Le journalisme francophone des Amériques au XIXe siècle

La presse française dans les catalogues de Rio de Janeiro et de São Paulo

Table des matières

MARGARET ALVES ANTUNES et TANIA REGINA DE LUCA

Un des défis du projet Transnational Network for the Study of Foreign Language Press – XVIIIth-XXth Century (Transfopress) est d’établir, de la manière la plus complète possible, les titres des journaux en langue étrangère qui ont été publiés au Brésil depuis l’introduction de la presse au pays (1808) jusqu’à aujourd’hui1. Le but peut paraître très modeste, mais de nombreuses difficultés s’imposent au chercheur qui veut accomplir cette tâche.

La danse des chiffres

L’origine de ce type de périodique était, dans la plupart des cas, liée aux mouvements migratoires au Brésil, dont le moment clé, en termes quantitatifs, se trouve autour des dernières décennies du XIXe siècle, quand la fin de l’esclavage était déjà considérée comme acquise. Le besoin croissant de main-d’œuvre pour les plantations de café, la principale richesse du pays, était régulé par l’État de São Paulo grâce à l’immigration subventionnée. Il s’agissait d’utiliser les impôts de toute la population pour payer les frais de voyage et de déplacement des immigrants, de leur point d’origine jusqu’à l’entrée des fermes ; un système de financement très rentable pour les agriculteurs. Ainsi, le 13 mai 1888, quand les esclaves ont été finalement déclarés libres, la substitution put se faire sans problème. Mais le pays avait aussi besoin de personnes pour occuper des régions plus au Sud et le gouvernement de l’Empire mit donc en place un régime qui permettait aux migrants de devenir propriétaires d’une parcelle de terre, ce qui était bien différent du travail effectué en tant qu’employé dans les fermes des régions économiquement plus dynamiques.

On compte plus de 4 millions de personnes entrées au pays entre 1872 et 1929, soit comme employés, soit comme petits propriétaires terriens, parmi lesquelles plus d’un million sont arrivés entre 1890 et 1899. Les nationalités les plus courantes en termes de chiffres étaient les Italiens, les Portugais et les Espagnols.

La France, au contraire, n’était pas un pays d’émigration, ce qui ne veut pas dire qu’on n’observe pas de mouvement migratoire à partir de l’Hexagone au XIXe siècle vers les régions coloniales (surtout l’Algérie, annexée depuis 1857, et l’Amérique). À côté des besoins économiques circonstanciels, comme les problèmes touchant les récoltes, la baisse des prix des produits agricoles ou les dévastations dans les vignobles causées par le phylloxéra, les questions politiques ont aussi joué un rôle dans les motivations qui ont pu pousser bon nombre de Français à quitter leur pays. Après la chute de Napoléon Bonaparte en 1814, quelques bonapartistes décidèrent d’émigrer ; plus tard, suite au coup d’État de Napoléon III, qui mettait fin à la Deuxième République, c’était au tour des quarante-huitards de chercher refuge au-delà des frontières nationales. La Guerre Franco-Prussienne a de même donné lieu à un flux d’immigrés provenant surtout de l’Alsace-Lorraine.

Il s’avère difficile de déterminer la quantité précise de personnes qui décidèrent de quitter la France, et plus difficile encore est l’établissement du nombre d’individus qui choisirent le Brésil. Il est certain que l’on dispose des archives du Quai d’Orsay, du Centre Diplomatique de Nantes, ainsi que de celles des ports d’embarquement, comme Marseille et Bordeaux, qui conservent des documents importants pour étudier la question. Mais en ce qui concerne le port du Havre – principal moyen de liaison entre la France et l’Amérique et point de passage pour ceux qui immigraient vers le continent américain – il faut savoir que sa documentation a souffert d’importants dégâts pendant la Seconde Guerre mondiale.

De ce côté de l’Atlantique (Brésil), on peut seulement compter sur des statistiques incomplètes. Les recensements brésiliens ne sont disponibles que depuis 1820, et ils ne distinguent pas les immigrants qui sont venus de France – ceux-ci étaient enregistrés dans la rubrique « Autres » en raison de leur petit nombre. Entre 1820 et 1920, on estime que 30 500 Français sont entrés au Brésil. Quelques années seulement dépassent les mille arrivants – 1864 (1 166), 1872 (1 048), 1876 (1 214), 1890 (2 844), 1891 (1 921), 1909 (1 241), 1910 (1 134), 1911 (1 397), 1912 (1 513) et 1913 (1 532). Cependant, on ne doit pas trop se fier à ces données, car le Journal officiel du 13 août 1876 donnait l’information selon laquelle il y avait au moins 30 000 Français vivant dans la Province de Rio de Janeiro2, alors que le recensement réalisé quatre ans avant, en 1872, n’avait indiqué que 2884 Français habitant dans la capitale de l’Empire.

Il est vrai qu’il y a des études monographiques qui ont essayé d’éclaircir la question. Jorge Mialhe a travaillé sur le port de Bordeaux et a découvert qu’entre 1840 et 1900, plus de 1 300 personnes ont demandé un visa pour le Brésil, la plupart ayant pour destination Rio de Janeiro3. En ce qui concerne la ville de São Paulo, c’est seulement après la décennie de 1870 que l’on observe une croissance de l’immigration française, ce qui peut être compris comme le résultat de l'importance économique croissante de la région. En 1896, le consul de France à São Paulo rédigea un document à propos de la colonie dans l’État et, selon ses calculs, le nombre de Français était passé de 200 ou 250 individus en 1876 à un minimum de 4 500 personnes vingt ans plus tard4. Ces nombres modestes sont confirmés par la bibliographie française, selon laquelle la quantité de Français qui ont émigré au Brésil par décennie était la suivante : 141 (1851-1860), 3 343 (1861-1870), 3 854 (1871-1880), 5 266 (1881-1890), 4 964 (1891-1900), 4 795 (1901-1910), 5 138 (1911-1914)5.

En 1911, les autorités françaises ont essayé d’établir de manière précise la quantité de Français vivant à l’étranger avec l’aide de ses représentants consulaires. Au Brésil, elles ont conclu qu’il y avait 11 583 Français – 3 624 à Rio de Janeiro ; 7 405 dans la région consulaire de São Paulo, responsable pour le sud et le sud-est du pays ; 406 au Nord-Est et 148 à Belém, dans le nord. Ces nombres placent le Brésil en deuxième place en Amérique latine, bien derrière la République argentine où cent mille Français habitaient ; derrière également les États-Unis (125 000) et le Canada (25 000) si l’on considère cette fois l’Amérique dans son ensemble.

Même si les statistiques ne sont pas complètement fiables, on peut dire qu’à Rio et à São Paulo la communauté française a organisé ses institutions et ses journaux.

À la recherche des journaux en langue étrangère

Une des caractéristiques des journaux publiés par les migrants en général était leur fragilité : ils n’étaient pas publiés pour entrer sur le marché et rivaliser avec la presse du pays de refuge. Bien au contraire, ils constituaient un produit de type artisanal, parfois réalisé à l’aide d’un papier et d’une impression de mauvaise qualité. Leur périodicité était incertaine, et leur existence en général courte. Leur but principal, cependant, n’était pas les ventes, les bénéfices et la gestion selon la logique des profits, mais plutôt la circulation entre les membres de la communauté, raison pour laquelle ils étaient rédigés dans la langue maternelle des immigrants. Il est évident que les circonstances mêmes entourant la production de ces périodiques n’étaient pas favorables à leur longue vie.

Même si le dépôt légal au Brésil date de 1907, moment où la Bibliothèque Nationale est devenue la dépositaire de toutes les publications imprimées sur le territoire national, la mesure paraît avoir été incapable d'obliger tous les éditeurs à obéir et à envoyer une copie à l’institution. Malheureusement, on ne dispose pas des inventaires détaillés de l’origine des fonds des bibliothèques, à l’exception des Registros de Jornais e Revistas (Enregistrements de Journaux et Revues), qui sont deux livres, l’un concernant les années 1911-1925 et l’autre, les années 1926-1934, pendant lesquelles les fonctionnaires de l’ancienne Bibliothèque Publique de l’État de São Paulo, fondée en 1911, annotaient des informations à propos des titres des périodiques offerts à la lecture publique6. Ces livres contiennent des données variées concernant les périodiques recensés : leur nom, leur propriétaire, leur date d’entrée dans l’institution, leur langue, leur provenance (achat ou don), leur périodicité, etc. Ce type de registre est rare, et les deux livres mentionnés ont été intégrés, depuis 1937, à la Bibliothèque de la Mairie de São Paulo, qui fut fondée en 1925 et reçut en 1960 le nom de l’écrivain moderniste Mario de Andrade. Des informations si méticuleusement consignées sont la preuve que ce matériel est entré dans l’institution, même si aujourd’hui on ne trouve pas de traces de la plupart des titres enregistrés.

Cette situation indique que, même si quelques publications peuvent avoir attiré l’attention au moment de leur circulation, elles n’ont pas été considérées comme dignes de rester dans l’institution. La décision de préserver est marquée par la perception de ce qui est socialement valorisé à un certain moment historique. La mutation des thématiques des projets de recherche, des catalogues des maisons d’édition, des recueils de documents, des fac-similés et, plus récemment, des processus de numérisation constitue un témoignage poignant de la façon dont les politiques par rapport aux vestiges du passé ont changé au fil du temps. On peut imaginer que, pendant la plus grande partie du XXe siècle, les périodiques ont été considérés comme mineurs et sans intérêts pour l’avenir, situation qui justifie leur exclusion de la collection, quand le besoin d'espace sur les étagères s’est présenté. Un autre aspect de la question ne devant pas être exclu non plus est la fragilité inhérente à ces publications, qui, indépendamment de la politique de préservation adoptée, sont beaucoup plus sensibles à l’action du temps.   

Mais les choix sont toujours sociaux et ont des répercussions dans tous les champs, y compris dans celui des thèmes de recherches. Les petites feuilles des quartiers pauvres des villes, des sociétés de secours mutuel, des ouvriers, des associations religieuses et des immigrants, tout comme les journaux syndicaux et ceux qui étaient produits par les mouvements sociaux, ou encore les pamphlets publiés pendant les grèves ont seulement commencé à intéresser les historiens récemment. Il s’agit d’une importante mutation épistémologique au cœur de l’historiographie, dont les préoccupations se sont centrées au fil du temps sur la vie quotidienne aussi bien que sur les individus communs, les groupes minoritaires et les exclus. Il s’agit de sujets sociaux qui, par le moyen de la parole imprimée, ont exprimé leurs revendications, leurs projets, leurs aspirations et leurs lectures du monde.

Le nouveau contexte nous a obligés à inventorier et à analyser ces périodiques dans l’urgence, ce qui a mis en évidence le mépris des grandes institutions vis-à-vis des publications de cette nature. Bien que leur existence historiographique soit désormais attestée, nos efforts ne furent malheureusement pas suffisants pour récupérer ce que des années d’abandon ont compromis parfois de manière irrémédiable.

Il en résulte que la trajectoire des imprimés périodiques a gagné des contours beaucoup plus diversifiés, en accord avec l'hétérogénéité et la complexité du monde social. Cependant, l'histoire de la presse a continué, dans une large mesure, à être écrite à partir de la perspective nationale, ce qui permet de comprendre la place marginale et ponctuelle réservée à tout ce qui était imprimé dans une langue différente de celle choisie comme officielle par l'État-nation. Ainsi, si l'existence de la presse étrangère et son rôle dans la représentation de groupes particuliers sont bien reconnus, celle-ci n'a pas encore été appréhendée comme un produit culturel complexe et hybride, qui porte les marques de son origine, mais qui déjà répond à des demandes générées par une situation nouvelle dérivée de la condition d'immigré. Ainsi s'ouvre la possibilité d'adopter une perspective transnationale et d'interroger la place que les journaux et revues écrits en langue étrangère ont occupée dans l'univers des imprimés périodiques, de même que leurs relations avec les publications locales. S’ouvre aussi celle de vérifier les interactions, connexions et échanges culturels entre ces organes et la société dans laquelle ils circulaient.

Pour examiner concrètement la situation des archives au Brésil, nous avons décidé de vérifier la présence de périodiques en langue étrangère dans quelques institutions de São Paulo et Rio de Janeiro. Le choix se justifie par le fait que ce sont les États brésiliens qui, en plus d’avoir reçu tous deux une grande quantité d’immigrants, possèdent les deux bibliothèques les plus importantes du pays (La Bibliothèque Nationale à Rio de Janeiro et la Bibliothèque Mario de Andrade à São Paulo). En outre, on peut compter sur des informations en ligne. Tout cela a permis d’établir un ensemble initial comptant plus de quatre cents titres publiés au Brésil, totalement ou partiellement en langue étrangère.

Les journaux en français publiés au Brésil

Pour ce qui est des journaux en langue française, nous avons constaté, parmi les institutions étudiées, leur présence dans les deux bibliothèques déjà citées et à l’Institut Historique et Géographique de l’État de São Paulo (IHGSP)7. Un guide très utile dans cette recherche est le travail de Letícias Canelas, qui a rédigé un mémoire à propos de la communauté française à Rio de Janeiro au milieu du XIXe siècle8. Elle prit pour point de départ le livre pionnier du journaliste Godin da Fonseca (1899-1977), publié en 1941, et qui contient une liste de noms des journaux et revues ayant circulé dans la ville de Rio de Janeiro pendant la période qui s’étend de 1808 à 1908, noms parfois accompagnés d’informations très brèves sur leur trajectoire. Parmi les titres réunis par Fonseca, il y en avait quelques-uns en français.

Pour évaluer l’importance de ce type de liste de même que les difficultés dans l’obtention de données fiables, on doit prendre en considération les mots de Fonseca : « Beaucoup de collections de journaux que j’ai consultées dans la Bibliothèque Nationale sont presque en lambeaux. Si elles ne sont pas restaurées, elles vont disparaître au fil de quelques années et le lecteur du futur aura des nouvelles d’elles seulement à partir de ce travail9 ». Cette sombre prédiction s’est en partie réalisée, car Canelas eut beaucoup de difficultés à trouver certains périodiques mentionnés par son prédécesseur. En 2007, moment où elle a terminé sa recherche, la plupart avaient disparu. C’était le cas, par exemple, du journal Le Brésil, qui selon Fonseca avait été fondé en 1862 par le journaliste, avocat et député Flavio Farnèse (1836-1871), et pour lequel écrivaient Lafayette Rodrigues Pereira (1834-1917), politicien très important sous l’Empire, ainsi que le poète, journaliste et politicien Pedro Luiz Pereira de Sousa (1839-1884). On peut affirmer avec certitude que le périodique existait et qu’il a circulé au moins jusqu’en 1863, mais on n’en connaît aucun fascicule. La situation est la même pour Le Courrier du Rio de Janeiro (1871), Positivisme et Lafitisme (1884), La France (1885) et Les Folies Bergères (1892). Bien que Fonseca mentionnait ces titres en 1941, ils s’avèrent désormais introuvables dans les catalogues de la Bibliothèque Nationale. On peut toutefois donner des contre-exemples. Ainsi, L’Almanach du Brésil républicain : journal français (1895) est conservé aujourd’hui dans l’institution, mais Fonseca ne mentionnait toutefois pas son existence. Pour ce qui est de l’hebdomadaire L’Indépendant, feuille de commerce, politique et littéraire, lancé le 21 avril de 1827, il est considéré comme le premier titre publié au Brésil en français, et son propriétaire et imprimeur était Pierre Plancher-Seignot. Fonseca affirmait que dix fascicules avaient survécu au temps et qu’ils étaient bien gardés dans un coffre à la Bibliothèque Nationale. Si Canelas ne parvint pas à les trouver au tout début du XXIe siècle, ils sont en revanche maintenant tous disponibles en ligne à l’Hémérothèque Numérique Brésilienne (htpp://bndigital.bn.br/hemeroteca-digital/). Enfin, un cas très curieux est celui du journal Courrier du Brésil, feuille politique, commerciale et littéraire (RJ, 1828-1830), mentionné par l’historiographie et faisant partie de la liste de Fonseca. À nouveau, Canelas ne le trouva pas dans la Bibliothèque Nationale, mais si on tape le titre sur Google, on découvre des fascicules numérisés disponibles sur le site de la Österreichische Nationalbibliothek (Bibliothèque Nationale autrichienne)10.

Connaître l’existence d’un titre, que ce soit parce qu’il était mentionné par un contemporain, parce que nous possédons des annonces de ventes dans d’autres périodiques, ou encore parce qu’il fut inclus dans les listes des chercheurs, est très important. Cela nous permet en effet d’évaluer la circulation des publications en français imprimées au Brésil. Cette constatation n’est toutefois pas suffisante, puisque l’objectif reste d’en étudier les fascicules. Une fois encore, on doit suivre les considérations de Gondin da Fonseca, qui développa sur les difficultés auxquelles il avait fait face pour s’assurer de ses données. Il a utilisé des travaux de compilations faits par ses prédécesseurs. Lorsque les informations contenues par ceux-ci se révélaient contradictoires, il fut obligé de consulter directement les fascicules à la Bibliothèque Nationale de Rio de Janeiro. Suivons sa narration ludique et humoristique :

Combien de journaux ai-je feuilletés pour m'assurer d'un titre, d'une date, d'un détail ? Des centaines, des milliers. Si les informations de la fiche de la bibliothèque n'étaient pas les mêmes que celles de Vale Cabral dans les Annales, c'était le journal qui, en personne, tranchait.

– Bon ! Me voici. Que voulez-vous de moi ?

– Vous avez existé jusqu'en 1833 ou jusqu'en 1835 ?

– Jusqu'en 1834. Mon format était in-8º et le rédacteur était machin chose, ennemi de ce malhonnête, de ce sans vergogne, de ce vendu qui s'appelait...

– Arrêtez ! Arrêtez ! Je ne veux pas savoir, lavez votre linge sale en famille11

Valéria Guimarães a eu l’opportunité de vérifier que L’Entracte (1889) et le Foyer (1891), cités par les deux chercheurs susmentionnés, n’étaient pas écrits en français, mais plutôt en portugais. On doit ainsi admettre que les listes déjà organisées et que les données provenant des fonds des institutions ne sont pas complètement fiables. Un autre exemple est celui de France-Brésil, revue mensuelle de propagande industrielle et commerciale, dont la Bibliothèque Mario de Andrade a conservé 71 fascicules qui ont circulé entre 1904 et 1910. Son directeur était Charles Hü, le conseiller du commerce extérieur de la France. Sur la couverture, on trouve l’adresse de la rédaction et de l’administration à Bordeaux et à São Paulo, ainsi que les adresses des éditeurs à Paris et à São Paulo. Cependant, la revue était imprimée par l’Imprimerie Commerciale, 56 rue du Hautoir, à Bordeaux. Selon les critères utilisés, elle ne fait pas partie de notre ensemble, et ce, même si on peut supposer qu’il y avait au Brésil des personnes responsables de la confection de la revue.

Fonseca avait raison : la consultation directe constitue l’unique manière de s’assurer des informations dont nous disposons à propos d’une publication et d’éviter que des erreurs continuent de se multiplier. Il est vrai que grâce à un programme de numérisation que la Bibliothèque Nationale a lancé en 2006, plus de cinq mille titres sont déjà disponibles en ligne sur le site de l’Hémérothèque Numérique brésilienne, ce qui a modifié profondément les façons de faire et les possibilités de la recherche. Cependant, une longue liste de fascicules doit encore être numérisée, d'autres fascicules attendent leur restauration, et quelques-uns sont si abîmés qu’ils ne s’avèrent pas en condition d'être numérisés et restent donc inaccessibles aux chercheurs. Ainsi, mettre la main sur les fascicules n’est pas une opération simple.

Les résultats que nous avons obtenus sont présentés dans le tableau ci-dessous, où sont cités 47 titres. Si l’on y prête attention, on peut constater que la grande majorité des titres provient des Catalogues de la Bibliothèque Nationale, soit de son catalogue général, qu’on indique par BN, soit de son catalogue des périodiques rares, qu’on indique par BNPR. La numérisation a commencé par les périodiques rares, et on peut voir que presque la moitié des périodiques mentionnés sont déjà disponibles sur le site de l’Hémérothèque numérique (BNHD). L’accès aux titres non numérisés est plus difficile, car quelques-uns ne peuvent pas être consultés à cause de leur état de conservation.

En ce qui concerne l’Institut Historique et Géographique de São Paulo, fondé en 1894, il dispose d'une hémérothèque très riche. Malheureusement, la quantité de titres en français est modeste, situation qui n’est pas différente dans les fonds de la Bibliothèque Mario de Andrade, la deuxième plus grande au pays.

Tableau n. 1 : Journaux en langue française dans les institutions de Rio de Janeiro et São Paulo

On ne doit pas oublier qu’il ne s’agit pas ici de la totalité des périodiques écrits en français ayant existé au Brésil, mais d’un ensemble conservé seulement dans quelques institutions à Rio de Janeiro et São Paulo. Ainsi, les observations sont partielles et elles peuvent changer si l’on découvre de nouveaux titres ou de nouvelles collections.

Les données présentées dans le tableau nous permettent néanmoins de tirer quelques conclusions. En ce qui concerne le lieu des publications, la domination de Rio de Janeiro est claire : presque tous les périodiques conservés y ont été fondés, ce qui s’explique aisément par le fait que la ville était la capitale du pays jusqu’en 1960. São Paulo, qui commença à gagner une importance politique à partir de la République (1889), a eu son premier journal en français en 1894, du moins selon les données disponibles jusqu’à maintenant. Pour Brasília, qui a remplacé Rio comme centre administratif du pays, on a repéré seulement deux périodiques. Le caractère essentiellement urbain de l’immigration française est ici de nouveau confirmé, et ce, même si on peut citer quelques exemples allant en sens contraire, comme les études monographiques à propos des colonies agricoles au Brésil l'ont déjà démontré12.

À propos de la période disponible (voir la troisième colonne du tableau), il est important de prendre en considération qu’elle ne signifie pas nécessairement la date de parution de la publication, mais plutôt celle à partir de laquelle les collections sont disponibles dans les institutions. On a essayé de présenter les données les plus complètes possible, mais parfois on ne peut affirmer avec certitude les dates de début et de fin de la publication, soit parce que les fascicules ne sont pas consultables, soit parce que les informations ne sont pas disponibles dans la publication elle-même. La prédominance des années comprises entre 1828, date de parution du premier journal en français répertorié, et 1914, date du début de la Première Guerre mondiale, est tout à fait évidente ; 40 titres (83 %) appartiennent à ces années-là et seulement 8 (17 %) à la période suivante, qui commence en 1915 et se termine en 1992, date du dernier périodique répertorié. Ces chiffres indiquent que le XIXe siècle – dans sa longue durée (1789-1914), comme l’a proposé Éric Hobsbawm13 – était le plus florissant pour la presse en langue française, quand la culture et des valeurs françaises étaient largement dominantes, et pas seulement au Brésil.

L’écrivain Joaquim Manuel de Macedo (1820-1882) publia en 1878 un livre intitulé Memórias da Rua do Ouvidor (Mémoires de la rue du Percepteur), une des rues les plus élégantes de la ville en son temps, où l’on trouvait à profusion modistes, fleuristes, parfumeurs et coiffeurs, professions généralement exercées par des Français. La nouveauté s’y donnait à voir par le fait que les produits étaient exposés dans des « vitrines » qui exploitaient « la variété et la combinaison de couleurs, et les effets de lumière […] avec une habilité magistrale ». Selon Macedo, « les dames de Rio se sont enthousiasmées pour la Rua do Ouvidor et ont été intransigeantes par rapport à l’adoption des ciseaux français ». L’écrivain ne perdit pas l’occasion de signaler – et de satiriser – les changements d’habitudes, les comportements et les formes de sociabilité en vogue à Rio de Janeiro dans les premières décennies de l’Empire :

Comme on sait bien, très peu d’attention était donnée à l’instruction du sexe féminin : et bien, quelques dames de Rio de Janeiro s’étaient rapidement appliquées avec intérêt et plaisir à l’étude de la langue française. Un jour un oncle vieux et bougon demanda à sa nièce, qui avait échappé à l’analphabétisme :

- Ma fille, pourquoi tu t’es mise à apprendre le français, alors que tu ignores encore de telle façon le portugais ?

- Ah !, tonton ! ... C’est tellement agréable d’entendre dire très jolie ! En portugais il n’y a pas ça14.

On ne doit certes pas oublier que les Memórias da Rua do Ouvidor constituent une œuvre littéraire et non un essai sociologique. Cependant, il est vrai que l’auteur exprimait une impression commune parmi ses contemporains. Dans un autre registre, Brito Broca a insisté sur la séduction exercée par Paris sur les écrivains brésiliens jusqu’au début de la Première Guerre mondiale et sur la présence des références françaises dans le monde littéraire et culturel. Le désir de connaître la Ville Lumière était répandu ; quand le rêve était finalement réalisé, les efforts se concentraient pour pouvoir y revenir, comme le faisait le poète parnassien Olavo Bilac (1865-1918), qui chaque année partait pour Paris15.

Lire le français était, à ce moment-là, quasi obligatoire pour les écrivains (et les rares écrivaines) comme pour les personnes cultivées. La langue était de même largement utilisée pour la diplomatie. Ces circonstances nous aident à comprendre la conservation de collections de périodiques en français dans les institutions où nous avons fait des recherches. Il se peut que ces titres aient figuré dans les bibliothèques de gens raffinés avant d’être, en raison de circonstances diverses, incorporés aux fonds des hémérothèques.

Le nombre de fascicules disponibles (voir la quatrième colonne du tableau) indique qu’on ne dispose parfois que d’un seul fascicule du titre, et qu’on ignore si d’autres ont été publiés. Si nous disposons quelquefois de la totalité des fascicules imprimés, comme c'est le cas, par exemple, de L’Indépendant, il reste néanmoins évident que, pour la plupart des titres, nous ne disposons que de séries partielles, et ce, même si la quantité de fascicules peut être significative, comme on peut le voir dans le cas du Nouvelliste.

Les changements de nom méritent notre attention. Ainsi, en juillet 1885, quand la Revue Commerciale Financière et Maritime avait déjà publié 75 fascicules, ses responsables ajoutèrent les mots « L’Étoile du Sud » au nom de la revue. Ils justifiaient ainsi leur décision : « il manquait un titre à notre publication. En quatre années elle avait pris cependant modestement sa place à côté du journalisme universel, mais on lui reprochait amèrement de n’être pas née, c’est-à-dire, de n’avoir ni nom ni titre »16. La revue eut une longue vie et circula jusqu’en 1912, avec différents sous-titres, indice de transformations dans ses objectifs. Il y a aussi le cas de l’hebdomadaire Le Gil-Blas : journal politique, satirique et artistique, qui circula entre le 14 octobre 1877 et le 1er septembre 1878 (47 fascicules). À partir du 7 septembre 1878, sans interrompre sa numérotation et en déclarant explicitement que le nouveau titre était dans la continuité de son prédécesseur, Le Gil-Blas devint Le Messager du Brésil : journal français. Ce changement de nom reflétait un changement de sa nature même, puisqu’il abandonnait par là le ton humoristique qui le caractérisait antérieurement.

Si on observe les titres, la différence par rapport à d’autres journaux fondés par les communautés immigrantes est frappante : on n’y retrouve pas mentionnés les héros et les grandes dates nationales, comme c’est souvent le cas dans les titres des périodiques italiens ou espagnols par exemple. Les titres des périodiques français publiés au Brésil sont au contraire caractérisés par la répétition de termes comme « écho », « messager », ou encore « courrier », qui s’avère plus généraux, et qui étaient aussi présents dans la presse en France. La préoccupation des relations commerciales et institutionnelles est plus marquée à partir de la fin du XIXe siècle, au moins au niveau des dénominations des publications, qui mobilisent alors davantage les termes « intérêt », « commerce », « industrie » et « finances ». La fondation de la Chambre de Commerce France-Brésil (http://www.ccfb.com.br/fr/) date de 1900, année du lancement de sa première publication. Aujourd’hui, la CCFB, dont la finalité est d’augmenter l’échange commercial entre les deux pays, publie la revue bimensuelle França-Brasil, écrite en portugais, mais avec un encart en français ; elle est à la fois imprimée et disponible en ligne. La Chambre est aussi responsable de la mise en ligne d’une édition mensuelle, écrite en portugais, du bulletin Courrier CCFB, qui informe sur leurs activités.

Au début des années 1990, deux revues ont été publiées par le service de presse de la Présidence de la République. Ces titres, écrits en français, étaient produits par le gouvernement fédéral brésilien, et étaient donc bien différents de journaux réalisés par des Français résidant au Brésil. On peut évaluer la différence quand on visite le site São Paulo Accueil – Association d’accueil des francophones résidents à São Paulo (http://saopauloaccueil.org.br/), qui, comme il le faut dans le monde contemporain, tente d’accueillir les nouveaux arrivants francophones (de passage ou vivant dans la ville) en fournissant un ensemble diversifié d’informations, tâche auparavant assurée par les imprimés.

Mais pour évaluer la signification et le rôle que chaque périodique a effectivement joué, il faut aller au-delà des listes et poser les yeux sur les pages qui sont à notre disposition. Nous souhaitons que les données présentées soient une invitation à la lecture et à la recherche sur ces journaux et ces revues, témoins fragiles d’un autre temps.

(Unesp/CNPq)

Notes

1  La consultation des fonds a été faite par Margaret Alves Antunes.

2  Les informations peuvent être trouvées dans le chapitre : LESSA, Monica Leite, SUPPO, Hugo Rogelio. « L’émigration interdite : le cas France-Brésil entre 1875-1908 », dans Vidal, Laurent, Luca, Tania Regina de (dir.), Les Français au Brésil, XIXe-XXe siècles, Paris, Les Indes Savantes, 2011, p. 101.

3  MIALHE, Jorge Luís, « L’émigration française au Brésil depuis le port de Bordeaux : XIXe et XXe siècles », dans Vidal, Laurent, Luca, Tania Regina de (dir.), op. cit., p. 63.

4  BARBUY, Heloisa, « Commerce français et culture matérielle à São Paulo dans la seconde moitié du XIXe siècle », dans Vidal, Laurent, Luca, Tania Regina de (dir.), op. cit., p. 224.

5  Firenczi, International Migration,National Bureau of Economic Reseach, v.1 – Statistics, 1929, p. 549-550 et PHILIPPINI, M, L’émigration française dans le nord-est brésilien de 1850 à 1914, Paris, Université de Paris-Sorbonne, 1992, p. 27. APUD : SILVA, Ligia Osório, “ Propaganda e realidade: a imagem do Império do Brasil nas publicações francesas do século XIX ”, Revista Theomai, nº 3, primeiro semestre de 2001, p. 19.

6  Les livres sont disponibles en ligne aux adresses suivantes : http://bibdig.biblioteca.unesp.br/bd/biblioteca_mario_andrade/livro_registro_001/ et http://bibdig.biblioteca.unesp.br/bd/biblioteca_mario_andrade/livro_registro_002/.

7  Les journaux qui appartiennent à l’Institut sont aujourd’hui dans les Archives Publiques de l’État de São Paulo (APESP), dont les fonds ont été aussi consultés. Le seul titre en français qui n’est pas disponible dans la Bibliothèque Nationale est Le Messager de Saint Paul, comme on peut le voir sur le tableau.

8  CANELAS, Letícia Gregório, Franceses Quarante-Huitards no Império dos trópicos (1848-1862), Dissertação (Mestrado em História), Campinas, SP, IFCHI, 2007. Voir aussi son article « LeCourrier du Brésil et le conflit entre les associations françaises à Rio de Janeiro », dans Vidal, Laurent, Luca, Tania Regina de (dir.), op. cit., p. 303-324.

9  FONSECA, Gondin da, Biografia do jornalismo carioca,Rio de Janeiro, Livraria Quaresma, 1941, p. 4-5.

10  Voir http://digital.onb.ac.at/OnbViewer/viewer.faces?doc=ABO_%2BZ163977405.

11 Idem., p. 275-276.

12  VIDAL, Laurent, LUCA, Tania Regina de (dir.), Op. cit., voir les chapitres de la partie 4, p. 327-370.

13  HOBSBAWM, Éric J, L'Ère des empires : 1875-1914,Paris, Fayard, 1989.

14  MACEDO, Joaquim Manuel de, Memórias da Rua do Ouvidor, Brasília, UnB, 1988, p. 76.

15  BROCA, Brito, A vida literária no Brasil, 1900,4ª ed., Rio de Janeiro, José Olympio, 2004, p. 141-152.

16  À nos abonnés, L’Etoile du Sud. Revue commerciale, financière et maritime,4e année, no 76, du 5au 20 août 1885, p. 1. Disponible en ligne : http://memoria.bn.br/pdf/259764/per259764_1885_00076.pdf. Consulté en avril 2016.

Pour citer ce document

Margaret Alves Antunes et Tania Regina de Luca, « La presse française dans les catalogues de Rio de Janeiro et de São Paulo », Le journalisme francophone des Amériques au XIXe siècle, sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/le-journalisme-francophone-des-ameriques-au-xixe-siecle/la-presse-francaise-dans-les-catalogues-de-rio-de-janeiro-et-de-sao-paulo