L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire

Théophile Gautier au Moniteur Universel : la « mélancolie rêveuse » du critique

Table des matières

SANDRINE CARVALHOSA

[Introduction de l’article à paraître dans le dossier « Théophile Gautier et l’invention médiatique de l’histoire littéraire », Revue Gautier, n° 36, novembre 2014].

En avril 1855, et après dix-neuf ans de services, Théophile Gautier quitte définitivement La Presse pour Le Moniteur Universel1. Comme l’a montré Martine Lavaud2, sa contribution à l’organe officiel (jusqu’en décembre 1868) est massive et diversifiée : elle comprend des articles de critique littéraire, de critique dramatique, et de critique d’art ; des œuvres littéraires et poétiques ; des récits de voyage. Il est impossible de rendre compte, dans le cadre d’un article, de plus de 500 feuilletons de seule critique dramatique parus dans Le Moniteur Universel, aussi notre propos s’attachera-t-il essentiellement à l’une des caractéristiques les plus frappantes de sa « Revue des théâtres » : la « mélancolie rêveuse » du critique Théophile Gautier. L’expression « mélancolie rêveuse » est empruntée au compte rendu de l’opéra Sardanapale, paru le 11 février 1867:

Vendredi nous rangions de vieux papiers, — ces velléités d’ordre prennentquelquefois aux négligents, — et toute une époque de notre vie disparue depuis longtemps se ranimait peu à peu à mesure que nous soulevions ces feuilles jaunies, poussiéreuses, fripées comme les feuilles des arbres balayées par le vent d’automne. Une mélancolie rêveuse nous envahissait. Ce monceau de paperasses était le résidu de plusieurs années de belle jeunesse […].

La confidence se prolonge, et le critique étale sous les yeux du lecteur « ce que peut enfermer un tiroir qu’on n’a pas ouvert depuis longtemps » :

Nos yeux déshabitués par instants ne reconnaissaient plus une écriture bien familière autrefois, ou cherchaient à déchiffrer l’hiéroglyphe d’une signature ; des allusions, claires alors, étaient devenues difficilement intelligibles. Puis la mémoire faisait un effort et un sourire triste errait sur nos lèvres. Hélas ! parmi les mains qui ont écrit ces lettres, bien peu pourraient reprendre la plume. […] En regardant le nom qui les terminait pour les classer, nous répétions machinalement comme un refrain monotone et terrible : Delphine de Girardin, morte ; Rachel, morte ; Ida Dumas, morte ; Georges, morte ; Balzac, mort ; Gérard de Nerval, mort ; Henri Heine, mort ; Ziegler, mort ; Chasseriau, mort ; Eugène Suë, mort ; Meyerbeer, mort ; Delacroix, mort ; Méry, mort ; Adam, mort ; Boissard, mort ; Léon Gozlan, mort ; Gavarni, mort ; Louis de Cormenin, mort ; Ingres, mort ; et nous mettions ensemble les lettres de ceux qui ne sont plus pour les enfermer dans une boîte séparée, cimetière du souvenir […]. Nous nous sentions amèrement triste, et de rapides visions rétrospectives nous ramenaient au temps de nos rapports avec ces êtres qui ne sont plus que des âmes et des fantômes. Nous revoyions leurs visages, nous entendions leur voix et nous apparaissions à nous-même tel que nous étions jadis…

Le principe digressif et le ton personnel de cet article ne sont pas de nature à étonner un lecteur de Gautier (et de feuilleton dramatique d’une manière générale) : la critique journalistique au XIXe siècle se présente volontiers comme une causerie, dont elle adopte le caractère subjectif et capricant3. Mais l’écriture personnelle est aussi un moyen – parmi d’autres – de combler le manque à écrire du critique lorsque l’actualité théâtrale ne fournit pas une matière suffisante. Olivier Bara a ainsi relevé cinq stratégies courantes pour remplir les colonnes du feuilleton : « mise en scène de soi, digression, énumération, répétition, parasitage d’autres rubriques du journal4 ». La mise en scène de soi dans ce passage introduit d’ailleurs… une répétition ; dans ses vieux papiers, Gautier retrouve « un vieux journal rance, jaune, maculé, cassé à tous les plis » : un exemplaire de La Presse du 8 mai 1844, où il découvre avec « surprise » un compte rendu de la tragédie Sardanapale, qu’il retranscrit dans son feuilleton du Moniteur Universel « sans en changer un mot ».

Truc de feuilletoniste ou fragment dicté par une émotion réelle, l’écriture périodique rejoignant le geste mémorialiste ? Le feuilleton se prête d’autant plus à l’exhumation des souvenirs que, régulièrement, des événements de l’actualité mettent à l’ordre du jour de la revue dramatique les œuvres et les artistes de 1830. « La Mort fauche largement, et […] semble […] toucher de préférence aux têtes illustres et chères5 » : le critique cède sa place au nécrologue6 qui élève, dans un support lui-même éphémère, un monument fixant le souvenir du disparu. Les reprises des grandes pièces romantiques, ensuite, sont autant d’occasions de revenir sur les années de jeunesse. La verve de Gautier ressuscite l’effervescence des grandes batailles romantiques, et les fantômes de 1830 s’animent le temps d’un compte rendu. La « mélancolie rêveuse » du critique génère donc des discours et des dispositifs textuels singuliers dans l’espace du feuilleton qui participent à l’édification de la légende romantique. Un usage particulier du souvenir, qui pourrait être qualifié de « critique », sera également envisagé en fin de parcours, Gautier convoquant ponctuellement le passé pour nourrir sa critique d’un théâtre prosaïque.

(RIRRA21, Université Montpellier 3)

Notes

1  Nous remercions la Bibliothèque Universitaire de Droit-Science Politique-Economie-Gestion de Montpellier qui nous a permis de consulter l’intégralité des numéros du Moniteur Universel parus entre 1855 et 1868.

2  Martine Lavaud, « Chiffres et colonnes : réflexions sur le morcellement de l’œuvre de Gautier dans la presse de son temps », Le cothurne étroit du journalisme : Théophile Gautier et la contrainte médiatique, Bulletin de la Société Théophile Gautier, n° 30, 2008, p. 19-40. Nous reprenons les chiffres du tableau p. 36.

3  Au sujet des liens entre journalisme et écriture intime, voir Marie-Eve Thérenty, La littérature au quotidien, Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, p. 184-206. Voir également l’article que J.-L. Diaz consacre à la dimension orale du journalisme au XIXe siècle : « Avatars journalistiques de l’éloquence privée », La Civilisation du journal, D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), Paris, Nouveau Monde Editions, « Opus magnum », 2011, p. 691-715.

4  Olivier Bara, « Écrire sur le vide : les débuts de Gautier au Moniteur Universel et la pénurie théâtrale de la saison 1855-1856 », Le cothurne étroit du journalisme : Théophile Gautier et la contrainte médiatique, op. cit., p. 132.

5  « Revue dramatique », Le Moniteur Universel, 11 janvier 1858.

6  Gautier écrivait, en 1867, à sa fille Estelle : « Il va falloir demain recommencer mon métier de croque-mort et faire une nécrologie de ce pauvre Baudelaire. Crénom ! comme il disait, c’est embêtant d’enterrer ainsi tous ses amis et de faire de la copie avec leur cadavre. » (Passage cité dans la « Préface » d’Adrien Goetz, Histoire du Romantisme, suivi de Quarante portraits romantiques, Gallimard, Folio classique, 2011, p. 28).

Pour citer ce document

Sandrine Carvalhosa, « Théophile Gautier au Moniteur Universel : la « mélancolie rêveuse » du critique », L’Atelier médiatique de l’histoire littéraire, sous la direction de Corinne Saminadayar-Perrin Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/latelier-mediatique-de-lhistoire-litteraire/theophile-gautier-au-moniteur-universel-la-melancolie-reveuse-du-critique