Les journalistes : identités et modernités

Chanson et représentations dans Le Petit Journal (1863-1871)

Table des matières

ROMAIN BENINI

La chanson et la petite presse semblent avoir partie liée au XIXe siècle. Tout d’abord, d’un point de vue matériel, parce que les chansons sont tout au long du siècle imprimées en petits formats, brochures ou feuillets séparés, qui sont vendus à un prix modique, aussi bien dans des établissements dédiés à cet effet que dans la rue, par des vendeurs ambulants. Ensuite, d’un point de vue poétique, parce que la chanson est traditionnellement liée à la circonstance et à l’évocation de réalités appartenant au quotidien ou au banal. Enfin, d’un point de vue éditorial, parce qu’à travers tout le siècle, de nombreuses publications font intervenir des chansons. Pendant la monarchie de Juillet, l’hebdomadaire Le Rideau baissé (1833) et le bi-mensuel Le Barde (1836), qui disparaissent rapidement, proposent des chansons. De 1843 à 1849, Le Triboulet qui a pour sous-titre « Journal en chansons », paraît tous les mois et a pour rédacteur Charles Le Page, chansonnier de grand renom qui avait fondé en 1831 avec Émile Debraux la célèbre société chantante appelée la Lice Chansonnière. Pendant la deuxième République, plusieurs périodiques sont composés de chansons, parmi lesquels Le Républicain lyrique, qui paraît tous les 15 jours pendant deux ans, et Le Favori des dames, qui ne compte que trois numéros. Durant le Second Empire, on voit notamment apparaître la même année en 1858 Le Bon Diable, qui prend en 1859 le sous-titre journal de la chanson, et Paris chanté, Journal artistique littéraire, poétique et de chansons commerciales. On trouve aussi La Chanson : journal hebdomadaire de critique littéraire et musicale : programme des concerts et cafés-concerts (1862-1863) et La Chanson illustrée (hebdomadaire, 1869-1870). Les premières années de la IIIe République voient la naissance d’une autre Chanson illustrée, dirigée par Timothée Trimm, et du mensuel La Chanson, archives de la chanson, écho des sociétés lyriques, qui propose à la fois des textes inédits et une histoire de la chanson contemporaine à travers des biographies et des articles critiques. La petite presse est donc un lieu majeur d’impression et de diffusion de la production à destination chantée pendant tout le siècle : dans l’article « Petite Presse » du Grand dictionnaire universel de Larousse1, la chanson apparaît d’ailleurs dans les traits définitoires cités.

Cependant il semblait que s’intéresser aux publications spécialisées revenait à observer avant tout le discours et les textes chansonniers, en laissant en arrière-plan les relations que le journal pouvait entretenir avec la chanson, à la fois d’un point de vue culturel et d’un point de vue poétique. Pour tâcher d’approcher le discours du journal sur la chanson, et la présence de la chanson dans le discours journalistique, il paraissait par conséquent plus opportun de les observer dans un quotidien non spécialisé. Le Petit Journal s’est alors imposé pour plusieurs raisons : parce qu’il se vend à un sou, comme beaucoup de chansons, parce qu’il se veut populaire et que cet adjectif est accolé de manière absolument clichéique à la chanson depuis le début du XIXe siècle, et enfin, parce que Marie-Ève Thérenty a daté de son existence « le mariage du café-concert et de la petite presse2 ».

L’évolution que représente Le Petit Journal dans l’histoire de la presse est à rapprocher de celle que représente le café-concert pour la chanson : dans les deux cas, le Second Empire marque l’émergence d’une production culturelle destinée à une consommation de masse, qui en passe par un apolitisme affiché. C’est là un phénomène capital dont Marie-Ève Thérenty a étudié les signes, à travers l’évocation de la chanteuse Thérésa dans Le Petit Journal et d’autres titres de petite presse. Cependant, le monde de la chanson dans Le Petit Journal ne saurait être limité à la défense d’une artiste vedette, fût-elle emblématique des succès du café-concert : il s’agit donc d’envisager la diversité des mondes chansonniers évoqués et la complexité des enjeux que recouvre l’imaginaire de la chanson dans Le Petit Journal. Je tenterai de le faire à travers l’étude des apparitions du genre dans les colonnes du quotidien pendant neuf ans, de sa création en 1863 à sa première interruption due aux troubles de la Commune en 1871.

Le Petit journal et la chanson : du texte aux journalistes

Le Petit Journal attribue une très grande place à la chanson durant ses neuf premières années. D’un point de vue purement quantitatif, près d’un numéro sur deux fait mention de chansons, de spectacles chantants ou d’éléments en lien avec la chanson. Toutes les sections du journal sont concernées : la chronique de Timothée Trimm, qui remplace le premier-Paris en première page du quotidien du 26 juillet 1863 au 14 mars 1869 est pleine de citations de chansons, et plusieurs articles y sont intégralement consacrés. La section « Paris », qui a été reléguée en page 2, donne des indications sur les œuvres en vogues et les spectacles importants. Les « Variétés » comprennent des récits qui souvent font intervenir des chansons, de manière plus ou moins anecdotique, tout comme les sections « Tribunaux » ou « Souvenirs judiciaires ». Les « faits divers » et les « petites nouvelles » sont également pleins d’histoires de chants, et même le rez-de-chaussée du journal contient des bribes de chansons et des considérations sur le genre, soit dans les feuilletons, soit dans les sections « curiosités de la science et de l’histoire » soit dans celles intitulées « Livres nouveaux » ou « Bibliographie ».

D’un point de vue économique et éditorial, Le Petit Journal donne également une grande place à la chanson : la première publication en volume séparé proposée par le quotidien est une anthologie de chansons. Le 26 avril 1865, Timothée Trimm publie une chronique intitulée « 220 chansons pour un franc », qui présente le « premier livre de la librairie du Petit Journal » dont la vente commence le 30 avril 1865. Les Chansons populaires de la France, tel est le titre de l’anthologie, accompagnent le journal pendant plusieurs années, avec des mentions extrêmement régulières3. Le 26 août 1867, un article de Marc Constantin est consacré à l’ouvrage dans la rubrique « Livres nouveaux » : « Neuvième édition, vingt mille exemplaires vendus !... Voilà ce qui s’appelle un succès ! ». La rédaction est très fière de ce travail qui est préfacé par le directeur de la librairie du Petit Journal, et dont on dit que « Jamais ouvrage aussi complet n’a été publié sur cette matière4 ». Le 9 octobre 1865, une annonce en page 4 indique : « Une suite naturelle de cet ouvrage, dont nos lecteurs ont épuisé près de six éditions, c’est : L’Almanach de la jeune chanson française pour 1866 », et l’almanach, qui est annoncé tous les ans, est également vendu à la librairie du journal.

Cette importance thématique et économique de la chanson pour le quotidien populaire n’est en fait pas étonnante si l’on observe les noms des rédacteurs réguliers ou occasionnels : beaucoup d’entre eux ont une activité chansonnière. C’est le cas, par exemple, de Trimm lui-même, le chroniqueur vedette du journal, qui est membre de la SACEM et auteur de plusieurs chansons, notamment d’une scie à la mode intitulée La Ronde des petits souliers5. Le 1er octobre 1866, un comédien du nom de Péters Maillot écrit à Trimm pour le remercier de l’avoir rendu riche grâce à cette chanson et de lui avoir permis d’obtenir un contrat aux États-Unis. De la même manière, Marc Constantin, qu’on a déjà cité, et qui est responsable des « crimes contemporains » dans la rédaction, est lui aussi un chansonnier de renom : dans le numéro du 30 octobre 1868, Clariond parle ainsi de « Marc Constantin, le doyen de nos chansonniers, l’homme le plus chanté de France et de Navarre, qui en est à sa deux mille quatre centième chanson ; qui est médaillé, doublement médaillé, infiniment médaillé, mais qui cependant n’est pas chevalier de la Légion d’honneur. » Élie Frébault, qui collabore régulièrement au journal, est l’auteur de La Femme à barbe. Or, comme l’explique le « Paris » du 31 janvier 1870 : « Une des chansons qui se sont le plus vendues en Europe, en petits cahiers, c’est la célèbre Femme à Barbe. » Alexis Bouvier, qui donne plusieurs feuilletons au journal est l’auteur avec Darcier de la célèbre chanson de la Canaille, qui est créée par Mme Bordas en 1866 aux concerts Béranger et reprise en mars 1870 au Châtelet, comme le précise Le Petit Journal dans une annonce pour Paris-revue. Enfin, Émile de La Bédollière, qui est un collaborateur régulier, est membre de l’orphéon et l’on trouve dans le quotidien de nombreux récit de ses participations chantées à des événements publics. Chaque fois ou presque, quelques couplets des paroles qu’il a composées sont insérés.

La chanson est donc bien ancrée dans l’histoire du Petit Journal et de ses membres. Mais comme on l’a vu, elle est aussi très présente dans les colonnes du quotidien, et l’on peut dresser plusieurs formes d’histoires de la chanson à partir des évocations qui en sont faites : on peut, ainsi, suivre l’évocation des grands succès de la chanson contemporaine, du Pied qui r’mue, scie d’Henri Avenel mentionnée dès les premiers numéros, aux Pompiers de Nanterre, chantés par Thérésa, qui réapparaissent avec une régularité frappante dans les articles entre novembre 1869 et avril 1870. On peut observer l’éloge des vedettes contemporaines : Thérésa, Suzanne Lagier, Mlle Déjazet, Mme Bordas, etc. On peut relever les noms de ceux qui sont considérés comme de grandes références chansonnières : Désaugiers, Armand Gouffé, Dupont, Joseph Darcier, mais surtout deux noms qui dominent de manière impressionnante, Béranger pour la période antérieure, et Gustave Nadaud pour l’époque contemporaine.

On peut également tirer de tous les faits divers faisant intervenir la chanson une forme de panorama des lieux chansonniers à la fin du Second Empire. Il y a bien évidemment le chant anonyme, celui de la rue ou de l’intimité, mais il y a aussi les nombreuses manifestations chansonnières, qui sont distinguées de manière plus ou moins précises dans les articles. Les chanteurs de rue sont mentionnés à plusieurs reprises. Le 10 avril 1868, un article qui est repris par la suite explique que :

Il y a en France environ 80,000 chanteurs. Ils se divisent en chanteurs proprement dits, – ceux-là chantent à des places fixes, – en chanteurs au baladage, – ceux-là chantent dans les rues en marchant, – et en chanteurs de crèmerie : ces derniers s’associent généralement un virtuose quelconque, généralement un violoniste.

Les réunions chantantes sont évoquées plusieurs fois également : à la suite d’un des divers articles du journal sur l’histoire de la chanson, où Pierre Véron affirmait que la chanson française était en voie de disparition, celui-ci est invité à une réunion du Caveau (société chantante qui existe depuis le XVIIIe siècle). Il écrit alors un article laudatif sur la séance en question, décrit ses membres, et ajoute qu’une des chansons portait sur Le Petit Journal (effectivement, dans les annales du Caveau, on trouve plusieurs évocations du Petit Journal et de Trimm6). L’orphéon, cette association d’apprentissage mutuel et populaire de la musique, est vanté à plusieurs reprises. Les goguettes, réunions chantantes à dominante ouvrière, sont décrites plusieurs fois, et l’on apprend qu’il en reste une quarantaine à Paris, alors que beaucoup d’historiens de la chanson considèrent qu’elles avaient disparu à la fin de la deuxième République. Puis il y a, évidemment, les descriptions plus ou moins détaillées de soirées au café-concert, de revues dans les théâtres, voire de chansons chantées devant l’Empereur.

Le Petit Journal donne ainsi à voir une société dans laquelle la chanson est omniprésente, du chant amateur spontané et quotidien à diverses formes de manifestations professionnelles et commerciales. Mais si la chanson y est aussi importante, ce n’est pas uniquement pour des raisons économiques ou historiques. C’est aussi parce que la chanson suppose une pensée du populaire, pensée qui s’impose fortement dans les colonnes du quotidien.

La pensée du populaire : une pensée complexe informée par la chanson

Dans la lettre de Péters Maillot que T. Trimm publie dans sa chronique du 1er octobre 1866, le comédien-chanteur fait un éloge oxymorique du Petit Journal « qui est aujourd’hui le plus grand, parce qu’il est le plus populaire » : ce qui fait à la fois la spécificité et la valeur du quotidien est donc sa dimension populaire, visible entre autres dans les chiffres de son tirage, qui passe de 81 326 en octobre 1863 à 371 629 en janvier 1870. La popularité fait effectivement partie du projet même du Petit Journal, et pendant l’année 1867, T. Trimm expose à deux reprises cette recherche du populaire, lorsqu’il affirme en février : « Pour faire réussir, à notre époque, un journal populaire, s’adressant à tous, car tout le monde est du peuple, dans la France de 1867, il faut deux choses : la bonne foi absolue et le sentiment des obligations qu’inspire un imposant auditoire » (3 février 1867). Et en octobre : « j’écris pour un journal populaire » (23 octobre 1867).

L’ambition du quotidien est de parler à tous, et il revendique l’appartenance à la sphère des productions discursives et artistiques mineures. Dès lors, la chanson est pour le journal un modèle évident de consommation et de circulation, d’autant plus que c’est le genre qui est par excellence pensé comme populaire depuis le début du siècle7. Penser la place de la chanson dans le journal, c’est donc y observer la pensée du populaire. Le parallèle journal/chanson est d’ailleurs très clairement établi par Alfred Assolant dans sa Chronique de Cadet Borniche qui commence à paraître fin 1863 : après avoir déploré l’inanité de certains spectacles de chansons, le narrateur, qui prône l’existence de « scènes populaires de bon goût » affirme : « Si le drame ou l’opéra est un livre, la petite comédie ou la chanson serait un article de journal » (4 janvier 1864). Il faut par conséquent se demander quel est ce populaire qui lie si fondamentalement l’imaginaire du nouveau quotidien et celui de la chanson.

Le populaire pour le journal est avant tout ce qui appartient à tous, et dès lors, on l’a vu, ce qui est achetable par les plus pauvres peut être considéré comme populaire. C’est ainsi que la chanson est populaire, parce qu’on n’a besoin de rien pour chanter. Dans un récit de « variétés » publié par Anaïs Ségala, on lit en effet :

À notre époque essentiellement musicale, chantante et pianotante, chaque étage d’une maison a son harmonie : aux étages élégants, le piano règne bruyamment ; c’est le tyran aux gammes chromatiques, l’ennemi superbe et implacable, qui assassine en fa dièse ou en mi bémol le poète qui veut rêver ou le malade qui veut dormir. Dans les mansardes, c’est une autre chanson, ou plutôt ce ne sont que des chansons, on ne possède là d’autre instrument que la voix ; c’est un clavier économique, que l’ouvrière n’achète pas à prix d’or, mais que le bon Dieu lui donne gratis. (10 octobre 1866)

Et T. Trimm parle également du « théâtre à cinq centimes » comme de « l’art véritablement démocratique », de la « scène essentiellement populaire ». Cependant, la manière dont les chansons sont mobilisées, et le type de chansons qui sont mobilisées dans les colonnes du quotidien marque une acception un peu plus restrictive du populaire, dans la mesure où le populaire n’est valorisé que quand il n’est pas politique. À plusieurs reprises, on peut observer ainsi un rejet de la veine politique dans la chanson : en premier lieu dans les évocations de Béranger, qui est cité pour ses romances, ses chansons à boire ou ses chansons comiques, mais dont on ne souligne quasiment jamais l’aspect contestataire8, mais aussi dans cette réponse donnée à un abonné en janvier 1864 : « […] nous dirons à l’octogénaire, vieux de la vieille, que nous n’insérons pas de chansons politiques, même sur l’air de la Marseillaise. » (28 janvier 1864) Dans cette perspective, alors que Thérésa et d’autres chanteurs-vedettes sont portés aux nues par la plupart des rédacteurs du journal, les chansonniers non professionnels de la génération précédente (celle de la deuxième République) sont méprisés ouvertement9. En fait, lorsque les goguettes ne sont pas oubliées dans l’histoire de la chanson, elles sont considérées comme étant néfastes (pour des raisons de droits d’auteur notamment) ou comme étant un élément du passé, une « institution [qui] occupe une place considérable dans la vie de nos pères. » (31 janvier 1868)

Dès lors, la production populaire qui demeure est double : il y a la production commerciale des cafés-concerts, et celle, traditionnelle et ancestrale des chansons dites « de province10 », vantée à plusieurs reprises. On assiste alors à la sélection dont a déjà parlé Michel de Certeau à l’intérieur du répertoire virtuellement populaire : Le Petit Journal valorise une vision du peuple qui ne porte pas en elle la contestation sociale11.

Cependant, il y a une pensée de la valeur esthétique et pragmatique dans le populaire, qui ne permet pas de réduire la vision qu’en donne Le Petit Journal à la seule consommation de masse. C’est ainsi que, comme cela a trop peu été souligné, Timothée Trimm prend, le 1er janvier 1868, ses distances avec Thérésa qui s’en est prise à Darcier lors d’une représentation :

Je le répète, je n’ai d’aversion, de parti pris pour aucun genre,
Je n’hésite pas le moins du monde à reconnaître que Thérésa a obtenu beaucoup de succès dans la chanson de Suzon.
Mais pourquoi revenir quand son effet est produit, jeter la raillerie à la face de ce grand musicien que le peuple estime comme une pure illustration sortie de son sein…
Et de quel droit la chanteuse de la Nourrice et de la Vénus aux Carottes vient-elle juger Mon cœur soupire !

Trimm oppose le succès de Thérésa à l’expression populaire de Darcier, et partant il montre que l’on ne peut assimiler simplement « à succès » et « populaire ». C’est que le populaire revendiqué par Le Petit Journal est un populaire consensuel, qui semble exclure la raillerie (Trimm s’est opposé aussi aux Pompiers de Nanterre), et qui veut être un populaire d’éducation. Il s’agit de parler du quotidien, de prendre en compte les petites choses de la vie et de parler à tous, mais de le faire pour arriver à une forme de sagesse commune.

Le populaire voulu par Le Petit Journal est un populaire avant tout non excluant. C’est la raison pour laquelle on voit Trimm penser la simplicité populaire en défendant d’abord les thèmes populaires, ceux de chansons comme « J’ai du bon tabac », et en revendiquant l’adoption d’objets banals (23 octobre 1867 : « Les délicats appelleront peut-être cela des banalités. Rien de ce qui est utile n’est banal. »). Mais c’est aussi la raison pour laquelle on peut établir une corrélation entre cette défense du banal et la recherche d’un esthétique de la naïveté12, naïveté que l’« on admire » justement « dans les vieilles chansons de France » (3 février 1867).

Ce que la chanson fait au journal : de l’influence de la chanson sur l’écriture

Marie-Ève Thérenty a déjà démontré que la présentation typographique des chroniques de Trimm et son utilisation des clichés peuvent être rapprochés de la chanson. On peut, dans le prolongement de cette réflexion, s’arrêter sur plusieurs autres points marquants dans le discours du Petit Journal, et plus particulièrement dans celui de Trimm. Le premier est la citation plus ou moins exacte de chansons, accompagnée de la mention « comme dit la chanson », qui marque l’aspect citationnel sans en délimiter précisément la portée. Le « comme dit la chanson » sert dans le quotidien à la représentation du populaire, c’est une expression qui est mise dans la bouche de bien des personnages de « souvenirs judiciaires », de récits anecdotiques ou de faits-divers. Mais l’expression est aussi très présente dans le discours de la rédaction, et cette utilisation à deux niveaux laisse à penser que le journal tente par là même de mettre en scène une communauté culturelle avec son lectorat, à la fois dans la langue employée et dans les références : « comme dit la chanson » sert virtuellement la légèreté du discours aussi bien que la proximité de l’énonciateur à son énonciataire, et que la mise en valeur d’une culture commune au journaliste et à l’homme du peuple.

Par ailleurs, l’importance de la chanson pour l’écriture journalistique est visible dans la question de la variation13. L’idée même de variation à partir non pas seulement d’un thème mais d’une chanson ou d’un personnage de chanson est pensée dans Le Petit Journal : Trimm explique à propos de la Chanson du roi de Thulé qui a inspiré le Faust de Gounod que « ce n’est pas la première fois qu’on aura vu une simple chanson fournir le sujet d’un opéra » (20 avril 1868). Il cite alors en exemple la Chanson de Fortunio de Musset qui a donné l’opéra-comique du même nom par Offenbach, mais aussi le Gastibelza de Hugo qui a donné l’opéra Gastibelza ou le Fou de Tolède. Béranger, par ailleurs, que les rédacteurs du Petit journal citent souvent, est très connu au XIXe siècle pour avoir fourni des personnages de chanson qui ont été portés à la scène, et Trimm écrit par exemple un article entier sur « la Lisette » de Béranger et son modèle dans la réalité. Cette importance de la réécriture à partir d’une chanson est en fait visible chez le chroniqueur lui-même, quand il se sert d’un personnage de chanson pour fictionnaliser et rendre exemplaire son évocation d’une ouvrière. Dans la lignée de la série « Les ouvrières » qui présentait des catégories d’ouvrières en 1866 (« les pompières », « les papetières », « les blanchisseuses », « les bergères », « les passementières », etc.), les ouvrières ayant toutes la chanson aux lèvres à l’atelier ou pendant leurs loisirs, Trimm donne en 1867 et 1868 des conseils aux ouvrières dans deux articles intitulés « Comment Jenny l’ouvrière a meublé son grenier » et « Comment Jenny l’ouvrière doit cultiver son jardin ». Cette mise en scène d’un type dans les articles, visible dès la désignation en construction appositive, est déjà en soi une réminiscence de la chanson, puisque l’on trouve dans le journal plusieurs mentions des « chansons-types » [expression originale], chansons qui évoquent un personnage-type, comme celui du pifferaro italien. Mais Jenny l’ouvrière, dont Trimm raconte l’histoire et avec laquelle il dialogue dans sa chronique, est surtout le personnage d’une chanson célèbre qui porte ce titre. La chanson, qui est citée par Trimm, date de 1846, et ses paroles ont été écrites par Émile Barateau, collaborateur occasionnel du Petit Journal.

La chanson est donc à la fois une ressource financière pour Le Petit Journal et ses collaborateurs, une ressource thématique pour ses colonnes, un genre charnière pour la pensée du populaire qui est si importante pour le quotidien, et un modèle d’élaboration d’un discours naïf pensé comme une variation. Il semble que, des cafés-concerts aux chansons anonymes, les vertus communautaires de la chanson soient prises comme modèle par le journal, dont les articles veulent être partagés, répétés et repris par la rue comme une chanson est partagée par ceux qui la chantent et l’écoutent.

(Université Paris 4 - Sorbonne/EA STIH)

Notes

1  Larousse, 1875, t. 13, p. 109.

2  Le quotidien créé par Moïse Millaud dans les premiers mois de 1863 n’appartient pas nécessairement à ce que l’on appelle la « petite presse », du moins pas au sens que donne à cette expression l’équipe « Petite presse » de Médias 19 et qui est déjà celui explicité par Pierre Larousse dans le 13e volume du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Néanmoins, dès le XIXe siècle, on considère que Le Petit Journal appartient à la « petite presse », à cause de son prix très bas (cinq centimes / un sou), et du fait de son caractère apolitique. Veuillot, dans Les Odeurs de Paris (1866), fait du Petit Journal l’exemple même de la petite presse, qui n’est pas politique, et Napoléon Fourgeaud-Lagrèze, dans La Petite presse en province (1869), s’il conteste l’idée de Veuillot selon laquelle Le Petit Journal marquerait la naissance de la petite presse, convient avec lui de ce que « toute la presse non politique se trouve désignée sous le nom de petite presse ».

3  Le prix de 1 franc est réservé aux abonnés, et le prix de vente général est fixé à 3 francs. Suite à l’article de Trimm et à la mise en vente, des réclames plus ou moins détaillées paraissent tous les jours en page 4, certaines donnant même sur plusieurs numéros la liste des chansons contenues dans le volume, et réparties en « chansons politiques et militaires », « chansons bachiques et galantes », « chansons gauloises et satiriques » et « complaintes et chansons historiques ». Le livre est décliné en volume relié à partir du 20 mai, soi-disant « sur la demande de plusieurs abonnés ». Le 25 mai, on annonce déjà la quatrième édition du titre, les trois premières étant épuisées. Le 20 juin, c’est déjà la cinquième édition et on apprend que « plusieurs milliers d’exemplaires » ont été vendus. À partir de cette cinquième édition, un volume de musique est attendu, et il paraît le 29 novembre 1865, après plusieurs atermoiements.

4  Alors que tout ou presque est tiré de Dumersan, comme on peut le voir dans la citation qu’en fait Richard lui-même à la fin de sa préface (p. 6).

5  Voir l’article « Où m’ont conduit… mes chansons ! », 16 juin 1868.

6  La chanson dont parle Véron, chantée par le président Clairville, est probablement celle qui commence ainsi :

Pour charmer ma destinée,

Je lisais, depuis longtemps,

Un journal qui, par années,

Me coûtait soixante francs :

On a trouvé le moyen

De m’en donner un pour rien.

Ah ! pristi

Sapristi !

Certain’ment c’est bien gentil,

Mais par quel calcul ça s’ peut-il ? (La Gazette des abonnés par Clairville, dans Le Caveau, année 1865, p. 397 sq.)

Voir aussi la chanson Timothé Trim d’Alexandre Flan, président annuel du Caveau après Clairville en 1867 (sur l’air de Cadet Rousselle) :

Timothé Trim avait promis

De venir à nos vendredis ;

Nous n’avons encor vu personne,

Voilà pourquoi je le chansonne :

Ah ! ah ! disons-le donc,

Timothé Trim est sans façons… (Le Caveau, année 1866, p. 48 sq.)

7  Dans la plupart des mentions du genre dans le quotidien, on trouve ainsi le qualificatif « populaire ». Dans la section « Paris » du 18 février 1866, on apprend qu’après avoir écouté les frères Lionnet chanter des chansons de Béranger, « L’Empereur a même fredonné en très petit comité et sans accompagnement le second couplet de la chanson populaire [je souligne] intitulée : les Souvenirs du peuple. » Dans un feuilleton d’Aurélien Scholl, Morainville est qualifié la même année de « Béranger populaire [je souligne] du pays chartrain ». Lorsque Thérésa est absente à cause de son extinction de voix, à l’Alcazar, Mlle Noble chante La Belle Dijonnaise, « qui sera bien certainement la chanson populaire de cet hiver [je souligne] », etc.

8  La chose est particulièrement visible chez Trimm, lorsque « [s]on ami » Roger de Beauvoir est présenté comme un homme qui « préférait, en matière de souper, la jurisprudence de Désaugiers à celle du chansonnier qui se servait du vin pour porter des toasts d’opposition politique » (6 août 1868).

9  Dans la recension d’un ouvrage les concernant, Ernest Boysse, qui ne voit là que peu d’auteurs « vraiment distingués » écrit que l’anthologiste a dû faire preuve de beaucoup d’esprit pour « assaisonner une matière qui, plus que toute autre, avait besoin de cet ingrédient » (22 janvier 1864).

10  27 décembre 1863, p. 4 : mention des Chansons populaires de province par Champfleury et Weckerlin, dont les illustrateurs sont « tout aussi populaires que les chansons » ; deux articles sur les Chants et chansons populaires des provinces de l’Ouest de Jérôme Bujeaud (25 février 1866, 23 juin 1867) ; chez Trimm, 21 janvier 1867 : « j’aime bien ce Paris tumultueux, animé, fou des arts et des lettres, avide des choses de l’esprit. / Mais j’aime aussi le toit de chaume, où se dit le récit de veillée et la chanson populaire… que recherchent les amoureux de couleur locale. »

11  Tout en faisant néanmoins de la politique pro-Empire, y compris via les chansons, sous couvert d’apolitisme.

12  Voir l’important article de Trimm intitulé « Notre premier lustre » en date du 3 février 1867 : « Pour faire réussir, à notre époque, un journal populaire, s’adressant à tous, car tout le monde est du peuple, dans la France de 1867, il faut deux choses : la bonne foi absolue et le sentiment des obligations qu’inspire un imposant auditoire. / Il faut parler un langage intelligible pour tous, et non la langue raffinée, épicée, nuageuse que recherchent les lecteurs blasés. […] Nous sommes des naïfs peut-être… Et nous nous en faisons un mérite. / La naïveté est une qualité au-dessus de l’art, et qui le domine. […] Appelé peu de temps après par le fondateur du Petit Journal à l’honneur de parler tous les jours à son public sans cesse grossissant, je me suis fait un honneur de cette naïveté, qui est une qualité rare, je dirais presque une vertu… .»

13  À partir d’un commentaire sur Victor Hugo et la musique, Trimm explique en 1868 (22 février) que les musiciens ont cet avantage sur les écrivains qu’ils pratiquent la variation. Il propose alors, mêlant les vers à la prose, une série de variations sur l’air de Ah vous dirai-je maman, qui n’est rien de plus qu’une réécriture très traditionnelle sur un air préexistant, comme la chanson du XIXe siècle en a connu des milliers. Cette idée de la variation sur un thème est très présente dans le journal, et en 1867, Trimm avait déjà réécrit un couplet sur l’air de Malbrouck dans une chronique où il s’en prenait à la transformation comique de cette chanson en vaudeville. En fait, il est possible de lire un grand nombre de chroniques comme des variations sur un thème, donné dans le titre, et le remplaçant de T. Trimm à partir de 1869, Thomas Grimm, donne à lire de nombreuses reprises d’un même thème lorsqu’il évoque en 1870, avant la guerre, les soldats et la musique militaire dans quatre longues chroniques complémentaires.

Pour citer ce document

Romain Benini, « Chanson et représentations dans Le Petit Journal (1863-1871) », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/chanson-et-representations-dans-le-petit-journal-1863-1871