 janvier 1870, Les Étrennes des orphelins, soit le premier poème publié d’Arthur Rimbaud.

Le deuxième type de périodique hebdomadaire est aux antipodes du premier. Il s’agit de la petite presse (littéraire et artistique). Alors que l’autre s’évertuait à dialoguer sérieusement avec ses lecteurs, celle-ci est constamment ironique, et farcit ses colonnes des lettres mystificatrices qu’elle échange au sein de la communauté joyeusement blagueuse et, souvent aussi, secrètement contestataire, qui forme, notamment sous le Second Empire, le tout-Paris journalistico-littéraire. L’épistolarité est ici mis au service d’une pratique collective essentiellement ludique [I-J-K], qui tient à la fois du jeu de rôles et du jeu de pistes mais qui, plus sérieusement, contribue à structurer le champ littéraire – sur le mode mineur, en attendant que la libéralisation du régime de la presse, à la fin de l’Empire, permette aux journalistes de s’adresser à nouveau aux lecteurs et d’échapper au cercle, jubilatoire mais improductif, de la camaraderie et de la connivence.

Il est temps de conclure, après ce bref survol de la présence épistolaire dans les journaux du XIXe siècle. L’historien de la presse en retire deux enseignements majeurs. Le premier, qui est une vraie découverte, concerne la spécificité culturelle de la presse hebdomadaire. Les historiens se sont principalement intéressés aux journaux pour leur rôle politique, les littéraires aux revues, qui ont souvent été des acteurs majeurs de la vie intellectuelle et artistique. Mais on néglige souvent les journaux hebdomadaires qui, plus intégrés à l’espace privé que les quotidiens et moins légitimes mais plus libres que les revues, occupent une place singulière dans la culture moderne – comme le prouve l’usage particulier qu’ils font de la lettre. Or, il s’agit là de l’ancêtre de l’actuelle presse magazine, dont on sait l’importance médiatique et le poids économique. Au-delà de l’étude monographique de quelques titres célèbres, il y a là un territoire spécifique qu’il reste à baliser et à explorer systématiquement et qui contribue, à sa manière particulière, à la construction de la civilisation du journal, du fait même du lien particulier que le rythme hebdomadaire permet de tisser entre le média et son public. En outre, il se vérifie qu’il y a bien un moment « Second Empire » de la presse française. Tout se passe comme si la censure qui pèse sur la presse et qui en éloigne en partie le public (comme le prouve la stagnation des tirages pour la presse quotidienne) resserrait par compensation les liens à l’intérieur du champ littéraire. On peut même faire l’hypothèse que le processus d’autonomisation, tel qu’analysé par Pierre Bourdieu, est directement lié à ce double processus de disqualification de la presse politique quotidienne (due aux contraintes qui pèsent sur la liberté d’expression) et à l’extraordinaire prolifération de la petite presse, qui transforme la communauté journalistico-littéraire en un vaste réseau privé, dont les échanges épistolaires se font, par médias interposés, au vu et au su du public. Cet âge d’or de l’épistolarité médiatique précède l’entrée dans le journalisme de masse et n’est sans doute pas compatible avec lui. Et pourtant, cette modernité d’avant la massification, par sa manière d’entretisser le privé et le public, préfigure de façon très étrangement actuelle les problèmes que nous font connaître aujourd’hui les possibilités de l’interactivité numérique et l’explosion de l’épistolaire que suscite la communication électronique.

(Université de Paris 10)

Annexes

Voici quelques exemples de lettres publiées dans les journaux.

[A] – Alphonse Allais, « Sauvetage d’âmes ». [Extrait d’une chronique republiée dans le recueil Rose et vert pomme, Ollendorff, 1894. Les autres chroniques en formes de fausse lettres de lcteurs sont : « Avec des briques » (ibid.), « Correspondance et correspondances » (Deux et deux font cinq, Ollendorff, 1895), « Philologie » (ibid.), « Une petite calomnie du “Petit Journal” (On n’est pas des bœufs, Ollendorff, 1896), « La sécurité dans le chantage » (Pour cause de fin de bail, Ollendorff, 1899).]

« J’ai encore les yeux pleins de larmes de la lecture que je viens de faire.

Un jeune homme de Rouen (je reçois beaucoup de lettres de la jeunesse rouennaise) me raconte dans les termes qu’on va lire, une expérience touchante qu’il a tentée récemment et qui prouve bien que les jeunes gens de Rouen ne passent pas uniquement leur temps à jouer aux dominos dans les cafés, comme l’affirmait hier, assez légèrement d’ailleurs, mon excellent collaborateur et ami Maurice Barrès.

Lisez plutôt :

“Monsieur le rédacteur,

(La lettre débute par des compliments que je passe sous silence, assez capables d’assommer, du coup, un essaim de rhinocéros adultes).

Voici l’exposition intégrale des faits.

[Du récit qui suit, il ressort en fait que, moyennant 600 francs, le supposé jeune homme s’était mis en ménage, prétendument pour la moraliser, avec une prostituée, et que cette dernière l’a abandonné.]

C’est à vous, vous qui connaissez la vie dans ses moindres coins et recoins, que je demande anxieusement : Que faire ?... Que faire ?

Confiant dans votre expérience, je vous prie… etc., etc.”

(Ici, une formule admirative et déférentielle à faire rougir une génération de langoustes.)

Signé : RAOUL OGER

Si vous étiez nègre, jeune homme, je vous dirais de continuer, comme le fit le héros de Magenta au saint-cyrien de couleur qu’on lui présentait.

Mais je vous sais blond comme la moisson d’août, et voici ce que j’ai décidé :

Votre idée de ramener au bien les âmes qui s’en sont écartées est excellente, mais, je me crois, dans ce sport, beaucoup plus habile que vous.

Ayez donc l’obligeance de m’adresser, fin courant, une jeune courtisane pas trop déjetée, en même temps que les 600 francs que vous consacrez à une expérience.

Je me charge du reste.

Cordiale poignée de main, mon cher Oger, et bien le bonjour à mon cousin Henri, si vous le rencontrez. »

[B] – L’Humanité, 23 avril 1904. [p. 4, dans la rubrique théâtrale, entre deux filets]

« Toujours à propos du "trust des théâtres", M. Henry Roy, banquier à Paris, adresse au directeur du Temps la lettre suivante :

"Monsieur le Directeur,

En réponse à l’insertion 20 604, parue dans les Petites Affiches du 21 du courant, reproduite dans votre estimable journal d’hier et relative au théâtre du Gymnase, j’ai l’honneur de vous informer que, contrairement aux assertions de M. Francis, les engagements signés par lui impliquent l’aliénation du bail du théâtre du Gymnase à partir du 1er mai prochain, au profit de le société formée par moi.

Je vous prie d’insérer cette protestation et d’agréer, monsieur le directeur, l’assurance de mes sentiments très distingués,

Henry Roy." »

[C] – Gil Blas, lundi 3 janvier 1898. [p. 4, chronique médicale, signée du docteur Flasschœn]

«  Nous avons reçu la lettre suivante :

Université

de

Paris                                                                                

Faculté de médecine

Paris, le 31 décembre 1897

Monsieur et honoré confère,

J’ai reçu la demande que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser à l’effet d’être autorisé à ouvrir un cours libre de Doctrine, de Matière médicale et de Thérapie homoéopathique, à l’École pratique de la Faculté pendant le premier semestre de l’année scolaire 1898-1899.

Cette demande sera soumise au Conseil de l’Université, conformément à l’article 2, paragraphe 2 du règlement du 5 avril 1886, ainsi conçu :

“L’autorisation de faire un cours libre est donnée par le Conseil général des Facultés (aujourd’hui Conseil de l’Université), sur proposition ou après avis de l’assemblée de la Faculté près de laquelle le cours doit être ouvert.”

Les demandes pour le premier semestre de l’année scolaire seront examinées au mois de juillet.

Veuillez agréer, Monsieur et honoré Confrère, l’assurance de ma considération distinguée,

Le Doyen,

Dr Brouardel. »

[D] – Gil Blas, jeudi 6 janvier 1898. [À propos de l’affaire Dreyfus.]

« M. Scheurer-Kestner vient d’adresser à un de ses amis du Sénat la lettre suivante :

Mon cher ami,

En revenant d’Alsace, où j’ai trouvé, une fois de plus, tant de sympathies réconfortantes, j’apprends avec surprise que certaines personnes ont vu dans ma courte absence un aveu de découragement  ou d’incertitude.

Comment serais-je découragé, cher ami, moi qui sais que le triomphe de la vérité ne dépend pas du bon vouloir des hommes, et qu’il ne saurait y avoir de prescriptions contre la justice ni contre le droit ? Comment serais-je hésitant que l’évidence me paraît chaque jour plus claire, à mesure qu’elle se dégage des voiles dont les passions voudraient l’obscurcir ?

Ce qui me reste de force et de vie, je l’ai mis au service de l’innocence opprimée, ce don de moi-même n’est pas révocable, et je tiendrai mon engagement, dussé-je rester seul. Mais je ne suis pas seul, je vois autour de moi de nombreux amis que j’estime et qui m’approuvent. Nous attendrons, fort de notre conscience, la juste, l’inévitable réparation.

Votre affectionné,

A. Scheurer-Kestner. »

[E] – L’Humanité, 18 avril 1904. [Lettre de Louise Michel écrite à « notre collaborateur, Eugène Fournière », en faveur de Lucas qui lui avait tiré dessus au pied du mur des Fédérés.]

« 10 février 1898

Cher citoyen et ami,

Merci de votre lettre. Oui, je savais qu’il faut que ce soit Lucas qui écrive à Laguerre [un avocat]. J’écris à Lucas aujourd’hui même. – nous sommes en correspondance comme vous savez ; – le pauvre homme est au désespoir à cause de sa femme et de son enfant. Je voudrais bien qu’il fût sorti.

Remerciements et amitiés.

L. Michel. »

[F] – Charles Baudelaire, « Anniversaire de la naissance de Shakespeare », Figaro, 14 avril 1864. [Extrait.]

« À M. LE RÉDACTEUR EN CHEF DU “FIGARO”

Monsieur,

Il m’est arrivé plus d’une fois de lire le Figaro et de me sentir scandalisé par le sans-gêne de rapin qui forme, malheureusement, une partie du talent de vos collaborateurs. Pour tout dire, ce genre de littérature frondeuse qu’on appelle le “petit journal” n’a rien de bien divertissant pour moi et choque presque toujours mes instincts de justice et de pudeur. Cependant, toutes les fois qu’une grosse bêtise, une monstrueuse hypocrisie, une de celles que notre siècle produit avec une inépuisable abondance, se dresse devant moi, tout de suite je comprends l’utilité du "petit journal". Ainsi, vous le voyez, je me donne presque tort, d’assez bonne grâce.

C’est pourquoi j’ai cru convenable de vous dénoncer une de ces énormités, une de ces cocasseries, avant qu’elle fasse sa définitive explosion.

[Après ce laborieux plaidoyer pro domo, Baudelaire en vient à sa dénonciation, dont est extrait ci-dessous le passage où le clan Hugo a pu voir avec le plus de vraisemblance une véritable entreprise de délation politique.]

Parlons un peu du vrai but de ce grand jubilé. Vous savez, monsieur, qu’en 1848 il se fit une alliance adultère entre l’école littéraire de 1830 et la démocratie, une alliance monstrueuse et bizarre. Olympio renia la fameuse doctrine de l’art pour l’art, et depuis lors, lui, sa famille et ses disciples, n’ont cessé de prêcher le peuple, de parler pour le peuple, et se montrer en toutes occasions les amis et les patrons assidus du peuple. "Tendre et profond amour du peuple !" Dès lors, tout ce qu’ils peuvent aimer en littérature a pris la couleur révolutionnaire et philanthropique. Shakespeare est socialiste. Il ne s’en est jamais douté, mais il n’importe.

[Quant à la formule finale, elle vaut aussi d’être citée, par la manière très contournée qu’emploie Baudelaire pour éviter de signer sa lettre venimeuse.]

Conservez ma signature, si bon vous semble ; supprimez-la, si vous jugez qu’elle n’a pas assez de valeur.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes sentiments bien distingués. »

[G] – Le Noël, journal des enfants, paraissant tous les jeudis, 7 janvier 1897. [p. 15, extraits du courrier du « Noël ». La première ligne de chaque extrait est constituée par un titre ajouté par le journal].

« On s’arrache le "Noël" !

recevez mes meilleurs encouragements pour votre cher Noël que je trouve très édifiant. Mes enfants de chœur s’arrachent le journal qui les amuse.

J.-F., curé.

Bonne nouvelle

Mon cher "Noël",

Je viens te faire part de la naissance d’une petite sœur ; nous étions bien contentes toutes quand on nous l’apprit. Quelle joie pour nous d’annoncer cette nouvelle à nos maîtresses et à moi surtout à qui revient le plaisir de te l’apprendre ; nous sommes dix enfants maintenant. Maman m’a dit que le bon Dieu bénissait les grandes familles. Prie donc le petit Jésus de venir nous bénir tous à Noël.

C’est toujours avec un nouveau plaisir que nous te lisons chaque semaine, et tu pourras plus tard compter ma petite sœur au nombre de tes lectrices.

Une future religieuse.

Lettre à l’enfant Jésus.

Mon cher Jésus,

Je vous aime beaucoup, et je serais bien sage si vous me donniez un dodo assez grand pour ma poupée qui s’appelle Petit-Jean.

Il me tarde d’être grande pour faire ma première communion.

Marie-Christine, 4 ans et demi. »

[H] – Revue pour tous paraissant tous les dimanches. Rubrique « correspondance » du 12 décembre 1869.

« M. E. G., à Alais. – Nulle atteinte à redouter pour la santé, mais aucun procédé connu pour combattre l’inconvénient.

M. P. M., à Blois. – Votre invitation est des plus gracieuses, mais une existence aussi remplie que la mienne ne permet guère les absences. Au reste, nous avons le loisir d’y songer d’ici au printemps. Dans quatre mois, où serons-nous ?

M. L. N., à Arras. – Je vous plains. Ne plus se plaire dans sa famille, c’est le premier pas dans une voie mauvaise qui vous conduit aux mécomptes at aux regrets. La conscience vous fait payer cher un jour les écarts de l’imagination. Prenez garde.

M. D. B., à Laon. – Rien d’embarrassant pour la critique comme l’honnête médiocrité. Votre poésie n’est ni bonne ni mauvaise ; elle n’a ni défauts ni qualités, et c’est ce que je lui reproche. La publication dans la Revue de ces bons petits vers de serre tempérée ne ferait plaisir qu’à vous ; – ce ne serait pas assez.

Même réponse à MM. A., B., C., D., E., F., F., G., H., etc., qui m’inondent de leurs hexamètres, et auxquels je n’ai pas le temps de répondre un non possumus quelque peu courtois. »

[I] – Le Corsaire-Satan, 20 juillet 1846 [Où l’on voit que, lorsque la lettre est plaisante, la petite presse n’hésite pas à emprunter à la grande !]

« M. le marquis de Larochejaquelein, qui ne veut se présenter qu’au seul collège de Ploërmel, vient d’écrire une lettre admirable de bon goût, de modération et d’esprit à l’Époque, qui s’est empressée de l’imprimer sans commentaire. Nous reproduisons ce document bien supérieur, selon nous, à la circulaire imprimée hier par la Gazette de France, et dans laquelle nous avons trouvé deux mots de trop :

Monsieur le rédacteur,

Je viens de lire dans l’Époque l’article que vous m’avez consacré ; il contient certaines erreurs, mais je ne veux pas réclamer contre toutes. Nous sommes placés à des points de vue différents ; les hommes peuvent se tromper sur eux-mêmes et sur les autres. Je n’ai été en 1832, ni poursuivi par les gendarmes, ni jugé par contumace, ni condamné à mort, et je n’ai pas été amnistié par le jury.

Je ne vous demande que cette rectification pour être d’accord avec ce que j’ai dit à la tribune plusieurs fois. Il faut rester dans la vérité de sa situation, et au moment des élections, vous comprenez qu’il serait possible d’abuser des erreurs commises de bonne foi.

J’ai l’honneur d’être, etc.,

Marquis de Larochejaquelein. »

[J] – Le Rabelais, 14 octobre 1857. [Lettre de protestation du journaliste Eugène Lataye, à la suite d’au article injurieux publié contre Musset dans son propre journal, la Gazette du progrès. Dès le numéro suivant du Rabelais, Eugène Lataye y signera un article…]

« Correspondance ». Signé « Eugène Lataye »

« A M. le directeur du Rabelais,

Monsieur,

Malgré la position apparente que j’occupe à la Gazette du Progrès, je vous prie de me croire complètement étranger aux petites saletés vomies par M. Gardey (de Clarac !) – ancien notaire, – sur Alfred de Musset.

Pour qu’il n’y ait à ce sujet aucun malentendu et pour dégager mes responsabilités de ces platitudes, je cesse à partir de ce jour, de concourir à la rédaction de cette gazette trop peu gazée.

Elle ne fera là pas une grande perte, – ni moi non plus.

Veuillez donner place à ma lettre dans votre plus prochain numéro, et agréer d’avance mes remerciements.

Eugène Lataye,

19, rue du Four Saint-Germain.

Paris, 11 octobre 1857. »

[K] – La Lune, février 1866. [p. 7, Correspondance.]

« À Monsieur le rédacteur en chef de La Lune

15 février 1866

Votre dernier numéro publie, sous la signature de M. Eugène Martin, un article qui, malgré ses nombreuses phrases laudatives, m’a fortement déplu.

Je ne parle pas de l’épithète d’ORIGINAL FIEFFÉ que l’on m’y donne, ni ne m’arrête sur la charge placée en tête de la tartine que M. Eugène Martin a daigné écrire sur moi (elle n’a même pas l’avantage de la ressemblance) ; ce que je tiens à relever, c’est une erreur capitale, une allégation fausse, qui me vaut des désagréments auxquels je serais heureux de mettre un terme.

Votre rédacteur annonce à messieurs les hommes de lettres que je me fais un plaisir de leur offrir GRATIS PRO DEO mes rayons de marchandises (suit une série de calambours bons ou mauvais).

Aussi, depuis le 16 janvier, mon chiffre d’affaires s’est-il accru d’une manière extraordinaire. Mais trop souvent, en présentant une facture, je recevais des réponses à peu près dans le genre :

Comment ! Vous ne me connaissez pas ? Je suis un des nobles rédacteurs de LA MOUCHE, journal du bon ton (TAON ?)

Ou bien :

C’est MOI qui fais le compte rendu des mouvements des ports (PORCS ?) dans le FACTEUR, journal des charcutiers.

[…]

Je veux bien croire qu’il existe un écrivain illustre se nommant Eug. Martin – quoique je n’aie jamais entendu parler de ce monsieur là – mais ce qui me surprend étrangement, c’est que ce nom soit celui d’une personne avec laquelle j’ai des relations intimes et qui, je vous l’assure, ne se mêle pas du tout de journalisme.

Agréez, monsieur le rédacteur, l’expression de mes meilleurs sentiments.

Émile BRIER,

Graveur lithographe, 19, galerie de l’Horloge,

passage de l’Opéra.

À Monsieur Émile Brier,

16 février 1866

Nous nous empressons, pour répondre à votre désir, de publier non pas l’avis que vous nous donnez, mais votre lettre tout entière.

Nous croyons ne pas avoir d’explications à vous donner sur les signatures de nos articles, et vous assurons que nous avons été très étonnés de voir l’avis suivant dans plusieurs journaux :

C’est le samedi 3 mars qu’aura lieu, à l’église de Vaugirard (midi), le mariage de M. Émile Brier avec Mlle Eugénie Martin.

Les journaux annoncent que beaucoup d’hommes de lettres et d’artistes assisteront à cette cérémonie.

Comme journaliste, M. Émile Brier s’est fait une réputation sous plusieurs pseudonymes qu’il ne nous appartient pas de dévoiler ici.

Comme graveur, établi depuis trois mois à peine passage de l’Opéra, il compte dans sa clientèle l’élite de l’aristocratie parisienne.

Nous savons maintenant pourquoi le nom de notre rédacteur vous taquinait tant.

LA RÉDACTION ».

Notes

1  Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (éd. or. en allemand : 1962), Paris, Payot, 1993.

2  Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule (1901), Paris, éd. du Sandre, 2008.

3  Voir Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty (dir.), Microrécits médiatiques. Les formes brèves du journal, entre médiations et fiction, revue Études françaises, vol. 44 no 3 (2008).

4  Extrait de « La critique et les critiques », L’Opinion nationale, 16 juillet 1860.

5  Les lettres entre crochets renvoient aux articles de journaux donnés en annexe, en fin d’article.

Pour citer ce document

Alain Vaillant, « Le double jeu du journal, entre communication médiatique et correspondance privée», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/le-double-jeu-du-journal-entre-communication-mediatique-et-correspondance-privee