La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux

Enjeux méthodologiques de l’étude contemporaine de l’actualité dans la presse : le cas de l’image de l’Islande pendant la crise économique

Table des matières

DANIEL CHARTIER

Un cas d’analyse de la presse : la crise économique de 2008 en Islande vue de l’étranger

En octobre 2008, en l’espace de quelques jours, l’un des pays les plus riches du monde, l’Islande, devient la première victime d’une crise économique qui s’étendra ensuite au reste du monde occidental. En dépit de sa petite taille, l’Islande devient alors pour la presse mondiale l’exemple de ce qui pourrait arriver à d’autres pays – et qui arrivera effectivement dans certains cas. L’attention médiatique portée aux événements de cette crise dépasse tout ce que le pays avait connu auparavant : son image, longtemps polie par une politique extérieure méticuleuse, bascule ainsi sous l’effet d’une vague discursive inédite, venue de l’étranger.

L’objectif de cet article est d’étudier non la crise économique en Islande, ni même le discours de la presse étrangère sur cet événement (ce qui a été fait dans l’essai La spectaculaire déroute de l’Islande1), mais plutôt de profiter de la parution de cette étude de la presse pour réfléchir aux méthodes, contraintes et limites d’une telle analyse dans le contexte contemporain, espérant que ces réflexions puissent éclairer la complexité des rapports entre événements (ici, une crise), discours de presse et analyse discursive, à la fois pour les cas d’étude simultanée du discours (au fil de l’actualité) et pour ceux qui, relevant du passé, n’en suscitent pas moins les mêmes ambiguïtés et réserves.

Le projet pluridisciplinaire « Iceland and Images of the North »

Cette recherche s’est inscrite dans le cadre d’un projet interdisciplinaire international intitulé « Iceland and Images of the North », réalisé à l’Académie de Reykjavík, qui a réuni pendant cinq ans (2007-2012) une vingtaine de spécialistes de l’Islande autour de la problématique de la tension constante entre l’image spécifique de l’Islande et celles, plus générales, du « Nord » conçu comme un discours unifié. L’une des conclusions de l’étude de ce rapport a été que « the universality of “the idea of North” can only be understood if we also consider the different national, generic, historic, genre-related, and geographic particularities it encompasses2. »

L’étude de la presse faisait partie du cadre méthodologique du projet, mais de manière d’abord secondaire. Il s’agissait en fait, comme le précise le plan de travail,

d’étudier, dans une perspective à la fois historique et contemporaine, l’émergence, l’existence et la fonction des représentations de l’Islande en tant que composantes de l’idée du Nord. L’un des objectifs secondaires [était] d’examiner le rôle des « images » en tant que telles : les définitions théoriques qui en ont été proposées, ainsi que leur fonction utilitaire, notamment en termes de pouvoir3.

L’actualité – et notamment le discours de la presse – devait toutefois avoir raison de la quiétude de cet examen : l’attention sur la relation des images au pouvoir devait s’intensifier lorsqu’en 2008, sous l’effet combiné de la crise économique mondiale et d’une pression discursive et médiatique intense sur l’Islande, l’image de cette dernière allait basculer d’un registre presque exclusivement mélioratif à des représentations associant le pays aux pires cas mondiaux. Le cadre méthodologique posé au départ permettait cette ouverture aux évènements courants et à leur effet de révélation des jeux de pouvoir présents dans les images, qu’il s’agisse de relents coloniaux prompts à ressurgir en cas de crise ou de l’inscription du « désastre » et du « pire » dans une continuité historique discursive qui façonne l’identité et les particularismes d’une petite société. Le projet proposait l’analyse des images dans le cadre de l’étude de stéréotypes4, de l’imagologie5, de l’exotisme6, de la nordicité culturelle7 et de l’analyse discursive, comme en fait à nouveau foi le plan de travail :

Les travaux proposés s’inscrivent dans la perspective postcoloniale de l’étude de l’imagologie, examinant la pertinence d’appliquer au discours sur l’Islande et sur le Nord l’idée d’« orientalisme » défendue par Edward Said, en étudiant notamment l’équivalent « exotique », pour l’Islande, de cette notion, soit une « nordicité » transversale présente en littérature, dans les arts visuels, dans les récits de voyage, dans les pratiques et usages coloniaux, ainsi que dans le discours commun8.

Le climat d’urgence créé par la crise économique teintait une part de nos réflexions et plusieurs de nos projets d’analyse incluaient une réserve pour tenter de mettre en perspective l’objet étudié face à l’actualité qui se déroulait en parallèle et qui, nous le sentions tous, risquait de modifier sinon la pertinence de notre étude, du moins une partie de son sens et de sa signification pour les lecteurs islandais et étrangers. Il ne suffit pas ici de rappeler le rôle joué par le regard étranger dans la constitution de l’image d’un petit pays (nous y reviendrons), ni l’ambivalence entre la méfiance et l’inquiétude que soulèvent les opinions des autres dans l’identité insulaire pour comprendre la construction de l’image de l’Islande : il faut aussi savoir que le soin porté à l’image nationale de ce pays s’est érigé en système au cours des années. Comme le montre Edward H. Huijbens, les travaux du conseiller stratégique Simon Anholt sur le « marketing du lieu » (ou place branding9) ont eu une grande influence en Islande, d’abord dans la définition d’une image touristique uniforme, puis, par extension, dans la conception d’une identité nationale à entretenir face à l’étranger, tant dans l’économie que dans la diplomatie, voire dans la culture. Selon les propositions d’Anholt, les villes, régions et pays sont en concurrence les uns avec les autres dans une quête continuelle de branding qui les force à adopter une image cohérente et facilement reconnaissable — ce qui a pour conséquence, il va de soi, une simplification de la perception étrangère. Huijbens rappelle que cet effort de construction de l’image islandaise a fait l’objet d’une réflexion multipartite, où on a été jusqu’à tenter de circonscrire les qualités intrinsèques et les particularités du pays :

This concerted multi-stakeholder effort of induced image building started in the late 1990s and is aimed at marketing Iceland and products produced there. Midway through, the Icelandic authorities […] became conscious of the need to “repackage” Iceland’s image and seek the source of its brand10.

Visant en premier lieu le tourisme et le commerce extérieur, l’exercice s’est dangereusement étendu à d’autres sphères d’activité et a fini par atteindre la notion d’identité islandaise, d’abord à l’étranger, puis plus pernicieusement, à l’intérieur : l’exercice de « simplification » de l’image réduisant ainsi la culture des Islandais à un modèle dépendant des aléas de la concurrence des autres pays et régions et, surtout, dépendant de penseurs conseillers en marketing. Ainsi simplifiée, puis fragilisée par sa dépendance au regard extérieur, l’image de l’Islande était alors devenue, au seuil de la crise, particulièrement vulnérable, alors qu’une vague médiatique sans précédent s’apprêtait à frapper l’île.

L’actualité imposait l’idée que l’image de l’Islande était en train de basculer à la faveur de la crise. Cependant, des précautions demeuraient de mise en raison de trois des caractéristiques du pays qui rendent suspect tout jugement porté par un étranger à son égard : il s’agit d’un petit pays, qui est conscient de sa situation insulaire et qui se situe dans une posture postcoloniale (envers le Danemark politiquement, mais aussi, comme la crise le révélera, envers Londres économiquement). Aussi, ne pas tenir compte de ces facteurs risque d’invalider le discours d’un chercheur étranger : c’est d’ailleurs ce qui est arrivé au correspondant britannique Roger Boyes, auteur en 2009 d’un excellent essai, Meltdown Iceland: Lessons on the World Financial Crisis from a Small Bankrupt Island11, qui a été disqualifié dans les médias islandais, en raison non de ses propos, mais à l’aune d’un relevé de menus détails qui auraient échappé à l’auteur. Analyser le discours de presse sur l’Islande impose donc une première restriction : il est nécessaire de préparer ce travail en collaboration avec des Islandais, de manière à pouvoir, de l’intérieur, contre-vérifier tout détail qui pourrait ensuite servir d’excuse pour invalider l’analyse.

Un cas fascinant de construction discursive liée à l’actualité

De manière à comprendre comment l’image de l’Islande variait au gré des événements rapportés par les médias pendant la crise économique de 2008, quatre objectifs méthodologiques se sont imposés. D’abord, il fallait tenter de comprendre la singularité du cas de l’Islande du point de vue de l’« imagologie » ou de la construction de la représentation de ce pays : c’était le projet de base du collectif « Iceland and Images of the North ». Par la suite, il fallait, par l’analyse de la presse, poser l’Islande comme un cas type dans une crise qui devenait mondiale : premier pays à être touché, l’Islande représentait, pour les journaux étrangers, une image prospective d’eux-mêmes dans une crise qui se propageait. L’image de l’Islande apparaissait ainsi soumise au regard de l’autre et était en grande partie déterminée par la volonté non de comprendre un pays étranger, mais de se comprendre soi-même. Déjà se dégage là une première hypothèse pour l’analyse de la presse en fonction du lectorat : un cas étranger ne serait rapporté que par ce qu’il peut apporter à la compréhension de soi. De plus, comme il s’agissait d’une situation exceptionnelle, il fallait également tenir compte, dans ce cas précis, du rôle de la presse dans une crise. La crise impose une accélération des événements, une surenchère d’informations et un sentiment d’urgence et de fatalité, d’où plusieurs images issues du registre de la peur ou de la catastrophe employées par les journalistes. Cette dramatisation de la crise conduit à l’utilisation d’un vocabulaire de l’icône du pire :

C’est par un vocabulaire de désastre qu’est invoqué le trouble islandais, dont l’étendue donne une idée de la perception des effets de la crise. Tour à tour, on parle d’un gouffre, d’une paralysie, d’une implosion, d’une catastrophe, d’un naufrage, d’un écrasement, de la perte des valeurs, d’une génération égarée, d’un risque de dépopulation, d’une dépression morale, d’un chaos, voire d’une révolte et d’une guerre civile12.

Cette accentuation des faits s’est appuyée par ailleurs sur une nette augmentation de la masse discursive pendant les quelques jours qu’a duré la crise : l’intensification du discours (qualitativement et quantitativement) a créé un sentiment d’urgence et d’importance. On peut alors dire qu’il s’agit d’un événement médiatique. Ainsi,

pendant les mois qui précèdent la crise, [les] neuf journaux [étrangers étudiés] combinés ont publié en moyenne mensuellement 50 articles sur l’Islande : au cœur de la crise en octobre en novembre 2008, en paraissent plus de 900 dans les mêmes journaux. Pour un pays comme l’Islande, dont on dit que l’économie est « négligeable » d’un point de vue mondial, il s’agit là d’une surenchère de discours qui bouleverse une image patiemment polie au cours des années13.

Enfin, pour comprendre la succession des articles, les rappels de l’un à l’autre et les reprises en échos qui se produisaient, un dernier objectif exigeait de poser l’analyse discursive de la presse comme un récit, à la manière des analyses du discours de Micheline Cambron14, Marc Angenot15, Régine Robin16 et Dominique Perron17, qui l’ont précédemment fait pour des « récits » de la presse liés à des contextes nationaux. Le principe ici à l’œuvre est celui de l’accumulation et de la concurrence des discours, que nous avons pu mettre à jour ailleurs, dans le cadre de l’étude de la réception des œuvres littéraires, selon un principe inspiré des théories de Wolfgang Iser sur la lecture et le processus de « synthèses successives18 ». Par ce principe, les textes qui commentent (une œuvre, un événement, voire la construction médiatique d’une personnalité, d’un lieu, etc.) s’accumulent avec le temps et finissent par constituer une « masse discursive » qui trouve sa propre cohérence ; cette accumulation n’est pas neutre, et chacun des discours qui s’y ajoutent s’inscrit en concurrence avec ceux qui précèdent, de manière à orienter et à définir une image cohérente. Tout nouveau discours peut finir par infléchir la masse discursive, mais cela ne peut se faire sans considérer l’ensemble des discours précédents. Ainsi, l’accumulation et la concurrence permettent à la fois la stabilisation de l’image issue de discours variés et la possible variation de cette image dans le temps par un discours qui viendrait remettre en question ceux qui le précèdent :

Vue de la sorte, la publication de critiques [et de commentaires] […] n’est pas un processus neutre d’accumulation des discours. C’est un mécanisme actif, au cours duquel une lutte se déroule conduisant à une interprétation dominante qui sera reprise par l’histoire [...]. La concurrence et l’accumulation des critiques [et des commentaires] conduisent à la production d’un discours dominant unifié sur l’œuvre, ce qui permet son inscription dans l’histoire […]. Ce discours unifié est l’une des conditions de la prise en charge […] par l’histoire19.

Lorsque le lecteur est plongé dans l’actualité de ces discours, au fil des jours de la crise, il a l’impression d’un récit qui se construit devant lui de manière cohérente, malgré la diversité de provenance des sources (plusieurs journaux, différents médias, plusieurs pays, des auteurs variés). Chaque jour, voire chaque heure et chaque minute, de nouveaux discours apparaissent et lient le récit précédent à de nouveaux faits qui activent la trame narrative. Construit d’opinions, de relations et de commentaires, ce récit donne l’impression d’exister par lui-même, alimenté par des faits, certes, mais manifestement d’abord construit comme discursivité.

La détermination de l’aire d’analyse

Étant donné l’ensemble des discours de crise sur l’Islande et compte tenu des réserves exprimées ci-dessus, il est apparu que l’aire d’analyse avait avantage à se limiter à ce qui, tant du point de vue islandais que de l’image extérieure de ce pays, apparaissait à la fois comme le moins connu et le plus préoccupant, tout en étant le moins sujet à des critiques basées sur une connaissance trop intime des faits (donc liée aux débats internes de l’île). S’imposait ainsi l’idée d’étudier non la crise dans son déroulement discursif en Islande, mais l’image de cette crise telle que rapportée et construite par les médias étrangers. Circonscrire ainsi l’objet avait plusieurs avantages : cela permettait de ne pas interférer dans les débats nationaux, encore virulents au moment de l’étude, et de ne pas avoir à rendre compte des aléas politiques islandais, puisque, de l’étranger, ces derniers apparaissent schématisés (par l’effet de simplification des discours par la synthèse). Mais cela touchait tout de même de près un point névralgique, soit la réputation du pays, lequel avait une grande pertinence politique dans le cas de ce pays dont l’élite apparaissait obsédée par son image à l’étranger.

Au fil de l’analyse des documents de la presse, l’actualité continuait et les répercussions de la crise n’apparaissaient pas encore certaines (et le sont-elles maintenant ?). La difficulté d’analyser un objet encore en constitution ajoutait alors à l’instabilité. Aussi ai-je décidé de fixer la période étudiée de manière à avoir un comparatif avant la crise (survenue, je le rappelle, en octobre 2008) et après cette dernière : j’optai donc, pour la simplicité des recherches, pour la période du 1er janvier au 31 décembre 2008, suffisamment longue pour voir évoluer le discours et suffisamment courte pour que l’étude de la presse puisse conserver sa pertinence.

Le choix des journaux — tous étrangers — s’est basé sur leur langue de publication, selon les compétences linguistiques de l’équipe (constituée de mes assistants de recherche et de moi-même), soit en français et en anglais. Ces journaux étaient aussi choisis dans des cultures à la fois proches et éloignées de l’Islande (sur le plan historique et sur celui de leur implication dans la crise) et ils devaient avoir, dans leur société respective, un rôle intellectuel déterminant. Furent donc retenus : le New York Times aux États-Unis, le Devoir au Québec, le Monde en France, le Globe and Mail au Canada, l’Australian en Australie, le Herald en Écosse, le Financial Times et le Guardian en Angleterre et le International Herald Tribune pour un point de vue américo-européen. Pour ces neuf journaux, une recherche exhaustive des mots « Iceland » « Islande » « Icelandic » « islandais » a permis de constituer un corpus impressionnant de près de 3000 articles, auxquels se sont ajoutées quelques parutions ad hoc avant et après 2008, ainsi que d’autres articles provenant de journaux connexes, partiellement accessibles en anglais ou en français.

La dissolution contemporaine de la position éditoriale

Au cours du XXe siècle, les journaux d’opinion ou d’information publiaient des textes (articles, billets, chroniques, éditoriaux, lettres) qui étaient soit écrits par leurs équipes, soit choisis par ces dernières ; l’ensemble de ces textes permettait de définir une position éditoriale que le lecteur pouvait reconnaître ; celle-ci assurait une unité au journal imprimé comme source de référence : on peut aisément citer un article de cette période par sa source dans tel journal, tel jour, à telle page et ce renvoi peut être vérifié par un autre lecteur.

Aujourd’hui, on ne peut plus identifier la position éditoriale d’un journal de la même manière, en raison de la variété de leurs éditions, de la fluidité de leurs parutions et de l’abondance des reprises d’une source à l’autre, amplifiées par l’appartenance à des groupes de presse qui diffusent dans des formes médiatiques variées. Ainsi, comme nous avons dû le constater par le cas islandais, au XXIe siècle :

l’une des difficultés [liée] à une recherche [dans les journaux] provient des nouveaux modes de diffusion des journaux, qui finissent par dissoudre la frontière entre l’éditorial, la nouvelle, la chronique et la lettre d’opinion. Souvent, leurs sites Web présentent pêle-mêle le contenu de la version imprimée du quotidien et les ajouts faits sur Internet, parfois écrits par l’équipe éditoriale (les blogues de journalistes, par exemple), mais parfois aussi alimentés par les lecteurs ou provenant d’autres sources. Il en ressort que le point de vue du journal se retrouve sans distinction dans la superposition de ces discours plutôt que dans la page éditoriale telle qu’elle existait dans les journaux traditionnels au 20e siècle20.

L’un des moments symboliques de cette transformation du journal a été marqué en novembre 2009 par le journal français Le Monde, qui a décidé, le temps d’une édition, de placer en première page de son édition papier les blogues de ses journalistes et de ses lecteurs, pour démontrer que ces « voix nouvelles […] paraissent aujourd’hui des lieux fondamentaux de l’information et du débat démocratique21. » Bien que cette fluidité de l’information et le caractère inachevé des articles, repris et augmentés au fil des publications, ne soient pas entièrement nouveaux, il n’en demeure pas moins qu’ils menacent sérieusement, pour le futur, notre habileté à comprendre le passé par l’étude de la presse. Selon The Economist, à cette fluidité s’ajoutent des enjeux liés tant aux techniques de reproduction des textes (logiciels périmés, formats inaccessibles, fragilité des supports, etc.) qu’à la notion même de dépôt légal universel, menacée par la lenteur à modifier les lois en fonction des nouveaux formats et par la résistance des grands groupes commerciaux à libérer les droits de leurs articles, même pour la postérité. En avril 2012, The Economist écrivait :

Picture yourself as a historian in 2035, trying to make sense of this year’s American election campaign. Many of the websites and blogs now abuzz with news and comment will have long since perished. Data stored electronically decays. Many floppy disks from a early digital age are already unreadable. If you are lucky, […] materials […] will be available in public libraries. But will you be able to read them22?

Aussi, nous remarquons que la période contemporaine permet une grande fluidité de l’information, à laquelle il est de plus en plus aisé, pour les lecteurs, de réagir par des traces écrites ; il en découle une augmentation de la rumeur médiatique et de la masse discursive. Cette « démocratisation » de la discursivité médiatique complexifie cependant l’étude de l’image d’un lieu, d’un événement ou d’un personnage et rend cette dernière plus fragile et plus facilement malléable. En outre, aujourd’hui comme hier, le retentissement de la crise, par son caractère d’urgence, accélère la superposition des discours. À ce double effet (crise et urgence), il faut ajouter celui de la circulation de la presse entre les journaux par le biais des agences et des groupes de presse à intégration verticale qui dilue d’autant plus « la signature » des textes et des discours à la faveur d’une « rumeur », difficile à circonscrire. C’est du moins ce que nous avons constaté entre les quelques journaux que nous avons sélectionnés pour l’étude sur l’image de l’Islande :

La circulation des dépêches (provenant des grandes agences : Associated Press, Agence France Presse, etc., mais aussi des réseaux de médias) brouille aussi le contenu éditorial : un article publié dans Le Devoir, repris du journal Le Monde, lui-même alimenté de diverses agences de presse imprimée et télévisuelle, doit être rapporté à quel organe de presse23 ?

Depuis la parution de notre étude s’est ajoutée une plus vaste et plus fluide démocratisation du discours, par le biais des rapports multiples et instantanés sur le terrain (sur Twitter, notamment), dont les journalistes tiennent davantage compte dans leurs articles et leurs blogues et qui font parfois même concurrence aux discours des journaux.

Pour les besoins de l’analyse de presse, toutefois, il fallait arriver à circonscrire une masse discursive et à lui donner une organisation structurelle et temporelle qui puisse permettre l’interprétation de l’information. Aussi, en 2010, dans le cas de l’étude sur l’Islande,

il a été considéré qu’un texte paru dans tel journal (qu’il soit écrit par son équipe éditoriale ou non) faisait partie de la masse discursive de celui-ci. Il devait donc être considéré comme une énonciation qui relève d’un choix éditorial : la décision de faire paraître ou non tel article, telle lettre, tel extrait de blogue demeure du ressort intellectuel d’un organe de presse, qui doit en assumer la publication24.

Quoi qu’il en soit, la multiplicité des provenances discursives dans la presse complique son étude et il faut en tenir compte dans la méthodologie de ce phénomène propre à notre époque. Plutôt que de trier les articles selon des principes qui relèvent d’une autre époque, l’analyste doit se montrer inclusif. Il doit aussi accepter de procéder à l’analyse malgré un certain flou dans la position éditoriale, lequel ne diminue toutefois pas l’importance du principe d’accumulation et de concurrence des discours.

Une fois les frontières de l’aire d’analyse fixées et les précautions nécessaires liées à la dissolution de la position éditoriale mises en place, la recherche par les moteurs de recherche des journaux, des agences de presse et des bibliothèques a pu commencer, avec une sélection systématique de toutes les occurrences liées à l’Islande dans les journaux sélectionnés.

Le découpage et la reconfiguration de la masse d’articles respectaient le principe que j’appelle de « l’écologie discursive », c’est-à-dire ne pas imposer de grille d’analyse préalable à la lecture des articles, mais plutôt déterminer, au fil de l’analyse, des thèmes, des problématiques et des schémas narratifs dominants qui, peu à peu, finissent par structurer l’ensemble du discours selon des lignes de force et des zones d’ombres. Cette démarche dialectique permet, d’un point de vue méthodologique, de donner la préséance au discours devant les faits : de dégager progressivement la masse discursive de la presse de l’actualité qui l’alimente et ainsi de pouvoir décrire l’effet de crise dans les médias plutôt que la crise elle-même. Cette délimitation de l’objet est, de mon point de vue, primordiale pour l’étude de la presse ; elle impose en revanche une réserve fondamentale qui devrait s’appliquer à toute étude des journaux : bien qu’il puisse être question de faits (d’actualité ou historiques), il faut considérer que les médias n’en sont que la rumeur discursive et qu’ils ne peuvent pas dire du passé plus que l’effet des événements. Peut-être une analyse contemporaine de la presse permet-elle plus aisément de distinguer l’effet de la crise, mais la même réserve doit s’appliquer aux études qui portent sur le passé, pour éviter que l’éloignement temporel brouille la distinction entre le discours et les faits, pourtant toujours indubitable.

Précautions discursives

La contemporanéité de l’objet étudié, sa triple nature sociale, économique et politique, ma situation d’analyste de l’extérieur, l’histoire et la situation coloniale de l’Islande, l’intimidation des médias islandais, proches des groupes économiques et bancaires alors en déroute, ainsi que les premières accusations civiles et criminelles visant certains des acteurs de la crise, tout cela avait une incidence sur la perspective même de l’analyse et imposait des précautions discursives. L’étude d’un objet ancien ou peu lié à l’actualité peut donner l’impression qu’il est possible d’étudier la presse de manière neutre ; bien que le fil de l’action révèle clairement la futilité de cette prétention, il n’en demeure pas moins que toute étude de la presse exige des limites et prescrit des précautions.

Dans le cas de l’étude de l’image étrangère de la crise économique en Islande, la première de ces précautions a imposé de contre-vérifier tout détail ou information pour éviter toute erreur de fait, même mineure. L’exemple rapporté de la réception de l’essai de Roger Boyes servait d’exemple probant du danger d’un tel écueil. Seconde précaution : l’analyse se devait de ne pas ajouter de nouveaux jugements sur la crise elle-même. Déjà, l’organisation de la matière discursive constituait une prise de position sur l’objet des discours ; il me semblait qu’il valait mieux ne pas aller plus loin que cela. Il va de soi que, lorsqu’on étudie la presse (ou dans le domaine culturel, la réception d’une œuvre), l’abondance des opinions émises conduit souvent à une réserve de l’analyste qui préfère ne pas ajouter sa voix à celles de la multitude critique. Cependant, dans le cas de cette crise économique, faire preuve d’impartialité devant les faits et gestes d’escrocs qui avaient fait sombrer tout un pays tout en demeurant impunis, exigeait une bonne dose de discipline. Mais il fallait rester neutre pour ne pas que l’étude de la presse s’insère dans la matière discursive : l’organiser était déjà un geste politique.

Cette organisation de la matière discursive — ici, 3000 articles de journaux — devait, pour être intelligible, être construite comme un récit : non celui de la crise, mais celui des réactions et des échos de la crise. Ce récit orienterait et déterminerait la manière dont on perçoit la relation des médias à l’actualité, à travers la lecture de l’essai à venir. Pour éviter de trop orienter ce dernier, j’ai décidé d’appliquer avec le plus soin possible les principes de l’écologie discursive, soit une méthode dialectique où les articles de journaux en venaient, par leur accumulation, à imposer les thèmes et problématiques de l’ensemble : ces thèmes émergeaient et organisaient la matière, puis lentement, conduisaient à l’organisation même de l’essai par l’établissement d’une table des matières la plus fidèle possible à l’ensemble du grand texte constitué par les articles étudiés. Reconfigurer la matière pour en rendre compte sous la forme d’un récit permettait, par le fait même, de faire ressortir les éléments rhétoriques utilisés pour évoquer la complexité de cette crise. Dès le début de l’étude, cela faisait en sorte que je quittais rapidement le domaine de l’économie pour aller vers l’éthique, la morale, l’identité, l’histoire, le rôle d’un petit pays dans le monde, l’égalité entre les personnes, la souveraineté, la tradition, l’humiliation — toutes choses qui ramenaient le propos aux sciences humaines et à la culture.

Bien que je ne souhaitais pas ajouter une nouvelle opinion sur la crise, il n’était pourtant pas possible de viser une hypothétique neutralité : l’objectif devait demeurer la forme de l’essai, qui assurait la liberté du point de vue critique. La réorganisation des sujets évoqués par la presse, l’analyse des procédés d’écriture et de diffusion des textes, l’étude des liens entre les textes et le contexte, ainsi que leur intertextualité croisée formaient le point de vue critique le plus pertinent pour l’étude de la crise. Ce dernier permettait à la fois de rendre justice au récit médiatique et de rendre compte des points de tension dans le discours, lesquels dévoilaient comment se construit, en réaction à une crise, un système discursif en partie indépendant des faits de l’actualité.

Le temps passait pourtant et la crise se poursuivait et elle se poursuit toujours. Il fallait donc, pendant l’analyse et la rédaction, trouver une cohérence à l’objet étudié en fonction d’une chronologie fermée (l’année 2008), tout en restant sensible et attentif aux événements qui suivaient et qui influaient sur l’interprétation du corpus à l’étude selon le principe des synthèses successives dévoilé par Wolfgang Iser pour la lecture, c’est-à-dire qu’un fait nouveau peut rendre caduque l’interprétation des discours préalables.

Risques de l’édition et de la réception

Analyser une crise actuelle par le biais de l’étude de la presse pose des défis d’organisation de la matière et de rédaction, mais aussi certains risques liés à la réception, variables selon les lectorats et leur contexte. Cette étude sur l’Islande a connu trois éditions, ayant chacune suscité une nouvelle réception critique, qui ont chacune révélé un contexte de rédaction et de réception spécifique au cas contemporain : d’abord publiée par les Presses de l’Université du Québec en 2010, elle a été reprise la même année en Islande par Citizen Press dans une version modifiée et traduite en anglais, puis elle a été rééditée en 2011 par l’Ottawa University Press. Chaque processus éditorial a donné lieu à des modifications qui n’ont pas été sans effet sur la forme finale.

L’édition en français au printemps 2010 n’a pas occasionné d’entraves pour la rédaction, sinon par la nécessité d’ajouter une introduction à propos du contexte islandais, peu connu au Québec et en France. Par la suite, la réception de l’ouvrage a principalement intéressé les commentateurs de politique étrangère : son sujet était exotique et nouveau, celui du « premier pays à tomber » dans une crise qui devait alors emporter le monde occidental (les États-Unis, le Royaume-Uni, puis l’Espagne, la Grèce et le Portugal). Le cas de l’Islande illustrait alors, pour ces lecteurs spécialisés, comment, d’un point de vue médiatique, la crise avait pu avoir raison du pays occidental le plus riche. Ce qui attirait l’attention spécifique des journalistes concernait tour à tour les questions de social-démocratie (pour le journal Le Monde25), la souveraineté nationale d’un petit pays dans un contexte de mondialisation (pour le journal Le Devoir26), l’économie de crise (pour RDI économie27) ou encore le déplacement de l’échiquier politique international (pour Radio-Canada28, qui a d’ailleurs nommé l’essai « ouvrage du mois » en politique étrangère). Dans le monde universitaire, le livre suscitait plutôt l’intérêt parce qu’il offrait un cas type d’étude de la constitution de la crise en un récit médiatique. En somme, de la même manière que les articles sur la crise venus de l’étranger s’intéressaient d’abord à l’Islande en raison des inquiétudes ou des intérêts de leurs propres lectorats, qui voyaient dans ce pays lointain une possible projection d’eux-mêmes, la première réception de l’ouvrage reprenait les préoccupations des lectorats et publics spécialisés : le cas de la crise islandaise semblait avoir peu d’intérêt en soi, c’était plutôt ce qu’il pouvait dire d’eux qui intéressait les journalistes. Le même effet qui colorait les articles étrangers sur l’Islande teintait la réception de l’essai selon les orientations des médias qui en parlaient. Cela permet de poser une réserve majeure en lien avec le lectorat, c’est-à-dire que l’étude de la presse se détache peu de l’actualité de ses différents lectorats : l’objet compte certes, mais dans la seule mesure qu’il puisse dire quelque chose de soi. Ce constat rappelle la définition de l’œuvre classique telle que proposée par Hans Robert Jauss, soit une œuvre qui est en mesure de poser des questions touchant le contexte du lecteur. Ce parallèle mérite dès lors d’être considéré dans le cadre de l’étude de la presse.

L’édition chez Citizen Press à Reykjavík a soulevé, quant à elle, tout un brouhaha médiatique, lequel faisait suite à de longs débats avec l’éditeur sur la nature, les limites et la teneur de l’essai, afin qu’il puisse être acceptable par le public islandais. Il aurait été dommage de priver le lectorat de l’Islande d’un essai qui, au départ, lui était destiné. Compte tenu du déroulement de l’actualité, le choix des éditeurs universitaires est apparu impraticable : ils étaient trop lents à réagir et ne souhaitaient pas prendre le pari d’intervenir dans une crise qui divisait leur pays. Conseillé par des collègues, j’ai approché un petit éditeur influent, Björn Jonasson, qui venait de publier deux essais d’importance en Islande : le best-seller écologique Dreamland d’Andri Snær Magnason – un succès sans précédent avec 30 000 exemplaires vendus dans un pays d’à peine 300 000 habitants – et l’essai de la juge franco-norvégienne Eva Joly, alors chef politique des Verts en France et qui devait ensuite être mandatée par le gouvernement islandais pour faire la lumière sur les circonstances ayant mené à la crise. L’inscription d’une analyse du discours de la crise dans cette production éditoriale risquait de fausser les objectifs du départ quant à la portée, forcément restreinte, de son lectorat. Ici, le risque éditorial d’une étude de la presse est apparu on ne peut plus clair : si elle demeure rigoureuse dans ses méthodes, elle n’intéressera que le public spécialisé de l’analyse discursive ; si elle tend trop vers son objet, elle risque de contribuer à l’actualité qu’elle souhaite mettre à distance.

Dès les premiers contacts, l’éditeur m’a fait part du climat de peur qui régnait alors dans son pays, des risques légaux d’une telle aventure, mais il m’a aussi exprimé sa volonté de publier un tel essai pour démontrer aux siens l’ampleur de la déroute de son pays dans le monde. Nous avons donc convenu que l’essai serait traduit en anglais, puis publié rapidement chez Citizen Press. Toutefois, dès que l’étude a été traduite, les embûches se sont multipliées : la situation politique et économique s’était radicalisée en Islande. Dans ce petit pays où les élites se connaissent et se fréquentent, la publication de cette étude devenait un geste de plus en plus difficile à assumer pour l’éditeur. Son frère, devenu depuis ministre de la Justice, était responsable de traduire devant les tribunaux les financiers impliqués dans la crise — et, par conséquent, ceux dont il était question dans l’étude de presse de l’essai. En Islande, les mises en demeure, les accusations, les condamnations commençaient à devenir monnaie courante : elles incitaient l’éditeur à une grande prudence dans la révision de l’essai, prudence qui s’accentuait à chaque lecture et finissait par atteindre la liberté de parole de son auteur. Bien sûr, une partie des commentaires s’avéraient salvateurs pour éviter le piège dans lequel Roger Boyes était tombé précédemment. D’autres permettaient de mieux tracer la frontière — bienvenue dans le contexte politique et juridique du moment — entre la neutralité de l’analyse discursive et les procédés rhétoriques qui pouvaient laisser deviner une certaine prise de position. Affinée, l’analyse utilisait des citations tirées des journaux étrangers pour étayer ses positions : tout passait par la manière de dire. Par contre, un moment est venu dans ce processus où les changements demandés, excessifs et répétitifs, dépassaient les précautions discursives et relevaient plutôt d’une volonté de retarder le plus possible la parution du livre. Devant le risque que l’essai ne puisse paraître en Islande, malgré un contrat d’édition signé des deux parts, j’ai dû consulter un spécialiste du droit d’auteur pour régler le désaccord qui se radicalisait au fil des échanges de courriels, de coups de téléphone, de différentes versions de l’essai et de nouvelles demandes de modifications, échanges qui se sont étirés pendant plus de six mois.

L’ouvrage a finalement paru et il a suscité une grande attention médiatique, qui dépassait le cadre dans lequel il avait été rédigé et qui couvrait tous les espaces de la réception, du public le plus large au plus spécialisé : dans les médias grand public (une du principal quotidien du pays, le Morgunblaðið29 ; entrevues radio ; entrevue d’une heure à l’émission télévisée d’affaires publiques Silfur Egils30, etc.), dans les médias spécialisés (par exemple, le quotidien financier Viðskiptablaðið31), dans les milieux politiques et diplomatiques (entretiens avec le ministre de la Justice, lettres d’ambassadeurs, réunions avec des conseillers ministériels32) et, enfin, aussi dans le milieu de la recherche universitaire (séminaire en communication publique sur l’impact médiatique des crises, etc.). En somme, en Islande, l’ouvrage a bénéficié d’une réception « idéale », qui a touché tant le grand public, le public spécialisé, les acteurs de la crise et les chercheurs universitaires, ce qui lui a permis de prendre place en une semaine parmi les best-sellers en librairie.

Les raisons de cet intérêt étaient nécessairement variées et orientées : sauf dans le cas du lectorat universitaire, peu s’intéressaient à la méthode et à la démarche d’analyse de l’étude de la presse et l’attention dérivait vers l’actualité qui leur était alors contemporaine : comment rétablir l’image de l’Islande. L’étude des articles de journaux comme un récit médiatique, porteur et attiseur de la crise, paraissait alors moins importante que des questions toutes pragmatiques telles que l’ampleur des dommages sur l’image de l’Islande à l’étranger et les solutions pour régler ce « problème ». En somme, la réception témoignait éloquemment de la difficulté de l’entreprise d’étude de la presse et de la nécessité de mettre de l’avant les objectifs de tels ouvrages : non comme un « mode d’emploi » des communications médiatiques, mais comme une étude de la complexité de composition des récits de presse.

Enfin, l’édition en anglais aux Presses de l’Université d’Ottawa en février 2011, qui ne faisait que reprendre l’édition islandaise, s’inscrivait plus calmement dans le registre des publications en étude des communications, quoiqu’une certaine confusion persistait, à preuve un critique qui déplorait que l’ouvrage n’interprète pas les faits et causes de la crise économique et qu’il traite trop des « perceptions » de cette crise33

Des précautions et des limites

Bien que les études sur la presse fassent de cette dernière leur objet d’étude premier, elles témoignent aussi inévitablement de l’actualité ou des sujets dont il est question dans les médias. Lorsqu’il est question du présent, l’immédiateté des phénomènes a une influence et un impact non seulement sur la réception finale de l’étude (comme il a été illustré ici), mais sur la teneur de l’analyse et sur la manière de concevoir celle-ci et de définir l’objet d’étude. Quoi qu’il en soit, l’ampleur et la complexité de la masse discursive formée par les articles de presse permettent de découvrir une forme de récit, doté d’une rhétorique et d’une organisation qui lui sont propres et qui confirment, si besoin est, que la relation par la presse d’un phénomène d’actualité (ou ici, d’une crise) relève bel et bien du domaine de l’analyse textuelle.

Les tensions entre l’effet de la crise (dans notre cas, économique et posée comme catastrophique, alors que les statistiques démontrent plutôt une crise toute modérée, une grande stabilité sociale, etc.) et le récit médiatique de cette crise (rappelons quelques expressions utilisées : « faillite », « Zimbabwe du Nord », « gouffre », « chaos », etc.) apparaissent clairement par l’analyse textuelle. Cette tension (ou dérive, selon le point de vue) devrait susciter une précaution constante dans toutes les études de la presse, tant du présent que du passé : ces études ne peuvent pas rendre compte de la totalité des faits du monde, elles ne témoignent que d’une part des traces discursives d’une époque, traces qui ont eu, ou qui continuent à avoir, un impact sur les faits du monde économique, social, intellectuel, etc.

Les médias mettent en scène, mettent en récit, mettent en effective circulation (au sens où la circulation de l’information a des effets sur les autres discours, mais aussi sur les faits économiques et sociaux, eux-mêmes ensuite relayés par la presse) et construisent une histoire distincte, croisée et parallèle des phénomènes propres à une époque.

Nous notons que la frontière entre le sujet des articles de presse et l’étude de ces derniers paraît parfois mince pour certains lecteurs, d’autant plus que l’actualité et la contemporanéité des propos font que les événements sont rarement neutres : toute analyse se veut une prise de position dans un débat qui se raconte par une accumulation et une concurrence des discours, en continuelle synthèse. Avec le temps et l’importance grandissante de la masse discursive, il arrive que le récit d’une crise se détache progressivement de la crise elle-même et obéisse à des règles qui lui sont propres : on dit alors que les médias « créent » ou « attisent » la crise, alors qu’il ne s’agit que de l’un des effets de l’organisation discursive organique, faite de la superposition de l’un et de l’autre, en continuelle augmentation et reformulation. Ce qui est dit pour les événements contemporains et leur relation dans la presse vaut cependant aussi pour les événements du passé : le contemporain — récit et événements accessibles au même moment — permet certes de se rendre compte de la déviation de l’un par rapport à l’autre de manière plus évidente que pour le passé — alors que le récit est vu comme une source de connaissance de l’événement. Cependant, le contemporain nous rappelle que de considérer le récit de la presse, ou l’étude de la presse, comme une source de connaissance des faits et gestes du passé mérite certes discernement. La distorsion des faits par le discours n’explique pas tout : le discours de la crise et la crise répondent chacun à des règles et une organisation qui leur sont propres. Les confondre dissout les faits du passé dans le récit qu’en fait la presse ; peut-être s’agit-il là de la difficulté même de la rédaction de l’Histoire, autre récit.

(Université du Québec à Montréal ;
Laboratoire international d’étude multidisciplinaire comparée des représentations du Nord ;
Centre de recherche interuniversitaire sur la culture et la littérature québécoises)

Notes

1  Daniel Chartier, La spectaculaire déroute de l’Islande. L’image de l’Islande à l’étranger pendant la crise économique de 2008, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2010.

2  Daniel Chartier, « The “North” and the “Idea of Iceland”: Contemporary Cross-Cultural Construction of Representations of Iceland », dans Sumarliði R. Ísleifsson (dir.), Iceland and Images of the North, Québec, Presses de l’Université du Québec et Reykjavík, The Reykjavík Akademy, « Droit au pôle », 2011, p. 528-529.

3  « The Project (in French) : L’Islande et les images du Nord », INOR – Iceland and Images of the North, http://www.inor.is/index.php?m=M&id=M_PROJECT_FRENCH, consulté le 08 août 2012.

4  Ruth Amossy, Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1991 et Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, Paris, Nathan, « Lettres et sciences sociales », 1997.

5  Notamment les travaux de Manfred Beller et Jaap Leerssen, Imagology. The Cultural Construction and Literary Representation of National Characters. A Critical Survey, Amsterdam, Rodopi, 2007.

6  Edward Said, Orientalism, New York, Vintage Books, 1979.

7  Notamment P. Davidson, The Idea Of North, London, Reaktion Books, 2005 et Daniel Chartier, « Au Nord et au large. Représentation du Nord et formes narratives », dans Joë Bouchard, Daniel Chartier et Amélie Nadeau (dir.), Problématiques de l’imaginaire du Nord en littérature, cinéma et arts visuels, Montréal, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires et Centre de recherche Figura sur le texte et l’imaginaire, « Figura », 2004, p. 9-26.

8  « The Project (in French) : L’Islande et les images du Nord », op. cit.

9  Par exemple, Simon Anholt, Competitive Identity. The New Brand Management for Nations, Cities and Regions, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007.

10  Edward H. Huijbens, « Nation-Brading: A Critical Evaluation. Assessing the Image Building in Iceland », dans Sumarliði R. Ísleifsson (dir.), op. cit., p. 557.

11  Roger Boyes, Meltdown Iceland: Lessons on the World Financial Crisis from a Small Bankrupt Island, New York, Bloomsbury, 2009.

12  Daniel Chartier, La spectaculaire déroute de l’Islande, op. cit., p. 20.

13  Ibid., p. 10.

14  Entre autres, sur le « récit » d’une génération lors de la Révolution tranquille au Québec dans Une société, un récit. Discours culturel au Québec, 1967-1976 (Montréal, L’Hexagone, « Essais littéraires », 1989).

15  D’abord par son essai sur l’ensemble des discours d’une année en France dans 1889. Un état du discours social (Longueuil, Le Préambule, « L’univers des discours », 1989), mais aussi dans des cas plus spécifiques d’orientation idéologique des discours, comme dans La propagande socialiste. Six essais d’analyse du discours (Montréal, Éditions Balzac, « L’univers des discours », 1997).

16  Pensons à son analyse sur l’épaisseur discursive d’un lieu, Berlin chantiers (Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2001) et à La mémoire saturée (Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2003).

17  Son étude du discours identitaire lié à une société d’État, Hydro-Québec, utilise cette méthode d’analyse du discours comme récit dans Le nouveau roman de l’énergie nationale. Analyse des discours promotionnels d'Hydro-Québec de 1964 à 1997 (Calgary, University of Calgary Press, 2006).

18  Wolfgang Iser, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, P. Mardaga, « Philosophie et langage », 1985 [1976], p. 199-201.

19  Daniel Chartier, L’émergence des classiques. La réception de la littérature québécoise des années 1930, Montréal, Fides, « Nouvelles études québécoises », 2000, p. 29-31.

20  Daniel Chartier, La spectaculaire déroute de l’Islande, op. cit., p. 10. Je souligne.

21  Boris Razon, « La journée des blogueurs », Le Monde (27 novembre 2009) : http://www.lemonde.fr/a-la-une/article/2009/11/27/la-journee-des-blogueurs_1272744_3208.html, consulté le 08 août 2012.

22  « Digital Data. Bit Rot. The World is Losing Its Ability to Reconstruct History. Better Regulation Could Fix That », The Economist (28 avril 2012) : http://www.economist.com/node/21553445, consulté le 08 août 2012.

23  Daniel Chartier, La spectaculaire déroute de l’Islande, op. cit., p. 10-11.

24  Ibid., p. 11.

25  Florence Beaugé, « Islande : les illusions perdues », Le Monde (6 octobre 2011), p. 21.

26  Louis Cornellier, « Essais québécois. L’âme des pays », Le Devoir (29 mai 2010) : http://www.ledevoir.com/culture/livres/289790/essais-quebecois-l-ame-des-pays, consulté le 08 août 2012.

27  Gérald Fillion, « RDI Économie », RDI (6 mars 2012).

28  Joane Prince, « Dimanche magazine », SRC (2 mai 2010).

29  Karl Blöndal, « Menning. Fréttir. Undir smásjá heimsins [Culture. Nouvelles. Sous le microscope du monde] », Morgunblaðið (Islande) (6 novembre 2010), p. 51.

30  Egill Helgason, « The End of Iceland’s Innocence », Silfur Egils, RUV (7 novembre 2011). Il s’agissait d’une entrevue télévisée diffusée à la première chaîne de RUV, la télévision nationale islandaise.

31  « Þórður Snær Júlíusson, « Bókaútgáfa. Daniel Chartier hefur skrifað bók um hvernig ímynd Íslands hefur birst í erlendum fjölmiðlum eftir bankahrun. Útlendingar halda að Ísland sé gjaldþrota [Livres. Daniel Chartier a écrit un livre sur la façon dont l'image de l'Islande est apparue dans les médias étrangers après la crise. Les étrangers pensent que l'Islande est en faillite] », Viðskiptablaðið (Islande)(4 novembre 2010), p. 22.

32  Entre autres, le ministre de la justice de l’époque, Björn Bjarnason, soutient dans la revue Þjóðmál que cette étude peut servir de leçon pour les pays aujourd’hui (en 2012) en crise, tels que la Grèce et le Portugal. (« Bókadómar. Sakleysi Íslands í fjölmiðlafári [Revue des livres. La fin de l'innocence de l'Islande] », Þjóðmál, vol. 2, n° 8, été 2012, p. 94-96).

33  Bruce Little, « Iceland as Icarus », Literary Review of Canada (juin 2011).

Pour citer ce document

Daniel Chartier, « Enjeux méthodologiques de l’étude contemporaine de l’actualité dans la presse : le cas de l’image de l’Islande pendant la crise économique », La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux, sous la direction de Micheline Cambron et Stéphanie Danaux Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-recherche-sur-la-presse-nouveaux-bilans-nationaux-et-internationaux/enjeux-methodologiques-de-letude-contemporaine-de-lactualite-dans-la-presse-le-cas-de-limage-de-lislande-pendant-la-crise-economique