Présentation
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CORINNE SAMINADAYAR-PERRIN
Les grandes réformes rhétoricides qui marquent la fin du XIXème siècle consacrent la promotion de l’histoire littéraire comme discipline universitaire majeure, et comme paradigme dominant pour penser la littérature dans ses dimensions sociale, esthétique et politique. Ce tournant décisif s’explique par l’évolution longue qui, de Mme de Staël à Lanson, a permis de redéfinir la littérature comme objet historique, puis d’explorer les conséquences méthodologiques et critiques de cette approche. La genèse et la constitution de l’histoire littéraire s’expliquent par un faisceau convergent de facteurs, dont certains ont été déjà bien étudiés (quoique parfois dans d’autres perspectives) : cénacles et groupes émergents appuient leur offensive sur une histoire littéraire de combat ; une sensibilité inédite aux rapports de la littérature et du social entraîne chez le public, les institutions, les critiques et les créateurs des interrogations pressantes ; enfin, l’entrée de la culture française dans l’ère médiatique de masse modifie la perception du temps des œuvres : la presse consacre le règne de l’actualité culturelle, mais autorise aussi des formes inédites d’histoire littéraire plus ou moins immédiates (Mémoires et souvenirs d’écrivains et de journalistes, chroniques et feuilletons littéraires souvent repris en volume, causeries et confidences de critiques…)
Le journal n’est pas seulement le support de prédilection où a pu se développer une pensée historique de l’évolution littéraire ; la presse n’est pas le témoin ou le miroir d’une histoire littéraire essentialisée, qui s’élaborerait ailleurs, avec ses acteurs propres, son rythme spécifique et ses visées originales.
Voici la thèse que nous voudrions mettre à l’essai et à l’épreuve : la presse en tant que telle est à la fois le lieu et l’acteur déterminant dans l’émergence de l’histoire littéraire en France, au XIXe siècle. Les grandes revues, ou les rubriques littéraires tenues par des critiques prestigieux, ne constituent cependant que l’aspect le plus visible, parce que le plus aisément repérable, du rôle de la presse dans l’élaboration de l’histoire littéraire tout au long du XIXe siècle. Plus radicalement, l’écriture périodique en elle-même induit un nouveau rapport au temps de la création et de la réception, au tempo de la vie littéraire, aux scansions et aux rythmes qui croisent le culturel et le social. Au creuset du journal, la littérature ne se conçoit pas seulement comme historique : elle s’éprouve et se vit comme telle, de manière à la fois immédiate et problématique. Intimement vécue par l’écrivain-journaliste, cette conscience nouvelle du temps se projette dans la représentation que la presse de la période, très métalittéraire, construit de la vie culturelle : la littérature médiatisée se transfigure en objet médiatique – phénomène qui ne se limite nullement à l’actualité éditoriale ou théâtrale.
Rien d’étonnant à ce que la presse ait découvert et cartographié des domaines jusque-là négligés, aujourd’hui emblématiques de l’histoire littéraire renouvelée. Si les journalistes s’intéressent à la fabrique de l’écrivain (scénographie, postures….), s’ils analysent les nouvelles formes de sociabilité littéraire nées avec la modernité, s’ils étudient volontiers les trajectoires en termes de stratégie et de conquête, c’est parce qu’eux-mêmes éprouvent et pratiquent, au sein de l’espace médiatique, ces modes de fonctionnement spécifiques au champ. Certes, les mythologies compensatoires propres à la période – la bohème, le cénacle, l’art pour l’art – subliment, masquent ou compensent ce que ces approches sociologiques peuvent avoir de désacralisant. Reste que l’écrivain journaliste, plus que tout autre, est conscient, par expérience professionnelle, des contraintes économiques et institutionnelles qui déterminent l’exercice et la définition de la littérature. Le journal fabrique, en direct, l’histoire littéraire du monde contemporain : creuset impur, atelier décrié dont les ouvriers connaissent, mieux que personne, les mystères, les indignités – et le paradoxal pouvoir de sacralisation. Maître de l’actualité, le journaliste inscrit l’œuvre dans l’histoire, et en fait une possible candidate à l’éternité.
Programme pluriannuel, « L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire » a pour projet d’explorer la problématique proposée grâce à une série de rencontres (conférences, tables rondes, séminaires), rencontres destinées à préparer un ouvrage collectif de synthèse et de référence sur la question.
(Université Montpellier III, RIRRA 21)