Les dernières lettres de Chevalier de Lorimier dans la presse. À l’origine d’un chef-d’œuvre national
Table des matières
MARIE-FRÉDÉRIQUE DESBIENS
À la suite des Rébellions de 1837-1838 au Bas-Canada, des Patriotes emprisonnés ou exilés ont pris la plume, après le mousquet, pour se raconter dans des journaux intimes ou des correspondances, qui sont pour plusieurs demeurés inconnus du public pendant plus d’un siècle et demi. Outre les Notes d’un condamné politique de François-Xavier Prieur et le Journal d’un exilé politique aux terres australes de Léandre Ducharme qui ont été édités par Hubert Aquin en 19741, la plus grande part de ces écrits n’ont été diffusés que dans les années 1990, grâce notamment à la patience de Georges Aubin qui les a extirpés des cartons des Archives nationales2.
Parmi ce corpus, les lettres de Chevalier de Lorimier, condamné à mort et pendu le 15 février 1839, ont toutefois connu un sort singulier. Publiées dans la presse quelques mois seulement après la mort de leur auteur, elles ont été reproduites dans divers ouvrages tout au long du XIXe siècle, avant d’être réunies pour la première fois en livre en 1996. L’année suivante, Laurent Mailhot, dans son essai sur La littérature québécoise depuis ses origines, les consacre d’ailleurs « chef-d’œuvre épistolaire du XIXe siècle3 ».
Afin de saisir le sens de cette consécration, aboutissement d’un long et riche parcours éditorial, le présent article retracera les principaux jalons de la publication des dernières lettres de Lorimier, de leur parution originelle dans des journaux patriotes créés aux États-Unis jusqu’à leur insertion dans un feuilleton de La Gazette des campagnes en 1882, en passant par leur intégration dans Le Répertoire national en 1848. Cet itinéraire permettra de constater que la diffusion des lettres de Lorimier dans la presse a non seulement favorisé leur passage de la sphère privée à la sphère publique (répercutant ainsi la tension individu/collectivité qui se trouve au cœur même de la correspondance), mais a également entraîné un élargissement du statut du texte de document politique et historique à celui de monument littéraire, pour reprendre la fameuse formule de Foucault4.
Premières publications dans la presse
Avant de s’attarder aux premières publications des lettres dans la presse, il convient d’effectuer un bref retour sur le contexte des Rébellions. Ayant espéré une réponse favorable aux 92 Résolutions dans lesquels ils réclament « des institutions qui conviennent à l’état de la société où [ils] viv[ent] », les Patriotes se sentent trahis par l'annonce des Résolutions Russel arrivées au pays en avril 1837 et qui déboutent toutes les requêtes canadiennes, sans exception. Suprême provocation, ces 10 résolutions autorisent le gouverneur à puiser dans le surplus financier du gouvernement sans le consentement de la Chambre. Devant l'impossibilité d'un modus vivendi acceptable avec la métropole, les Patriotes tentent par tous les moyens d'accéder à l'autonomie nationale. S'en suivent plusieurs assemblées populaires où des milliers de militants se regroupent en vue de résister aux volontés d'assimilation des administrateurs anglais qu’avait révélées le premier projet d’union du Bas et du Haut Canada en 1822. Les rapports extrêmement tendus entre les Patriotes et les autorités coloniales provoquent les combats armés du Richelieu. Lors du premier soulèvement de l'automne 37, les Patriotes, vainqueurs à Saint-Denis, subiront deux défaites marquantes : Saint-Charles et Saint-Eustache sont incendiés, huit hommes sont exilés aux Bermudes, plusieurs prennent la fuite vers les États-Unis. À partir de la frontière américaine s'organise la seconde insurrection de 1838. Le Parti patriote se scinde alors définitivement en deux factions : tandis que le chef Papineau affirme que les luttes doivent rester sur le terrain constitutionnel, Robert Nelson, celui-là même qui déclarera l’« Indépendance du Bas-Canada » à Week's House le 28 février 1838, proclame qu'il est temps de fondre les cuillères pour en faire des balles. La société secrète des Frères chasseurs, qui regroupe plus de 10 000 adhérents, planifie la grande invasion du 3 novembre où les Patriotes armés se déploieront à travers toute la province. Plusieurs camps révolutionnaires sont établis au pays; à Napierville, Beauharnois, Châteauguay, Boucherville. La seule bataille majeure du second soulèvement survient à Odelltown le 9 novembre. Rapidement, les Patriotes sont dispersés par les troupes du général Colborne; 855 personnes sont arrêtées, 108 sont accusées de haute trahison en cour martiale, 99 sont condamnées à mort. De ce nombre, 27 sont libérées sous cautionnement et 58 voient leur sentence commuée en déportation. La pendaison publique de 12 Patriotes met brutalement fin aux Rébellions dans le sang et la terreur. Parmi eux, se trouve François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier qui, avant de monter au gibet le matin du 15 février 1839, écrit 22 lettres destinées à sa famille, à ses amis et à ses frères d’armes. Si 10 d’entre elles ne seront découvertes que dans les années 1990, 12 connaissent une publication presque immédiate grâce à des Patriotes canadiens qui, pour poursuivre le combat par l’écriture, mettent sur pied des journaux en terre américaine.
Le North American est fondé à Swanton en 1839 par un groupe de réfugiés canadiens et des Américains favorables aux rebelles du Bas-Canada. Ce journal, dont le premier numéro paraît au printemps, publie divers articles ou documents touchant à la politique, et tout spécialement aux insurrections. Ses principaux sujets sont l'indépendance du Canada et l'établissement d'une République canadienne, comme en fait foi sa devise : « Canadian Rights and Canadian Independance ». Bilingue, cet organe peut atteindre un large public. D'une part, on s'adresse à tous les Canadiens exilés en terre américaine, d'autre part, on tente de rallier à la cause nationale les anglophones à travers tout le territoire.
Cyrille-Hector-Octave Côté, Patriote radical qui a joué un rôle de premier plan dans la seconde insurrection de 1838 et dont la tête est mise à prix au Canada, se fixe définitivement en septembre 1839 à Swanton où il devient tout de suite un collaborateur assidu du North American. C’est probablement sur son initiative que les lettres de Lorimier, qu’il aurait reçues du frère de Chevalier (Jean-Baptiste Chamilly), sont publiées dans ce journal :
We are indebted to our inestimable friend, Mr. Chamilly De Lorimier, for the following letters of his martyred brother. We shall always be happy to record in our columns such precious monuments of the firmness and patriotism of Canada's noble, brave and generous sons5.
Les lettres sont publiées de façon fragmentaire dans différents numéros, soit le 15 mai, le 7 août et le 6 novembre 1839, puis le 22 janvier et le 24 juin 1840. Le North American fait paraître 10 lettres au total (destinées à sa sœur, à son cousin, à sa femme et à d’autres Patriotes comme Brien — dont Lorimier ne sait pas encore lorsqu’il lui écrit que celui-ci l’a vendu en échange de sa propre liberté). Dans le North American, les lettres paraissent en traduction anglaise.
La première publication en français de lettres de Lorimier se fait dans Le Patriote canadien, premier journal canadien-français aux États-Unis, fondé à Burlington par Ludger Duvernay, un éditeur reconnu au Bas-Canada dès les années 1820. Après avoir mis sur pied La Gazette des Trois-Rivières en 1817 et Le Constitutionnel en 1822, il avait fait de La Minerve le journal le plus important de son époque. À travers ce journal, Duvernay appuyait sans retenue la cause patriote et diffusait les idéaux du romantisme libéral qui prenait alors son essor au pays6.
Dans le Prospectus du Patriote canadien7, qui constitue une sorte de prolongement de La Minerve, Duvernay affirme clairement le point de vue révolutionnaire de son nouveau journal « politique, historique, littéraire et industriel » : « Nous combattrons nos ennemis ouvertement, et avec la franchise que nous croyons avoir montrée durant notre carrière publique en Canada ». Ainsi qu’il l’explique, c’est son « devoir de journaliste qui l’oblige à retracer les excès de fanatisme de la partie anglaise ». Il en profite aussi pour dénoncer au passage les éditeurs qui ont approuvé la loi de neutralité mise en vigueur par le président américain Van Buren le 5 janvier 1838 : « Si les éditeurs de certains journaux des États-Unis, oubliant l’histoire de leur pays, ou sacrifiant l’avenir de tout un peuple à leurs intérêts privés n’ont pas craint d’approuver le gouvernement anglais et d’injurier les Canadiens, nous sommes heureux de voir que la presse qui représente véritablement l’opinion publique, a élevé la voix en notre faveur ». Duvernay précise également dans son prospectus quel sera le contenu du Patriote canadien : « Quoique notre but principal soit de nous occuper de l’histoire et des affaires du Canada, nous consacrerons une partie de nos colonnes à la politique étrangère et aux nouvelles plus récentes. Nous donnerons aussi de temps en temps quelques articles de littérature et de mélanges ».
Dans cette perspective, on retrouve notamment dans le journal, outre des articles traitant des événements politiques de 1837 et de la politique anglaise, une « histoire populaire de l’épouse du Polonais (épisode de la Révolution de 1831) », des « souvenirs intimes sur la mort et les funérailles de Napoléon » et des extraits des Paroles d’un croyant de Lamennais8. C’est à la une de son édition du 13 novembre 1839 que Duvernay publie trois lettres de Lorimier sous le titre « Lettres autographes », avec seules ces quelques lignes en guise de présentation :
Ces lettres de Chevalier de Lorimier ont été écrites dans les derniers moments de cet infortuné patriote; elles sont autographes, on peut donc compter sur leur authenticité. Mr de Lorimier a été exécuté à Montréal le 15 février 1839, en vertu d'une sentence illégale d'une cour martiale créée par Colborne. Les deux premières lettres étaient adressées à deux de ses amis qui furent ses compagnons de prison, et la dernière à son épouse9.
La diffusion des lettres de Lorimier dans les journaux rend évidemment publique cette correspondance en grande partie privée, mais qui oscille constamment entre la rhétorique la plus collective et le ton le plus intimiste. Pour illustrer cette tension entre le « je patriotique » et le « je individu » (père, mari, frère, ami), attardons-nous ici à deux des lettres de Lorimier publiées dans le North American et Le Patriote canadien : La Déclaration au public et à ses amis et la dernière lettre à sa femme.
La Déclaration, considérée comme le testament politique de Lorimier, est datée du 14 février 1839 à 11 heures10. Il s’agit de la première lettre publiée par Le North American. Dès son ouverture, Lorimier cherche à s’adresser à la foule extérieure : « Le public et mes amis en particulier attendent peut-être une déclaration sincère de mes sentiments11 ». Ainsi qu’il l’écrit, il souhaite par sa lettre prévenir les déformations que pourrait subir sa mémoire après sa disparition :
On sait que le mort ne parle plus et la même raison d’Etat qui me fait expier sur l’echaffaud ma conduite politique pourroit bien forger des contes à mon sujet. J’ai le tems et le désir de prévenir de telles fabrications et je le fais d’une manière vraie & solennelle, à mon heure dernière, non pas sur l’echaffaud environné d’une foule insatiable de sang & stupide, mais dans le silence & les réflexions du cachot12.
L’épistolier rappelle ensuite les malheurs subis par ses frères d’armes : « La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup gémissent dans les fers, un plus grand nombre sur la terre de l’exil, avec leur propriétés détruites et leur familles abandonnées sans ressources aux rigueurs d’un hiver canadien13 ». S’adressant directement à ses enfants : « Pauvres orphelins; c’est vous que je plains. C’est vous que la main sanglante et arbitraire de la loi martiale frappe par ma mort », il dénonce l’injustice de son sort. Il reprend même un vers de Thomas Corneille pour résumer sa pensée : « Le crime fait la honte & non pas l’échaffaud14. » La finale est réservée aux compatriotes de l’épistolier : « Puisse mon execution et celle de mes compagnons d’echaffaud vous être utile. Puissent-elles vous démontrer ce que vous devez attendre du gouvernement Anglais15. » La lettre se clôt sur cette formule, certainement la plus connue de Lorimier : « Vive la Liberté , Vive l’Indépendance ».
La déclaration met donc essentiellement en scène le « je » patriotique, qui cherche à continuer le combat par la plume et qui s’oppose au « il » bourreau incarné par John Colborne. Dans cette déclaration, comme dans la plupart de ses lettres, Lorimier multiplie les stratégies pour s’ériger en martyr et en héros de la nation. Il use d’une rhétorique romantique basée sur l’autohéroïsation, la dramatisation et le pathos16. Il cherche aussi à s’inscrire dans la postérité, à la manière des prisonniers de la Terreur, dont Magali Mallet affime que :
Tous accordent à la postérité une place prépondérante dans leurs écrits : recommander sa mémoire de la même façon que l’on a recommandé ses enfants, ou laisser un souvenir matériel aux familles représentaient pour les malheureux la garantie de ne pas être oubliés, l’oubli constituant aux yeux de ces centaines d’hommes et de femmes condamnés sur une faute dérisoire, une menace plus redoutable que la mort17.
Lorimier n’agit pas autrement. Il écrit avec et contre la mort et l’oubli. Face à eux, il se déclare néanmoins à maintes reprises dans ses lettres « ferme et calme ».
Cette construction rhétorique du héros national est renforcée, dans le North American, par la publication d’une biographie originale, probablement rédigée par Côté qui y retrace toute la trajectoire de Lorimier, de sa naissance à sa pendaison, avec une grande insistance sur son implication dans les Rébellions. Côté y présente ainsi le Patriote :
Mr. De Lorimier was one of those true Canadian Patriots who were never disheartened by the sad reverses their causes had been subjected to. Independance and liberty he believed could not be bought too dear; and he always considered his life as of very little value while his contry was overrun by a foreign foe18.
Selon Côté, Lorimier aurait d’ailleurs écrit son testament afin qu’il soit ensuite publié aux États-Unis : « Fearful that is political sentiments would be misrepresented if he addressed the multitiude when he should appear on the scaffold, he wrote a long letter (wich we give below) to be published in the United states after his death ». Il est en effet possible que Lorimier ait remis cette déclaration à son frère dans le but qu’il la transmette à Côté. Toutefois, on peut douter qu’il souhaita voir publier la dernière lettre à sa femme, néanmoins reproduite dans le North American et dans Le Patriote canadien.
Cette lettre, datée du 15 février 1839 à 7 heures du matin, est certainement la plus intime et la plus touchante des lettres de Lorimier. L’épistolier y rappelle le bonheur de son union maritale avec Henriette Cadieux : « Dans le peu de temps qui s’est écoulé depuis le jour de l’union sacrée de mon mariage à celui de ma mort, tu m’as fait, chère épouse, jouir du vrai bonheur, tu m’as tout prodigué amitié, tendresse et sincérité. Je n’en étois pas ingrat et ne le serai pas19. » Les images y sont fortes et violentes : « Aujourd’hui, des assassins avides de sang viennent m’arracher de tes bras, ils ne pourront jamais m’ôter de ton cœur, j’en ai la conviction » / « Je ne te reverrai plus de sur cette terre, tu pourrois me revoir encore une fois et pour la dernière, mais je serai froid, inanimé, défiguré20… » À l’image du Christ, Lorimier va même jusqu’à pardonner à ses bourreaux : « Je suis privé de voir mon bon vieux père, mes frères et sœurs pour leur dire adieu. Ah! Cruelle pensée. Cependant je leur pardonne tous du profond de mon cœur21. » Dans les dernières lignes, l’insoutenable perspective de l’adieu est réitérée à plusieurs reprises : « Je te dit adieu pour la dernière fois. Sois heureuse, chère et malheureuse épouse. […] Adieu ma tendre épouse encore une fois, adieu, vit et sois heureuse ». Les mots tournent sur eux-mêmes, amplifiant, par répétition, le drame du gibet.
Bien qu’elles contiennent, comme le décrit Laurent Mailhot dans un article-phare sur les lettres de Lorimier22, tous les éléments du drame romantique (jeunesse, passion patriotique et amoureuse, échec, ruines, cachot, échafaud), elles sont ici avant tout le support de l’idéologie et du discours patriotique des journaux, dont l’éphémère existence demeure indissociable du contexte des Rébellions. Elles représentent avant tout un document politique, un témoin historique. Mais, avec leur publication dans Le Répertoire national, compilé et édité par James Huston en 1848, elles vont acquérir une autre dimension.
Publication dans Le Répertoire national
À l’automne 1847, Huston fait paraître dans plusieurs journaux, dont L’Avenir, un prospectus annonçant son projet de publier un Répertoire national ou recueil de littérature canadienne. À la base de cette entreprise inédite se trouve la presse elle-même, ainsi que l’explique le compilateur : « Nous voulons réunir dans deux volumes les meilleures productions des écrivains et des étrangers qui ont écrit en Canada, maintenant éparses dans les nombreux journaux franco-canadiens qui ont été publiés depuis plus d’un demi-siècle23. » Le Répertoire connaît un bon succès dès la parution du premier tome, qui sera finalement suivi de trois autres, publiés entre 1848 et 1850. Alors que le premier volume regroupe des textes qui s’échelonnent de 1764 à 1837, les trois autres portent exclusivement sur les années 1838 à 1848. Effectuant un véritable devoir de mémoire, Huston — qui profite de la collaboration d’amis comme Guillaume Lévesque, Joseph Lenoir, Joseph-Guillaume Barthe et Étienne Parent,— cherche à confirmer l’existence de la littérature canadienne et à en assurer la reconnaissance : « Après avoir fait de longues et attentives recherches, et consulté des écrivains distingués, nous sommes convaincus et nous le disons sans crainte d’être démenti plus tard, que la republication d’un bon choix des meilleurs écrits canadiens fera certainement honneur au pays et à ses écrivains. » Le Répertoire se veut en quelque sorte une réponse à la seconde partie de l’assertion de Lord Durham qui, dans son rapport de 1839, avait décrété que les Canadiens était un peuple sans histoire et sans littérature. Parti à la recherche de « tout ce qui peut consolider et faire briller la nationalité », Huston confère aux siens un passé et un présent littéraires. Conscient que la littérature du pays en est encore à ses premières armes, il ne souhaite pas moins démontrer qu’« au milieu des défauts de composition, et souvent des incorrections de style, le talent étincelle et brille comme l’électricité à travers de légers nuage ».
Le Répertoire permet une large diffusion de plusieurs textes jusque-là peu ou pas connus. C’est dans le second tome que sont publiées les lettres de Lorimier. À la dizaine déjà parues dans le North American et Le Patriote Canadien, Huston en ajoute deux nouvelles destinées à des amis. Comme Côté et Duvernay, Huston tient à assurer l’authenticité des textes :
La famille de feu M. Chevalier de Lorimier a eu la bonté de nous communiquer, par l’entremise d’un ami, plusieurs lettres autographes et copie de lettres autographes de ce courageux martyr politique. Ayant copié nous-mêmes celles-ci, nous les garantissons conformes aux originaux et aux copies que l’on nous as transmis24.
Le statut des lettres à l’intérieur du Répertoire est très particulier. Contrairement aux autres textes qu’il republie et à l’objectif premier de son projet, Huston ne les retranscrit pas à partir de journaux. Fait plus étonnant et plus intéressant encore, le compilateur affirme dans son introduction « avoir laissé de côté tous les écrits politiques en prose, quoiqu’il y en ait beaucoup qui mériteraient d’être conservés et même étudiés : mais, pour être impartial, il aurait fallu reproduire les répliques ou les réfutations, et cela nous aurait entraîné bien loin de la route que nous nous sommes tracée25. » C’est donc dire que ce n’est pas la dimension politique des lettres qui retient l’attention de Huston, mais bien leur valeur littéraire. Par leur publication dans Le Répertoire, qui amorce le discours constitutif de la littérature canadienne et qui tend implicitement à séparer le non-littéraire du littéraire, les lettres de Lorimier passent à la littérature : « Les auteurs qui y figurent peuvent prétendre à une certaine réputation et surtout faire l’objet du discours qui sert de fondement même à la littérature26. » Ce passage de l’histoire à la littérature sera plus tard confirmé par leur intégration dans un feuilleton, tiré à part de la Gazette des campagnes, en 1882.
Publication dans Captive et Bourreau, feuilleton de la Gazette des campagnes
Fondé en 1861 par Émile Dumais, professeur à l’Institut agricole de Saint-Anne-de-la-Pocatière, la Gazette des campagnes traite essentiellement d’agriculture et comporte diverses rubriques se rapportant à ce sujet. Ce journal, qui n’est pas lié à un parti, défend l’idéologie cléricale et conservatrice en vogue à cette époque. À partir de 1868, un feuilleton y est ajouté dans le but de divertir le lectorat rural. Annoncé en 1881 dans le journal, le feuilleton Captive et bourreau paraît en tiré à part l’année suivante. Ce second roman de Charles-Arthur Gauvreau raconte l’histoire d’Alexandrine Boildieu qui sombre dans la folie à la suite de l’enlèvement de sa fille Armande par Mélas Vincent, éperdu d’amour pour elle, mais à qui elle avait préféré son ami George Dubois. D’esthétique romantico-gothique, il se rapproche des feuilletons canadiens de la première moitié du XIXe siècle, comme Les révélations du crime ou Cambray et ses complices de François-Réal angers (1837), La fille du brigand d’Eugène L’Écuyer (1844) ou encore Les mystères de Montréal d’Henri-Émile Chevalier (1855)27.
Lorsque le crime de Mélas Vincent, qui a caché Armande (rebaptisée Fleur de mystère) au sein d’une tribu amérindienne, est découvert 15 ans plus tard, celui-ci décide de « sacrifier sa vie à une juste cause, de donner sa vie pour expier le passé. Il voulait un baptême de sang ». C’est donc à ce moment qu’il rejoint les rangs des Patriotes. La chapitre XI, intitulé tout simplement « 1837-1838 », raconte la situation politique du Bas-Canada et les batailles armées des Patriotes contre les britanniques. À la fin, Mélas tombe au combat et Gauvreau, en insérant trois lettres de Lorimier, entremêle le destin tragique de son personnage à celui du patriote condamné :
Mélas, moitié mourant, vit encore une fois la mort l’envelopper de ses ombres et menacer de l’emporter pour jamais dans la tombe. Il fallut tous les efforts, toute la science de l’art pour le ramener à la vie. Il en fut quitte pour la perte de ses deux bras. Perte cruelle, supplice toujours nouveau : il allait durement expier les crimes de sa vie passée. Après Saint-Charles, St-Eustache (…), les chefs étaient en fuite. Puis vient 1838 qui vit monter sur l’échafaud nos plus nobles enfants. Le sang qui coula alors était un sang fécond : il vient arroser les pieds de cet arbre de la liberté constitutionnelles dont nous goûtons les fruits acquis au prix des plus grands sacrifices. Écoutez ces nobles paroles de De Lorimier, cette triste et pénible victime de l’oppression et du fanatisme. Lisez cette déclaration sublime et cette lettre non moins élevée, non moins noble, adressée de sa prison, à son épouse éplorée28.
Suivent les lettres du Patriote à son cousin dans laquelle il annonce sa pendaison, son testament politique et la dernière lettre à sa femme.
Dans son ouvrage intitulé Lire l’épistolaire, Marie-Claire Grassi explique que
[s]i la lettre insérée dans un roman peut avoir plusieurs significations, elle a toujours un rôle déterminant dans le déroulement de l’intrigue : au niveau de l’action, elle accélère souvent le tragique par des éléments déterminants au niveau de la vie intérieure des personnages, elle permet l’expression de leurs sentiments, ambigus, réels, ou contradictoires. C’est un révélateur thématique et stylistique du roman auquel elle appartient étroitement29.
Bien qu’il concerne plutôt la lettre fictive dans le roman, apanage des romantiques, ce propos de Grassi demeure pertinent pour notre étude. Dans Captive et Bourreau, les lettres de Lorimier viennent, d’une part, confirmer la justesse de la cause — c’est d’ailleurs grâce à son engagement dans cette cause que Mélas obtiendra finalement le pardon des Boildieu. Elles remettent en scène et valorisent le sacrifice individuel au profit de la nation. D’autre part, les dernières lettres de Lorimier ajoutent au pathétisme de la situation vécue par Mélas. La douleur est poussée à son paroxysme, entre le démembré et le pendu. Il semble également que la neutralité du journal soit contournée par le romancier et que les lettres viennent renforcer son point de vue ouvertement favorable aux Patriotes. Il faut souligner que les années 1880 au Canada sont marquées par une nouvelle montée du nationalisme, avec notamment la Fondation du Parti national d’Honoré Mercier, la création de la devise du Québec « Je me souviens » et la publication des Patriotes de Laurent-Olivier David, ouvrage qui comporte également des transcriptions enrichies et augmentées des dernières lettres de Lorimier.
Refaire le parcours éditorial des dernières lettres de Lorimier, de leur diffusion originelle dans des journaux patriotes jusqu’à leur insertion dans un roman-feuilleton, permet de mesurer toute la portée de ces textes aux multiples dimensions, oscillant entre l’intime et le public, l’individuel et le collectif, le politique et le littéraire. Retracer leur trajectoire, de l’histoire vers la littérature, révèle la profondeur de ces textes qui s’avèrent, pour reprendre une autre belle formulation de Foucault, « indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouverts à la tâche de les transformer30. » Recenser ses divers lieux de publication met en lumière la constitution de cette œuvre nationale, de ce monument littéraire, de ce « chef-d’œuvre épistolaire », à l’origine duquel se trouve la presse que les premiers romantiques canadiens comme Lorimier appelaient en leur temps « Palladium du peuple et de la liberté ».
(Université Laval)
Notes
1 F.-X. Prieur, Notes d’un condamné politique de 1838, suivi de Léandre Ducharme, Journal d’un exilé politique aux terres australes, présentés par Hubert Aquin, Montréal, Éditions du Jour, 1974.
2 Voir entre autres les titres suivants : Jean-Philippe Boucher-Belleville, Journal d’un patriote (1837 et 1838), introduction et notes par Georges Aubin, Montréal, Guérin Littérature, 1992; François-Maurice Lepailleur, Journal d’un patriote exilé en Australie, 1839-1845, texte établi avec introduction et notes par Georges Aubin, Sillery, Septentrion, 1996; Siméon Marchesseault, Lettres à Judith : correspondance d’un patriote exilé, introduction et notes par Georges Aubin, Sillery, Septentrion, 1996; Wolfred Nelson, Écrits d’un patriote 1812-1842, édition préparée par Georges Aubin, Montréal, Comeau & Nadeau, 1998; Amédée Papineau, Journal d’un Fils de la liberté 1838-1855, texte établi avec introduction et notes par Georges Aubin, Sillery, Septentrion, 1998; Louis Perrault, Lettres d’un patriote réfugié au Vermont 1837-1839, textes présentés et annotés par Georges Aubin, Montréal, Méridien, 1999.
3 Laurent Mailhot, La littérature québécoise depuis ses origines : essai, Montréal, Typo, 1997, p. 321.
4 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 15 : « Disons pour faire bref que l’histoire, dans sa forme traditionnelle, entreprenait de "mémoriser" les monuments du passé, de les transformer en documents et de faire parler ces traces qui, par elles-mêmes, souvent ne sont point verbales, ou disent en silence autre chose que ce qu’elles disent; de nos jours, l’histoire, c’est ce qui transforme les documents en monuments, et qui, là où on déchiffrait des traces laissées par les hommes, là où on essayait de reconnaître en creux ce qu’ils avaient été, déploie une masse d’éléments qu’il s’agit d’isoler, de grouper, de rendre pertinents, de mettre en relations, de constituer en ensembles. »
5 The North American, 24 juin 1840, p. 1.
6 Sur ce sujet, voir notre thèse : La plume pour épée. Le premier romantisme canadien (1830-1860), Université Laval, 2005.
7 Le Patriote canadien, « Prospectus », 7 août 1839, p. 1 à 4.
8 Soulignons que Les Paroles d’un croyant a été une œuvre très prisée par les Patriotes, et que ce pamphlet a même fait l’objet d’une édition-pirate canadienne, en 1836, par Duvernay lui-même.
9 Le Patriote canadien, 13 novembre 1839, p. 1.
10 Toutes les lettres portent en en-tête le lieu, la date et l’heure de leur écriture. En cela, elles se rapprochent étroitement du journal intime. D’ailleurs, cette correspondance revêt un statut tout particulier du fait qu’elle n’appelle aucune réponse des destinataires, aucun échange potentiel.
11 Pour cette citation et les suivantes, nous renvoyons à la correspondance de Lorimier réunie en volume et publiée en 2001 sous le titre 15 février 1839. Lettres d’un patriote condamné à mort, édition préparée par Marie-Frédérique Desbiens et Jean-François Nadeau, Montréal, Comeau & Nadeau, p. 57.
12 Ibid., p. 58.
13 Ibid.
14 Ibid., p. 59.
15 Ibid.
16 Pour une analyse plus approfondie des dernières lettres de Lorimier, voir notre article « La construction rhétorique d’un héros national », dans Bernard Andrès et Marc André Bernier (dir.), Portrait des arts, des lettres et de l’éloquence au Québec (1740-1860), Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 353-370.
17 Ma conscience est pure… lettres de prisonniers de la Terreur, textes recueillis, présentés et annotés par Magali Mallet, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 19.
18 Cyrille-Hector-Octave Côté, « Original biography », The North American, 15 mai 1839, p. 1.
19 Chevalier de Lorimier, op. cit., p. 68.
20 Ibid., p. 70.
21 Ibid., p. 68.
22 Laurent Mailhot, « Notre "jeune romantisme" (1830-1839). " À mon heure dernière…" : signé Chevalier de Lorimier (1839) », dans Maurice Lemire (dir.), Le romantisme au Canada, Québec, Nuit Blanche, 1993, p. 297-319.
23 James HUSTON, Le Répertoire national ou recueil de littérature canadienne, tome I, Montréal, Lovell & Gibson, 1848, p. III.
24 Ibid., tome II, p. 239.
25 Ibid., tome I, p. III.
26 Maurice Lemire et Denis Saint-Jacques (dir.), La vie littéraire au Québec, tome III : 1840-1869 : « Un peuple sans histoire ni littérature », Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1996, p. 517.
27 À ce sujet, voir l’ouvrage de Michel Lord, En quête du roman gothique québécois, 1837-1860 : tradition littéraire et imaginaire romanesque, Québec, Centre de recherche en littérature québécoise, 1985.
28 Charles-A. Gauvreau, « Captive et bourreau », Feuilleton de La Gazette des campagnes, Sainte-Anne-de-la-Pocatière, Québec, 1881, p. 54.
29 Marie-Claire Grassi, Lire l’épistolaire, Paris, Dunod, 1998, p. 132.
30 Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 2009, p. XIV.