L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

« Fantasque par boutades ». Les Jeunes-France : une histoire littéraire pré-médiatique ?

Table des matières

MYRIAM ROCHEDIX

[Introduction de l’article à paraître dans le dossier « Théophile Gautier et l’invention médiatique de l’histoire littéraire », Revue Gautier, n° 36, novembre 2014].

« La poésie doit être faite par tous. Non par un. Pauvre Hugo ! Pauvre Racine ! Pauvre Coppée ! Pauvre Corneille ! Pauvre Boileau ! Pauvre Scarron ! Tics, tics, et tics. »

                   Isidore Ducasse, Poésies, II, 1870.

« J’étais romantique de naissance1 ». Impossible de démentir la fierté de ce propos prêté à Théophile Gautier, au vu de sa carrière littéraire dont l’alpha et l’oméga se conjuguent à l’indicatif romantique. Les derniers élans de sa plume, le bon Théo les consacre à l’écriture de son Histoire du romantisme, où, opérant un ultime retour sur son existence, il ancre définitivement le groupuscule Jeune-France dans l’histoire des lettres et, finalement, boucle la boucle. Car l’histoire a commencé quatre décennies plus tôt, par un coup d’éclat, « sous le lustre d’Hernani2 », au Théâtre-Français. Gautier reviendra à plusieurs reprises sur cet événement fondateur ; la première fois, dès 1833, dans Les Jeunes-France, romans goguenards – titre qui laisse supposer un discours immédiat sur l’avant-garde Jeune-France dont fit partie l’homme au gilet.

En relayant, à travers ces récits brefs inclassables, les aventures toutes proches de ces déchaînés extra-romantiques, l’auteur n’expérimenterait-il pas déjà une forme d’histoire littéraire ? La question, certes, soulève un double paradoxe. Premièrement, l’histoire littéraire telle qu’on l’entend traditionnellement n’existe pas encore. Deuxièmement, le volume en question est un écrit de jeunesse, à peine le troisième ouvrage publié par le jeune ex-élève du peintre Rioult – qui n’a, jusque-là, pas engrangé grand succès de ses précédents recueils. Nulle part d’ailleurs l’opusbacchus de 1833 ne se revendique la mise en illustration d’un quelconque précis de littérature. Pourtant, le camarade du Petit Cénacle ne se contente pas d’égrener des souvenirs, loin de là. Nostalgique probablement, téméraire encore plus, désillusionné surtout, le Jeune‑France porte un regard « goguenard » sur sa génération ainsi que sur les conditions d’existence et les formes de la littérature qui caractérisent le début des années 1830. L’œuvre, en ce sens, enregistre les réactions à chaud d’un romantique de la première heure, se débattant dans les méandres de la marginalité qui, inhérente au champ littéraire de l’époque – saturé et en voie d’autonomisation –, menace tout primo-écrivant dépourvu de visibilité.

Au fil des pages, des séquences qui se répètent, des allusions artistiques et des divagations métatextuelles, se dégage une histoire littéraro-médiatique éclatée. Témoignage d’un infiltré masqué en plein cœur du milieu, Les Jeunes-France, romans goguenards constituent une proto-histoire littéraire en simultané. L’étude voudrait ainsi montrer que ce texte, qu’on pourrait croire simple plaisanterie de rapin sans consistance, abrite, en réalité, une réflexion polymorphe sur le champ littéraire contemporain. Souvent sous couvert du rire et/ou de l’ironie, Gautier l’excentrique sème les bribes d’une histoire littéraire avant la lettre, « fantasque par boutades3 », et cela, au cœur d’un livre réflecteur du régime pré-médiatique dont il procède. Ce panorama instantané et critique surgit notamment au travers de trois approches. Dans un réflexe de réflexivité, le Jeune-France se livre à une « autobiocritique » qui l’assure d’une aura unique et d’une res gesta inaliénable dans l’histoire à venir du romantisme. Parallèlement à cette subtile auto-investiture, une drôle de généalogie littéraire se dessine qui, par intermittences, découvre le « brigan[d] de la pensée4 » dans un positionnement atypique, entre autres, à l’égard des leaders de son camp. Rendu extrêmement attentif, par son statut de minor, à la transition médiatique qui s’amorce alors, l’histrion expose encore, dans une perspective plus large, le fonctionnement du champ littéraire contemporain.

(UMR5611 LIRE, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne)

Notes

1 . Gautier, Théophile, cité par Maxime Du Camp, dans Théophile Gautier, Charlieu, La Bartavelle éditeur, coll. « La Belle Mémoire », 1998 (fac-sim. de l’éd. de Paris : Hachette, 1890), p. 184.

2 . Gautier, Théophile, Les Jeunes-France, romans goguenards, introduction et notes par René Jasinski, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle bibliothèque romantique », 1974, p. 99. Toutes les références à l’œuvre, placées dorénavant dans le corps du texte, entre parenthèses, renverront à cette édition.

3 . Gautier, Théophile, Fortunio, dans Œuvres. Choix de romans et de contes, édition établie par Paolo Tortonese, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2011, p. 541.

4 . O’Neddy, Philothée, « Nuit première. Pandæmonium », Feu et flamme, Paris, Dondey-Dupré, 1833, p. 17.

Pour citer ce document

Myriam Rochedix, « « Fantasque par boutades ». Les Jeunes-France : une histoire littéraire pré-médiatique ? », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/fantasque-par-boutades-les-jeunes-france-une-histoire-litteraire-pre-mediatique