L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

Introduction

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CORINNE SAMINADAYAR-PERRIN

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« Ce qu’il faut de courage obstiné pour lire de pareilles inepties ne se peut concevoir que par ceux qui ont l’habitude de ce genre de recherches. »

T. Gautier, Les Grotesques, « Georges de Scudéry » [1835]

La presse du XIXe siècle est l’atelier où s’invente, s’élabore, s’expérimente l’histoire littéraire en formation. Dans cet atelier de pensée et d’écriture, Théophile Gautier a occupé quasiment tous les postes : feuilleton dramatique, chronique littéraire, critique d’art, galeries de portraits, mémoires et histoire du romantisme. Avec une infatigable inventivité, il s’est forgé un outillage intellectuel et formel novateur pour appréhender historiquement les faits culturels. Immergé comme journaliste dans le mouvement contemporain des lettres et des arts, le critique sait aussi s’en distancier, lorsqu’il publie des textes-bilans qui sont autant de retours problématisés sur l’histoire littéraire récente : le Rapport sur les progrès de la poésie française (1868), les nécrologies de Balzac ou de Baudelaire, l’Histoire du romantisme (1872)… Dans l’œuvre de Gautier, l’histoire littéraire, pratique polymorphe et expérimentale, se déploie volontiers dans des espaces insolites ou marginaux : les récits brefs qui composent Les Jeunes-France proposent une histoire littéraire immédiate restée au stade du miroir ; le roman du Capitaine Fracasse reprend et prolonge, à distance, l’inspiration excentrique des Grotesques ; les jeux d’épigraphes et les allusions intertextuelles dessinent toutes sortes de logiques souterraines, invisibles et pourtant actives dans l’évolution littéraire.

L’œuvre de Gautier offre ainsi un point d’optique incomparable pour analyser l’émergence, sur le temps long, de la discipline que la fin du siècle identifiera comme histoire littéraire. Bien avant Saint-René Taillandier dont Luc Fraisse étudie les travaux1, le trublion au gilet rouge invente une histoire littéraire « interstitielle », attentive aux écrivains mineurs et au substrat culturel qui nourrit les chefs-d’œuvre. « Militant du romantisme2 », le critique est particulièrement sensible au rôle des sociabilités littéraires dans le mouvement esthétique d’ensemble comme dans la trajectoire des individus. Promoteur d’une histoire culturelle totale, Gautier envisage le fait littéraire comme corrélé aux évolutions globales des pratiques et des représentations ; opérant une véritable révolution copernicienne, il replace le champ littéraire dans l’ensemble des systèmes politique, social, économique qui lui donnent sens et signification – son activité de critique d’art, comme l’obligation de rendre compte de toutes sortes de spectacles para-littéraires (ballets, vaudevilles, spectacles de cirque et pantomime), l’amènent à décloisonner la réflexion et à interroger les rapports entre la littérature légitimée et ses « autres ».

Autour de 1830, Gautier se rêve en conquistador de l’histoire culturelle, infatigable aventurier des littératures perdues, découvreur enthousiaste de beautés scandaleuses et de chocs esthétiques inédits : les excentriques capitans de la littérature qui peuplent Les Grotesques sont les compagnons des Jeunes-France, héroïques et burlesques phalanges de l’avenir. Une fois attelé à la noria du feuilleton, Gautier n’abandonne ni sa fidélité militante au romantisme, ni ses exigences artistiques : en analysant l’histoire culturelle du contemporain, consternante d’ineptie et de nullité, le critique peut déceler les virtualités, les promesses, voire les rémanences qui esquissent d’autres lignes, d’autres logiques, d’autres promesses. Car le triomphe des industries culturelles naissantes, corrélé à la médiatisation de la littérature et de l’écrivain, occulte d’autre mouvements littéraires sous-jacents, indétectables pour l’actualité immédiate du feuilleton, et soudain révélés par un événement culturel inattendu : l’usage des focales multiples et d’empans chronologiques variés permet de saisir ces forces souterraines structurantes, qui expliquent le présent et fabriquent l’avenir.

(RIRRA21, Université Montpellier III)

Notes

1  Luc Fraisse, Les fondements de l’histoire littéraire. De Saint-René Taillandier à Lanson, Paris, Champion, 2002.

2  Martine Lavaud, Théophile Gautier, militant du romantisme, Paris, Champion, 2001.

Pour citer ce document

Corinne Saminadayar-Perrin, « Introduction », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/introduction