La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique

Le palimpseste de l'élaboration de journaux traditionalistes en France à travers la correspondance de P.-S. Laurentie entre 1824 et 1849

Table des matières

ESTELLE BERTHEREAU

Walter Benjamin, dans Sur le concept d’histoire évoque la tradition en ces termes : « Il se pourrait que la continuité de la tradition ne soit elle-même qu’apparence. Mais alors ce qui justement établit la continuité en elle serait la permanence de cette apparence de permanence1. » Une certaine presse française militante et traditionaliste participe justement, après la Révolution française, traumatisante pour ces partisans de la Restauration, à l'action de « renouer la chaîne des temps2 ». Cette entreprise se caractérise par la mise en avant de certaines informations au détriment d'autres faits, ou par la volonté de passer sous silence des événements dans le traitement de l’actualité, souvent avec l’esprit de réécrire le passé à travers le présent. Une des façons de capter les différenciations de l’expérience passée consiste à lire les lettres rendant compte de réflexions et de prises de décisions qui parfois révèlent des propos discordants, dénotant avec les informations circulant dans les journaux.

En effet, c'est le principe communicationnel qui donne à la correspondance sa spécificité : il dévoile les réseaux de ces journalistes-écrivains et ces réseaux permettent de saisir les nuances dans la constitution des mouvances politiques et des interprétations des événements. Par conséquent, le processus de l'élaboration des journaux apparaît davantage dans les silences volontaires, les allusions pour détourner la censure, la stratégie de parti, la prise en compte d'une opinion publique ou encore l'écart entre événements, interprétations et écritures que les correspondances décomposent parfois. De plus, le principe chronologique des lettres révèle des périodicités nouvelles. On exhume une superposition de temporalités définies en pointillés par les dates des lettres où les réflexions s'entrecroisent pour arriver finalement à l'élaboration des articles de presse attendus. La chronologie des correspondances se rajoute à la chronologie parfois sans aspérités des journaux, rappelant le palimpseste et sa superposition d’écritures qui implique l’effacement de ce qui a été écrit auparavant. Ces journalistes tentent de colmater des discontinuités temporelles, c’est-à-dire des interruptions dans le temps qui mettent en péril leurs interprétations des faits et qui sont imposés par les mouvements révolutionnaires. Aussi en quoi cette correspondance de traditionalistes révèle-t-elle la réécriture de l’histoire dans le traitement de l’actualité, réécriture nécessaire pour assurer une continuité même factice ?

Le journaliste-écrivain étudié dans cet article est Pierre-Sébastien Laurentie, un bourgeois du Sud-Ouest de la France, né dans le Gers le 21 janvier 1793, jour de la mort de Louis XVI. Il le note dans ses Souvenirs3 comme le signe divin de son engagement politique. Il n'est pas noble émigré. Cette identité de roturier est revendiquée car il souhaite qu'elle soit à la base d'un renouveau royaliste et catholique plus populaire et, en ce nom, il pense être légitime pour évoquer le sort des ouvriers, des paysans et du peuple. Il appartient à une jeunesse du Sud-Ouest devenue royaliste en 1814, touchée de près par les événements de la première restauration. Lainé, ministre de l'intérieur en 1819, originaire du Gers comme lui et formé par le même professeur, le recommande dès son arrivée à Paris. Il bénéficie donc d'un réseau haut placé qu'il entretient, surtout après son intégration au sein de la Congrégation4. Jeune premier, vivant une ascension sociale digne d’un héros balzacien, il travaille aux Lettres champenoises avec J. Michaud et d’autres, puis poursuit son apprentissage à l'Ami de la Religion et du Roi de Picot avant de devenir le second de Michaud, l'auteur de l'HistoiredesCroisades, à La Quotidienne. Il y décide en partie la ligne rédactionnelle, puis devient le rédacteur en chef de ce journal royaliste : il n'hésite pas à critiquer les ministères Decazes, Villèle et Martignac, épousant la mouvance des pointus. Inspecteur général de l’Université, il est destitué car, d’après ses Souvenirs, ses amitiés mennaisiennes lui sont reprochées dans l’affaire de Sorèze5 qui le met personnellement en cause. En effet, outre le fait qu'il incarne cette opposition ultra, c'est aussi un « ultramontain6 », un fidèle de Lamennais et un témoin de l’élargissement de la définition de la liberté chez ce dernier7. Il participe avec lui à la rédaction du Mémorial Catholique, du Drapeau blanc. Puis, sous la Monarchie de Juillet, Laurentie fonde seul le Rénovateur et le Courrier de l'Europe, favorables aux légitimistes d'un nouvel ordre. Enfin, La Quotidienne en 1847 devient l’Union monarchique puis l’Union à la fin de la période étudiée fusionnant avec l’Echo et La France centrale : il en conduit toujours la rédaction et, reconnu pour son intense activité de journaliste, préside les congrès de la presse de droite.

S’ajoute à l’étude de ces journaux, celle de sa correspondance8, peu exploitée, pourtant d'un intérêt majeur. Comprenant plus de 12 000 lettres dont 90 % de correspondance passive, ce large panel de lettres surprend par son ampleur. Le corpus s’étale sur soixante ans de journalisme, de 1816 à 1876, et compte environ 2500 correspondants. Parmi eux, les représentants de la droite avec des royalistes, des catholiques intransigeants puis des catholiques sociaux, mais encore, de façon plus marginale, des fouriéristes avec une lettre de Victor Considerant, la correspondance plus fournie de Désiré Laverdant, des républicains, des socialistes (Louis Blanc). Il y a, parmi eux, des écrivains comme Balzac, Chateaubriand, Nerval, Tocqueville, des musiciens comme Berlioz et des journalistes de premier ordre comme Alfred Nettement, Jean Poujoulat, Jules Janin, Charles Nodier... Pour autant, la reconstitution du corpus entier, et notamment de la correspondance active avec la recherche des lettres de Laurentie pose problème, car ce travail de longue haleine est difficile à rendre exhaustif. Ces deux sources s'imbriquent l'une dans l'autre, les journaux alimentant les lettres et les lettres alimentant la presse dans un jeu d'aller-retour et de fabrication permanente des idées.

Faire fonctionner le journal

Les problèmes financiers sont nombreux et témoignent du labeur quotidien pour assurer la survie de la presse d’opinion. Les lettres donnent des comptes chiffrés partiels en l’absence de livres de comptes ; malheureusement, souvent, ils sont peu explicites et parfois griffonnés au dos des enveloppes. Des informations sur les mouvements de fonds qui s’effectuent notamment lors de la fusion de plusieurs journaux autour de La Quotidienne en 1848 apparaissent cependant dans des lettres. Le duc de Lévis, un des hauts dignitaires de la mouvance légitimiste, conseille à Laurentie de ne pas cesser de quémander à l’entourage de l’héritier au trône des fonds pour son journal. Il faut aussi, sans relâche, convaincre les actionnaires de sauver les journaux sans avoir la certitude d’obtenir l’argent. Un certain essoufflement est pointé du doigt par la rédaction et, de façon sous-jacente, une critique du parti royaliste : d’après le marquis de Blosseville, un autre journaliste, dans une lettre du 28 janvier 1848, « le parti royaliste s'ennuie. Il est ennuyé de lui-même ; […] et il est trop naturel qu'il en rejaillisse quelque faute dans une assemblée d'actionnaires fatigués, déçus, et peut-être, au fond de leur pensée, pas très contents d'eux-mêmes, car ils n'ont pas peu contribué à perdre leur journal. » Il affirme encore que les problèmes financiers ont une incidence notable sur les articles de ces journaux d’opinion. Il confie que les journalistes font des journaux extrémistes parce qu'ils éprouvent de grandes difficultés matérielles : le journal coûte cher et peine à être renouvelé, on sert donc la cause sans demi-teinte, sans nuances9. Pour réduire ces déficits, les journalistes doivent s’adapter, mais les changements font énormément débat. La question du succès des ventes du journal devient ainsi centrale dans les choix de la rédaction. Le journal doit brasser tous les sujets. Or, cette diversité de thèmes proposés ne suffit pas à assurer la survie financière de ces journaux : les annonces font donc leur apparition et constituent une véritable révolution pour les journaux d’opinion. Le journaliste, E. de Blosseville, exprime très rapidement son dégoût : « Notre journal ne peut pas devenir le moniteur des fonds de commerce à vendre, et c'est de cette misère que vivront les feuilles autrement placées. »10 Mais même les annonces n’y suffisent pas : d’après une lettre du 12 juillet 184811La Quotidienne a un déficit prévu de ­68 000 francs pour 1847, les annonces ne rapportant que 30 000 francs. L’augmentation du format du journal et de l’accroissement de la dépense en papier en 1849 est aussi en discussion. F.P. Lubis, un autre collaborateur, commence à changer d’avis sur la question : pour lui l’agrandissement devient une nécessité à cause de la trop forte concurrence. Laurentie tergiverse et écrit une lettre au journaliste, le chevalier J.B.L. Mac-Sheeby, le 23 septembre 1849, où il oppose un argument de fond à une question de forme : « lutter par le format et par le prix ne suffit pas ; il faut surtout lutter par la rédaction. Ce qui nous manque et ce qu'il nous faut, c'est une variété d'articles signés, et faits en dehors du bureau, sur les lettres, les arts, l'industrie, les travaux et le séances d'académie, les livres d'histoire et de voyage, les question d'économie, politiques, etc. C'est là ce qui donne une si grande autorité au Journal des Débats, et ce qui nous donnerait à nous-mêmes une prépondérance marquée sur la presse royaliste. » Finalement, quelques jours plus tard, il change d’avis et souhaite modifier toute la présentation du journal : « l'Unionaugmente son format, afin de donner au compte-rendu de l'assemblée un développement plus convenable, et à tous les partis de la rédaction politique et littéraire une variété et une perfection qu'elle peut n'avoir pas toujours eues. » Par ailleurs, cette concurrence matérielle n’est pas la seule à rentrer en ligne de compte.

Il s’agit aussi de cibler son lectorat et de prendre en compte ses désirs : Blosseville, le 2 septembre 1847, signale qu’il « ne croit pas que ses rédacteurs connaissent assez l'esprit de la grande majorité de[s] abonnés, leur futilité particulière, leurs intérêts bien ou mal compris, le genre d'encouragement dont ils ont besoin; à [s]on avis, [il]s ne leur rép[ètent] pas assez souvent : "nous touchons à la fin d'un règne"... » C’est une prise de conscience de la perte de vitesse de la presse d’opinion par rapport à la presse à grand tirage12. La ligne directrice d’un journal est donc extrêmement débattue et l’objet de toutes les attentions. Laurentie, le 9 juillet 1849, demande à Lévino, un membre de l’équipe journalistique, de « rester dans [sa] ligne, [d’] évite[r] les exagérations [et d’] évite[r] les personnalités dont tôt ou tard on peut avoir à se repentir. » L’équilibre et la logique d’ensemble sont aussi difficiles à maîtriser et à préserver. Laurentie, le 13 septembre 1849, écrit à Mac-Sheeby au sujet des incohérences de la ligne directrice : 

Le n° de l'Union d'hier mercredi me déroute tout à fait. Le premier article, qui est de moi, pose le journal dans une situation tout à fait indépendante, la seule possible et digne après les gambades politiques de ce saute-ruisseau impérial ; le second donne au même journal un caractère ministériel, qui va jusqu'à la béatitude […] Je ne dis pas qu'il faut se mettre à faire de l'opposition ; mais il faut garder une indépendance vis-à-vis de tout le monde.

Prendre position et assurer une ligne indépendante crée ainsi un dilemme pour le rédacteur en chef face à la pluralité et la mouvance des opinions.

Les acteurs principaux de cette entreprise journalistique sont les journalistes-écrivains. Les lettres de ce fonds dessinent un réseau local et provincial qui se greffe au réseau national de la mouvance ultra. Elles renseignent sur le fait que les journalistes parisiens jouent un rôle important dans la direction des journaux de province. Ils s’informent sur l’opinion et sur la ligne directrice à adopter pour chaque région, comme l’écrit E. de Blosseville, grand collaborateur aux journaux de Laurentie, le 11 mars 1846, la distinction Paris-province étant marquée : « Un journal de Paris peut traiter les questions de plus haut que nous peut-être, mais un journal de province me semble avoir pour mission, non seulement de répandre la théorie du provincialisme, mais surtout d'en commencer la réalisation en décentralisant l'esprit public. » La presse de Paris s’imbrique donc dans les réseaux de la presse de province qui doit traiter les affaires locales au nom de leur idéal de décentralisation. Le fonctionnement de la presse locale implique plusieurs étapes de réalisation : il faut recruter des souscriptions qui s’engagent sur quelques années, puis un impôt est créé en fonction de la richesse des départements. C’est ce qui est condamné par le même Blosseville qui s’oppose au projet risqué des royalistes de Rouen qui souhaitent ressusciter un journal de leur mouvance. La création de journaux en province n’est donc pas une action anodine13 et le réseau parisien prend part aux décisions. Par ailleurs, les lettres donnent les noms des membres de la nébuleuse de journalistes issus de différentes mouvances. Il existe aussi des relations de réseaux entre différents journaux d’un même parti. Par exemple, la lettre de C.L. vicomte de Coriolis à Laurentie du 29 mars 182814 en témoigne : « Puisque grâce à vous, LaQuotidienne n'est plus au bain-marie, je me tiens pour invité à prendre part à sa rédaction en ma double qualité de rédacteur honoraire du Conservateur et de La Quotidienne. » Des journalistes renommés prêtent leur plume à plusieurs journaux. Cependant, il ne faut pas exclure les relations, même ténues, entre mouvances politiques rivales. Preuve en est la lettre que Victor Considerant15 écrit à Laurentie le 16 novembre 1840 :

Permettez-moi de répondre quelques mots à cette partie de votre lettre où vous semblez croire que la Phalange est en scission ou en hostilité avec le Christianisme. […] nous ne sommes en divergence positive qu'avec ceux des catholiques qui croiraient que le dogme chrétien entraîne l'obligation de la renonciation au monde et du mépris des choses d'ici-bas. […] Nous ne discutons pas sur les cultes parce que nous savons que l'ordre social que nous inaugurons se généralisera quels que soient les cultes et que, quand il sera généralisé, infailliblement sa vraie religion triomphera partout quelle qu'elle soit.

D. Laverdant16, lui-aussi fouriériste, rédacteur de la Démocratie Pacifique, tente de convaincre Laurentie que ses idées se rapprochent des siennes. Ils comparent, débattent, et parfois trouvent des terrains d’entente :

Il y a entre nos sentiments ce point d'accord, que vous, royaliste, vous semblez vous préoccuper sincèrement des droits du peuple et de la liberté, et que moi, démocrate, je me préoccupe des convenances de l'unité et de certains droits royaux héréditaires. Il n'y a, je suppose, parmi les libéraux que nous, phalanstériens, qui puissions concevoir une conciliation entre le principe électif et le principe héréditaire, j'entends une conciliation plus sérieuse, plus fondée sur la nature des choses que celle qu'on avait appuyé sur les factions constitutionnelles de ces derniers temps. […] D'une part, vous reconnaissez qu'il a été fait table rase du passé et vous acceptez le droit populaire, le droit de la liberté, de d'autre part, vous pensez que la royauté doit revivre en France respectée et glorieuse.

Le fouriériste écrit ne pas avoir partagé les haines des libéraux contre les prêtres et les rois. Et, d’après lui, « l'auteur de Politique royale17 est démocrate, quoi qu'il en dise dans la lettre que j'ai sous les yeux. » Laurentie s’intéresse aussi aux idées saint-simoniennes18 et est un grand admirateur de la pensée de Proudhon. Ce réseau devient européencomme le suggèrent les références au philosophe espagnol Donoso Cortes dans les lettres de F. Danjou, musicien et homme de lettres, la correspondance avec la cour pontificale, avec J. de Tolstoy19, un agent de renseignement du tsar ou celle de S.S. Ouvaroff20 un haut dignitaire et homme politique russe et la polémique avec Toutcheff21 : le réseau s’étend donc jusqu’en Russie.

Les lettres étudiées n'engagent certes que les personnalités qui les ont écrites mais elles mettent néanmoins en évidence certains arguments tandis que les articles de ces journaux restent le plus souvent anonymes. Blosseville avoue même qu’il ne reconnaît « avec certitude que [les articles de Laurentie] et de M. Hennequin »22 dans le journal qui n’est qu’une longue suite d’articles non signés que seul un style véhément peut trahir. Laurentie tranche d’ailleurs une polémique sur la question de savoir si une signature s'impose ou non en bas d'un article ou d'une lettre publiée : le 2 novembre 1850, il écrit que « les signatures [le] désolent et [l]’humilient. [un de ses journalistes] ne sait pas que moins on produit un nom, plus on lui donne de l’importance. » En parallèle, le rédacteur a pourtant demandé à ces collaborateurs un plus grand nombre d’articles signés : la signature ou l’anonymat semblent donc dépendre du type des sujets traités et de l’effet souhaité. Des lettres font office de propédeutique de l’article. Les journalistes s’informent mutuellement de leurs intentions en matière de rédaction d’articles. Lamennais, dans une lettre du 8 décembre 1822, dit envoyer « aujourd’hui au Drapeau blanc un article sur [l’] excellent ouvrage » de Laurentie sur la justice. Lévino écrit le 28 octobre 1846 : « Je vais communiquer votre lettre à M. Moreau ; les idées tristes mais politiques que vous exprimez dans ces lignes, vont, j'espère lui inspirer quelques bons articles. » Ces lettres de réflexions, provenant du rédacteur en chef, sont donc à l’origine d’articles écrits par les collaborateurs. Elles permettent aussi de saisir les réactions les moins feutrées aux articles, à l’abris de la censure et de l’autocensure que la rédaction d’articles publiés implique.

La censure et les procès sont, en effet, le lot permanent de ces journalistes. F. de Bertier, le 13 septembre 1832, témoigne que certains acceptent la censure du rédacteur en chef23 ; la rédaction travaille avec une équipe d’avocats qui relisent les articles avant leur parution. Pour autant, après la censure d’un article ou d’un feuilleton, des publicistes ou écrivains peuvent être écartés de la rédaction. C’est le cas de Roger de Beauvoir, romancier dans différents journaux, évincé de l’Union24 à cause des réactions de lecteurs accusant d’immoralité les feuilletons de ce dernier. Cependant, la censure est de moins en moins légitime : dans une lettre du 5 octobre 1849, Laurentie critique le parti pris de la Tour du Pin sur la censure. Pour le rédacteur, « toute censure est désormais impossible ; mais assurément, il y a d’autres moyens de détruire dans sa raison la peste de la presse. » La position ambiguë du royaliste cherche à instaurer une monarchie, malgré la révolution, mais qui garderait pourtant certaines libertés dont celle de la presse. La force de conviction de la révolution morale est, pour lui, suffisante pour que l’opinion le soutienne, sans recourir à la censure.

Controverses et discordes dans la fabrique du journal

La polémique fait le journal d’opinion mais encore éclate la voix supposée unique de l’organe de presse. La Quotidienneest, en tant que journal d’opinion, vivement polémiste et les lettres constituent un moyen d'entrer au cœur des débats. Dans le numéro du 20 janvier 1824, une lettre de Louis de Bonald datée du 12 janvier 1824, s'adresse au rédacteur de ce journal et demande l'insertion de son courrier dans le journal sur le thème de la pairie ancienne et de la pairie moderne, faisant allusion à un article paru le 6 janvier. Il affirme, qu'auparavant, les pairs n'étaient que des magistrats, des conseillers du parlement de Paris mais qu'on leur contestait leur prééminence sur la noblesse. Il écrit qu'en 1824, la pairie moderne est une participation à la royauté qui partage le pouvoir législatif. Pour lui, la pairie de 1824 à l'inverse de l'ancienne est une véritable aristocratie politique. Le doublement des pairs est une mesure que Bonald approuve. Quelques jours plus tard, le 25 janvier, la rédaction du journal publie des réponses dont une qui reconnaît, à l'inverse de Bonald, le mérite de l'ancienne pairie. Mais il est intéressant de constater que la rédaction de ces journaux est confrontée à l'éclatement des opinions personnelles qui donnent un ton polémiste à la moindre réaction épistolaire25. En 1847, une autre polémique éclate autour de la parution de l’Histoire des Girondins26. Laurentie et Alfred Nettement réagissent vivement et simultanément dans plusieurs articles critiques qui paraissent dans l’Union monarchique et la Mode, battant en brèche les thèses de Lamartine qui prône une république modérée. Mais les partisans de Genoude ne sont pas aussi critiques. Les camps sont brouillés par la polémique dans laquelle il s’agit d’affirmer son choix.

Outre l’opposition classique légitimistes-libéraux, il émerge de certaines de ces polémiques des différends et des discordes plus fondamentales encore entre les mouvances rivales parmi les légitimistes. Les lettres révèlent, parfois mieux que tout autre support écrit, ces questions : la désunion est dénoncée comme l’origine de l’échec du légitimisme par les acteurs eux-mêmes. De nombreux témoignages montrent les tensions qui règnent dans les plus hautes sphères de l'État. Laurentie est durement attaqué par le gouvernement Villèle ; une lettre de Michaud rappelle l'affaire du rachat de La Quotidienne par des hommes de paille voulant déposséder des deux rédacteurs, dans le but unique de museler l'opposition vigoureuse de ce journal à l'encontre du ministère Villèle l'été 1824 : « seulement je vois avec peine que le ministère nous regarde comme des ennemis, tandis que nous ne voulons qu'être indépendants. » On voit ainsi que l’indépendance se paie au prix fort sous la Restauration et que la contre-opposition et le gouvernement engagent une lutte sans merci. Pourtant, de nombreux correspondants de Laurentie soutiennent le parti royaliste. E. de Raucou de Bazin en 1828, pense qu'il faut davantage miser sur la monarchie que sur la religion27. Or, le parti légitimiste doit composer avec le parti catholique. Les relations sont difficiles comme l’atteste une lettre écrite à Rome de Lamennais, du 15 avril 183228, qui souhaite que Laurentie et le Rénovateur « introdui[sent] des idées de liberté dans la tête de quelques royalistes » mais qui n’accepte cependant pas de participer à l’entreprise, préférant l’équipe de l’Avenir. Il rend même le parti légitimiste responsable de l’échec de « l’établissement de l’ordre dans [le] pays. » La pensée de Laurentie semble être aussi considérée comme originale au sein du parti car, comme met en garde Blosseville, dans une lettre du 18 octobre 1847 : « Vous épouvantez nos vieux politiques. Ils vous trouvent d'une audace très compromettante. Ils ne comprennent pas une restauration comme nous, une restauration de vraies libertés. » Une restauration « de vraies libertés », mais pas au point de suivre totalement Lamennais. Des tentatives de réconciliation sont pourtant menées, par la suite, notamment avec Montalembert et le parti catholique. C’est ce que dévoile la lettre de Saint-Pierre du 23 janvier 1849 : « Il me semble donc voir M. de Montalembert entrer dans les rangs des hommes du droit qui s'allie d'ailleurs fort bien à la liberté […] Mais si la paix se fait entre le chef de l'école catholique et nous, il est nécessaire de faire disparaître les éléments de division. Le journal La Bretagne, établi à Lorient en même temps que La Foi bretonne et pour lui faire concurrence, devrait être supprimé. » Mais cette harmonie n’est que fiction car Genoude pose problème au duc de Valmy, l’un des meneurs du mouvement légitimiste : il est vrai que la guerre menée entre la Gazette de France et La Quotidienne est impitoyable malgré les appels au calme29. Dans une lettre du 12 juillet 1848, Valmy dit qu’« il faut en finir avec Genoude, et cela résolument, qu'importe que nous fendions quelques bataillons indisciplinés qui suivent le prophète […] derrière la Gazette tous les talons rouges qui n'ont rien appris et les bonnets rouges monarchiques qui n'apprendront jamais rien. » Genoude et Laurentie s’affrontent par journaux interposés et cette opposition est une des causes de l’échec de la candidature de Laurentie dans les Landes puis dans le Gers. Les dissensions réapparaissent à tous les niveaux. Sur le plan politique, une lettre de Valmy rappelle le 12 juillet 1848 que lui aussi « gémit […] de l'inaction qui se voit au sommet [...] N'oubliez pas que M. de Villèle est l'auteur de ce système : ne t'aide pas, Dieu t'aidera, ce système a plu à Charles X et au Dauphin.» Inaction qui pousse Laurentie à écrire à la place du comte de Chambord la Politique royale et des manifestes.

L'appel à l'opinion publique devient essentiel lorsqu'il y a discorde parmi les ultras. Dans une autre lettre datée du 11 juillet 1824, Michaud demande le secours de Laurentie, puis, comme signe d'encouragement, remarque que « déjà tout le clergé est pour nous, et l'opinion publique nous protège vigoureusement. Je viens de voir l'abbé Clausel qui nous apporte une lettre à l'appui de notre cause ; elle paraîtra demain ». Il faut donc en appeler à l'arbitrage de l'opinion publique. Elle devient une force de décision prise en compte. Les affaires de Sorèze, des Jésuites et des ordonnances Martignac constituent aussi de vives polémiques qui ponctuent la vie politique sous la Restauration. Sous la Monarchie de Juillet, des journalistes et personnalités célèbres font, de même, inscrire leur nom et en appellent, dans leurs lettres publiées, au ralliement et au rassemblement : l'appel à la jeunesse, dans le Rénovateur, en 1832, maintes fois répétés dans ces lettres, a pour but de faire contrepoids au ralliement de la jeunesse romantique au libéralisme30 sous toutes ses formes31.

Cette désunion au sein de ces mouvances n’empêche pas la réalisation de l’entreprise de rétablir une continuité malgré les vingt années de « révolution ». Or, les lettres montrent l’extrême difficulté que les légitimistes ont à sauver cette apparence de continuité dans la tradition.

Combler les discontinuités, maintenir l’ordre conservateur face à l’ouverture du champ des possibles

Les lettres accusatrices, comme celle de l’évêque Tharin32 adressée au comte de Chambord, rendent la presse responsable, entre autres choses, des révolutions. Mais, si Laurentie pense la presse capable de provoquer des révolutions, il la croit toute aussi indispensable pour rétablir sa monarchie idéalisée et rêvée. Même le duc de Noailles du 28 mars 1832 dans Le Rénovateur définit la presse comme « une sorte de magistrature extérieure, active et vigilante, contrôlant les actes du pouvoir, surveillant sa marche, constatant et éveillant tour-à-tour l'opinion, élaborant les grandes questions de politique et de législation qui se présentent, et, tout en offrant de grands dangers, pouvant rendre de grands services ». À ce sujet, J.-C. Drouin rappelle le rôle de Laurentie dans les coulisses du gouvernement Polignac pendant les événements de 1830. Laurentie s’inquiète pour son journal et pense important d’écrire des articles sur la situation politique. Polignac lui aurait rétorqué : « Un journal ne sauvera pas la monarchie ! », ce à quoi le journaliste aurait répondu : « Non, mais c’est un journal qui annoncera qu’elle est perdue ! »33. Aussi, alors qu’il reste, pendant les Trois Glorieuses, proche des ministres au pouvoir, sans d’ailleurs aucune fonction particulière que celle de rédacteur en chef d’un journal royaliste, il croit opportun d’écrire en priorité une interprétation de l’événement dans le cœur de l’action, persuadé que la révolution se joue, en partie, dans les journaux. On reconnaît ainsi à la presse la faculté de pouvoir soutenir un parti sans laquelle ce dernier n’est rien. Preuve en est une lettre du 3 juillet 1849 de Louis de Kergolay, l’ami de Tocqueville impliqué dans le complot et le débarquement de la duchesse de Berry : « dans cette grande lutte de la pensée, la presse quotidienne est incontestablement le corps d'armée ; mais les publications semi-périodiques en forment comme une des ailes sans laquelle il est souvent difficile de manœuvrer. » Il répond positivement à Laurentie à l’idée de fonder une revue régionale. Cette expression du « corps d’armée » signale d’abord l’importance consacrée à ce nouveau pouvoir de la presse, puis, du seul moyen d’action accaparé par les royalistes retirés sur leur terre et refusant d’investir la scène politique autrement que par presse interposée, à l’exception notable de Berryer. La revue a donc aussi un rôle particulier dans la diffusion des idées ; il évoque la maniabilité de ce support qui répond à moins d’exigences pratiques.

La presse et les lettres véhiculent l’écriture de l’histoire et font débat parmi les mouvances catholique et royaliste. Montalembert, dans une lettre du 25 juillet 1846, exprime son « dissentiment historique » avec Laurentie car il refuse de voir La Quotidienne « invoquer sans cesse ce passé monarchique de la France comme un type de gloire, de vertu et de justice ; or, c'est là ce que je repousse sans convaincre que depuis Philippe le Bel la royauté française a constamment marché dans un sens contraire aux intérêts de l'Eglise, de la société et de la dignité humaine. » La fabrication du journal pose de vrais problèmes de temporalités : la construction de l’histoire en tant que matière et discipline investit les colonnes des journaux. Les lettres témoignent des priorités argumentaires au sujet du passé glorieux des rois que Laurentie défend en partie34 : ce passé est le fruit d’une mémoire sélective. Il s’agit aussi, comme l’indique la lettre de Merle du 1er juin 1846, de concurrencer la vision d’historiens libéraux : « j'éprouve le besoin de vous exprimer tout le plaisir que m'a procuré votre admirable allocution à M. de Chateaubriand […] Il y a dans les quelques lignes sur la vraie et la fausse bourgeoisie, plus d'idées qu'on n'en trouverait dans dix volumes de Thierry et autres qui sont de la même étoffe. » Le duc de Valmy, quant à lui, dans une lettre du 18 mars 1846, apporte la vision largement répandue chez les royalistes que « l'histoire écrite par le XVIIIe siècle est un perpétuel mensonge. De là les erreurs politiques et religieuses qui nous débordent. Il y a une grande réforme à faire par les puissances de l'association, pour détrôner Sismondi, Gibbon et Thiers. » D’où la multiplication, en parallèle de l’activité de journaliste, de la parution des livres d’histoire de France et même l’entreprise de réécrire l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert sous la forme d’une Encyclopédie Catholique du XIXe siècle dont Laurentie rédige la préface.

Il faut ensuite effacer les événements révolutionnaires révélateurs de discontinuités mais parfois, les rappels se font plus forts. On revit 1789 et même 1793 dans les lettres et dans certaines comparaisons d’événements dans les journaux. Danjou, alors administrateur du Journal du Midi, relate, le 23 février 1849, le déroulement d’émeutes à Toulouse et l’on saisit la peur perpétuelle de la résurgence de la révolution dans les descriptions : « Des cris ultra révolutionnaires ont été prononcés d'abord sur l'allée Lafayette au point de la réunion. Le maire, au sortir du capitole, a été accueilli par des cris de Vive la république démocratique et sociale [...] en passant devant le domicile de certains citoyens on a crié à bas les blancs ! Vive 93 ! » Outre l’horreur exprimée par Danjou d’avoir assisté à de telles scènes, il trouve ces manifestations « incidemment utiles » car elles peuvent aboutir à la réorganisation d’une garde nationale et à la répression. Les royalistes s’attachent surtout à sauvegarder la mémoire des acteurs de la Restauration et profitent de la révolution de 1848 pour comparer les deux héritages. En ce qui concerne la révolution de 1830, Michaud, dans une lettre publiée dans Le Rénovateur et datée du 14 mars 1832, évoque, quant à lui, l'inachèvement de la révolution de 1830 et critique vivement le régime qui en découle :

La révolution de juillet aura un mérite, celui d'avoir fait sentir à la France entière l'impossibilité de constituer un peuple avec des lois incomplètes, ou avec des chimères insensées. Sous la restauration, il fallait un grand esprit de pénétration pour saisir ce qui manquait à nos systèmes. La restauration offrait un ordre extérieur, et une prospérité matérielle qui, à défaut d'organisation savante et définitive, donnaient à la France un aspect plein de grandeur. En ce moment, la misère et l'anarchie qui dévorent la nation ne séduisent personne...

Il s’agit, en passant, de minimiser l’échec de la Restauration : cette pensée d’inachevé, avec le postulat de départ que l’achèvement amène plus de légitimité, est à l’origine, d’après lui, de l’anarchie des premières années du règne de Louis-Philippe.

La lettre du comte du Parc de Locmaria s’attache aussi à comparer les attitudes des deux rois, Charles X et Louis-Philippe après la chute de ce dernier :

Je lis dans plusieurs journaux que Louis-Philippe en arrivant à Dreux s'est écrié : Me voici comme Charles X ; je vous montre dans certaines feuilles ma déposition à confondre les détails et même la moralité des deux dernières révolutions françaises, ce serait une grave atteinte à la vérité historique. Sans doute Louis-Philippe a été renversé par les mêmes pavés qui lui avaient servi de marche-pied en 1830 ainsi le voulait la justice d'en haut. Hors de là, tout diffère […]. Charles X était à Saint-Cloud quand éclata l'insurrection de Juillet, il n'en connut la gravité qu'au moment où il prit des mesures pacifiques pour la calmer. Louis se fait du château des Tuileries un poste militaire dans une faste forteresse […] Le roi [Charles X] avait autour de lui à Hautefeuille une troupe vaillante, fidèle, redoutable de l'aveu de ses agresseurs, cependant il n'écouta dans ce moment suprême que la voix de l'humanité ; il s'éloigna volontairement, avec dignité, réglant lui-même l'ordre de la retraite, au milieu des regrets d'une grande partie de la population, abandonnant sans crainte à ses adversaires les plus secrètes archives de sa politique, bien sûr qu'ils n'y trouveraient que de la pensée nationale que des actes honorables en justice.

Son entreprise consiste à redorer le blason de Charles X dans le contexte de la réécriture de l’histoire après la révolution de 1848.

En 1849, l’oscillation entre la Monarchie constitutionnelle et la République après la révolution de 1848, repose la question de la légitimité de la révolution et de la légalité des régimes qui en découlent. Une lettre du magistrat Cortarde, du 11 avril 1849, rappelle que « si la république ne peut pas prendre des racines assez profondes, la disposition des esprits tournerait autrement vers le principe d'une restauration possible de l'ordre et de la prospérité du pays […] Le rédacteur ne combat ni la république, ni l'orléanisme, ni la légitimité...» On voit donc une demande de radicalisation et de rappel de l’existence de la monarchie comme régime alternatif. Cette lettre met en évidence l’inaction déjà reprochée par Valmy aux hauts dignitaires du parti royaliste. Mais encore, l’oscillation des royalistes en matière de régime, le bonapartisme pouvant séduire plus d’un légitimiste.

La mouvance de Laurentie échoue car il ne réussit pas à établir un consensus autour de sa conception de la monarchie au sein du parti royaliste et du parti catholique. Ce désenchantement et cet échec de restauration de la monarchie est cependant à relativiser car ces royalistes et catholiques, même dans leur incapacité à agir pour imposer leur régime, se sont toujours mobilisés pour lutter contre les tentatives de révolution et d’instauration de république sociale en 1830, en 1848 et même en 1871 en travaillant les doctrines. Les lettres constituent une source de premier ordre car elles explicitent certaines allusions mais rajoutent parfois des pistes difficiles à recouper. Pour autant, l’acte même d’écrire ces articles de presse et, à un autre niveau, l’acte même d’écrire ces réflexions dans les lettres, constituent des actes politiques proprement dit, à analyser en conséquence.

(Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis)

Annexes

Lettre de Félicité de la Mennais à Pierre-Sébastien Laurentie du 15 avril 1832

Après l’expérience du journal l’Avenir, Félicité de la Mennais refuse de prendre part à l’entreprise du Rénovateur. Ce journal est fondé par Laurentie et paraît du 17 mars 1832 au 31 décembre 1835, non sans avoir fusionné le 1er mai 1833 avec le Courrier de l’Europe. Avec l’aide du duc de Fitz-James, du vicomte de Bonald et du duc de Noailles, Laurentie fait collaborer Balzac et d’autres écrivains-journalistes dans le but de renouveler les idées du camp légitimiste. En effet, après la révolution de 1830, il quitte la rédaction de La Quotidienne au profit de Brian, ne partageant les vues de ce courant non critique, afin de créer une nouvelle ligne rédactionnelle jugée par plusieurs de ses contemporains légitimistes de modérée. Mais la rupture de la Mennais avec le parti légitimiste est consommée depuis longtemps. Le lancement d’un mouvement qui se fait à travers celui d’un journal consiste à définir sa ligne en fonction des désirs ou des refus de collaboration.

Image1

« Rome, Lettre du 15 avril 183235

Je crois, Monsieur et cher ami, que le Rénovateur pourra être utile en tant qu’il servira à introduire des idées de liberté dans la tête de quelques royalistes. Du reste, je suis plus convaincu que jamais, que s’il y a un moyen sûr de perdre la cause de la religion et de l’humanité, c’est de la lier à un parti politique quelconque. A mes yeux, il n’est point de plus grande folie que d’attendre du pouvoir, quel qu’il soit, ce que doit désirer aujourd’hui tout chrétien et tout honnête homme, et je gémis profondément des illusions que se font à cet égard des personnes pleines d’honneur et de confiance ! Je ne repousse aucun nom, mais je ne m’inféode à aucun. Je m'attache aux choses, aux choses seules, peu m'importe le reste. Il est probable et très probable qu’il y aura une restauration. Je sais cela, mais je sais aussi, et je sais certainement qu'elle ne sera, dans son ensemble, qu'une grande et dernière dérision de Dieu et des hommes. J'aurais jusqu’au bout du monde le soupçon d’y avoir eu quelque part, d’avoir pu placer en elle l’ombre seule d’une espérance. Et pourtant elle aura son utilité, dans les vus de la Providence. Je la crois nécessaire pour détruire promptement le plus grand obstacle à l’établissement de l’ordre dans notre pays, le parti légitimiste. Le succès le dissoudra, et c’est alors que les vrais éléments de la société nouvelle, de la société qui doit dresser, se chercheront et s’uniront, et vous devez bien comprendre où sera ma place en ce moment-là. Au surplus, je respecte toute conviction sincère, et c’est pourquoi je vous expose la mienne avec cette entière franchise qui doit toujours régner entre nous. J’ai communiqué votre lettre à M. de Montalembert. Il partage tous mes sentiments et serait encore, s’il était possible, plus éloigné que moi d’entrer dans la voie qui vous semble la meilleure et à l’extrémité de laquelle nous n’apercevons, nous, qu’un abîme. Si, comme j’en ai la ferme confiance, le monde doit être sauvé, il le sera par l’union des catholiques entre eux et avec tous ceux qui veulent sincèrement la liberté. Hors de là tout est chimère, désordre et révolutions.

Le P. Ventura, chez qui je demeure, m’a parlé de vous plusieurs fois, et toujours avec cette estime et cette affection que vous inspirez, de près ou de loin, aux personnes qui vous connaissent. Je n’ai encore aucun projet arrêté sur l’époque de mon retour en France. Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurai à vous y revoir, et à vous réitérer l’assurance de mon affectueux dévouement.

F. de la Mennais »

Lettre de Désiré Laverdant à Pierre-Sébastien Laurentie du 22 août 1849

Désiré Laverdant, journaliste fouriériste, a écrit trois longues lettres à Laurentie36 après la parution de la Politique royale. Cet ouvrage est publié sans nom d’auteur après la rencontre de Laurentie avec le comte de Chambord : le journaliste légitimiste devient la plume du prétendant au trône et lui rédige une sorte de manifeste politique. Cette lettre témoigne des échanges de pensées entre mouvances pourtant différentes. Parfois même, l’objectif est la recherche de consensus dans la rédaction des articles de presse : il faut convaincre à tout prix, même son adversaire. L’échange épistolaire devient ici la propédeutique à l’écriture journalistique et au positionnement politique.

« Villa Estienne près Marseille, 22 août 49

Monsieur,

En me promenant et bouquinant à Marseille, j'ai eu hier la bonne fortune de rencontrer votre livre. Je viens de l'achever, et j’en ai tiré tant de sympathie pour l’auteur que je suis bien aise d’avoir à lui écrire.

Je ne sais qui vous êtes, Monsieur, mais vous êtes assurément un homme droit et bon et un écrivain distingué.

Pour moi, je suis rédacteur de la Démocratie Pacifique, retiré dans le midi pour cause de santé, et j'ai précisément sur le chantier un projet de constitution nationale. Je me propose de faire un article sur votre livre et j'ai besoin de bien comprendre votre pensée afin de mieux la juger et aussi afin de mieux comparer vos idées avec les miennes pour en faire mon profit.

Image2

Il y a entre nos sentiments ce point d'accord, que vous, royaliste, vous semblez vous préoccuper sincèrement des droits du peuple et de la liberté, et que moi, démocrate, je me préoccupe des convenances de l'unité et de certains droits royaux héréditaires. Il n'y a, je suppose, parmi les libéraux que nous, phalanstériens, qui puissions concevoir une conciliation entre le principe électif et le principe héréditaire, j'entends une conciliation plus sérieuse, plus fondée sur la nature des choses que celle qu'on avait appuyé sur les factions constitutionnelles de ces derniers temps. Ce sont là, comme vous le dites bien, des ébauches, et nous sommes destinés à trouver une solution supérieure.

Quoi qu'il en soit de la mienne, qu'elle embrasse la vérité même, ou qu'elle ne soit qu'une étincelle de la lumière, peu importe ici : vous pourrez en juger plus tard. Pour le moment, je viens interroger votre pensée, sur un point qui ne me semble pas assez éclairée dans le livre, et puis vous indiquer une solution d'un problème dont l'importance est par vous reconnue.

Image3

D'une part, vous reconnaissez qu'il a été fait table rase du passé et vous acceptez le droit populaire, le droit de la liberté, de l'autre part, vous pensez que la royauté doit revivre en France respectée et glorieuse.

Puisque vous nous montrez si bien que la royauté n'a été que l'instrument de l'émancipation les masses depuis Charlemagne même depuis Clovis jusqu'à Louis XIV vous ne pouvez pas vouloir que la royauté retire au peuple les libertés qu'il a conquises par ses rois, avec ses rois, sans eux, ou contre eux.

Le but étant la fraternité, le bonheur, la liberté, l'ordre, l'unité, aucun droit ne peut être repris au peuple, à moins qu'il ne soit démontré de toute évidence que l'exercice de ce droit est incompatible avec la fraternité, le bonheur, la liberté vraie, l'ordre et l'unité.

Or, le droit de suffrage a été compris par tout citoyen mâle majeur.

Vous ne nous dites pas si vous voulez qu'on respecte le suffrage universel; et si vous le respectez, comment l'accordez-vous avec une royauté héréditaire ?

Image4

Puisque vous constatez que la royauté absolue n'a été qu'une forme transitoire, un moyen de conquérir la liberté pour les peuples (pour aller à la liberté, le peuple se condamnait à passer par le despotisme) page 115). Dès lors, vous concevez une royauté nouvelle, très différente de l'ancienne. Il s'agit de rattacher les temps nouveaux aux temps anciens. Comment ? Quels éléments la France doit-elle emprunter à ses traditions ?

C'est là ce que vous ne dites pas d'une manière assez claire. Vous nous indiquez bien, avec un large libéralisme, quels seront les droits garantis au citoyen, en général, mais il y a lacune sur le droit fondamental, le droit d'élection. Vous ne précisez pas les termes de la constitution dite politique. Je vois bien une série de conseils partant de la commune, et le peuple élisant ses députés. Mais que feront ces députés ? Seront-ils en permanence ? Eliront-ils le chef de l'Etat ? Choisissent-ils les ministres d'un roi héréditaire ? Dans ce dernier cas, nous voilà retombés en plein constitutionalisme vulgaire. Aurons-nous un roi héréditaire choisissant librement ses ministres ? Alors, quelle garantir contre l'incapacité d'un prince, contre les erreurs d'un régent, d'un Louis XV, les faiblesses et les périls d'un Louis XVI ? Et qui peut espérer qu'en nos temps le peuple universel renoncerait à désigner ses ministres, les administrateurs de l'Etat ?

Image5

Je vous serai donc reconnaissant si vous voulez bien m'éclairer sur ces points.

Maintenant, en louant  la sagacité qui vous fait trouver l'importance sociale de la commune et placer là le point de départ de l'unité nationale, permettez-moi de vous faire connaître (ce que vous ignorez sans doute) que ce rôle capital de la commune a été admirablement établi par Charles Fourier, dès 1808, en 1822, 1829. Et non seulement il a dit : c'est là l'alvéole, c'est là qu'il faut commencer, c'est là qu'il faut créer l'ordre et l'unité, si on veut avoir l'ordre et l'unité dans la nation et dans l'humanité. Mais encore il a savamment exposé dans ses détails l'organisation solidaire de la commune, il a tracé le plan de la commune fraternelle et chrétienne.

Je vous convie donc de tout mon coeur, Monsieur, à étudier l'admirable système d'association communale de Fourier.

Image6

Les livres de cet homme extraordinaire méritent l'étude d'un homme aussi distingué que vous paraissez l'être. Observez que Fourier, qui a préconisé avec tous les penseurs qui a préconisé avec tous les penseurs modernes le principe électif, est le seul qui ait réservé des droits royaux héréditaires. Cela mérite l'attention et les sympathies d'un écrivain royaliste, d'un écrivain royaliste impartial juste, bon, affectueux, sans préjugés et plein d'élévation et toutes ces qualités sont les vôtres...

Agréez, Monsieur, l'expression de mes sentiments de très haute considération et de fraternelle sympathie.

D Laverdant »

Image7

Notes

1   Benjamin, Walter, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 449.

2  Préambule de la Charte du 4 juin 1814.

3  Laurentie, Joseph, Laurentie souvenirs inédits publiés par son petit-fils, Paris, Bloud et Barral, 1892. D’après O.Tort dans sa thèse L’impossible unité : la droite française sous la Restauration (1814-1830), ce témoignage d’un pointu est original car Laurentie a toujours été indépendant.

4  Voir à ce sujet la notice que Grandmaison consacre à l’entrée de Pierre-Sébastien Laurentie dans la Congrégation : Grandmaison, G. de, La Congrégation 1801-1830, Paris, Plon, 1889 et Bertier de Sauvigny, G., Un type d’ultra-royaliste : le comte Ferdinand de Bertier, et l’énigme de la Congrégation, Paris, Les Presses Continentales, 1948.

5  Son rôle avait consisté à contrôler l’enseignement professé au sein de l’école de Sorèze ainsi que ses dirigeants, jugés trop indépendants.

6  Voir la critique du terme « ultramontain » dans Boutry, P. et Encrevé A. (dir.), Vers la liberté religieuse : la séparation des Eglises et de l’Etat, actes du colloque organisé à Créteil les 4 et 5 février 2005 par l’Institut Jean-Baptiste Say et l’Université Paris XII-Val-de-Marne, Bordeaux, Editions Bière, 2006.

7  Voir dans le fonds 372 ap 21 la lettre de Pierre-Sébastien Laurentie adressée à Lambruschini le 9 octobre 1833 où, d’après le publiciste, le changement de bord de Lamennais repose sur la question des libertés.

8  Fonds Malouet-Laurentie 372 ap conservé aux Archives nationales.

9  Fonds 372 ap 14 dans une lettre du 9 juillet 1846 de Blosseville à Laurentie.

10  Fonds 372 ap 14 dans une lettre non datée des années 1846 à 1848.

11  Fonds 372 ap 14, lettre de Jassaud, un journaliste, à Laurentie.

12  Voir Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty, 1836 : L’an 1 de l’ère médiatique, étude littéraire et historique du journal la Presse, d’Emile de Girardin, Paris, Nouveau Monde Editions, 2001.

13  « C'est une chimère mais on y va dépenser beaucoup d'activité et recueillir beaucoup de découragement. Je doute que l'on enrégimente plus d'une vingtaine d'hommes de bonne volonté, et d'une cinquantaine de récalcitrants. Il a fallu laisser tomber la Gazette de Normandie en des temps où la foi et l'espérance étaient plus vives. » (lettre de Blosseville du 11 mars 1846 adressée à Laurentie 372 ap 14).

14  Fonds 372 ap 6.

15  Fonds 372 ap 11.

16  Fonds 372 ap 14, voir la lettre reproduite en annexe.

17  Laurentie rédige la Politique royale qu’il diffuse anonymement dans le but de faire croire que l’auteur est le comte de Chambord. Le royaliste dévoile à Laverdant qu’un homme de sa mouvance en est l’auteur sans se nommer.

18  Voir  Pierre Barbéris, Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, Paris, Gallimard, 1970, tome I p.65 : l’auteur montre la ressemblance entre les idées de  l’introduction de l’Etat de la société au XIXe siècle de Laurentie et les thèses des écrits saint-simoniens.

19  Voir la correspondance dans les dossiers 372 ap 10, 11, 12 et l’article de B.  Mirkine-Guetzevitch,« Les rapports de J.Tostoï sur 1848 », Revue d’histoire moderne, novembre 1927.

20  Voir la thèse de M. Goudina, La perception réciproque des Français et des Russes d’après la littérature, la presse et les archives 1812-1827, Paris IV, 2007 qui présente le personnage.

21  Voir l’ouvrage de Cadot, M.,  La Russie dans la vie intellectuelle française, 1839-1856, Paris, Fayard, 1967 : l’auteur rend compte de la polémique qui oppose Laurentie et Toutcheff sur la question de la religion et de l’histoire.

22 Lettre de Blosseville du 15 février 1847 du dossier 372 ap 14.

23  « Vous avez bien fait de ne point insérer l'article que vous aviez agréé, puisque les avocats du Rénovateur y ont trouvé des inconvénients.» dans le dossier 372 ap 8.

24   Voir la lettre du 7 février 1847 que Roger de Beauvoir adresse à Laurentie dans le dossier 372 ap 14.

25  Sur cette polémique ancienne, E. de Waresquiel rend compte de la pensée de Bonald sur la pairie dans L’histoire à rebrousse-poil. Les élites, la Restauration, la Révolution, Paris, Fayard, 2005, p.84.

26  Voir la réception de l’Histoire des Girondins dans les ouvrages et notamment l’article de Court A., « Les Girondins de Lamartine. Un incendie, un feu de paille », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 1995, n°37, p. 305 à 321 et les lettres de Laurentie et de ses correspondants dans 372 ap 14.

27  Lettre tirée du dossier 372 ap 6 : « Ma conviction à cet égard est que le siècle où nous vivons a moins encore de croyance religieuse que la foi monarchique, qu'ainsi en portant son principal intérêt du côté de la religion, on risque de s'isoler plus complètement, de diviser le peu de voix qu'il est encore possible de rallier. »

28  Voir la lettre reproduite en annexe.

29  F. de Bertier le 31 mars 1830, du Ministère de l'Intérieur, écrit: « Pour Dieu, pour le Roi, pour l'honneur de notre parti, faites cesser cette guerre de noms et de personnes qui recommence entre La Quotidienne et la Gazette» dans le dossier 372 ap 7.

30  Voir José-Luis Diaz, « Génération Musset ? », Romantisme, revue du dix-neuvième siècle n°147, 2010 au sujet de la reprise du thème de « Jeune-France » dès 1828 dans la presse de gauche comme de droite.

31  « Si la jeunesse française poursuit des images de gloire et de liberté, le Rénovateur sera l'écho de ses espérances. » dans la lettre introductive de Laurentie datée du 20 février 1832 du premier numéro du Rénovateur.

32  Fonds 372 ap 22.

33  Drouin, J.-C., « Un écrivain royaliste au XIXème siècle Pierre-Sébastien Laurentie (1793-1876) », Revue française d’histoire du livre, 1972.

34  La lettre du dossier 372 ap 14 d’Adolphe Nibelle, romancier et musicien, du 25 février 1849  retrace la vision de l’histoire de Laurentie que ce dernier a résumé dans la Politique royale qui avait fait scandale auprès des « genoudistes » : « je ne comprends pas les censures de nos amis de la Gazette contre la Politique royale, cette politique populaire, toute de liberté. Vous montrez une longue suite de rois combattant avec le peuple et pour le peuple contre une dure féodalité. Vous montrez Louis XIV lui-même ouvrant le chemin de tous les emplois au courage et au mérite ; vous montrez un d'Orléans formant cette voie d'émulation et d'honneur pour livrer la France aux courtisans... »

35  Fonds Malouet-Laurentie 372 ap 21, dossier 2.

36  Fonds Malouet-Laurentie 372 ap 14.

Pour citer ce document

Estelle Berthereau, « Le palimpseste de l'élaboration de journaux traditionalistes en France à travers la correspondance de P.-S. Laurentie entre 1824 et 1849», La lettre et la presse : poétique de l’intime et culture médiatique, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-lettre-et-la-presse-poetique-de-lintime-et-culture-mediatique/le-palimpseste-de-lelaboration-de-journaux-traditionalistes-en-france-travers-la-correspondance-de-p-s-laurentie-entre-1824-et-1849