Les journalistes : identités et modernités

Du scandale médiatique à la fiction populaire : Le club des célibataires et les fifty-two, un roman d’actualité grec du début du XXe siècle

Table des matières

FILIPPOS KATSANOS

L’entrée progressive de la France dans l’ère médiatique pendant les années 1830 a été la source, comme on a pu le montrer, de nombreux bouleversements culturels. Dans le domaine de la fiction romanesque, Marie-Ève Thérenty a notamment souligné l’émergence d’un nouveau genre formé sous l’impulsion des poétiques journalistiques, le « roman d’actualité » dont elle décrit le fonctionnement de la façon suivante :

Exactement comme le journal, ce roman se nourrit d’une matière référentielle, non périmée, présente dans une sorte de mémoire ouverte de la nation et de la société. L’événement romanesque n’est pas recouvert par la stratification des événements historiques. Même le détail mineur est encore présent dans la mémoire du lecteur et sa mention entraîne une « revivification » immédiate. Dans la presse, le romancier sélectionne donc les informations originales, celles qui ont laissé trace et qui ont marqué de leur empreinte la mémoire du lecteur. Le roman d’actualité ne se situe pas uniquement par rapport aux événements politiques majeurs mais également par rapport aux faits divers qui constituent les jalons d’une mémoire vivante et largement partagée1.

En Grèce l’émergence de ce genre romanesque s’effectue selon un calendrier différent malgré la grande réceptivité du pays aux innovations françaises. La forme de publication du roman-feuilleton est par exemple adoptée dès les années 1840 et les romans à succès français sont souvent publiés en traduction et au rythme hebdomadaire dans le rez-de-chaussée des journaux grecs désigné par divers mots tels que pinákion, philládion, paraphillís ou epiphillídan.

Le Juif Errant d’E. Sue dans le feuilleton du journal smyrniote Melisiyenís en 1845.

Mais la reprise d’une simple pratique de publication n’engage en rien nécessairement des mutations plus profondes qui sont de l’ordre des poétiques textuelles. Il faudra en effet attendre, pour que se mettent en place les conditions d’une véritable interaction entre discours journalistiques et littéraires, la date charnière de 1873 avec la création à Athènes d’Ephimerís, le premier quotidien grec2.

Numéro de lancement du premier quotidien grec Ephimerís, le 1er octobre 1873.

Dans les années qui suivent cette révolution médiatique les liens entre presse et littérature se renforcent pour gagner en intensité lors des deux dernières décennies du siècle où l’on assiste à un véritable sacre du « romancier-journaliste ». Non seulement les figures de journaliste se multiplient à l’intérieur des fictions romanesques mais les pratiques journalistiques deviennent elles-mêmes un prisme courant à travers lequel on appréhende désormais l’écriture littéraire. Ainsi Nikólaos Spandonís, dans la préface d’un de ses romans, s’essayait, de façon emblématique, à théoriser son travail d’écrivain à partir d’un genre proprement journalistique : « tout ce que vous trouverez dans Notre Athènes est vrai, réel, photographique. Il s’agit pour ainsi dire d’un grand reportage écrit expressément pour un immense journal3 ».

Au début du XXe siècle, cette perméabilité qui caractérise les rapports entre fiction et journalisme atteint son paroxysme au point de déstabiliser même la tradition typographique française du feuilleton. Bien que la séparation nette d’un bas de page fictionnel ne cesse pas d’exister, de nombreux journaux grecs optent souvent pour une intégration du discours romanesque à proximité, voire dans la continuité des colonnes journalistiques. Une grande partie de la littérature de ce début de siècle se fonde sur ce brouillage matriciel des frontières entre journalisme et fiction, un aspect que l’œuvre d’Aristídis Kiriakós (1864-1919), romancier populaire et journaliste prolifique illustre parfaitement4.

L’impératif d’actualité dans les fabriques romanesques

Collaborateur et rédacteur en chef dans de nombreux journaux athéniens comme Khrónos, Skríp, Ásti ou Kairí, Aristidis Kiriakós est un romancier dont l’œuvre est emblématique de cet impératif d’actualité que l’ère médiatique fait peser sur l’ensemble des productions textuelles. De nombreux journaux font la réclame de ses fictions volumineuses toujours selon une même logique publicitaire qui met en avant leur emprise directe sur les préoccupations immédiates des lecteurs. Médiatisée par le journal, même la fiction historique devient explicitement un simple prétexte afin d’écrire la « préhistoire du présent » pour reprendre la célèbre formule de Lukacs5.

Son premier grand succès, Cassienne publié en 1905, est par exemple un roman historique qui raconte la vie mouvementée de la sainte éponyme ayant vécu au ixe siècle. Tout en soulignant la fidélité de cette fiction à l’histoire, l’annonce de sa parution prochaine en feuilleton dans le quotidien Khrónos insiste prioritairement sur son rapport au présent : « C’est la lecture d’actualité par excellence en vue des jours saints à venir6 ». Tandis que les Grecs s’apprêtent à fêter la semaine sainte, le roman promet ainsi de leur livrer tous les détails des péripéties mystérieuses qui ont fait de Cassienne, jadis grande pécheresse, l’auteure d’un hymne touchant chanté lors de la liturgie orthodoxe du mardi saint. Le feuilleton connaît un succès inespéré et sa popularité peut aisément se mesurer à la fois au grand nombre de ses rééditions grecques mais aussi étrangères, notamment à Constantinople, Alexandrie, Le Caire, New York et Chicago.

Entouré en bleu, le premier feuilleton de Cassienne dans Khrónos (p. 2), le 1er avril 1905.

Pour avoir un autre exemple plus caractéristique de cet arrimage de la fiction de Kiriakos sur le temps présent, il suffit de se rapporter quelques années plus tard au mois d’avril 1909. Le même quotidien Khrónos qui s’enorgueillit d’avoir été celui à avoir assuré la meilleure couverture de la crise minant la politique ottomane avec la rébellion des Jeunes-Turcs contre le sultan Abdülhamid II, publie en une, à la suite des articles, un ensemble de textes certes documentés mais déployant tous les ressorts du romanesque comme le laisse entendre l’intertexte de leur titre : Les Mystères de Yildiz. Parmi d’autres romanciers, Kiriakós participe à leur écriture et intégrera même certains épisodes dans son « roman historique contemporain », Abdülhamid dont le journal fait la réclame dès le 18 avril :

Depuis quelques jours déjà, la presse internationale s’affaire avec l’histoire d’Abdülhamid. Maintenant que les murs de Yildiz sont tombés, une foule de mystères apparaissent à la lumière du jour. Le monde entier lit avidement, est ému, surpris, frappé de terreur. Tout ce qu’ Abdülhamid a fait pendant les trente ans de son sultanat est d’une atrocité incroyable, d’une horreur sans nom : massacres de femmes, strangulations de sultanes, meurtres, enlèvements, fratricides, bains de sang pour noyer toute idée de liberté, intrusions dans les secrets des familles, exécutions, pillages […] Le lecteur de l’histoire d’Abdülhamid découvrira des choses inimaginables que les Jeunes-Turcs viennent à l’instant de présenter à l’opinion publique afin de se justifier pour avoir destitué Abdülhamid, détruit Yildiz et condamné à mort leur sultan7.

Tout en racontant le règne du sultan sanguinaire qui venait d’être destitué par les Jeunes-Turcs, Kiriakós n’épargne pas pour autant ses successeurs et commente dans sa fiction des événements d’une actualité brûlante comme l’assassinat de Hasan Fehmi, rédacteur en chef du journal turc Serbesti ou encore les débats houleux de la chambre ottomane concernant les massacres d’Adana.

Khrónos, 25 avril 1909. Entouré en bleu : « 33 ans de règne sanguinaire. Comment Hamit est devenu Sultan. Les terrible meurter d’Abdülaziz. Les Mystères de Yildiz ».

Publié anonymement en 1909 chez le libraire athénien Tsángaris en 193 livraisons, Le Club des célibataires et les fifty-two qui intéresse le présent article s’insère naturellement dans cet ensemble de fictions d’actualité signées par l’auteur. Malgré les défauts évidents d’une composition qui multiplie les intrigues sans les lier ni souvent les achever, ce roman est un cas exemplaire, sinon unique, d’une fiction qui ne cesse d’exhiber ses rapports avec le journal. Dès les premières pages le roman se présente en quelque sorte comme une véritable « rhapsodie médiatique » qui met bout à bout de nombreux extraits d’articles journalistiques. C’est un roman qui tente de capitaliser, comme son titre l’indique, sur deux faits divers à succès relativement récents à l’époque de sa publication.

Le Club des Célibataires et les fifty-two, 193 livraisons, Athènes : Tsángaris, 1909. La couverture représente un rite d’initiation pratiqué par le club de célibataires : tout nouveau membre doit être porté devant la présidente du club yeux bandés et sur les mains de deux jeunes filles.

Le « club des célibataires » et les « Fifty-two » sont deux cercles sociologiquement très différents qui ont fait tour à tour sensation dans la petite société athénienne de 1908, année précédant la parution du roman de Kiriakós. Le premier est une sorte de club de rencontres créé dans le but présumé d’aider les jeunes filles pauvres à se marier sans dot. Quant au second il s’agit d’un cercle d’aristocrates snobs utilisant la langue anglaise pour communiquer, se concertant pour éviter tout contact avec la roture et exigeant, pour assister à tout événement, la présence d’au moins un membre de famille princière.

Mais avant d’en venir au roman lui-même et à la façon dont il construit précisément sa relation avec l’actualité médiatique, il est d’abord indispensable de donner un aperçu de la place que ces deux faits divers ont occupé dans les discours de la presse athénienne de l’époque.

Lumière sur deux sociétés secrètes

L’existence de ces deux sociétés secrètes qui ont chacune leurs propres codes et signes distinctifs a été dévoilée pour la première fois dans les colonnes d’un quotidien respecté pour la qualité et la fiabilité de ses informations. Il s’agit d’Akrópolis, un titre phare dans l’histoire de la presse grecque qui a notamment introduit les pratiques de l’interview et du reportage dans les pratiques journalistiques8. Le traitement choisi par les journalistes pour présenter ces deux cercles est satirique.

Akrópolis, 24 février 1908.

La première mention du « club des célibataires » apparaît le 2 mai 1906. Signé par Stamátis Stamatíou l’article intitulé « La maison des mariages. Un club des célibataires à Athènes. Un salon d’amour pour consoler les âmes malheureuses », annonce sur un ton amusé la création du club par une jeune femme dont on ne dévoile pas le nom. L’affaire, plus risible qu’inquiétante selon la présentation qu’en fait le journaliste, disparaît complètement du quotidien par la suite. De même, le « cercle des fifty-two » surgit dans les colonnes du journal, deux ans plus tard, le 11 et le 12 mars 1908. Le rédacteur des articles se plaît à ironiser sur le snobisme de cette société prétendument aristocratique et sur les qualités exigées pour devenir membre.

Journal grec pionnier se construisant en grande partie sur le modèle d’information anglo-saxon, Akrópolis manifeste une sorte de mauvaise conscience quand elle parle de ces deux sociétés secrètes, un objet qui, normalement, est l’apanage du roman depuis l’époque romantique. Non seulement les articles font le choix d’une distanciation ironique constante pour évoquer le sujet mais la rédaction du journal se sent parfois obligée de se justifier en se référant à la déontologie journalistique et en concédant que certes « la presse n’a pas pour mission ni pour devoir de s’occuper de telle ou telle clique sociale9 ».

Si le quotidien Akrópolis fait donc figure de découvreur quant à l’existence de ces deux sociétés, il reste néanmoins un commentateur avare. Ce sera au tour d’un quotidien au destin éphémère, le Τakhidrómos fondé par Kiriakós lui-même le 30 septembre 1907, de mettre véritablement et sans aucun scrupule, ces deux faits divers au centre du débat publique en faisant le choix d’une toute autre poétique : la distanciation satirique choisie par Akrópolis se verra remplacée par le romanesque sensationnaliste.

Une table ronde athénienne : reportage sensationnel

Τakhidrómos, 23 février 1908.

Le retour dans l’actualité du « club des célibataires » intervient le 23 février 1908 en une de Τakhidrómos. La tribune ainsi que l’article qui font mention d’une « Nouvelle table ronde à Athènes » laissent d’emblée transparaître la volonté de sensationnaliser la nouvelle par la mention d’un intertexte médiatique prestigieux. La rédaction fait le choix d’inscrire le fait divers athénien dans une sérialité internationale de scandales de mœurs et même de l’assimiler à un scandale politique allemand toujours actif dans les imaginaires européens. La mention de la « table ronde » renvoie à l’affaire Eulenburg qui durera plus de trois ans et qui éclate en 1906 après les révélations du journaliste Maximilian Harden dans le journal Die Zukunft : le journaliste reprochait aux conseillers de Guillaume II qu’il désignait sous l’expression de « table ronde de Liebenberg », leurs erreurs de politique étrangère tout en laissant entendre que certains de ces conseillers se livraient à de relations homosexuelles, pratique sévèrement réprimée à l’époque par la loi allemande. Ce scandale a été relayé par toute la presse européenne et a même, popularisé dans une certaine mesure, l’image de l’homosexualité comme étant le « vice allemand10 ». Mais, contrairement à ce que l’intertexte suggère, l’homosexualité n’a joué aucun rôle dans l’affaire du « club des célibataires » et il ne s’agissait que d’une stratégie pour rendre l’information plus extraordinaire. Ironisant sur ce procédé visant à attirer les lecteurs, de nombreux autres journaux à l’image de la feuille satirique Skríp ont adopté des titres ironiques vis-à-vis de Τakhidrómos comme « Révélations carnavalesques : le grand scandale de l’hétérosexualité ! La table ronde est de retour11 ».

À cette tactique de sensationnalisation répond également une autre, complémentaire, celle qui consiste en la promotion du travail exceptionnel des journalistes par leur insertion dans un panthéon transnational du métier où les états-uniens font figure de maîtres incontestés. L’article s’ouvre par les photographies de « trois journalistes athéniens qui ont surpassé en habileté leurs confrères américains » : il s’agit des trois reporteurs, Dimítris Nikolópoulos, Emmanoíl Daglarídis, Nikólaos Anísios dont l’identité voire l’existence mériteraient d’être questionnées. Ceux-ci auraient réussi à s’introduire dans le « club des célibataires » sous les fausses identités d’ornementiste, d’étudiant en théologie et de notaire. Par un réflexe métapoétique qui sert à la glorification du reporter-aventurier, l’article raconte tous les détails qui permettent au dispositif du reportage d’immersion de se mettre en place : comment Nikólaos Kharoúlias responsable des colonnes de faits divers policiers du quotidien a appris l’existence du club grâce à l’un de ses contacts dans la police, comment après un malheur familial inattendu il se voit obligé de confier l’affaire à son confrère Emmanoíl Daglarídis, comment celui-ci, homme marié joue au célibataire et réussit à pénétrer dans le club sous le faux nom de Nikólaos Kosmarás et à y faire entrer ses deux autres amis journalistes etc.

Après avoir ainsi suscité l’attente de révélations surprenantes, l’article nous dévoile la duplicité de la présidente du club, Aspasía Konstantinídou, qui se campe en « protectrice des pauvres » mais qui en réalité effectuerait un véritable travail de proxénétisme. Arborant le slogan progressiste « À bas le mariage ! Vive l’amour ! », elle prétendait, grâce à son club, donner une chance aux filles sans dot de se marier. Mais en réalité elle ne ferait que prostituer les jeunes membres de familles pauvres et immigrées pour satisfaire les envies de certains hommes éminents de la société athénienne. Preuves à l’appui, le quotidien publie également le règlement scandaleux du club, préalablement censuré, qui se présentait comme une véritable incitation à l’orgie. La fin de l’article annonce en titres très romanesques la suite du reportage à paraître dès le lendemain :

DEMAIN : Nos rédacteurs introduits au club – Ce qu’ils ont découvert le premier jour – La cérémonie d’initiation – Une procession nocturne – Le signe de reconnaissance des membres du club – Les filles arrivent – Dans les ténèbres – Vers les carrières de la colline Stréphi – Étranges aventures de l’un de nos rédacteurs – Entre deux jeunes filles – La chaise – Le bureau de la présidente – L’initiation – Comment nous nous sommes procurés le règlement du club – Les jeunes filles et la cérémonie d’initiation – L’épreuve – La couronne de la présidente – Les orgies etc.

Ce reportage romanesque au sein duquel le dialogue joue un rôle central, continuera à être feuilletonisé pour quelques jours, accumulant les documents accablants. Les reporters en immersion dans le club détaillent leurs propres observations mais le journal accorde également de l’importance aux témoignages extérieurs, notamment aux lettres ou interviews d’initiés. Pérennisant par ailleurs la tradition du roman du XIXe fasciné par le pittoresque, les articles travaillent aussi à la description minutieuse et l’explicitation des codes étranges qui régissent cette société fermée : on transcrit le discours que tout nouveau membre doit prononcer devant la présidente, on s’interroge sur les signes distinctifs qu’utilisent les membres du club (notamment sur leur salut et langage particuliers) ainsi que sur certaines pratiques étranges et scandaleuses assimilant le club à une véritable cabale. Par exemple lors de son initiation, tout nouveau membre doit être conduit devant la présidente les yeux bandés et assis sur les mains de deux jeunes filles vierges.

Ces divers effets de sensationnalisation trop insistants font résolument basculer le texte journalistique vers la fiction romanesque. Mais cette contamination de la forme journalistique par le roman n’est jamais explicitée ni pleinement assumée comme c’était le cas par exemple avec le reportage fictif de Louis Forest « Le voleur d’enfants12 ». Pour son plus grand malheur, le Τakhidrómos continuera obstinément à soutenir la vérité de ses révélations.

La déontologie journalistique bafouée

Le traitement de ce fait au départ négligeable à travers le prisme du romanesque a naturellement eu un succès immédiat. Le quotidien s’est aussitôt enorgueilli d’avoir drastiquement augmenté ses tirages avec une circulation de 5315 exemplaires dès le lendemain de son premier article sur le « club des célibataires »13. Tandis que la petite société athénienne se voit bouleversée par ces révélations, la justice commence à enquêter sur l’affaire et la présidente du club se précipite aux bureaux de Τakhidrómos pour essayer de dissiper ce qu’elle présente comme un malentendu. Quant aux autres journaux, ils se sont aussitôt saisis de ce fait divers au grand dam de Τakhidrómos.

À l’exception du quotidien Astrapí qui renchérit sur le reportage en soulignant le fait que même des ministres et des préfets de la bonne société athénienne auraient été membres du « club des célibataires14 », la quasi-totalité des autres journaux se rangent contre le Τakhidrómos qu’on accuse d’affabulation et d’avoir manqué à la déontologie journalistique en cherchant à satisfaire sa vénalité au détriment de la vérité. Une foule de journalistes se rend au 39 rue Asklipioú le théâtre où étaient censées se dérouler toutes les orgies du club. Paraissent alors diverses interviews de la présidente que les journalistes présentent comme une femme ayant des idées certes progressistes sur le mariage et notamment sur la question de la dot, mais du reste complètement inoffensive et d’un esprit simple : la création de ce « club des célibataires » n’était qu’une plaisanterie pour tuer le temps à laquelle participaient les amis de la présidente ainsi que quelques jeunes étudiants dont elle était la logeuse. Le quartier est également passé au crible par les journalistes pour recueillir des témoignages qui semblent tous fortement contredire le récit romanesque du Τakhidrómos.

Certains quotidiens comme Skríp et Khrónos dont Kiriakós avait quitté la rédaction pour fonder son propre journal se montrent particulièrement virulents. Khrónos notamment n’hésite pas à verser dans la scatologie pour décrire les agissements honteux d’une feuille « populaire » dont la circulation se limiterait aux seuls quartiers ouvriers et prête à tout pour augmenter ses tirages. Rebaptisé par un jeu de mots « Τakhivrómos » (c’est-à-dire Tas-qui-pue) et caricaturé à plusieurs reprises, le journal de Kiriakós subit de plein fouet l’ironie de son concurrent Khrónos. Celui-ci fait même semblant de déplorer en une fin d’article le fait que Τakhidrómos, désormais déconsidéré par ses affabulations, allait perdre son lieu de diffusion privilégié : les toilettes publiques15.

Caricature en une de Khronos, le 28 février 1908. Sont représentés ici les bureaux du journal Takhidromos, avec la légende : « Voilà à quoi s’affairent en ce moment les vidangeurs de fosses septiques ».

Ainsi ce qui se profilait comme un scandale de mœurs que le Τakhidrómos prétendait dévoiler pour mieux préserver la société, se transforme vite en une question de déontologie journalistique. La présidente du club, qui, suite aux accusations mensongères dont elle est la cible, perd tous ses locataires, décide de poursuivre en justice pour diffamation, Emmanoíl Daglarídis, le principal rédacteur du reportage ainsi que Kiriakós lui-même en tant que directeur du journal. Cinq jours après le lancement du reportage sensationnel, cette grande affaire se voit étouffée et Τakhidrómos n’en fait plus aucune mention par la suite.

Les « fifty-two » viendront un mois plus tard, à partir du 19 mars, remplacer le vide laissé par l’affaire du « club des célibataires ». Le Τakhidrómos se saisit aussitôt des révélations d’Akrópolis et commence à les développer dans des articles intitulés « Les révélations des fifty-two : les coulisses de l’aristocratie athénienne ».

« Les révélations des fifty-two : les coulisses de l’aristocratie athénienne », Τakhidrómos, 19 mars 1908.

Comme lors du scandale de la « table ronde », les journalistes se penchent sur l’histoire de la constitution de ce cercle, sur le règlement qui régit ses activités, sur les décisions prises par les « twelve » qui est une sorte de comité décisionnel, voire sur les couturiers français et britanniques qui fournissent aux fifty-two les vêtements de la dernière mode. Le romanesque et les effets de suspens proprement feuilletonesques sont également présents dans le traitement du fait divers. Mais, sans doute assagie par l’affaire du club des célibataires, la rédaction ne mentionne aucun nom de personne et le ton est bien différent, très proche du regard satirique d’Akrópolis. Cette fois-ci l’intertexte médiatique qui sert de prisme à l’appréhension de l’événement n’est plus un quelconque scandale européen sulfureux mais un autre cercle jadis créé à Athènes : le « cercle des distingués » qui organisait des chasses au renard et « qui, pour son plus grand malheur, a été un grand sujet de satire populaire16 ». Au phénomène quasi-cabalistique du club des célibataires succède ainsi une société secrète régie par les lois du snobisme. Le Τakhidrómos n’hésitera pas d’ailleurs à publier à leur sujet une tragicomédie en un acte et quatre scènes.

Du scandale médiatique à la fiction populaire

Le roman de Kiriakos, Le Club des célibataires et les fifty-two, est publié anonymement en 1909, un an après le succès de ces deux faits divers ainsi qu’après la disparition définitive de Τakhidrómos. Ce roman illustré s’ouvre par une scène d’adultère où, lors d’une soirée de carnaval, la belle Sacha cède au séducteur Tákis à l’intérieur d’une petite cabane de jardinier. Le narrateur prend aussitôt le soin d’indiquer clairement à son lecteur la temporalité de la diégèse qui se situe précisément au moment où les orgies du « club des célibataires » étaient censées se dérouler : « Les scènes que nous venons de peindre, des scènes scandaleuses nous l’avouons, ont eu lieu lors du mardi gras de l’an dernier dans un palais de notre ville17 ».

Les mentions au « club des célibataires » ou au « fity-two » apparaissent dès le début du roman chacun des personnages étant déjà membre, ou tentant de le devenir, d’un de ces deux cercles. Le séducteur Tákis vient d’être initié au « club des célibataires » tandis que deux jeunes filles pauvres, Yeoryía et Vasilikí, y sont envoyées par leur mère dans l’espoir qu’elles y trouvent un mari. De l’autre côté de l’échelle sociale, Alékos, le jeune don juan milliardaire est déjà membre des « fifty-two » tandis que le mari de Sacha, le docteur Theóphrastos, tente de se faire accepter par cette société aristocratique. D’autres personnages encore connaissent les secrets des deux cercles comme la jeune servante débauchée, Agyelikí, initiée au « club des célibataires », et épiant son maître, éminent membre des « fifty-two ». Bien entendu, tous ces personnages sont fictifs et toute mention directe des noms de personnes réelles impliqués dans ces deux affaires, est soigneusement évitée. Ainsi au sujet de la présidente du « club des célibataires », le narrateur remarque : « Cette femme est une étrangère. Imaginez, lecteurs, qu’elle est française et n’allez pas demander son vrai nom. Il suffit de l’appeler comme nous le faisons nous : Madame la Présidente18 ».

Il est à noter cependant que la présence des deux sociétés secrètes dans la fiction ne recouvre aucun enjeu narratif comme dans la grande tradition du roman populaire : il n’y aura aucune guerre ni le moindre affrontement entre le « club des célibataires » et les « fifty-two ». Leur seule fonction dans le roman est bien celle d’un « effet de réel » au sens strictement barthésien du terme, de ces « détails superflus par rapport à la structure19 ». Mais ces « détails » fondent d’autant plus une vraisemblance réaliste qu’ils vont permettre l’intégration dans la fiction de tout un pan de la production journalistique.

Suite à la mention liminaire de ces deux cercles, les cinq cents premières pages du roman se retrouvent littéralement saturées de références à divers titres de journaux. La fiction se présente ainsi, dans un premier temps, comme une mosaïque de citations de presse. Plus de cinq journaux (Akrópolis, Emprós, Astrapí, Rizospástis, Estía) sont explicitement mentionnés avec les dates précises de publications des articles, souvent intégralement cités. Le Τakhidrómos en revanche brille par son absence : si le roman reproduit divers articles et documents (notamment les règlements des clubs, les lettres-témoignages d’anciens membres etc.) publiés dans Τakhidrómos au sujet de ces deux affaires, son titre n’est absolument jamais cité. Il s’agit sans doute là d’un principe de précaution pour ne pas susciter des soupçons quant à l’identité de l’auteur mais aussi d’un pragmatisme stratégique. Resté dans la postérité comme un journal mystificateur, il devenait risqué de fonder un quelconque « effet de réel » sur la mention de Τakhidrómos. C’est au journal Akrópolis qu’est désormais attribuée la palme de « l’habileté américaine20 » dans le traitement des informations dès le quatrième chapitre.

Après la huitième partie, la fiction l’emporte cependant sur le réel et toute mention de la presse disparaît. Le fait divers journalistique apparaît alors davantage comme un simple prétexte au développement d’une succession de micro-récits d’amour et d’adultères qui finissent par des heureux divorces et cela sans l’existence d’aucune véritable superstructure narrative. De nombreux documents extérieurs viennent également se greffer à cette fiction tentaculaire : une dissertation de Kiriakós sur l’influence désastreuse des phanariotes sur les mœurs du pays, un exposé détaillé sur les philtres d’amour prétendument écrit par un docteur, un autre sur la virginité des femmes et sur la parthénogenèse, etc. Mais les deux faits divers mis en avant par le titre semblent du reste oubliés et n’alimentent plus la fabrique fictionnelle si ce n’est de façon indirecte, majoritairement thématique.

Par ailleurs il est à noter que cette sorte d’expansion fictionnelle des faits divers que propose le roman s’effectue selon une perspective idéologique qui rompt radicalement avec les pratiques journalistiques de l’époque. Né dans un paysage médiatique grec où domine une presse qui se veut patriotique et d’utilité nationale, Τakhidrómos ne faisait pas exception. Son directeur, dans l’éditorial de son premier numéro, promettait que le journal travaillerait à « rehausser les âmes et les esprits à un idéal supérieur », à « régénérer la nation »21. C’est de cette utilité publique dont s’est réclamé le quotidien quand il a fait paraître son reportage sensationnel sur le « club des célibataires » : il s’agissait de guérir les plaies sociales en exposant au grand jour des pratiques immorales. Mais, passé du côté de la fiction, le fait divers se trouve progressivement débarrassé de tout projet moralisateur. Le ton accusateur des articles journalistiques s’y voit résorbé au fur et à mesure que le roman s’éloigne de ses sources médiatiques, se transformant même progressivement en une véritable illustration des opinions progressistes de la présidente du « club » qui dénonçait le mariage devenu une entreprise utilitaire au détriment du véritable amour, une position qui lui avait pourtant valu tant de réactions scandalisées de la part de Τakhidrómos.

Pour conclure, Le Club des célibataires et les fifty-two est un exemple emblématique des échanges complexes qui s’opèrent entre presse et littérature en Grèce à l’aube du XXe siècle. L’actualité tout comme le travail journalistique en lui-même jouent un rôle matriciel dans l’émergence de cette fiction d’Aristídis Kiriakós. En tant que directeur d’un quotidien populaire qui n’a pas les moyens de s’offrir véritablement une place au sein des divers réseaux d’information et dont il assume lui-même en grande partie la rédaction, sa tâche consiste souvent à servir à ses lecteurs du « réchauffé22 ». Mais cette métaphore culinaire du « réchauffé » utilisée par les concurrents de Τakhidrómos pour épingler ses tactiques mérite d’être nuancée. Il s’agit certes de compiler des informations trouvées dans d’autres journaux pour venir alimenter Τakhidrómos mais toujours en les réécrivant grâce à diverses stratégies romanesques, proprement littéraires. De la lecture originelle des articles d’Akrópolis aux divers articles sensationnels de Τakhidrómos sur les deux cercles athéniens puis à la mosaïque médiatique et l’expansion fictionnelle des faits divers proposée par Le Club des célibataires et les fifty-two, se dessinent des continuités évidentes. Toutefois si du point de vue poétique le travail d’écriture journalistique et romanesque se rejoignent, lorsqu’on se place au niveau de l’analyse de l’effet-idéologie, nous constatons une véritable rupture : la fiction, moins contrainte par des enjeux d’ordre politique que la presse grecque de l’époque, semble permettre une représentation plus apaisée de ce qui auparavant était présenté par le quotidien Τakhidrómos comme un véritable outrage aux mœurs publiques.

(RIRRA 21, Montpellier 3 – Université de Patras)

Notes

1  Marie-Ève Thérenty, Mosaïques : être écrivain entre presse et roman, Paris : Honoré Champion, 2003, p. 437-438.

2  Voir Níkos Bakounákis, Dimosiográphos í repórter : I aphíyisi stis ellinikés ephimerídes, 19os-2ós aiónas, Athènes : Pólis, coll. « Historia », 2014. N. Bakounákis répertorie le premier fait divers grec dans le numéro du 5 octobre 1873 d’ Ephimerís. Il raconte l’histoire d’une jeune fille de 17 ans qui déguisée en garçon quitte le Pirée pour aller trouver du travail et un toit à Athènes.

3  Nikólaos Spandonís,  I Athína mas,  vol. 1, Athènes : Yeóryios Phéxis, 1893, p. 6-7. Toutes les traductions d’ouvrages grecs sont faites par nos soins.

4  Il n’existe pas encore à ce jour de monographie sur Kiriakós. Le seul ouvrage qui livre une biographie sommaire de l’auteur et une liste exhaustive de ses publications est celui du collectionneur Apóstolos Doúrvaris, O Aristídis N.  Kiriakós kai to laïkó anágnosma, Athènes : Stigmí, 1992.

5  Voir Georg Lukacs, Le Roman historique, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2000.

6  Khrónos, 30 mars 1905.

7  Khrónos, 18 avril 1909.

8  Pour des informations sur l’histoire de la presse et des journaux grecs se reporter à Droúlia Loukía & Koutsopanágou Yioúla (dir.),  Engiklopaídia tou Ellinikoú Típou 1784-1974, 4 vol., Athína : INE-IE, 2008.

9  Akrópolis, 17 mars 1908.

10  Sur l’affaire Eulenbourg, voir Nicolas Le Moigne, « L'affaire Eulenburg : homosexualité, pouvoir monarchique et dénonciation publique dans l'Allemagne impériale (1906-1908) », Politix, 2005/3 (n° 71), p. 83-106 et Florence Tamagne, « Caricatures homophobes et stéréotypes de genre en France et en Allemagne : la presse satirique, de 1900 au milieu des années 1930 », Le Temps des médias 2003/1 (n° 1), p. 42-53.

11  Skríp, 24 février 1908.

12  Voir l’édition commentée du texte par Guillaume Pinson et Pierre-Olivier Bouchard disponible sur Médias 19 : http://www.medias19.org/index.php?id=619 - ftn6.

13  Voir Τakhidrómos, 26 février 1908.

14  Voir Astrapí, 27, 28 et 29 février 1908. Cité dans Aristídis Kiriakós, O Síllogos ton agámon kai i phíphti-tou, Athína : V. K. Tsángaris, 1909, p. 256-263

15  Voir Khrónos, 27 et 28 février 1908.

16  Τakhidrómos, 24 mars 1908.

17  Aristídis Kiriakós, op. cit., p. 11.

18  Ibid., p. 7.

19  Voir le célèbre article de Roland Barthes, « L’effet de réel », Communications, vol. 11, n°11, p. 84-89.

20  Aristídis Kiriakós, op. cit., p. 99.

21  Τakhidrómos, 30 septembre 1907.

22  Voir Akrópolis, 24 février 1908.

Pour citer ce document

Filippos Katsanos, « Du scandale médiatique à la fiction populaire : Le club des célibataires et les fifty-two, un roman d’actualité grec du début du XXe siècle », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/du-scandale-mediatique-la-fiction-populaire-le-club-des-celibataires-et-les-fifty-two-un-roman-dactualite-grec-du-debut-du-xxe-siecle