Les journalistes : identités et modernités

« Entre l’encrier et le pot à colle » : Le reportage et le roman d’amour : un conflit ?

Table des matières

KATE REES

Dans La Rebelle de Marcelle Tinayre publié en 1905, un aperçu nous est donné des conflits à l'œuvre dans les récits féminins au tournant du siècle : sur un bureau de la rédaction du magazine Le Monde Féminin, une branche de mimosa repose entre « l'encrier et le pot à colle1 ». La féminité et la fertilité évoquées par le mimosa sont juxtaposées aux outils de travail nécessaires au journaliste ; féminisme et carrière sont placés en regard de l'intrigue propre aux romans d'amour, que rappellent les décorations florales. On trouve un souci du détail similaire en 1894 dans le roman d'Ella Hepworth Dixon, The Story of a Modern Woman, qui raconte la vie d'une jeune femme s'efforçant de gagner sa vie en écrivant pour des magazines féminins. Sur son bureau, « du papier buvard, du papier ministre et des crayons usés » sont associés à « un imposant bouquet de lys rosâtres et cireux2 ». On observe des correspondances exceptionnelles entre les textes de Tinayre et Hepworth Dixon : le roman de Hepworth Dixon fut traduit en français et publié en 1898, et il est fort possible que Tinayre puisse être tombée dessus. Ces deux romans figurent parmi de nombreux textes français et anglo-américains publiés à la fin du siècle qui se concentrent sur un personnage de femme journaliste : un type littéraire relativement nouveau qui incarne les contradictions auxquelles les femmes se retrouvent confrontées, partagées entre le féminisme, la figure de la « New Woman » (littéralement, « Nouvelle Femme »), les opportunités professionnelles et les exigences de la féminité, de la domesticité et de l'amour.

Les textes que j'examine ont des titres qui soulignent le statut de leurs personnages féminins principaux comme de potentielles « Nouvelles Femmes ». Du côté français, La Rebelle, Leur égale, les Femmes Nouvelles et enfin la pièce d'Eugène Brieux, intitulée La Femme seule, mettent toutes l'accent sur le statut des femmes en tant que personnes cherchant à défier le statu quo. On trouve du côté anglais des romans présentant des femmes qui écrivent pour des magazines et des journaux, tels que The Woman Who Did et The Story of a Modern Woman, qui revendiquent à la fois l'activité et la modernité de leurs personnages féminins. The Portrait of a Lady d'Henry James est avant tout l'histoire d'Isabel Archer, mais c'est aussi le « portrait » (avec toutes les techniques picturales et les ressorts de cadrage que suggère ce terme) d'autres « femmes » du roman dont les choix et les destins sont comparés à ceux d'Isabel. L'Américaine Henrietta Stackpole, amie d'Isabel et présentée comme une « femme-journaliste » (« lady-journalist ») dans le texte, endosse le rôle d'une « lady » de façon plus discutable. Les techniques journalistiques intrusives qu'elle utilise, de même que son attitude en apparence audacieuse et moderne, sont présentées de manière ambigüe, notamment au travers des modifications opérées par James lorsqu'il retravaille le manuscrit original de 1881 en vue de sa réédition new-yorkaise de 19083.

Cette période connaît une prolifération de publications visant un public féminin ; en France, l'arrivée de La Fronde est reflétée dans des textes tels que Femmes Nouvelles de Paul et Victor Margueritte, qui raconte l'amitié entre l'héroïne du roman, Hélène, et son mentor Minna Herkaert, rédactrice en chef d'un journal dont l'équipe est constituée de femmes4. L'ouvrage publié en 2013 par Rachel Mesch, Having it all in the Belle Epoque, évoque la parution des magazines Femina et La Vie Heureuse en avançant l'idée selon laquelle de telles publications étaient subtilement émancipatrices dans la manière dont elles présentaient des femmes ambitieuses qui étaient capables de conjuguer travail et vie domestique5. Tandis que la plupart des femmes anglaises représentées dans ces textes travaillent depuis la maison, et envoient leurs articles et histoires à publier, les femmes de la littérature française endossent activement la profession de journaliste. Le personnage créé par Tinayre, celui de Josanne Valentin, gravit les échelons jusqu'à devenir reporter du Monde Féminin ; Thérèse, dans le roman de Camille Pert, travaille au lancement d'un nouveau magazine destiné aux femmes, sous le nom de La Femme Moderne ; dans la pièce de Brieux, l'acte principal se passe dans le bureau de rédaction de La Femme Libre, dont les employés sont majoritairement des femmes. Les femmes journalistes américaines faisaient à l'époque de plus grandes avancées encore ; en 1901, les femmes reporters faisaient déjà visiblement partie intégrante des journalistes de la presse papier, malgré la question posée par un numéro du Ladies Home Journal de cette année, « Un Bureau de Presse est-il un Endroit pour une Fille6 ? » Ces avancées soulèvent des questions de genre et d'identité. Bien que le romancier et critique américain William D. Howells ait catalogué les goûts des lectorats masculins et féminins dans les années 1890, en affirmant que les femmes lisaient des romans tandis que les hommes lisaient des journaux, les romans qui présentent des femmes-journalistes suggèrent que le paysage journalistique contemporain est plus complexe7. Guillaume Pinson constate que les rôles joués par les hommes comme ceux des femmes journalistes étaient en train d'évoluer, les femmes s'appropriant de plus en plus le reportage : « les rôles traditionnels s'inversent : l'homme fabule tandis que la femme reporter fouille le réel8 ». Cette tendance peut être décelée dans les romans. Les amants rêvent encore de fins romantiques et romancées tandis que les femmes auxquelles ils rêvent rejettent précisément de tels codes narratifs. On peut donc aborder trois caractéristiques récurrentes :

  • la confusion des genres identitaires

  • l'appui et/ou la critique des journaux et magazines

  • la création et/ou le rejet de nouvelles stratégies narratives dans les intrigues des romans représentant des femmes journalistes

Outre-atlantique, le manuel Practical Journalism (1905) inclut un chapitre sur « Les Femmes de la Presse », avertissant que « le travail de reportage déteint sur l'épanouissement de la femme bien plus rapidement que l'enseignement ou qu'un poste dans un bureau d'affaires9 ».Le papier lui dérobe du temps et de la force, mais lui ôte aussi sa féminité. La méfiance qui entoure les femmes qui travaillent, en particulier celles impliquées dans le journalisme adressé aux femmes se reflète dans la pièce de théâtre écrite par Brieux : le comité de rédaction du magazine La Femme Libre est menacé d'être expulsé de ses bureaux parce que le propriétaire a des locataires qui rechignent à partager la surface avec des femmes journalistes10. Le portrait qui est fait d'Henrietta Stackpole, correspondante pour The Interviewer dans Portrait de Femme reflète aussi les ambigüités entourant la présentation de celles qui sont qualifiées de « reporters en jupons » de façon satirique : le terme sous-entend la masculinité inhérente associée à la figure du reporter11. La manière dont James représente Henrietta est à la fois un autoportrait ironique, d'où son prénom et son désir obstiné de laisser une trace à travers ses écrits pour The Interviewer de la « vie intérieure » qui était également l'ambition littéraire de James. Et pourtant la modernité dont fait preuve Henrietta est aussi moquée. Elle est un être hybride : quand bien même elle surprend par sa féminité et sa beauté, de tels attributs semblent menaçants, et ce tout particulièrement dans le roman une fois retravaillé par James12 (et on voit cette menace dans les changements que l’on trouve ci-dessus). La féminité immaculée d'Henrietta, indissociable de sa profession, conduit à un portrait de plus en plus déshumanisé de cette « newspaper-woman ».

Un autre roman américain nous fournit le portrait ambigu d'un personnage féminin, journaliste, intrépide et déterminée. La Piste d'Acier de Rex Beach est le récit d'une mission d'ingénierie ferroviaire en Alaska, couverte par la reporter Eliza Appleton pour le compte de The Review. Tout comme Henrietta Stackpole, elle est « soignée » (« crisp ») et « propre sur elle » (« clean-cut »). Le narrateur rapporte sa « boyishness13 ». Pourtant cette journaliste aux airs masculins masque son côté très féminin. Le roman d'aventure de Beach rend son personnage féminin plus savoureux aux yeux à la fois des ingénieurs présents dans le roman, et de ses lecteurs, en accentuant les traits féminins d'Eliza. La fusion d'attributs féminins et masculins caractérise un certain nombre de ces « reporters en jupons » : chez Tinayre, Josanne incarne un genre hybride à travers son nom, qui est une version féminisée du prénom de son père, lui aussi journaliste. Dans Femmes Nouvelles, Hélène porte un chemisier en soie avec un col d'homme et représente « un mélange de hardiesse virile et de grâce féminine14 ». La décision d'adopter des attributs féminins conventionnels tout en revendiquant le désir d'une plus grande parité avec les hommes était une stratégie employée par Marguerite Durand, rédactrice de La Fronde. Selon Roberts, Durand a joué un rôle prépondérant en façonnant une version française plus convenable de la New Woman15 : perçue initialement comme un emprunt anglo-américain monstrueux, cette féminisation de la femme moderne opérée par Durand au travers de sa propre apparence, fut reproduite dans des textes comme Femmes Nouvelles et La Femme Seule de Brieux en tant que création forte, quoique féminine.

Ces œuvres insistent souvent sur la féminité innée de leurs personnages à travers l'accent mis sur la description de leur tenue et des espaces féminins qu'elles habitent : dans La Piste d'Acier, Eliza apparaît à intervalles réguliers à mesure que O'Neil explore davantage la nature sauvage de l'Alaska, en agrémentant son espace de vie d'accoutrements féminins. Le confort domestique dont jouit Josanne Valentin est fréquemment documenté, aussi bien que sa tenue. Ces détails vestimentaires et domestiques ont une place de choix dans les magazines pour lesquels travaillent un certain nombre de ces femmes journalistes : dans Leur égale, le magazine envisagé doit comporter des articles épousant l'idée d'une plus grande indépendance pour les femmes, mais il est admis que les consommatrices achèteront le magazine seulement si celui-ci est attrayant visuellement16 ; dans La Femme seule, le magazine imaginé par Brieux avance des idées similaires, en combinant « élégances » avec « doctrines17 ». Les publications qui emploient des femmes journalistes dans ces romans sont-elles néanmoins présentées sous un œil favorable ou au contraire critiquées ? Il est certain que les opportunités grandissantes de publication qui s'offrent aux femmes favorisent une plus grande indépendance économique : dans A Drama in Muslin de Moore, les fonds qu'Alice Barton acquiert grâce à ses publications sont envoyés à Dublin pour venir en aide à une amie enceinte ; la pratique journalistique d'Alice finance une forme de solidarité féminine18. Ce sentiment de communauté qui se forge dans l'effort autour de la plume journalistique des femmes correspond à l'idéal envisagé par Thérèse dans Leur égale, qui se termine par le lancement imminent de La Femme moderne, avec l'espoir que cette publication puisse contribuer à la création de futures générations de femmes émancipées19. Le magazine féminin de la fin-de-siècle, en revanche, est l'objet de bien des critiques. La Rebelle adopte un point de vue ironique sur les préoccupations superficielles du Monde Féminin (à la fois en tant que magazine et concept plus large) ; le roman présente une critique particulière du cercle exclusif de ces journalistes femmes qui sont promues par la femme du rédacteur en chef, Madeleine Foucart – qui renvoie en miroir à Madeleine Forestier dans Bel Ami de Maupassant, et à Marguerite Durand. Chez Hepworth Dixon, c'est Mary Erle, une femme moderne qui s'aventure dans Fleet Street et qui se retrouve face à des situations malveillantes et sordides. Le rédacteur en chef dédaigneux d'un magazine de mode lui commande une rubrique potins sur la base de ses relations, en précisant qu'il s'attendait à ce qu'elle soit « juste un tantinet méchante » (« just a wee bit malicious »), tandis que la fiction journalistique devait être « banale, jolie-jolie, évidente » (« banal, pretty-pretty, obvious20 »). Les publications autres que les magazines féminins dont il nous est donné un aperçu dans ces textes démontrent aussi que le rôle des femmes en tant que journaliste est compromis : dans La Piste d'Acier, Eliza Appleton est d'abord envoyée en tant que reporter pour enquêter sur l'exploitation de l'Alaska, mais elle finit par être convaincue de la nécessité du progrès économique telle que la lui présente Murray O'Neil à grand renfort de rhétorique ; les articles qu'elle envoie ensuite à The Review sont réécrits par son rédacteur en chef de façon à ce qu'ils puissent correspondre à la ligne éditoriale.

Ces romans remettent en question le succès des publications qu'ils représentent, en partie afin de dévoiler l'hypocrisie du monde journalistique à la fin de siècle, en révélant les préjugés de genre encore en place à l'époque au sein des bureaux de rédaction. Foucart, rebaptisé Bel Ami plus tard dans La Rebelle, contrôle « le monde féminin » : retouchant des photographies de femmes enceintes qui ne seraient pas mariées et publiant un sondage d'opinion féminine tout en anticipant les résultats d'un tel questionnaire. Les romans questionnent également les stratégies narratives et les objets de désir tendus aux lecteurs de publications telles que Le Monde Féminin ou les magazines comme The Fan dans Story of a Modern Woman. Tinayre décrit la version embellie de la féminité colportée par le magazine pour lequel Josanne travaille, en comparant ses abonnées à Emma Bovary : « Bovarys de Limoges ou de Quimper-Corentin », à travers la façon dont elles construisent des images illusoires d'histoires d'amour exagérées en lisant les articles et les publicités21. De telles critiques conduisent à interroger également les objectifs narratifs qui sont à l'œuvre dans les romans eux-mêmes. La critique des magazines semble en effet ouvrir une brêche entre les histoires d'amour romancées vantées par les publications, et le réalisme qui règne dans les textes les représentant. Cette distance est visible dans Story of a Modern Woman de Hepworth Dixon : Mary Erle s'indigne de l'hypocrisie des publications pour lesquelles elle écrit. Un rédacteur en chef lui annonce qu'il ne peut pas publier son roman sous la forme de feuilleton en raison de son contenu soi-disant sensationnel. Mary fait remarquer que dans le tout Londres, les vendeurs de journaux clament haut et fort les titres du dernier scandale en date d'un procès de divorce : le rédacteur en chef argue qu'à l'opposé de ces évènements sensationnels tirés de la vie réelle et qui font bien sur les unes des journaux, les histoires incluses dans ces derniers ne peuvent être que moralement appropriées22. Hepworth Dixon indique dans la séquence qui clôt son roman que son propre travail diffère de la structure typique des histoires en trois volumes prisées par le magazine (qui doivent inclure un bal, un pique-nique et une fugue amoureuse empêchée de justesse) : Mary rejette son ancien amant lorsqu'il lui propose de s'enfuir avec lui à Paris et refuse l’alternative réservée aux héroïnes des romans anglais du XIXe siècle, soit la fin heureuse d'une idylle ou le malheur causé par le suicide ou la mort. De pareilles fins se trouvent exemplifiées dans deux romans, notamment : The Woman Who Did de Grant Allen montre exactement ce qui arrive aux « femmes qui font », précisément (« women who do »). Son héroïne, qui gagne sa vie grâce aux contributions journalistiques, met un point d'honneur passionné à vivre avec un homme sans lui être liée par le mariage ; elle est finalement rejetée par sa propre fille à l'attitude bien plus conventionnelle, et se donne la mort afin d'épargner le déshonneur à cette dernière. Eliza Appleton, dans La Piste d'Acier, n'embrasse pas seulement l'écriture de romans à la place du journalisme critique, mais s'unit à son amant sur le pont qu'ils ont bâti sur un glacier de l'Alaska. En guise de conclusion au roman, Eliza demande à son futur époux de l'appeler par son deuxième prénom, plus féminin : Violet, le nom même qu'elle a donné à sa propre héroïne de fiction23.

Le roman d'Hepworth Dixon se finit de façon ambigüe, oscillant entre espoir et désespoir, lorsque Mary retourne voir la tombe de son père, sur laquelle est gravée la devise de Tennyson « Travailler, chercher, trouver, et ne pas céder24 ». La Rebelle comporte certains échos saisissants de l'œuvre d'Hepworth Dixon. Le mari pressenti de Mary Erle est un homme politique dont le travail consiste à réunir des documents pour un traité sur « la Question Féminine », et qui n'est pas sans rappeler l'amant de Josanne, Noel Delysle, dont le livre Les Travailleuses s'établit en faveur d'une plus grande indépendance des femmes. Le destin à venir de Mary, tout comme celui de Josanne, se reflètent dans la destitution de femmes qui sont désignées par des nombres dans le texte : la mère célibataire qui porte l'étiquette de « Madame Neuf » dans La Rebelle, de même que la référence à la maîtresse éconduite dans Story of a Modern Woman qui meurt de la tuberculose à travers le « nombre 27 » (« number 27 »). Les deux romans incluent des scènes de théâtre dans lesquelles les pièces présentées sur scène reflètent à travers leur contenu les préoccupations des textes eux-mêmes. Cependant, et malgré le réalisme à l'œuvre dans La Rebelle qui contraste avec le glamour du Monde Féminin, à la fin, Josanne est finalement réduite au silence devant le point de vue de Noël au moment où il est question de mariage ; elle est rétablie en tant qu'épouse et mère, renonçant à ses élans rebelles et à l'indépendance offerte par sa carrière. Leur égale envisage mais rejette finalement les deux destins du mariage ou de la mort : Thérèse assiste au mariage de son ancien amant dans l'avant-dernier chapitre et songe à se suicider en conséquence, mais le chapitre final ouvre la voie à des nouveaux commencements via La Femme Moderne.

Enfin, les stratégies narratives déployées par James dans Portrait de Femme sont fluctuantes. Henrietta Stackpole adapte ses ambitions journalistiques au cours du roman ; elle se rend compte qu'elle ne peut pas capturer la « vie intérieure » (« inner life ») dans ses entretiens, et se contente à la place de portraits crédibles de la vie extérieure. James, à son tour, fait la réécriture des intrigues conventionnelles lorsqu'il dépeint Isabel retournant à son mariage malheureux dans le chapitre final du roman, tout en couplant néanmoins ce passage avec une intrigue convenue qui se conclut par le choix d'Henrietta de rester en Angleterre et d'épouser Mr Bantling. Pourtant, les choix d'Henrietta s'opèrent clairement en faveur de l'égalité et de l'amitié dans son futur mariage, plutôt que de l'hostilité confinée à laquelle Isabel se retrouve confrontée. Henrietta ne se laisse pas emprisonner dans son mariage tout comme elle ne se laisse pas enfermer par le portrait qui est fait d'elle dans le texte : James permet à son personnage de femme-journaliste et femme-nouvelle de conserver sa mobilité et son caractère évasif. À la toute dernière ligne de Portrait de Femme, Henrietta Stackpole s'éloigne petit à petit en descendant la rue ; les dernières phrases du roman lui appartiennent, ce qui indique que son écriture de même que ses caractéristiques incarnent la peur de l'avenir telle qu'elle est pressentie par James, mais aussi le dynamisme25. Cette reporter en jupons reflète autant qu'elle perturbe les conventions de l'intrigue. Sa mobilité est en désaccord avec l'idée même de portrait, de même qu'avec la description statique des bureaux aperçus dans les romans de Tinayre et d'Hepworth Dixon auxquels je référais dans mon introduction : quand bien même l'image (é)mouvante d'Henrietta dépeinte par James présente des conflits internes, c'est elle qui, au moins, parvient à trouver les moyens de résoudre les conflits entre le roman d'amour et le reportage.

(The Queen’s College, Oxford)

Notes

1  Marcelle Tinayre, La Rebelle, Calmann-Lévy, 1906, p. 38.

2  Ella Hepworth Dixon, Story of a Modern Woman, Merlin Press, 1990 (1894), p. 247. Traduction de Georges Labouchère, Une femme moderne, La Vie moderne, 1898.

3  Henry James, Portrait of a Lady, Penguin 2011 (édition de Londres, 1882) ; Portrait of a Lady, OUP, 2009 (édition new-yorkaise, 1906).

4  Paul et Victor Margueritte, Femmes nouvelles, Librairie Plon, 1899.

5  Rachel Mesch, Having It All in the Belle Époque, Stanford University Press, 2013.

6  Edward Bok, « Is the Newspaper Office the Place for a Girl ? », Ladies Home Journal, février 1901, p. 18.

7  William D. Howells, « The Writer as Worker », Criticism and Fiction, éd. Clara Marburg Kirk et Rudolph Kirk, New York University Press, 1959, p. 305.

8  Guillaume Pinson, « La femme masculinisée dans la presse mondaine française de la Belle Époque », Clio. Histoire, femmes et sociétés, vol. 30, automne 2009, p. 228.

9  Edwin Shuman, Practical Journalism : A Complete Manual of the Best Newspaper Methods, D. Appleton & Co, 1905 ; « Women in Newspaper Work », p 151. Voyez aussi Jean Marie Lutes, Front Page Girls : Women Journalists in American Culture and Fiction, 1880-1930, Cornell University Press, 2006.

10  Eugène Brieux, « La Femme seule », Théâtre complet d’Eugène Brieux, tome 7, E. Grévin, Imprimerie de Lagny, p. 1-150.

11  James, Portrait of a Lady, Penguin, 2011, p. 86.

12  « Ralph saw at a glance that she was scrupulously, fastidiously neat. From top to toe she carried not an inkstain » ; Ralph « vit d'un seul coup d'oeil qu'elle (était) scrupuleusement, fastidieusement impeccable. Pas la moindre tache d'encre de la tête aux pieds », Portrait of a Lady, Penguin, 2011 (1882) p. 87 ; voyez l’édition new-yorkaise : « She rustled, she shimmered, in fresh, dove-coloured draperies, and Ralph saw at a glance that she was as crisp and new and comprehensive as a first issue before the folding. From top to toe she had probably no misprint » ; « telle un bruissement, un chatoiement de frou-frou, d'étoffes gris-tourterelle dernier cri, et Ralph vit d'un seul coup d'œil qu'elle était aussi pointue et piquante qu'un premier numéro aux nouvelles fraîches avant qu'il ne soit plié. Probablement pas la moindre faute d'impression de la tête aux pieds », Portrait of a Lady, OUP, 2009, (1906), p. 96.

13  Rex Beach, The Iron Trail (Le Piste d’acier), 1913, p. 82.

14  Femmes nouvelles, p. 3.

15  Mary Louise Roberts, Disruptive Acts, Chicago University Press, 2002, p. 45 : « The frondeuse emerged in such fictions not as a monster "hommasse" but, rather, a newer, improved New Woman – strong but feminine, a "person" but not a threat to men – in short, exactly as Durand had imagined her. »

16  Camille Pert, Leur égale, Simonis Empis, 1899 : « Les femmes ne s’abonneront, n’achèteront que pour les photographies d’actualités de la couverture, la gravure de mode de la fin, les potins des Échos, les tuyaux sur les courses, les coulisses, les expositions, les grands magasins ! », p. 280.

17  Brieux, La Femme seule, p. 69.

18  George Moore, A Drama in Muslin, Colin Smythe Ltd., 1981 (1886).

19  « je sais que la génération actuelle souffrira, mais j’espère pour la prochaine une ère meilleure… », Leur égale, p. 282.

20  Story of a Modern Woman, p. 114.

21  La Rebelle, p. 45.

22  Story of a Modern Woman, p. 181

23  The Iron Trail, p. 244.

24  La Rebelle, p. 269 (Tennyson, « Ulysses », « To strive, to seek, to find, and not to yield »).

25  Portrait of a Lady, OUP, 2009 (1906), p. 582: « She walked him away with her, however, as if she had given him the key to patience. »

Pour citer ce document

Kate Rees, « « Entre l’encrier et le pot à colle » : Le reportage et le roman d’amour : un conflit ? », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/entre-lencrier-et-le-pot-colle-le-reportage-et-le-roman-damour-un-conflit