La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux

L’histoire de la presse au Québec : état des lieux et pistes de recherche

Table des matières

DOMINIQUE MARQUIS

En 2006, lors d’un colloque sur l’histoire des médias canadiens, Fernande Roy présentait un bilan des recherches en histoire de la presse au Québec1. Faisant écho à un texte publié en 2000 en collaboration avec Jean de Bonville2, elle déplorait le sous-développement de ce champ historiographique et elle répétait l’importance d’analyser la presse comme une partie d’un système médiatique ayant ses propres règles de fonctionnement (approche nomologique). Par la même occasion, elle remarquait que la plupart des études portaient encore sur le seul contenu des journaux, les historiens étant plus soucieux de trouver dans la presse, des faits, de l’information, des idées ou des idéologies que de considérer la presse comme un objet d’étude en soi. Elle soulignait aussi dans son bilan que la très grande majorité des travaux sur l’histoire de la presse avait adopté les questionnements et les méthodes de l’histoire culturelle, délaissant quelque peu les problématiques d’histoire sociale. L’historienne identifiait d’ailleurs ce « tournant culturel » comme un des éléments les plus importants qui auraient marqué l’historiographie de la presse au début du XXIe siècle. Ce nouveau paradigme ne devait toutefois pas, selon elle, mener à une histoire monochrome de la presse et elle réitérait la nécessité de bien comprendre les dimensions socioéconomiques de la presse et les relations de pouvoir, de diverses natures, qui l’ont souvent caractérisée.

Six ans après cet exercice, son appel a-t-il été entendu ? L’histoire de la presse au Québec est-elle devenue polychrome ? Depuis 2006, quelles sont les grandes orientations des travaux en histoire de la presse écrite ? Les interprétations culturelles sont-elles encore dominantes ? Je tenterai de répondre à ces questions en brossant d’abord un état des lieux de la production historiographique de ces six dernières années, puis je proposerai quelques pistes de recherche. J’inclus ici toute la presse imprimée, qu’il s’agisse de journaux quotidiens ou hebdomadaires ou de périodiques mensuels ou à périodicité plus large. Les travaux portant sur les médias électroniques comme la radio, la télévision ou internet ont cependant été exclus de cet exercice.

Une historiographie diversifiée

Afin de réaliser ce portrait de la production historiographique sur la presse, outre les monographies, les actes de colloques et les recueils d’articles, j’ai dépouillé les tables des matières d’une dizaine de revues, québécoises et canadiennes, spécialisées en histoire, en sociologie, en littérature ou en sciences des communications3. J’ai aussi, à l’aide des sites internet des différents départements des universités québécoises et des groupes de recherche qui y sont liés, compilé les mémoires et les thèses de doctorat, produits depuis 2006 inclusivement, qui ont porté sur un aspect ou un autre de l’histoire de la presse ou, du moins, qui ont utilisé la presse dans une perspective historique. Les titres des mémoires ou des thèses ayant ici orienté ma sélection, il est possible que certains travaux m’aient échappé. De plus, il est assez difficile de relever tous les travaux en cours, les départements ne présentant pas de manière systématique cette information sur leur site. Néanmoins, sans être exhaustives, les informations compilées donnent une bonne idée de la production réalisée depuis six ans et de l’évolution du champ.

Tout d’abord, quelques chiffres : en compilant les treize revues sélectionnées et différents actes de colloque, j’ai repéré vingt-quatre articles s’intéressant à un aspect de l’histoire de la presse. La récolte dans les mémoires de maîtrise et les thèses de doctorat est assez abondante : au total, j’ai retracé depuis 2006 une quarantaine de mémoires ou thèses liés à l’histoire de la presse qui ont été déposés ou qui sont en cours de rédaction dans les universités québécoises. On peut donc parler d’un champ historiographique qui, sans connaître un élan exceptionnel, se porte plutôt bien.

La majorité de ces travaux s’intéressent toujours au seul contenu de la presse. Le journal et le périodique sont essentiellement utilisés comme une source d’informations – une sorte de mémoire de l’actualité d’une époque – ou comme une trace de l’opinion d’individus ou de groupes sur un sujet quelconque. Parce qu’ils occupent une place privilégiée dans l’espace public, les journaux sont un outil précieux pour comprendre comment la presse participe à la construction d’une opinion publique. Par exemple, on a étudié le libéralisme du journal L’Électeur4 et celui du Soleil5 ou la perception de la presse canadienne sur le génocide rwandais6 ou sur la fête des travailleurs du 1er mai7. Les idéologies véhiculées par les journaux et les problèmes politiques pris dans le sens large du rapport à l’État ont alimenté une part importante de ces questionnements.

La caricature a récemment fait l’objet de plusieurs recherches8 et l’intérêt pour ce mode d’expression s’est traduit par quelques expositions muséales, réelles ou virtuelles9. Jouant un rôle souvent comparé à celui du fou du roi médiéval, la caricature est considérée comme un discours éditorial ayant ses propres codes narratifs : son analyse devient ainsi une autre manière de comprendre le discours de la presse – ou d’un caricaturiste comme Robert La Palme – sur un sujet ou un personnage10. Certains personnages, et leur rôle dans la représentation de la nation, ont aussi été étudiés, tel le père Ladébauche, né de la plume d’Hector Berthelot et popularisé par Albéric Bourgeois11. De même, les illustrations publiées dans les journaux ont été analysées comme un discours, discours sur l’Autre, sur l’ailleurs12. Les aspects plus matériels de l’illustration de presse n’ont pas été négligés, les volets techniques et iconographiques étant aussi des agents importants dans l’évolution de la presse13.

L’intérêt pour ce type de recherches est tout à fait légitime, mais il ne doit pas faire oublier que le journal, la revue ou ce qu’on peut regrouper sous l’appellation « appareil de presse » forment aussi des objets de recherche en soi. Dans cette perspective, la presse régionale, notamment celle de Trois-Rivières, a été examinée comme un tout représentatif d’une réalité bien particulière, les différents types de journaux, les agents de production et les publics ciblés constituent les thèmes exploités dans ces trop rares analyses des appareils de presse14. Il faudrait d’ailleurs multiplier les études sur cette presse régionale qu’on connaît mal et qui répond à des besoins très différents des grands journaux nationaux. Hebdos Québec, une association qui regroupe 150 journaux hebdomadaires francophones, a récemment publié neuf petits volumes relatant l’histoire de l’association et des hebdomadaires régionaux au Québec15. Ces volumes, regroupés par régions et destinés au grand public, veulent surtout « rendre hommage aux bâtisseurs » de ces journaux ; ils ne proposent donc pas une analyse exhaustive de ces hebdomadaires, mais ils permettent de prendre la mesure de la richesse du corpus à explorer.

Les entreprises de presse ont peu fait l’objet d’une analyse approfondie. Des journalistes ont publié des ouvrages relatant leur expérience passée dans la salle de rédaction d’un quotidien mais, à l’exception du Devoir, la plupart des quotidiens québécois ont encore bien des pans de leur histoire à dévoiler. Il est vrai cependant que les archives de ces entreprises sont souvent difficiles d’accès quand elles n’ont pas simplement disparu lors de la fermeture du journal. Une rare étude sur une entreprise de presse est en cours dans le cadre d’études doctorales. Le Montréal-Matin y sera analysé sous toutes ses facettes : contenu, pratique journalistique, entreprise de presse, personnel journalistique et relations avec le pouvoir, notamment avec l’Union nationale16. On y questionnera aussi l’utilisation d’un journal illustré populaire à des fins partisanes.

Les travaux sur la presse passent également par une meilleure compréhension du rôle que certains individus, journalistes ou propriétaires de journaux, ont joué au sein d’une entreprise, ou du poids de leur prise de parole dans les médias. Les portraits de Madeleine (Anne-Marie Gleason)17, d’Hector Berthelot18 ou d’Edmond Turcotte19 ont permis de personnaliser davantage quelques aspects de l’histoire de la presse, que ce soit la prise de parole féminine, la presse humoristique ou la pensée politique d’un éditorialiste. Le long processus de professionnalisation du métier de journaliste au Québec a été étudié dans une thèse de doctorat récemment publiée, laquelle s’attache, à travers une analyse des discours syndicaux, politiques et professionnels, à mettre en lumière les combats menés par les différentes associations de journalistes depuis le XIXe siècle pour la reconnaissance de leur statut20.

Les relations entre l’Église ou le religieux et les médias ont aussi suscité un intérêt certain depuis six ans. En utilisant le concept de contrat de communication, un mémoire de maîtrise s’est intéressé aux réactions de l’épiscopat face à l’avènement de la grande presse d’information21. Le journalisme catholique22 ou le réseau de bulletins paroissiaux des pères jésuites23 sont d’autres exemples des sujets abordés dans des études qui ont levé le voile sur l’utilisation diversifiée que l’Église catholique a su faire d’un media dont elle n’a pu freiner l’envol. Des revues catholiques comme La Revue dominicaine24 ou Maintenant25 ont été étudiées non seulement pour comprendre la pensée dominicaine, mais aussi pour saisir l’évolution de ces publications en jetant un regard autant sur les sujets des articles et des chroniques que sur les agents de production et le rôle que ces revues ont pu jouer, dans la longue durée, comme porteurs d’une parole catholique.

Étonnamment, dans une société de consommation comme la nôtre, peu de chercheurs se sont penchés sur la publicité dans une perspective historique, je n’ai en effet retrouvé qu’une seule thèse portant sur l’évolution sociale du discours publicitaire dans la presse écrite entre 1920 et 195026. Cette thèse a dégagé les caractéristiques du discours publicitaire et le rôle de l’image dans la construction de ce discours ; elle montre comment les publicitaires « ont participé à la définition de l'image de la masculinité dans le contexte de masculinisation des discours médiatiques et de remise en question du rôle social et familial de l'homme au cours du XXe siècle27 ». Ainsi, l’image de la mère au foyer persiste durant toute la période, alors que celle de l’homme témoigne de transformations sociales importantes. Malgré des modifications notables quant au statut des femmes dans la société, la publicité véhicule toujours, dans la presse écrite, un discours normatif qui met l’accent sur la séparation des rôles sociaux.

L’ensemble des travaux repérés révèle que le tournant culturel ne s’est pas essoufflé, loin de là. Plusieurs études ont inséré la presse périodique, journaux et revues, dans une analyse plus large du développement de la vie culturelle au Québec et plus particulièrement à Montréal. La presse devient ainsi, non seulement porteuse de discours, mais un élément structurant de la vie culturelle des XIXe et XXe siècles28. Ces travaux contribuent à enrichir cette historiographie en détournant le regard du seul contenu idéologique ou informatif. Les problématiques et les thèmes sont tout à fait culturels : poids de la presse dans la constitution de la vie littéraire, rôle de la presse d’information dans le développement de la critique d’art ou encore les préférences musicales des lectrices du Bulletin des agriculteurs29. Des travaux qui ciblent les liens entre médias et culture urbaine s’intéressent, entre autres, à la presse populaire et à la presse jaune et lèvent le voile sur ces « petits journaux » qui, à leur manière, auraient participé à la modernisation de la société québécoise30. Il ne faut pas oublier de mentionner ici la collaboration établie entre des chercheurs québécois et européens dont les objectifs de recherche, étroitement liés aux problématiques de l’histoire culturelle, sont compatibles et qui profitent de plusieurs tribunes pour partager les résultats de leurs travaux respectifs31.

La parole médiatique des femmes s’insère aussi dans plusieurs projets de recherche. Par exemple, alors que se prépare l’étude nomologique du Journal de Françoise, la parole « dissidente » de Robertine Barry dans son journal a été analysée32. Éva Circé-Côté a aussi fait l’objet d’une biographie qui a mis l’accent sur la pensée de cette femme de lettres en analysant le contenu de ces écrits, généralement publiés dans les journaux33. Un premier regard multidisciplinaire sur les relations femmes-médias a été publié, regard qui brossait douze tableaux de femmes engagées dans les médias ou de lieux médiatiques de prise de parole féminine34. L’œuvre épistolière de Marie de l’Incarnation, l’influence de Madeleine, d’Éva Circé-Côté ou de Marie-Rose Turcot et les voix féminines dans les journaux acadiens constituent quelques-uns de ces tableaux. Par exemple, une étude montre comment les premières collaborations de femmes dans la presse canadienne-française, par le biais de la lettre au journal, ont favorisé le développement de la sphère lettrée féminine35. Dans une perspective plus contemporaine, une entrevue réalisée avec Colette Beauchamp permet un retour sur son essai Le silence des médias publié en 1987 et souligne la pertinence encore très actuelle du regard critique alors posé sur le monde des médias36.

L’année 2010 ayant été celle du centenaire du Devoir, quelques publications lui ont été consacrées37. Des cahiers spéciaux ont été publiés dans le journal et Henri Bourassa a eu droit à une autre biographie38. Deux ouvrages, de facture assez classique, ont analysé une sélection d’éditoriaux qui ont marqué la direction d’Henri Bourassa39 et celle de Gérard Filion40. Un numéro spécial de la revue Communication complète des travaux publiés il y a déjà plus de 15 ans41. Une dizaine d’articles dressent un portrait qu’on souhaite le plus exhaustif possible du journal. Plusieurs volets ont été pris en compte : les structures juridique et financière du journal (Sylvio Normand, Daniel Coulombe et Jean Charron), les relations de travail au sein de l’entreprise (François Demers), les relations des journalistes du Devoir avec les parlementaires (Jean Charron et Frédérick Bastien). L’évolution de la pratique journalistique, incluant la publicité (Jean de Bonville et Cynthia Darisse) et l’iconographie (Jean de Bonville et Sylvie Demers), permet de mieux insérer le journal dans le cadre systémique propre à la presse d’information. Bien que cela ne constitue pas le cœur de cette démarche, une analyse de contenu s’intéresse aux changements d’orientation en matière de couverture de l’information religieuse (Martin David-Blais, Guy Marchessault et Stanisław Sokołowski), au journalisme parlementaire (Jean Charron et Jocelyn Saint-Pierre) et à la question nationale (Gilles Gauthier).

Voilà donc le portrait des principaux travaux qui se sont inscrits en histoire de la presse depuis les six dernières années. Ce portrait n’est pas exhaustif, mais il est possible de saisir les grandes orientations prises par ces études. Tout d’abord, force est de constater que l’histoire de la presse est vraiment polychrome : les multiples directions prises par les travaux en témoignent. Cependant, la presse est encore une source privilégiée par les chercheurs pour saisir le pouls d’une opinion à un moment donné ou autour d’un événement précis. On s’intéresse encore beaucoup au discours de la presse sur… ou à la représentation d’un événement dans les journaux. On conçoit alors la presse essentiellement comme un véhicule d’idées ou d’idéologies, la nature même du journal est rarement au cœur de ces recherches.

Les tendances de la recherche constatées dans la période étudiée auparavant se poursuivent. Pratiquement tous les chercheurs, historiens et spécialistes des études littéraires et des sciences des communications ont pris le tournant culturel déjà évoqué en 2006. Tous ces travaux constituent d’ailleurs des contributions majeures à l’historiographie de la presse et ils sont un indicateur très clair de la valeur des approches multidisciplinaires pour comprendre un objet aussi complexe que la presse42.

Des perspectives de recherche multiples

Malgré ces progrès, les études nomologiques de la presse demeurent encore trop rares. C’est un peu comme si l’objet même de la presse, incluant sa matérialité, ses assises économiques et ses acteurs autant que son contenu, ne réussissait pas à soulever les passions. Pourtant, les journaux et les périodiques participent de diverses manières à l’édification de la société : par la construction d’un espace public démocratique, par l’éducation personnelle ou civique, par la structuration d’un marché économique. Les journaux ne sont pas seulement du papier sur lequel on écrit des opinions ou des informations, ils s’insèrent dans un système qui a ses propres règles de fonctionnement, mais qui doit toujours composer avec les systèmes qui l’entourent. On le sait, par le passé, l’idéologie de plusieurs périodiques a été analysée43. Il faudrait reprendre l’étude de ces journaux, non plus seulement en quête d’un discours idéologique donné, mais comme des objets de recherche en soi, comme des composantes de systèmes dont les jeux de relations sont très complexes. Par exemple, une monographie sur le quotidien Le Soleil, un quotidien publié depuis 1896 et qu’on connaît bien peu, permettrait d’illustrer comment un organe de parti s’adapte aux nouvelles réalités journalistiques et se transforme en média de masse. Des analyses plus complètes de la presse périodique – analyses qui incluraient tout le contenu rédactionnel, l’ensemble des rubriques, la publicité, la mise en page – pourraient nous en apprendre beaucoup plus long sur la société dont ils émanent qu’on ne serait porté à le croire.

L’autre constat tiré de cet état des lieux est l’intérêt, un peu plus soutenu il me semble, pour certains acteurs ou agents du monde de la presse. J’ai évoqué quelques noms, mais d’autres pourraient s’ajouter. Ces approches biographiques offrent des perspectives très diversifiées et s’alimentent à des questionnements pas toujours directement liés à l’histoire de la presse, mais dans l’ensemble, elles participent à l’enrichissement de notre compréhension d’un milieu dont l’intérêt est justement de ne pas être hermétique. Une recherche portant sur Joseph Cauchon a récemment été amorcée44, mais il serait tout aussi important de creuser les relations entre le journalisme et le politique en étudiant la carrière journalistique de personnages comme Honoré Beaugrand, Arthur Dansereau ou Fernand Rinfret45. Plusieurs rédacteurs et journalistes, hommes ou femmes, attendent encore une étude approfondie de leur contribution au développement de la presse au Québec.

Les correspondants extérieurs participent aussi à la rédaction du journal. L’espace qui leur est alloué est certes plus restreint, mais une analyse fine du courrier des lecteurs et des « pages d’idées » constituerait une manière originale d’aborder le lectorat d’un journal. Non seulement, elle apporterait un éclairage sur les gens qui prennent la plume pour émettre leur opinion dans un journal donné, mais elle permettrait surtout de mesurer la marge idéologique d’un journal. Jusqu’à quel point la direction d’un journal accepte-t-elle que ces lettres s’écartent de sa ligne éditoriale ? Une telle analyse serait une contribution très pertinente à la compréhension du rôle joué par le journal dans l’espace public.

La presse religieuse constitue à mon avis un corpus qui mériterait d’être exploré en profondeur. Nul ne met en doute le poids de l’Église catholique sur la société canadienne-française. L’Église a contribué à la création de nombreux journaux d’opinion pour diffuser son message ; l’idéologie véhiculée par ces journaux étant déjà bien connue, il faudrait maintenant approfondir l’analyse pour mieux en saisir les différents rouages. Que proposent ces journaux à leurs lecteurs ? Des idées certes, mais quelles nouvelles sont retenues pour soutenir ces idées ? Une étude en cours sur le journal La Vérité de Jules-Paul Tardivel vise d’ailleurs à mieux comprendre la nature de ce journal et comment le réseau ultramontain a alimenté ce rédacteur46. L’analyse de la très riche correspondance reçue et envoyée par Tardivel sera croisée à celle du journal pour éclairer cet aspect encore peu connu de l’élaboration d’un journal de combat.

De même, les diocèses, les congrégations religieuses et les communautés de croyants ont largement utilisé la presse comme moyen de diffusion et de promotion de leurs activités et ils ont participé à la publication de plusieurs dizaines de périodiques, surtout durant la première moitié du XXe siècle. Presse de dévotion, presse associative et institutionnelle, bulletins paroissiaux, la liste des publications catholiques est longue et variée et elles sont trop facilement classées comme étant trop conservatrices et peu intéressantes. Mais qu’en savons-nous ? Par exemple, qu’offraient les revues de dévotion, extrêmement populaires, à leurs lecteurs ? Outre un discours catholique probablement assez orthodoxe47, quelle était la facture de ces publications qui voulaient plaire à toute la famille ?

Les journaux régionaux constituent des corpus très riches : tous ces périodiques, dont certains sont plus que centenaires – Le Canada français de Saint-Jean ou Le Courrier de Saint-Hyacinthe – devraient être observés à la fois comme outils de communication régionaux, mais aussi comme des relais entre les nombreux agents culturels et économiques actifs dans la société. À cet égard, il ne faudrait pas non plus négliger la presse anglophone québécoise. De toute allégeance et de toute nature, les journaux anglophones font vraiment figure de parent pauvre de l’histoire de la presse québécoise ; voilà un chantier de recherche qui mériterait qu’on s’y attarde.

Au-delà de la pratique journalistique et des idées véhiculées, un journal doit aussi être « fabriqué ». Si, au XVIIIe siècle, les journaux étaient souvent l’œuvre d’un propriétaire-imprimeur, au XIXe siècle, les propriétaires-éditeurs faisaient régulièrement imprimer leur journal par des entreprises indépendantes. Certains imprimeurs, pensons notamment aux frères Léger et Jean-Docile Brousseau de Québec, ont joué un rôle essentiel dans le développement de la presse. Au XXe siècle, la plupart des grandes entreprises de presse possédaient leur propre imprimerie, mais il était fréquent que des propriétaires de journaux aux ressources financières plus limitées fassent appel à elles pour assurer l’impression de leur publication. Quelles relations ont été établies entre tous ces acteurs ? L’histoire de la presse, c’est aussi l’histoire de ces relations contractuelles.

Pour atteindre ses objectifs politiques, culturels ou économiques, un journal doit être lu et la diffusion d’un journal passe par un réseau de distribution efficace. Pour bien connaître le rayonnement des journaux du XIXe siècle, il faudrait retrouver les listes d’abonnés et des agents locaux ou régionaux qui géraient les abonnements d’un journal. Le lectorat d’un journal du XXe siècle peut certes être évalué grâce aux tirages, mais certaines sources, principalement les relevés de l’Audit Bureau of Circulation, permettent aux chercheurs de répartir ces lecteurs en différentes zones géographiques et d’avoir ainsi un portrait plus précis de ce lectorat. Une exploitation plus approfondie de ces sources résulterait en une nouvelle cartographie de la presse québécoise, de ses producteurs et de ses lecteurs.

On le constate, l’histoire de la presse au Québec constitue un champ historiographique dont l’exploration est loin d’être complétée. Les pistes de recherche sont nombreuses et variées et elles soulignent à quel point il est possible d’aborder cette histoire de multiples façons. La presse est depuis fort longtemps utilisée pour comprendre la société québécoise ; archive très utile, il ne faut pas hésiter à l’appréhender aussi comme un objet.

(Université du Québec à Montréal)

Notes

1  Fernande Roy, « Recent trends in research on the history of the press in Quebec: towards a cultural history », dans Gene Allen et Daniel J. Robinson (dir.), Communicating in Canada’s Past Essays in Media History, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 257-270.

2  Fernande Roy et Jean de Bonville, « La recherche sur l’histoire de la presse québécoise : bilan et perspectives », Recherches sociographiques, vol. 61, no 1 (2000), p. 15-51.

3  Je n’ai pas dépouillé les revues américaines ou européennes, ainsi les articles d’auteurs canadiens publiés dans ces revues n’ont malheureusement pas été comptabilisés.

4  François Simard, Le libéralisme du journal L’Électeur, 1880-1896, Mémoire de maîtrise (Histoire), Québec, Université Laval, 2007.

5  Philippe Boivin, Le libéralisme du journal Le Soleil, 1896-1911, Mémoire de maîtrise (Histoire), Québec, Université Laval, 2008.

6  Patrick Minko, Le génocide rwandais dans la presse canadienne, Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008.

7  François Zombecki, La perception de la fête internationale des travailleurs dans les journaux canadiens entre 1906 et 1945, Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008.

8  Dominic Hardy, « Une grande noirceur : splendeurs et mystères de la caricature au Québec, 1899-1960 », dans Ségolène Le Men (dir.), L’art de la caricature, Paris, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2011, p. 151-170 ; Josée Desforges et Dominic Hardy, « Photographie et caricature dans le journal humoristique fasciste québécois Le Goglu (1929-1933) », Ridiculosa, n° 17, 2010, p. 181-203.

9  Voir l’exposition virtuelle « Sans rature, ni censure. Caricatures éditoriales du Québec, 1950-2000 », disponible sur le site web du Musée McCord : Musée McCord, « Sans rature, ni censure. Caricatures éditoriales du Québec, 1950-2000 », Musée McCord / Musée virtuel du Canada, 2009, [En ligne] http://www.mccord-museum.qc.ca/fr/clefs/expositionsvirtuelles/caricatures/, consulté le 08 août 2012. Le Centre d’archives de Québec de Bibliothèque et Archives nationales du Québec a aussi présenté, du 28 avril 2009 au 13 juin 2010, une exposition sur ce thème : « Québec-Montréal. Petites histoires d’une capitale et d’une métropole ».

10  Alexandre Turgeon, Le nez de Maurice Duplessis : le Québec des années 1940 tel que vu, représenté et raconté par Robert La Palme : analyse d’un système figuratif, Thèse de doctorat (Histoire), Québec, Université Laval, 2009.

11  Micheline Cambron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation », dans Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, « Culture-Médias », 2010, p. 239-262.

12  Émilie Tanniou, Les gravures du journal illustré montréalais L’Opinion publique (1870-1883) : une représentation populaire de l’ailleurs, Mémoire de maîtrise (Histoire), Université de Montréal, 2009.

13  Stéphanie Danaux, « L’illustration de la presse au Québec, 1841-1915 : aspects techniques et iconographiques », dans Éric Leroux (dir.), 1870. Du journal d’opinion à la presse de masse, la production industrielle de l’information, Montréal, Petit Musée de l’impression / Centre d’histoire de Montréal, 2010, p. 51-83.

14  Mélanie Couture, L’appareil de presse trifluvien entre 1852 et 1920, Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2007.

15  Histoire de la presse hebdomadaire au Québec, Montréal, Hebdos Québec, 2008-2010, 9 vol.

16  Mathieu Noël, La presse partisane sous l’ère des médias de masse : l’exemple du Montréal-Matin (1930-1978), Thèse de doctorat (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, en cours.

17  Chantal Savoie, « Madeleine, critique et mentor littéraire dans les pages féminines du quotidien La Patrie au tournant du XXe siècle », dans Josette Brun (dir.), Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française, Québec, Presses de l’Université Laval, « Culture française d’Amérique », 2009, p. 85-104.

18  Sophie Gosselin, L’humour, instrument journalistique dans l’œuvre d’Hector Berthelot (1877-1895), Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2007.

19  Marie-Ève Tanguay, La pensée d’Edmond Turcotte, éditorialiste au journal Le Canada (1931-1937), Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université de Montréal, 2007.

20  Florence Le Cam, Le journalisme imaginé. Histoire d’un projet professionnel au Québec, Montréal, Leméac, « Domaine histoire », 2009.

21  Andréanne Guérin, La réaction de l’épiscopat québécois à l’industrialisation de la presse, 1844-1914, Mémoire de maîtrise (Histoire), Québec, Université Laval, 2006.

22  Dominique Marquis, « Être journaliste catholique au XXe siècle, un apostolat : les exemples de Jules Dorion et Eugène L’Heureux », Études d’histoire religieuse, no 73 (2007), p. 31-48.

23  Frédéric Boutin, L’Action paroissiale des pères jésuites de la paroisse Immaculée-Conception de Montréal (1909-1939), Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2008.

24  Dominique Marquis, « La Revue dominicaine, 1915-1961. Un regard catholique sur une société en mutation », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, nos 3/4 (hiver-printemps 2009), p. 407-427.

25  Martin Roy, Une réforme dans la fidélité. La revue Maintenant (1962-1974) et la « mise à jour » du catholicisme québécois, Québec, Presses de l’Université Laval, « Cultures québécoises », 2012.

26  Sébastien Couvrette, Un discours masculin sur la société : la publicité dans les quotidiens québécois des années 1920 aux années 1960, Thèse de doctorat (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2009.

27  Ibid., p. XIV.

28  Voir par exemple Chantal Savoie, « La page féminine des grands quotidiens montréalais comme lieu de sociabilité littéraire au tournant du XXe siècle », Tangences, vol. 80 (hiver 2006), p. 125-142 et Denis Saint-Jacques et Marie-José des Rivières, « "Cette paisible rumeur-là vient de la ville", les espaces du magazine », dans Lucie K. Morisset et Marie-Ève Breton (dir.), La ville. Phénomène de représentation, Québec, Presses de l’Université du Québec, « Patrimoine urbain », 2011, p. 285-302.

29  Chantal Savoie, « Les préférences musicales des lectrices du Bulletin des agriculteurs, 1939-1955 », Communication, vol. 25, no 1 (automne 2006), p. 258-265.

30  Voir les travaux du Groupe de recherche « Médias et vie urbaine à Montréal », notamment ceux de Will Straw et de Mathieu Lapointe.

31  Je pense notamment aux échanges très fructueux que plusieurs d’entre nous avons eus avec Hans-Jürgen Lüsebrink, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, pour ne nommer qu’eux.

32  Lise Beaudoin, « La parole dissidente de Françoise dans Le Journal de Françoise (1902-1909) », Recherches féministes, vol. 24, no 1 (2011), p. 25-43. Lise Beaudoin travaille actuellement à sa recherche doctorale sur Le Journal de Françoise.

33  Andrée Lévesque, Éva Circé-Côté, libre-penseuse, 1871-1949, Montréal, Éditions du Remue-ménage, 2010.

34  Josette Brun (dir.), Interrelations femmes-médias dans l’Amérique française, Québec, Presses de l’Université Laval, « Culture française d’Amérique », 2009.

35  Julie Roy, « Apprivoiser l’espace public. Les premières voix féminines dans la presse québécoise », dans Ibid, p. 63-84.

36  Yasmine Berthou et Josette Brun, « Le silence des médias… Vingt ans après. Entrevue réalisée avec Colette Beauchamp », dans Ibid., p. 161-176.

37  Jean Charron, Jean de Bonville et Judith Dubois (dir.), Points de vue sur un journal en mouvement : six études sur Le Devoir, « Les études de communication publique n° 19 », Québec, Département d’information et de communication, Université Laval, 2012, n° 19.

38  Mario Cardinal, Pourquoi j’ai fondé Le Devoir : Henri Bourassa et son temps, Montréal, Libre Expression, 2010.

39  Pierre Anctil et Pierrick Labbé, Fais ce que dois : 60 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Henri Bourassa (1910-1932), Québec, Septentrion, 2010.

40  Michel Lévesque, À la hache et au scalpel : 70 éditoriaux pour comprendre Le Devoir sous Gérard Filion, Québec, Septentrion, 2010.

41  Jean Charron et Jean de Bonville (dir.), numéro spécial « Cent ans dans la vie d’un journal », Communication, vol. 29, n° 2, 2012, [En ligne] http://communication.revues.org/index2591.html, consulté le 08 août 2012.

42  Des projets en cours sont déjà marqués du sceau de l’interdisciplinarité. Je pense notamment aux chercheurs réunis autour du projet « Penser l’histoire de la vie culturelle au Québec » (PHVC) et au Groupe de recherche sur les mutations du journalisme (GRMJ).

43  Voir, entre autres, Fernand Dumont (dir.), Les idéologies au Canada français, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, « Histoire et sociologie de la culture », 1971.

44  Jérôme Gauthier, Le Journal de Québec et son rédacteur Joseph Cauchon : étude sur le journalisme politique canadien-français au milieu du XIXe siècle (1842-1867), Mémoire de maîtrise (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, en cours.

45  Ces individus ont respectivement travaillé à La Patrie, à La Presse et au Soleil.

46  Dominique Marquis, Jules-Paul Tardivel, La Vérité et le réseau ultramontain, recherche en cours.

47  Encore faudrait-il en faire l’analyse avant de confirmer cette hypothèse.

Pour citer ce document

Dominique Marquis, « L’histoire de la presse au Québec : état des lieux et pistes de recherche », La recherche sur la presse : nouveaux bilans nationaux et internationaux, sous la direction de Micheline Cambron et Stéphanie Danaux Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2013, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/la-recherche-sur-la-presse-nouveaux-bilans-nationaux-et-internationaux/lhistoire-de-la-presse-au-quebec-etat-des-lieux-et-pistes-de-recherche